Internet a-t-il explosé en internets multiples ? Série « Internet va-t-il exploser ? »

La Russie n’est pas la seule à revendiquer sa souveraineté numérique, l’Europe et les États-Unis aussi. Après Snowden, l’Internet commun s’est fragmenté sous nos yeux. La fin d’une utopie ?

Voix off : Le code a changé – Xavier de la Porte

Xavier de la Porte : Parmi les grands moments de l’histoire numérique, un m’est particulièrement cher. Il se déroule en février 1996, au forum économique de Davos. John Perry Barlow, parolier du groupe de rock Grateful Dead et militant pour un internet libre, est invité à prononcer un discours sur les conflits qui opposent le Web naissant aux tenants du vieux monde industriel, financier et politique. Et là, devant un parterre qui rassemble les dirigeants les plus puissants de la planète, Perry Barlow se lance dans une Déclaration d’indépendance du cyberespace [1] qui a fait date. Elle a tellement fait date, qu’en 2014 on lui a demandé de l’enregistrer pour l’histoire.

John Perry Barlow, voix off du traducteur : « Gouvernements du monde industriel, vous, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande, à vous du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous, vous n’avez pas de souveraineté là où nous nous rassemblons. »

Xavier de la Porte : « Vous n’avez pas de souveraineté ». C’est la fin du premier paragraphe de la Déclaration d’indépendance du cyberespace. Et ce mot de souveraineté m’intéresse particulièrement. Si Perry Barlow pouvait lancer au visage des puissants qu’ils ne jouissaient d’aucune souveraineté sur le cyberespace en 1996, je ne suis pas sûr qu’on pourrait dire la même chose aujourd’hui.
Avec Francesca Musiani, qui est chercheuse au CNRS et spécialiste des infrastructures numériques, on a même vu que c’était au nom de la souveraineté que la Russie de Poutine avait transformé son Internet en goulag numérique, qu’il en avait fait non seulement un outil de surveillance de sa population, mais aussi une arme pour ses ambitions impérialistes. Mais Francesca l’a suggéré à plusieurs reprises : la Russie n’est pas la seule à tenter de mettre fin à cette indépendance du cyberespace qui, si elle n’a jamais vraiment existé, était au moins un horizon. On en a rêvé et des institutions ont œuvré à fabriquer cet Internet global, décentralisé et interopérable. Partons de là. Qu’est-ce qu’on entend aujourd’hui par souveraineté numérique ?

Francesca Musiani : Certains pays appellent souveraineté numérique le fait de s’isoler ou de pouvoir s’isoler, si besoin, du reste de l’Internet global, donc placent des barrières techniques, économiques et juridiques pour éventuellement pouvoir faire ça. Et là, effectivement, c’est le cas de la Russie avec les spécificités dont on a parlé, la Chine a d’autres spécificités dont on a parlé aussi, il y a le cas de l’Iran qui est intéressant à voir, un pays où il y a très peu d’opérateurs, mais, par ailleurs, il n’y a pas que les champions nationaux au niveau des services, donc on marie une infrastructure hypercentralisée à un kill switch, une coupure d’Internet, éventuellement, relativement facile à faire, avec la présence quand même de services américains, chinois. Ça c’est pour les modèles explicitement autoritaires, et puis un certain nombre de dynamiques existent en Europe qui relèvent de la souveraineté numérique, donc qui relèvent quand même d’une certaine volonté d’autonomisation et de réduction de nos dépendances technologiques et informationnelles, qui ne relèvent pas de l’atteinte à la démocratie mais qui relèvent quand même d’une certaine fragmentation, au moins possible.

Xavier de la Porte : J’avoue que je m’attendais pas tellement à ça. Francesca me dit que si on se place du point de vue des politiques publiques qui accentuent la fragmentation d’internet, l’Europe n’est pas en reste. Ce n’est pas complètement faux. Ça revient à dire que tous les règlements qui sont passés ces dernières années, DSA [2], DMA [3], RGPD [Règlement général sur la protection des données à caractère personnel], etc., isolent aussi l’Europe. Pour de bonnes raisons sans doute ! La protection des données à caractère personnel, la régulation des marchés numériques ou alors la lutte contre les monopoles, en fait nous aussi sommes assez actifs pour faire éclater ce rêve de l’Internet unique et global. J’ai quand même besoin qu’elle me donne des exemples plus précis : en ce moment, en quoi Francesca dirait-elle que l’Europe fait de la souveraineté numérique ?

Francesca Musiani : On fait de la souveraineté numérique quand on décide qu’on va réguler l’IA par un biais qui consiste à établir un système de risque plus ou moins important. On est en train de penser à certains acteurs en particulier, notamment ceux qui ne sont pas Européens et qui sont trop gros pour que les acteurs européens puissent bien se développer et ainsi de suite.

Xavier de la Porte : Là, je pense que Francesca fait référence à l’AI Act [4]. L’AI Act est un règlement européen sur l’intelligence artificielle, comme son nom l’indique, adopté en juin 2024, un règlement qui prévoit des obligations pour les fournisseurs de systèmes IA et qui interdit aussi certains systèmes qui seraient considérés comme attentatoires aux droits fondamentaux. Pourquoi l’AI Act relève-t-il de la souveraineté ? Parce que c’est un moyen, pour l’Europe, de fixer ses propres règles juridiques et éthiques et de dire qu’on ne veut pas forcément se plier aux règles américaines ou chinoises en matière d’IA, parce que c’est un moyen de défendre un modèle et même d’espérer l’exporter. Donc oui, l’Europe fait acte de souveraineté numérique, je veux bien. Mais, ce que dit Francesca me titille quand même un peu, alors, je monte sur mes grands chevaux.
Tu ne peux pas comparer la Russie qui fait ça pour surveiller sa population à l’Europe qui fait ça pour protéger sa population.

Francesca Musiani : Je ne le fais pas, mais je pense que c’est intéressant de se poser la question : pourquoi appelle-t-on cela « souveraineté numérique », tout comme la Russie appelle souveraineté numérique ce qu’elle est en train de faire ? Bien sûr, on ne parle ni des mêmes niveaux, ni des mêmes leviers, ni des mêmes objectifs et de leur légitimité potentielle, je ne disais rien de tout cela. Par contre, il est intéressant de remarquer que toutes ces mesures, qui sont prises à différents endroits du monde, ne font rien de bien pour l’Internet global, décentralisé et complètement interopérable que tu évoquais tout à l’heure, y compris les régulations européennes avec toute la panoplie de régulations, d’ailleurs très intéressantes à examiner, que l’Europe met en place actuellement. On est en train de faire des choix : comment veut-on cibler certaines entreprises ? Comment favoriser le développement de certaines technologies, de certains matériaux, de certains services en Europe plutôt qu’ailleurs, c’est de la souveraineté numérique !

Xavier de la Porte : Comment lui donner tort ! D’ailleurs, c’est très net dans le discours sur l’Europe, juste un exemple : le discours prononcé par Emmanuel Macron, en avril 2024, à la Sorbonne.

Emmanuel Macron, voix off : Notre Europe a décidé, elle a avancé, et ce concept, qui pouvait sembler il y a sept ans très français, de souveraineté, s’est progressivement imposé en Europe. Nul ne saurait ignorer que nos vies, aujourd’hui, se passent dans un autre espace, celle de nos enfants et de nos adolescents encore plus, cet espace numérique. Et celui-ci, nous Européens, nous n’en avons pas le contrôle. Dans cet espace-là, d’abord nous ne produisons pas assez de contenus, ça fait partie de l’ambition que j’évoque là et que je défends, mais nous n’en déterminons même plus les règles et c’est un changement profond, anthropologique, civilisationnel. Quand aujourd’hui des enfants passent des heures devant des écrans, quand des adolescents s’ouvrent à la culture, à la vie intime, à la vie affective par ces écrans et les contenus auxquels ils peuvent être exposés, quand le débat démocratique se structure dans cet espace-là, cet espace numérique que nous habitons et qui est, au fond, l’espace que nous habitons le plus dans notre temps de vie aujourd’hui, est-ce que nous sommes sérieux, nous Européens, de le déléguer à d’autres ? Non.

Xavier de la Porte : Quand j’entends cela, ça prolonge mon envie de pas comparer les torchons et les serviettes. Donc, je dis à Francesca « OK, l’Europe est soucieuse de souveraineté numérique, mais elle n’a quand même pas recours aux mêmes outils que les Russes ! » Et là, elle persévère.

Francesca Musiani : Les outils se rapprochent plus qu’on ne pourrait le penser.

Xavier de la Porte : À quels outils penses-tu quand tu dis ça ?

Francesca Musiani : Ce qui s’est passé avec le Data Governance Act [5], par exemple, le fait qu’on ait identifié les quelques opérateurs qui sont suffisamment gros pour être ciblés par la régulation européenne, ce faisant, on a ciblé les acteurs étasuniens parce qu’on estime que c’est bien qu’il soit possible de redimensionner leur rôle en leur imposant une série de contraintes.

Xavier de la Porte : Le Data Governance Act, auquel Francesca fait référence, c’est un autre règlement européen, adopté en 2022, et c’est dans la même veine que l’AI Act ou, plus anciennement, du RGPD, le Règlement général sur la protection des données à caractère personnel. L’objet du DGA, c’est de favoriser le partage et la réutilisation des données dans l’Union européenne tout en garantissant la protection des droits et de la vie privée. En gros, il s’agit de mieux exploiter les données, de les partager plus facilement, et d’en faire quelque chose économiquement. Mais en fait, le but est assez évident : en encadrant la circulation des données à l’intérieur de l’Union européenne, le DGA contribue à réduire la dépendance vis-à-vis des plateformes non européennes, donc souvent américaines, et à préserver le contrôle européen sur les flux de données. En gros, on en a marre que ce soit les Américains qui s’enrichissent avec nos données et qui les contrôlent. Voilà, c’est de la souveraineté et ça passe par la loi, exactement comme ça passe par la loi en Russie, même si, évidemment, l’élaboration du cadre légal n’a pas grand-chose à voir entre la Russie et l’Union européenne. Malgré tout, est-ce que cela veut dire que l’idéal d’un Internet libre, indépendant, comme celui dont parlait Perry Barlow en 1996, est mort ?

Francesca Musiani : Non, ce n’est pas mort, je veux rester relativement optimiste. Par contre, tout ce qui d’autre est en train de se passer, notamment en termes de dynamique de fragmentation, ne reviendra pas en arrière, c’est fait pour rester. Il faut que les dispositifs multi-parties prenantes, qui avaient eu leur grand moment de succès au début des années 2000, notamment dans les institutions de gouvernance d’Internet, faites pour gérer comme il faut un truc très global et très interopérable, prennent en compte cela. Elles ne peuvent pas continuer à marcher de la même façon qu’elles le faisaient il y a 20 ans.

Xavier de la Porte : En écoutant Francesca, je ne sais pas pourquoi, mais je pense à l’ONU et à la crise que traverse l’organisation actuellement, comme si ce modèle de gestion multilatérale, auquel on a tant cru après la Seconde Guerre mondiale, était désormais désuet. Je me souviens que, dans les années 2010, j’avais fait des émissions sur la diplomatie numérique et, à l’époque, on disait « Internet est en train de mettre fin à la diplomatie telle qu’elle a été pratiquée depuis le traité de Westphalie qui, en 1648, a marqué la fin de la guerre de Trente Ans. » Parce que oui, c’est en 1648, avec le traité de Westphalie, qu’a été inaugurée la diplomatie moderne où les notions de souveraineté et d’égalité des États s’est imposée. C’est à ce moment-là qu’on a reconnu des principes comme la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un autre État et aussi qu’on a créé le système des ambassades.
Dans les années 2010, certains défendaient l’idée qu’Internet obligeait à repenser ce modèle westphalien parce que les États perdaient en puissance face aux multinationales numériques. Parce que ces dernières imposaient de nouvelles frontières qui n’étaient pas exactement les mêmes que celles des États-nations. Donc ces gens établissaient, à l’époque, des rapports très forts entre la vie numérique et la diplomatie traditionnelle. On sait qu’en ce moment, dans la diplomatie, le multilatéralisme est en crise, on accorde beaucoup moins de crédit à une institution comme l’ONU, par exemple, qui semble très impuissante face aux États. Je me pose donc la question suivante : est-ce qu’il y a un rapport entre cette crise du multilatéralisme et ce qui se passe avec Internet ? Est-ce que Francesca voit un lien entre les deux ?

Francesca Musiani : C’est lié, sans doute. Il y a peut-être quelque chose à dire là sur le rôle des États et sur la façon dont il a évolué au fil des 30 dernières années par rapport à Internet.
Il y a eu le moment où ils étaient déclarés défunts, puis il y a eu le moment de la création des institutions spécifiques pour la gouvernance globale d’Internet, pour discuter, une fois par an, des questions chaudes, tous azimuts, en présence d’un vrai modèle parties prenantes. Et puis il y a eu Snowden. À mon avis, les révélations de Snowden [6] ont été vraiment très charnières sur la façon dont le rôle des États a évolué par rapport à l’Internet. D’un côté, ça a changé la manière dont on voyait les États-Unis, garants des libertés civiques en tout genre, y compris sur le numérique, mais plutôt comme des gens assez sournois qui s’engageaient dans toutes sortes de liaisons dangereuses avec les grands opérateurs privés pour espionner un maximum, y compris leurs alliés. Ça a quand même été un gros changement de perception d’un État important pour l’histoire d’Internet et de sa gouvernance. D’un autre côté, ça a aussi positionné beaucoup d’autres États de façon différente : le Brésil a créé la dynamique NetMundial Initiative [7], la Chine a réaffirmé qu’elle avait bien raison de préserver son Internet national. On n’a pas vu cela tout de suite, mais, une bonne dizaine d’années après, je pense qu’on peut dire que ça a déclenché une partie des pulsions qui ont donné lieu aux stratégies de souveraineté numérique telles qu’on les voit aujourd’hui. Ça a été un signe : on peut pas faire confiance, même à ses alliés.

Xavier de la Porte : Alors ça, c’est passionnant ! Je n’aurais jamais pensé que l’affaire Snowden puisse être un jalon dans cette histoire de la souveraineté numérique. Mais en fait, quand Francesca le dit c’est évident. Quand ce jeune ingénieur de la CIA fait fuiter des documents qui montrent que le gouvernement américain a installé plein d’outils qui lui servent à surveiller sa population, mais aussi celle de ses alliés, c’est un choc dingue et en effet, on voit bien que ça autorise tous les autres États à construire l’Internet qu’ils veulent. D’ailleurs, c’est un argument souvent avancé par les Russes : « Vous trouvez que notre Internet est autoritaire, pensez un peu à celui des Américains ! ». C’était sans doute un des mobiles principaux au fait d’accueillir Edward Snowden en Russie, alors que les Américains cherchaient à le traduire en justice. L’affaire Snowden, c’est donc une des raisons pour lesquelles les États sont très fortement revenus dans le jeu. Et c’est aussi comme cela qu’on peut interpréter le revirement des grands acteurs du numérique mondial vis-à-vis de Trump. Par exemple, ce n’est pas que Zuckerberg s’est converti au trumpisme après avoir, quelques années auparavant, supprimé le compte de Trump. C’est juste que quand il a compris que Trump allait lui faire la guerre, mais qu’il pourrait aussi être un allié dans la lutte contre tous les règlements européens, etc., que Zuckerberg a compris qu’il valait mieux faire allégeance.
On se dit que le rêve d’institutions multipartites, gérant l’Internet global dans l’intérêt de la communauté mondiale, œuvrant pour que toute la planète y accède sans discrimination, relève d’un autre monde, un vieux monde, comme cette vieille notion de neutralité du Net.
Je voudrais que Francesca m’explique ce qu’on perd quand disparaît cette idée d’un Internet mondial, accessible depuis partout, avec les mêmes contenus.

Francesca Musiani : Ça rend plus difficile de continuer avec l’idée que l’interopérabilité c’est mieux. Un vrai Internet global aussi distribué que possible, etc., c’était quand même une idée assez forte. Il y a quelques langages communs que tous les réseaux qui composent Internet doivent parler pour que ça marche, qui se perd pas mal avec ces stratégies de souverainisme et d’autonomisation, qu’elles soient guidées par des États ou par des grands acteurs privés, ça se perd beaucoup et c’est une vraie perte de valeur. C’était une des choses qui permettait à de nouveaux acteurs d’arriver sur scène sans trop de soucis et c’est rendu hyper plus difficile si des barrières de toutes sortes, techniques, économiques, juridiques sont mises.

Xavier de la Porte : C’est marrant. Tu me fais une réponse de chercheuse qui travaille sur les infrastructures. Je me demandais ce qu’on perd comme idée de l’humanité...

Francesca Musiani : Ça aussi. C’est vrai que je fais une réponse par les infrastructures, mais je peux arriver au droit assez vite. C’est-à-dire que l’interopérabilité dans les couches basses, c’est aussi, en général, un accès plus facile aux couches supérieures pour les utilisateurs lambda, donc un accès plus facile au choix de tel outil plutôt que tel autre selon les besoins qu’on identifie, donc, en fin de compte, des choses comme la liberté d’expression, le droit à ne pas se laisser faire par ses gouvernants.

Xavier de la Porte : En répondant d’abord par l’interopérabilité et les infrastructures, travers dont je me suis gentiment moqué, Francesca affirme quelque chose d’essentiel : dans l’Internet, mais peut-être dans la technologie en général, l’infrastructure elle-même est politique. Un Internet où l’interopérabilité est un principe technique fondamental est de fait un Internet plus égalitaire, c’est aussi bête que ça. On l’a vu. Ce rêve n’est pas simplement menacé par les Russes, les Chinois, les Nord-Coréens, les Iraniens, etc., il l’est aussi par l’Europe, même si c’est parfois pour de très bonnes raisons, mais, il y a aussi des mauvaises raisons : la tentation d’utiliser les technos pour surveiller est forte, elle est forte même dans nos démocraties. Donc, au fond, tout cela nous amène à regarder cet Internet russe pas comme un truc fou et exotique mais comme un miroir tendu à l’espace numérique que nous sommes en train de créer, même dans nos démocraties. Est-ce que c’est ça le message que Francesca veut faire passer ?

Francesca Musiani : Complètement. Trump l’a fait aux États-Unis, par exemple. Franchement, je ne suis pas sûre qu’on parle de choses si étrangères à ce qu’on voit aux États-Unis actuellement.

Xavier de la Porte : À quoi penses-tu, par exemple ?

Francesca Musiani : Sûrement à tout ce qui a été mis en place pour simplifier ; simplifier grâce au numérique, c’est un aspect.
Ce qui a pu se passer pour essayer de brider certaines manifestations ou essayer de comprendre la façon dont les gens s’organisaient pour s’opposer à certaines choses qui se passaient en Californie, à New York ou dans d’autres dangereux fiefs démocrates, comme Trump l’a dit.
Je pense aussi plus généralement à une série de caractéristiques de ce qu’est un régime autoritaire, que le cas russe peut révéler, qui ne sont vraiment pas très loin de…

Xavier de la Porte : Peut-être qu’il vaut mieux en rester à cette suspension. Au fond, elle dit bien que les choses sont réversibles. De la même manière que la démocratie n’est pas un état politique irréversible, l’Internet en lui-même n’est pas une technologie qui sert la démocratie, la liberté d’expression, etc., et on commence à le comprendre. Et ce qui se passe aux États-Unis aujourd’hui devrait nous alerter.
On pourrait terminer ici, en flippant bien, mais je n’ai pas très envie d’en finir là. Je demande donc à Francesca si elle voit encore des motifs d’espoir, des lieux où cette utopie continue de vivre, voire des nouveaux lieux qui la réactivent.

Francesca Musiani : Deux choses, parce que je trouve que ce sont deux des grands succès d’Internet qui continuent.
Le premier c’est Wikipédia.

Xavier de la Porte : Tu continuerais à dire que c’est aussi important que ça ?

Francesca Musiani : Oui, je continue à dire que c’est important. Ce n’est pas un système parfait, nul système n’est parfait, mais je trouve quand même que quelque chose de si global et si collaboratif, comme Wikipédia, qui réussit à perdurer malgré tout ce qui est en train de se passer autour, c’est quand même quelque chose d’assez remarquable.

Xavier de la Porte : Je comprends bien que Francesca dise ça. C’est vrai que Wikipédia c’est merveilleux, quoi qu’on puisse en dire, c’est merveilleux ! Mais Wikipédia n’est pas tout jeune non plus et on pourrait considérer qu’il ne serait plus possible, aujourd’hui, de créer Wikipédia. Ce serait comme une sorte de dinosaure qui a survécu miraculeusement, une sorte de tortue. Ne voit-elle pas, quand même, quelque chose de plus contemporain ?

Francesca Musiani : Je pense que les architectures de réseaux fédérés, type Mastodon [8], sont un modèle qui a des chances d’avoir plus de succès que, peut-être, le peer to peer n’a pu avoir, parce qu’il y a vraiment une idée intéressante de responsabilité hybride dans ces architectures. Il n’y a ni la centralisation intégrale de « je donne tout clé en main, toute autorisation à la grande boîte de faire ce qu’elle veut avec mes données », mais ce n’est pas non plus l’hyper-responsabilisation que le tout décentralisé implique. L’idée que, dans la fédération, tu peux choisir une instance ou un responsable de traitement, une entité à laquelle tu peux déléguer certaines responsabilités, pas toutes les responsabilités, tout en gardant un certain niveau de contrôle selon ton niveau de confort ou de compétence, je pense que c’est intéressant. C’est une des choses que je veux sauver dans tout ça.

Xavier de la Porte : C’est compliqué, ce sont des architectures complexes.

Francesca Musiani : J’ai été hyper optimiste pendant 15 secondes, il y a d’autres points de vigilance, la fédération amène d’autres genres de problèmes, introduit d’autres points de contrôle : les administrateurs système ne sont pas Dieu non plus, ne sont pas parfaits, il faut bien savoir quoi choisir.
Une espèce de vague semble maintenant s’imposer de mise à l’institution de ces outils fédérés, l’Europe est intéressée, la France est intéressée : la messagerie sécurisée de l’État, Tchap [9], se base sur Matrix, un protocole fédéré, c’est super intéressant à regarder. Mais le fait d’institutionnaliser ce genre de choses, historiquement anarchistes, activistes, etc., amène aussi son lot de problèmes, c’est notamment plutôt plus compliqué de s’identifier sur ces systèmes et surtout qu’un tiers puisse t’identifier. Dans des contextes institutionnels, par exemple, cela est un problème.

Xavier de la Porte : Qu’est-ce qui est beau dans les réseaux fédérés ? Plein de choses : le fait que ce soit décentralisé, le fait que les serveurs indépendants, qui composent le réseau, communiquent par des protocoles ouverts, le fait aussi qu’en choisissant son instance on manifeste à la fois une identité locale – ça peut être une langue, ça peut être des valeurs –, mais on partage aussi un commun qui est précisément ce réseau. Ce qui est beau, c’est aussi d’autres choses, que la gouvernance soit communautaire. Certains défendent même l’idée que ces réseaux fédérés sont un modèle post-impérial, un modèle qui imagine Internet non plus comme un empire, mais comme un archipel de communautés souveraines, et des communautés qui ne sont pas des États, mais d’autres formes de communautés.
Je comprends ce que dit Francesca à la fin : le fait que des gouvernements s’intéressent à ce modèle peut évidemment l’affadir. Enfin quand même, un modèle post-impérial, ce n’est pas mal !
Comme on a commencé par parler d’un modèle d’Internet impérialiste, celui de la Russie, est-ce qu’il n’y a pas aujourd’hui un équivalent numérique de ce qu’a été le mur de Berlin, une sorte de barrière numérique qui sépare deux mondes, correspondant à deux modèles sociaux, politiques ou économiques ?

Francesca Musiani : Rien ne me vient à l’esprit qui séparerait un truc d’un autre. Le bipolaire n’existe pas, même maintenant il n’existe pas. Par contre le multipolaire, les murs de Berlin d’aujourd’hui sont techniques :
c’est quand on met des barrières au flux de données, qu’on empêche des flux de passer par certains territoires plutôt que d’autres ;
c’est économique, ce sont les fameux silos des grandes boîtes des réseaux sociaux ;
c’est rendre plus compliqué aux utilisateurs de partir d’un service pour aller vers un autre service ;
ce sont des barrières juridiques, parce qu’une fois qu’on inscrit dans la loi une stratégie de souveraineté numérique qui comporte du contrôle, de l’autorité et de l’isolement, c’est le point de départ pour mettre en œuvre tout ça et ça fait des barrières et des murs de Berlin.

Xavier de la Porte : Non plus un, mais des murs de Berlin, et qui n’enserrent plus seulement des États, mais aussi des territoires privés que sont des entreprises, des réseaux sociaux, des applications, etc. Elle est peut-être là, la nouveauté de cette fragmentation. Ce n’est plus seulement une fragmentation du monde selon de grandes idéologies, c’est une multiplication de fragmentations qui se superposent les unes aux autres. Il y a celle des internets nationaux, mais il y en a plein d’autres : il y a un monde sur X, un monde sur Instagram, un autre sur Snap, etc., et même des mondes à l’intérieur de chacun de ces lieux. Alors je m’interroge : est-ce que ce monde est plus fragmenté qu’avant ou est-ce que c’est simplement qu’on le voit ? Parce que du fait des données et des traces qu’on laisse, Internet nous rend visible une fragmentation qui, peut-être, a toujours existé. Je ne sais pas, il faudrait y réfléchir.

Voix off : Le code a changé – Xavier de la Porte

Xavier de la Porte : Merci à Francesca Musiani. Je signale qu’une version réactualisée de son livre collectif vient de paraître en anglais aux prestigieuses Presses du MIT et qu’elle est accessible en open access.
À la prise de son Thomas Allard et Guillaume Leduc, au mixage Basile Beaucaire, réalisation Séverine Cassar.
C’était Le code a changé, un podcast original de France Inter.