L’Internet souverain russe : outil de pouvoir et de guerre Série « Internet va-t-il exploser ? »

Comment le régime de Poutine construit un Internet souverain, c’est-à-dire un outil aux mains du pouvoir et une arme impérialiste.

Voix off : Le code a changé – Xavier de la Porte.

Xavier de La Porte : La Russie est-elle devenue un goulag numérique ? C’était ma question de départ à la chercheuse Francesca Musiani. En commençant à y répondre, Francesca m’a fait redécouvrir, d’ailleurs plutôt découvrir, l’histoire de l’Internet russe. Une histoire finalement assez peu connue pour un Européen comme moi, parce que cet Internet russe, le Runet comme le disent les Russes eux-mêmes, s’est progressivement fermé, il s’est clos sur lui-même et il nous est devenu de plus en plus invisible. Et tout cela au nom d’une notion que Poutine n’est pas le seul à utiliser, la notion de « souveraineté ». Il y a quand même un moment où ce processus nous est apparu très clairement, c’est la guerre en Ukraine.
Juste après son commencement, Facebook et X, pour ne citer qu’eux, ont été bloqués en Russie, on l’a su.
La guerre en Ukraine, justement. Est-ce que Francesca considère qu’elle marque une rupture dans cette reprise en main du pouvoir russe sur son Internet ?

Francesca Musiani : C’est plus un point d’accélération que de rupture. Ça n’a pas changé la qualité de la répression, mais ça a changé son échelle. D’abord, ça s’est étendu à l’Ukraine, ça a brusquement accéléré tout un ensemble de dynamiques qui étaient en train de se mettre en place. Ils auraient peut-être été prêts à le faire plus doucement s’il n’y avait pas eu à museler les débats autour de ce qu’est la guerre en Ukraine.

Xavier de La Porte : Quand on regarde en détail la liste des mesures, c’est drastique. Par exemple, l’adoption d’une loi sur les fake news qui punit toute diffusion d’informations fausses ou non conformes à la version officielle de Moscou sur la guerre et là, les peines sont graves, jusqu’à 15 ans de prison. Par ailleurs, il y a le blocage des sites dont on a parlé. C’est vrai, comme le dit Francesca, ce n’est que l’accélération d’un processus. Des lois consistant à bloquer des services ou des sites ont été votées depuis le début de la reprise en main de l’Internet russe par Poutine, sauf que, au début, c’était au prétexte de protéger la jeunesse contre la pédopornographie ou la drogue. Depuis, c’est quasiment une loi tous les deux ans qui vient renforcer le contrôle du pouvoir en place sur l’Internet, au nom, cette fois, de la souveraineté numérique.
Mais j’ai une question : est-ce que tout cela s’est fait au coup par coup ou bien est-ce que ça a été théorisé ? Est-ce que le pouvoir russe, et Poutine lui-même, a eu un discours sur l’Internet et la souveraineté numérique, un peu comme il a pu avoir des discours sur d’autres formes de souveraineté : souveraineté énergétique ou militaire ?

Francesca Musiani : Ce sont des choses qui se sont faites de façon assez discrète. Les événements les plus éclatants sont sans doute les lois, ça a été autant de déclarations de la part du pouvoir. Ça a bien marché de par la manière dont est organisé le territoire russe qui est très vaste, etc. : c’est très pyramidal. Il y a un gouvernement central, puis il y a différents niveaux de pouvoir – régional, départemental, municipal – et puis il y a aussi une certaine culture du vigilantisme [1], dans certains cas, qui s’est aussi transposée dans l’espace numérique.

Xavier de La Porte : Et comment ce vigilantisme se traduit-il numériquement ? Les gens se surveillent les uns les autres dans les réseaux ?

Francesca Musiani : Exactement. Les effets, ce qu’on a appelé dans la littérature le chilling effect, ce n’est pas tellement ce qu’on dit, c’est ce qu’on ne dit pas. Sachant qu’il y a ce climat de potentielle dénonciation à un niveau très local, on se retient de dire certaines choses.

Xavier de La Porte : C’est passionnant. Ça signifie que l’instauration d’un contrôle dans les réseaux s’appuie sur des structures sociales préexistantes, en l’occurrence un État qui, par sa taille, s’appuie depuis longtemps sur des échelons intermédiaires et d’abord la surveillance entre pairs, ce que Francesca nomme vigilantisme, on appelait cela sousveillance [2] dans les années 2000. Ça fait évidemment partie de l’histoire russe depuis longtemps ! En Russie, le vigilantisme, c’est tout un truc et ça a été un outil très efficace du contrôle social. C’est assez passionnant que ce soit réinvesti dans le contrôle des réseaux, comme la prolongation de vieux usages. Une fois de plus, ça illustre le fait que la séparation entre usages dans le monde physique et usages dans le monde numérique n’est jamais aussi nette qu’on croit. On retrouve d’ailleurs cela dans le cadre légal. Par exemple, le cadre légal qui régit la surveillance en Russie, c’est une succession de lois qui portent le nom de SORM [3]. On en est aujourd’hui à SORM 3. Le premier SORM, qui date de 1995, obligeait les opérateurs téléphoniques traditionnels à installer des dispositifs d’interception. SORM 2 et SORM 3, qui visent à l’installation de systèmes similaires pour intercepter les données sur Internet, s’inscrivent dans une continuité. Et c’est la même chose pour les institutions, dont une institution en particulier, qui est centrale dans ce goulag numérique et, comme je n’arrive jamais à dire son nom, je demande à Francesca de le dire à ma place.

Francesca Musiani : Roskomnadzor [4]. Le point sur les institutions est intéressant : Roskomnadzor, le gendarme des télécommunications a vu son mandat très amplifié et son autorité décuplée. Il a maintenant à disposition une certaine panoplie d’instruments ce qui consiste, par exemple, à aller chez les opérateurs internet, les fournisseurs d’accès à Internet, suite aux nouvelles lois, notamment celles sur la souveraineté numérique, pour surveiller les réseaux de la façon qui est préconisée par la loi.

Xavier de La Porte : Quels sont ces dispositifs ? Des backdoors ?

Francesca Musiani : On ne sait pas exactement ce qu’il y a dans ces dispositifs, sauf que c’est un mélange de composantes physiques et de composantes logicielles pour stocker des quantités très importantes de données et de métadonnées, au cas où elles puissent servir au pouvoir. D’ailleurs, c’est un débat qui n’est pas que russe, on a eu aussi le plaisir d’en discuter parfois dans nos démocraties occidentales, en particulier quand la loi sur le renseignement a été discutée, ce n’est pas non plus une spécificité complètement russe. Ce qui a sans doute changé pour ces opérateurs, qui avaient relativement peu d’obligations avant la loi sur la souveraineté numérique, c’est qu’ils ont été mandatés par le pouvoir pour être vraiment les acteurs principaux de la mise en œuvre pratique. C’est une loi sur la souveraineté mais c’est très largement une loi de surveillance.

Xavier de La Porte : Là, j’avoue que j’ai eu une sorte d’étonnement. Il y en a tant que ça des fournisseurs d’accès à Internet en Russie ? Eh bien oui : encore 3000 en 2024 selon Francesca. C’est moins qu’avant parce qu’l y en avait environ 5000 en 2020, mais ça reste beaucoup quand même, il faut donc contrôler tout ce monde-là et ce monde-là n’a pas le choix. Mais j’ai du mal à imaginer comment se présentent les dispositifs physiques installés par Roskomnadzor. Et là, Francesca me raconte ce que sa collègue Ksenia Ermoshina, a pu observer de ses propres yeux.

Francesca Musiani : Le dispositif technique est à l’intérieur de cages, l’acteur de Roskomnadzor fait son inspection et puis il referme la cage. Il y a un niveau de confiance assez moyen de la part du pouvoir sur le fait qu’ils ne changent pas une fois que Roskomnadzor est parti.

Xavier de La Porte : Dingue ! Ça pose la question de la résistance à ce durcissement de l’autoritarisme numérique. Francesca et sa collègue Ksenia ont aussi travaillé là-dessus. Je serais curieux de savoir ce qu’elles ont observé.

Francesca Musiani : La plupart des choses qu’on a observées, ce sont des résistances plutôt techniques. Pendant un certain nombre d’années, ces lois ont été progressivement mises en œuvre dans l’Internet russe et la communauté technique, plutôt activiste, etc., était quand même en avance, du point de vue technique, sur ce que le pouvoir était en mesure de faire.

Xavier de La Porte : C’est quoi une résistance technique ?

Francesca Musiani : C’est installer des dispositifs qui permettent d’avoir un flux parallèle de données que la boîte installée chez le FAI ne peut pas détecter. Ça passe parfois par des trucs plus éclatants comme écrire en code morse « Résistance » sur un truc qui est reçu par Roskomnadzor. Le point commun de toutes ces stratégies-là montre qu’il faut quand même une certaine compétence technique de base, ça ne s’applique pas nécessairement à la totalité de la population, même pas à une majorité de la population, il faut donc trouver autre chose.

Xavier de La Porte : Une chose parmi d’autres, sans doute, que Francesca et sa collègue ont pu observer, c’est le recours à des formations sur la sécurité numérique, des formations dispensées auprès des communautés mais aussi à une population un peu plus large, de manière assez informelle, et il paraît que c’est devenu un phénomène important. Sans doute que, depuis quelques années, elles sont un peu plus contrôlées.
Donc, conclusion, est-ce que l’instauration d’un goulag numérique ça marche ?

Francesca Musiani : Ce qui s’est passé dans la dernière décennie, voire depuis 15 ans, c’est que le numérique a été pleinement inséré dans les leviers de pouvoir d’un régime qui existait, qui se durcissait, certes, mais qui a pu se durcir ultérieurement grâce au fait d’incorporer le numérique comme levier de pouvoir.

Xavier de La Porte : OK. Donc là, on boucle avec le début de notre discussion.
Le régime de Poutine décide de reprendre en main Internet au début des années 2010 parce qu’il y voit une menace potentielle sur sa pérennité. Quinze ans plus tard, non seulement Internet n’est plus une menace, mais il est devenu un levier dans le durcissement du pouvoir en place. Ça illustre assez parfaitement cette idée désormais banale que l’Internet, comme toute technologie, n’est pas autre chose que ce qu’on en fait.
Une chose m’intrigue. Poutine n’est pas seulement un dictateur qui surveille sa population et qui cherche à la contrôler au plus près possible, c’est aussi un leader nationaliste qui porte une vision impérialiste du monde.
Depuis le début de nos discussions avec Francesca, on a bien illustré le premier plan, la surveillance, mais je voudrais savoir s’il existe une traduction numérique de l’impérialisme de Poutine.

Francesca Musiani : Je pense qu’il y a au moins deux niveaux.
Un premier niveau, qui dépasse les outils, qui est celui de la gouvernance globale de l’Internet et du numérique, comment on se positionne dans ces arènes-là. Par exemple il y a eu, il y a quelque temps, la proposition du gouvernement chinois d’établir un projet de new IP, de nouveau protocole internet. Un projet qui disait, en gros, « l’Internet d’aujourd’hui n’est pas satisfaisant, il faut en faire un autre ! ». Dans ce débat, l a position de la Russie a été de soutenir cette position-là. Il y a ce niveau qui relève plutôt, si on veut, de la diplomatie, et puis il y a la guerre.
Dans le cas de l’Ukraine, l’une des choses qu’on a vues c’est comment on peut exporter un modèle parfois hyper agressif de destruction, de reconfiguration importante d’autres fois, d’infrastructures physiques et logicielles.
Et puis il y a le niveau dans lequel d’autres sont experts plus que moi, qui relève de la désinformation et de tout ce qui concerne l’influence informationnelle dans des élections, dans d’autres conflits.

Xavier de La Porte : On parle tout le temps de tout cela, c’est très bien documenté : la désinformation, les bots russes qui poussent tel ou tel sujet dans les réseaux soit pour soutenir directement les intérêts russes, soit juste pour foutre la merde ; le piratage institutionnalisé ; les attaques coordonnées sur les réseaux ukrainiens depuis 2022, etc., tout cela est connu. Mais, ce que je trouve très important, c’est de constater que ça forme une stratégie cohérente, que cette tendance impérialiste de l’Internet russe c’est l’autre versant du goulag numérique. Tout cela va ensemble et la Russie donne un nom à cet ensemble, elle appelle ça « la souveraineté ». Et c’est tout à fait formulé, c’est même défendu comme une position diplomatique dans les instances de gouvernance de l’Internet.
À plusieurs moments, Francesca l’a suggéré. D’abord, les Russes ne sont pas les seuls à être jaloux de leur souveraineté numérique, nous aussi, en France et en Europe, nous la revendiquons. Tout dernièrement encore, Clara Chappaz qui, en avril 2025, était ministre déléguée en charge de l’Intelligence artificielle et du Numérique, le clamait haut et fort.

Clara Chappaz, voix off : Monsieur le Président, cher Michel, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs les directeurs d’administration, d’associations des entreprises du numérique, je vois que vous êtes nombreux dans la salle, des instituts de recherche, Mesdames et Messieurs en vos grades et qualités, j’espère n’oublier personne, je suis ravie de vous accueillir, ici à Bercy, pour la toute première soirée de la souveraineté numérique, car bâtir une Europe souveraine, bâtir une Europe autonome, c’est bâtir une Europe du numérique souveraine.

Xavier de La Porte : Si tout le monde revendique sa souveraineté numérique, ça pose au moins deux questions :
d’abord, est-ce qu’il y aurait une bonne et une mauvaise souveraineté numérique ? Est-ce que, quand Poutine parle de souveraineté numérique, c’est la même chose que quand on parle de souveraineté numérique en Europe ?
et puis deuxième question : si tout le monde parle de souveraineté numérique, qu’est-ce qu’il en est de ce rêve que l’Internet soit le même pour tout le monde, qu’il soit également accessible aux internautes du monde entier ? Au fond, les Russes ne nous renvoient-ils pas l’image assez caricaturale d’un processus dont ils sont loin d’être les seuls acteurs : un internet sur lequel les États ont repris la main, un Internet fragmenté, un Internet balkanisé, autrement dit, la fin d’une utopie ? On le verra dans le dernier épisode.

Voix off : Le code a changé.