Tous fichés, tous surveillés : portons plainte contre Darmanin !

Voix off : Avec une caméra pour 2380 habitants, Bordeaux est bien loin derrière des communes comme Nice, ultra équipée avec une caméra pour 300 habitants.
Caméras pour détecter les émotions dans les transports, systèmes d’alerte, applications de vigilance citoyenne, 13 entreprises ont testé leur tout nouveau dispositif de surveillance.
Depuis qu’il existe, ce système de surveillance par caméra suscite la polémique, polémique sur son coût, polémique sur son efficacité, mais surtout polémique sur son champ d’action qui semble infini et peut donc menacer, du coup, certaines libertés individuelles.
Couleur des yeux, empreintes digitales, images numériques du visage, ce fichier serait la première étape d’une surveillance de masse.

Arthur Messaud : Je suis Arthur Messaud, juriste à La Quadrature du Net [1]. La Quadrature du Net est une association qui, depuis 12 ans, lutte pour défendre les libertés fondamentales comme la liberté d’expression ou la vie privée face aux nouvelles technologies.
Depuis quelques années, partout en France, on voit se développer des nouvelles technologies, dans la rue, dans les villes, que ce soit la nouvelle vidéosurveillance algorithmique [2] ou la reconnaissance faciale qui va avoir pour effet d’abolir l’anonymat dans la rue et d’imposer un régime de surveillance totale de l’espace public. Cette menace-là est assez latente, on en parle assez peu, on a peu d’occasions d’en parler dans la presse ou dans le débat public, car elle se joue au niveau municipal ou européen.
Nous avons décidé de rompre ce silence via une plainte collective que nous allons déposer devant la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés]. La CNIL est l’autorité chargée de protéger les données personnelles en France et cette plainte-là sera dirigée contre le ministère de l’Intérieur, contre monsieur Darmanin [Ministre de l’Intérieur, NdT], qui irrigue ce qu’on appelle de la technopolice, c’est-à-dire la ville qui devient policière via les nouvelles technologies. On l’a dit, cette technopolice c’est la vidéosurveillance, c’est la reconnaissance faciale, mais pas que, en fait. C’est aussi, de façon sous-jacente, tout le système qui permet cette surveillance totale, donc c’est aussi le fichage de masse de la population et ce sont aussi d’autres logiciels dont on parle peu, des logiciels d’intelligence artificielle qui ne sont pas forcément de la reconnaissance faciale mais qui sont des logiciels de détection de comportements jugés indésirables.
Concrètement, il faut bien voir que des technologies aussi monstrueuses que la reconnaissance faciale ne sont pas du tout de l’ordre de la science-fiction. En France c’est quelque chose qui est pratiqué par la police de façon assez officielle depuis 2012. Depuis dix ans la technologie est perfectionnée à la fois par la police nationale et la gendarmerie et aujourd’hui elle est utilisée de façon massive. Les chiffres officiels nous disent que 1680 fois par jour on a un acte de reconnaissance faciale qui est utilisé soit dans le cadre d’une enquête judiciaire pour, par exemple, comparer une photo prise dans la rue d’une personne en train de commettre une infraction à un fichier de police, soit lors de contrôles d’identité.
Le gouvernement, dans le silence, continue de pousser ces développements technologiques en espérant, à force, que la population finira par s’y habituer.
Ce qu’on cherche à obtenir concrètement avec cette plainte, d’un point de vue juridique, c’est que la CNIL reconnaisse comme illégales les pratiques de reconnaissance faciale pratiquées aujourd’hui par la police, la gendarmerie et les services de renseignement.
Mais ça ne suffit pas de juste obtenir l’arrêt de la reconnaissance faciale.
Nous pensons que, si nous voulons éviter, sur le long terme, que ces technologies reviennent tous les ans ou tous les deux ans proposées au Parlement, il faut s’attaquer au socle de la reconnaissance faciale, il faut s’attaquer au socle cette surveillance totale.
On trouve deux socles.
Le premier c’est la vidéosurveillance. On l’a vu, depuis 15 ans on arrive à plus d’un million de caméras qui équipent tout l’espace public et qui, aujourd’hui, ne servent à rien. Si elles ne servent à rien il vaut mieux les enlever parce que tant qu’il y aura des caméras dans la rue il y aura toujours la menace que des députés ou des gouvernements viennent les équiper de logiciels d’intelligence artificielle pour nous surveiller.
On demande aussi, en plus de l’arrêt de la reconnaissance faciale, la désinstallation de toutes les caméras qui, depuis 15 ans, ont été installées et qui ne servent à rien. Potentiellement ça veut probablement dire la désinstallation de la plupart des caméras qu’on a dans la rue. On réalise bien que c’est une demande qui est un peu ambitieuse, mais il faut comprendre que si on veut lutter justement de façon ambitieuse contre la reconnaissance faciale il faut s’attaquer à la source de son problème qui est la captation massive des images dans la rue.
Le deuxième socle de la technopolice, le deuxième socle de la surveillance totale auquel il faut s’attaquer, c’est le fichage massif de la population. Aujourd’hui on a deux fichiers de police dans lesquels des millions de personnes sont fichées.
Le premier c’est le fichier de traitement d’antécédents judiciaires, le Taj, dans lequel on aurait huit millions de visages qui sont déjà stockés. Ce sont des visages de personnes connues de la police pour des délits, des crimes ou même certaines contraventions assez légères comme la dégradation. On va demander encore une fois à la CNIL soit de supprimer tous ces visages, en tout cas de poser de nouveaux critères pour diminuer drastiquement le nombre de personnes ainsi surveillées.
Le second fichier de police qui nous inquiète énormément, c’est le fichier des titres électroniques sécurisés, le TES, qui, depuis 2016, garde une copie de la photo de toutes les personnes qui font une demande de carte d’identité ou de passeport. Aujourd’hui ce fichier-là contient probablement le visage de toute la population, ou presque, en tout cas de toutes les personnes qui ont des papiers. Il n’est pas directement utilisé à des fins de reconnaissance faciale mais, régulièrement, on voit des députés ou des ministres imaginer pouvoir un jour le coupler avec le Taj ou, en tout cas, mettre un dispositif de reconnaissance faciale.
Si, sur le long terme, on veut éviter d’avoir une surveillance totale qui se déploie entièrement, il faut couper à la racine ce système-là, donc il faut demander la suppression du fichier TES, en tout cas la suppression des visages dans tous ces fichiers de police pour que, enfin, nos visages ne soient plus un outil de répression mais soient simplement l’expression de notre personnalité.

Ce qu’il y a d’assez de pernicieux dans la façon dont le gouvernement ou l’industrie de sécurité essaient de nous vendre la reconnaissance faciale, ou même les logiciels de détection de comportements, c’est qu’on nous dit que la vidéosurveillance, qui est déployée depuis plus de 10 ans, depuis 15 ans partout en France, n’est pas très efficace et c’est vrai qu’elle n’est pas efficace. Aujourd’hui, on aurait un million de caméras qui surveilleraient l’espace public, que ce soit dans la rue ou dans les centres commerciaux, et on n’a jamais testé l’efficacité ces caméras-là ; jusqu’à peu, jusqu’à il y a deux/trois ans, on n’avait aucune étude d’efficacité. Les premières études qui sont sorties, que ce soient des études indépendantes, d’universitaires ou des études commandées par la gendarmerie montrent que les caméras ne diminuent pas le nombre d’infractions commises, au mieux elles peuvent déplacer les lieux de commission d’infractions vers des endroits où y a pas de caméras et, de façon générale même une fois que l’infraction est commise, la police utilise très peu les images de vidéosurveillance car, en fait, elles sont très peu efficaces : seulement 1,1 % des enquêtes résolues ont bénéficié d’images de vidéosurveillance.
On voit donc maintenant que la police, la gendarmerie, savent que cet appareil monstrueux en termes de nombre de caméras installées, qui a équipé la France depuis 15 ans, ne sert à rien. Leur argument est de dire « on a tellement investi dans toutes ces caméras que maintenant il faut les rentabiliser via des nouvelles technologies encore plus totales ».

Il est vraiment indispensable qu’on se saisisse de ce sujet tout de suite, en attaquant le gouvernement, plutôt que de rester passifs parce que si on reste passifs c’est exactement la stratégie espérée par nos adversaires, par l’industrie de la sécurité et le gouvernement : nous imposer petit à petit des technologies, d’en mettre de plus en plus notre quotidien. On l’a vu avec le passe sanitaire, c’était cela, c’est nous mettre des petits gadgets technologiques qui, un par un, ne sont pas très impressionnants, mais qui à force, au total, au fur et à mesure des années, vont nous faire changer de société sans qu’on s’en soit rendu compte. C’est la technique du fait accompli : on fait quelque chose sans demander l’autorisation à la population. Une fois que la population s’y est habituée, en tout cas, une fois qu’elle a perdu un petit peu le fil pour contester, eh bien le gouvernement dit « désormais c’est officiel, on va rendre ça légal » alors qu’on n’en a jamais vraiment débattu.
Ce contexte du fait accompli on le voit à l’œuvre de façon très claire avant avec la perspective des JO 2024. Pour les JO qui seront organisés à Paris, l’industrie de la sécurité, le gouvernement et le ministère de l’Intérieur sont tous très clairs, très explicites sur le fait que ces JO doivent être le point culminant du développement technologique qui est à l’œuvre depuis cinq/six ans, partout en France, d’équipements de nouvelles technologies des villes à des fins de sécurité. Ce sont évidemment les drones qu’on a vu être autorisés ces dernières années dans la loi sécurité globale [3] notamment, c’est aussi la vidéosurveillance algorithmique, la détection de comportements et la reconnaissance faciale.
Pour cette industrie-là, le but des JO c’est de servir à la fois de vitrine au niveau mondial pour montrer au monde entier que la France aussi peut rivaliser d’un point de vue technologique et économique avec la Russie, la Chine, Israël, les États-Unis et c’est aussi une façon d’utiliser toute la population, tous les touristes qui seront là comme cobayes pour perfectionner des technologies qui, aujourd’hui, doivent toujours être perfectionnées.

Pour comprendre contre qui on se bat il faut bien comprendre pourquoi le gouvernement veut à ce point-là imposer une surveillance totale de nos rues.
Il y a évidemment un objectif autoritaire qui est de garantir que les manifestations ne débordent pas, mais aussi de garantir que les villes restent propres ; on l’a vu avec les technologies de détection de comportements qui ont pour but, en fait, de marginaliser ou d’exclure des centres-villes les personnes les plus pauvres ou les plus précaires. Là on a clairement un projet de société autoritaire qui est assez classique, assez redoutable, qu’il est facile de dénoncer et contre lequel il est facile de se battre.
Il y a un autre projet sous-jacent qui est un projet économique. Il faut comprendre qu’en France on a parmi les industries les plus à la pointe, en tout cas les plus proactives en matière de reconnaissance faciale ou de surveillance biométrique. On a des grandes boîtes comme Thales, des boîtes d’armement assez connues, mais on a aussi tout un tout un panel de startups qui visent à prendre des parts de marché au niveau mondial. Il faut bien comprendre que la concurrence est mondiale et aujourd’hui la France, en tout cas les industries françaises, se sentent assez frustrées ou, en tout cas, se plaignent de ne pas jouer à jeu égal avec les industries chinoises, avec les industries des États-Unis, israéliennes, qui bénéficieraient d’un droit beaucoup plus laxiste alors qu’en France le droit serait trop strict. Peut-être que le droit est strict en France, nous pensons qu’il doit le rester et l’être encore plus, parce que nous ne voulons pas jouer à la guerre de l’armement. N’entrons pas dans une concurrence mortifère avec d’autres pays autoritaires qui n’ont pour but que d’imposer plus d’autorité et de faire la guerre. Refusons ce jeu et, au contraire, soyons un modèle refuge dans lequel les libertés sont conservées.

Pour rejoindre notre plainte c’est vraiment super simple. Vous avez juste à nous donner votre nom et une adresse e-mail valide. Il n’y a pas d’engagement financier, il n’y a pas de risque économique, donc venez sur notre site internet plainte.technopolice.fr [4], ça ne prend même pas dix minutes à vous inscrire pour rejoindre notre plainte collective.
Je pense que nous irons déposer notre plainte en septembre à la CNIL avec la liste des milliers de signataires. Si vous voulez que votre nom soit dessus venez et, s’il vous plaît, demandez aussi à votre entourage. Signer c’est très simple, c’est très classique, il faut vraiment que nous soyons le plus possible si nous voulons reprendre notre place dans le débat public contre le gouvernement et contre les industries de la sécurité.