Le Libre, catalyseur de projets responsables

Le passive cooker est un projet open source

Isabelle Huynh : Bonjour à tous. Le Libre, je pense que si vous êtes là aujourd’hui, pour vous, c’est clair ! On va vous accentuer un petit peu ce qu’on entend par projet responsable et pour cela, je vais commencer par vous montrer un exemple d’actualité. Peut-être avez-vous vu passer cette pub : si vous êtes quelqu’un assez fan de cuisine, les algos vous ont captés sur ça. Barilla a sorti un nouveau produit. En ce moment, Barilla fait toute une campagne sur la cuisson passive, c’est-à-dire que vous faites cuire vos pâtes pendant deux minutes, vous les laisser dans l’eau chaude en train de cuire plutôt que de laisser le feu allumé tout le long.

Quel est le rapport avec ce dont nous sommes en train de parler ? Ils ont développé un petit produit connecté [1] à mettre sur votre casserole ; ça va compter deux minutes, à deux minutes ça sonne, ça vous prévient que les deux minutes sont passées, et puis, comme c’est connecté à votre téléphone, ça sait le type de pâte et donc ça sonne à nouveau quand les pâtes sont cuites. Concrètement, ça vous aide à faire cuire des pâtes. On en est donc à ça !
Mais, heureusement, c’est un super produit puisqu’ils l’ont mis en open source. Le site de Barilla vous dit : « Le Passive Cooker est un produit open source. Pourquoi ? Pour augmenter l’autonomie des personnes et, si vous voulez, vous pouvez l’améliorer. Donc, vous pouvez l’utiliser pour des pâtes, pour du riz, le panel des opportunités est fantastique ! » C’est un exemple un peu caricatural. Même si la cuisson passive est un mode de cuisson très intéressant, sur ça il n’y a pas débat, la question, est plus : a-t-on vraiment besoin de ce petit outil, ce petit gadget, pour savoir cuire nos pâtes et, tout simplement, ne pouvait-on pas s’en passer ? Est-ce que le fait de le passer en open source le rend responsable pour autant ? Pas vraiment.
Pour autant, nous avons une conviction assez forte, avec Agnès : le Libre et l’open source peuvent être un vecteur intéressant en terme de multiplication de projets responsables.

Des visières open source en tant de crise

Je vais vous raconter une petite histoire qui est assez intéressante.
Je vous remets dans un contexte qui n’était pas très fun : 2020, début du Covid, c’est la panique. Je ne sais pas si vous vous souvenez, à l’époque — je vois encore qu’il y a quelques masques qui traînent —, on nous disait de ne pas mettre de masque et on nous disait « il nous faut des visières pour les soignants ». Quiconque était un petit peu dans les réseaux industriels à ce moment-là se rendait compte qu’il n’y avait plus de biens disponibles. C’était un peu la bataille pour tous les acheteurs pour essayer de trouver des visières pour les différents hôpitaux. C’était la bataille pour trouver des plastiques, tout simplement, c’était la bataille pour trouver des moules. Ceux qui produisaient des masques étaient déjà à fond et, d’une certaine façon, ils ne pouvaient pas produire plus de masques, plus de visières.

Et là, je pense que j’ai pu voir l’exemple le plus stimulant d’un point de vue open source : en l’espace de quelques jours, on a vu différents fabricants, Prusa [2], par exemple, qui est le fabricant de ces imprimantes, qui a mis en Libre les modèles de visière. Vous avez eu différentes marques, mais Prusa a été un peu le modèle qui est allé le plus vite et le plus loin. Et, très rapidement, plein de citoyens, des makers quand même, on parle de citoyens qui ont leur petite imprimante 3D chez eux, qui, avant, s’amusaient à faire des figurines Pokémon — grand cliché de l’imprimante 3D — qui là, d’un coup,— ça allait d’un lycéen de 15/16 ans, le plus jeune avec qui j’ai discuté, à des retraités qui bossaient au lab de la SNCF —, se sont mis à fabriquer des visières de façon collective. Il y a eu tout un réseau. On a créé une plateforme où les personnes, en Rhône-Alpes, pouvaient indiquer leurs besoins : « On a besoin de cinq visières pour ce cabinet d’infirmières », « on a besoin d’une vingtaine de visières pour une école », des choses comme ça, et, de l’autre côté, on avait des makers qui étaient en train de fabriquer, d’échanger les informations, les modèles, pour pouvoir répondre à tout ça. En l’espace d’une semaine, ce réseau s’est mis en place.
Avec le fait que tout était en open source, on a pu faire énormément d’échanges à la fois avec les équipes qui étaient à Strasbourg, par exemple, celles qui étaient allé le plus vite parce qu’on avait eu des cas de Covid un peu plus tôt à Strasbourg ; des échanges d’un point de vue international, si je ne me trompe pas, avec des pays de l’Est, et nous, côté Rhône-Alpes, on a pu s’adapter. Par exemple, on a eu pas mal d’informations qui venaient de l’hôpital de Saint-Étienne, puisqu’on avait, dans le collectif, un brancardier qui travaillait à l’hôpital de Saint-Étienne et, du coup, il a pu faire les petites modifications dans le modèle pour s’adapter aux normes de l’hôpital de Saint-Étienne. Cela nous a permis, après, de le déployer dans les hôpitaux de Lyon en disant « l’hôpital de Saint-Étienne nous a validé ce modèle, on peut y aller. »

Là, on voit vraiment — c’est un exemple caricatural —comment le Libre a été un énorme catalyseur de développement. On était même, d’un point de vue vitesse, beaucoup plus rapides que ce que les industriels pouvaient faire. Les industriels ont mis un mois, un mois et demi, à arriver à sortir des choses et, quand on leur disait « là, il y a déjà 80 000 visières faites par les citoyens », eux-mêmes n’y croyaient pas.

Ce type d’anecdote, c’est un peu ce que j’ai creusé avec mon premier projet associatif qui s’appelle La Clavette [3]. À la base, je suis ingénieure mécanique, développeuse de produits et rapidement, dans ma carrière, je me suis intéressée à un projet, ce que j’ai appelé ingénierie positive, qui réponde à des enjeux sociaux, qui prenne en compte l’écologie et qui s’appuie sur la collaboration. Ce qui m’a amenée, naturellement, vers mon dernier projet qui s’appelle l’Institut Transitions [4]. À l’Institut Transitions on accompagne les personnes qui veulent se reconvertir pour travailler dans la transition écologique et solidaire, des personnes de la technique, mais aussi des profils très variés. Entre l’Institut Transitions et La Clavette, ça m’a donné une petite panoplie de projets dont on va vous parler un petit peu avec Agnès.

Let’s look at our smartphone...

Agnès Crépet : Merci Isabelle. C’est avec La Clavette que je t’avais rencontrée, j’invite chacune et chacun à aller voir ce site, les vidéos que tu as faites, j’ai trouvé ça très inspirant.

Je suis Agnès Crépet et je travaille chez Fairphone, comme tu l’as dit Richard. J’ai aussi monté une boîte en France qui s’appelle Ninja Squad [5], une boîte de quatre développeurs et développeuses où on fait de l’open source, on n’a pas de manager, on a le même salaire, on n’a pas de locaux, etc. Je fais aussi partie de Duchess France [6], il y a des représentantes ici ; Duchess France est une association qui travaille sur la visibilité des femmes dans la tech. J’ai aussi cofondé MiXit [7]. Qui connaît MiXit ? Oui, Tristan, tu étais déjà venu, il y a quelques personnes dans la salle, Florence aussi. MiXit est une association qui œuvre sur Lyon et qui organise, depuis dix ans, une conférence dédiée à la tech et l’éthique, et aussi à plus de diversité dans la tech.

Il y a vingt ans — ça ne me rajeunit pas tout ça —,j’ai rejoint les mouvements des médias alternatifs, pour ceux qui se souviennent, Indymedia [8], etc., d’ailleurs je pense que c’est pour ça que j’ai choisi le métier de développeuse. En 1999, il y a des violences policières à Seattle par rapport à un sommet de l’OMC, des manifestants se font un peu casser la gueule par la police, en gros, et les médias n’en parlent pas. À ce moment-là, des médias alternatifs arrivent pour dire « il faut parler de ces exactions » et il y a toute une vague de réseaux de médias alternatifs qui arrivent à ce moment-là, dont en France. Du coup, avec mes potes — j’avais 18/20 ans —, il a fallu qu’on développe des solutions pour mettre en place ces médias-là. J’ai appris à coder et je pense que j’ai voulu faire des études dans l’informatique grâce à ça.

Aujourd’hui, je bosse chez Fairphone [9]. On va vous parler un petit peu de l’industrie des smartphones.

Si on regarde un peu ce qui se cache derrière nos téléphones, il faut savoir qu’il y en a plein de téléphones dans nos tiroirs. Un rapport est sorti récemment par le WEEE [10]. Par rapport aux télés, aux ordinateurs, c’est vraiment un produit qu’on recycle très mal et qui reste dans nos tiroirs. Une des raisons principales — 46 % exactement — pour laquelle les gens gardent leur téléphone, c’est parce qu’ils pensent le réutiliser un jour, ce qui fait qu’on a à peu près 1,5 milliards de téléphones qui sont vendus chaque année.

The electronics industry

Si je parle des téléphones Android — ceux que je connais le mieux parce que Fairphone fait des téléphones Android —, leur durée d’utilisation moyenne est de deux à trois ans, donc c’est très court et c’est récent, ça a moins de dix ans. Si vous vous souvenez de votre Nokia 3310 ou de ce genre de marque, ce qu’on appelle aujourd’hui des dumbphones — en fait, je serais d’avis de rebaptiser ce nom-là, ce n’est pas si dumb que ça —, ce sont des téléphones qui étaient beaucoup plus durables qu’aujourd’hui, des téléphones dont la batterie tenait une semaine. Certes, ils étaient moins smarts, effectivement, ce n’étaient pas des smartphones, vous ne pouviez pas vous connecter facilement à Internet, etc., mais c’est quand même assez triste d’arriver à des durées d’usage aussi courtes. Et, comme je disais juste à l’instant, on a moins de 20 % des téléphones qui sont recyclés, 17,4 % exactement.

Electronic waste is the world’s fastest growing waste stream

Aujourd’hui, tout ça résulte en un vaste nombre de téléphones portables, d’ordinateurs, qui arrivent bien souvent dans des pays loin de chez nous, notamment en Afrique. En 2019, l’étude de WEEE montrait qu’il y avait plus de 53 millions de tonnes de déchets électroniques. Aujourd’hui, le dernier rapport montre des chiffres un peu plus bas, 44 millions de tonnes, par contre, ce n’est pas très joyeux parce que ce même rapport dit qu’on a plus de cinq milliards de téléphones qui vont finir dans des décharges en 2022.
Donc on a vraiment un boulevard pour faire des choses plus responsables dans ce secteur.

Putting planet and people at risk

Isabelle Huynh : Ce qui est intéressant, on en profite pour faire cette parenthèse, pour enfoncer le clou aussi d’un point de vue écologique, on entend beaucoup parler de tout ce qui est changement climatique, je pense que là, à mon avis, vous êtes tous saturés, on entend beaucoup parler des déchets, mais je vous invite aussi à regarder les autres conséquences, les conséquences sur tout ce qui va être biodiversité, les conséquences qui vont être tout ce qui est pollution des sols, pollution de l’air. Une personne qui en parle très bien, en tout cas sur tout ce que vont être les problématiques minières, c’est Aurore Stephant [11] que vous pouvez écouter sur le podcast de Richard Hanna, profitez-en vraiment pour écouter ce qu’elle dit. Elle ouvre d’autres réalités dont, peut-être, on n’a pas encore conscience. En fait, on est en train de passer à l’étape où c’est bon, on commence à être conscients sur le climat, mais on risque de suivre un mauvais chemin parce qu’on va se concentrer sur le climat et on ne va pas prendre en compte tout le reste. Donc ayez bien conscience de cette boussole à plusieurs dimensions et, surtout, il y a une dimension qu’on a encore beaucoup trop oubliée, c’est la dimension humaine à l’instant t. Je te laisse donner les détails.

Agnès Crépet : Fairphone, typiquement, n’est pas un projet de startup qui pitche à la French Tech. Fairphone est un projet activiste : pendant deux ans ce n’était pas une boîte, c’était une association de gens entre le Congo et les Pays-Bas, donc il n’y avait pas que des gens d’Amsterdam, il y avait aussi des personnes congolaises, qui militent contre les minerais dits de conflits. Pendant deux/trois ans, ces activistes officient et décident, plus tard, de lancer une boîte pour être vraiment au centre du business, parce qu’ils et elles se rendent compte que c’est moyennement satisfaisant pour elles et eux, à ce moment-là, d’être juste activistes : il faut pouvoir acheter des minerais, être vraiment dans dans les échanges commerciaux pour pouvoir avoir de l’impact et c’est pour ça qu’ils montent une boîte.
Fairphone naît en 2013 avec une campagne de crowdfunding, 50 000 personnes achètent un téléphone à 350 balles, derrière il y a six personnes qui ne savent pas faire un téléphone. Je peux faire un talk sur le Fairphone et son histoire un peu chaotique du début, mais ça c’est l’origine de Fairphone. Donc c’est vraiment une histoire très militante à la base pour montrer toutes les exactions au niveau des gens. On parle de projet décolonial.

Hier encore, j’étais invitée à une table ronde à Mines ParisTech sur la problématique des ressources, etc., bien sûr qu’il faut en parler, mais dès que j’ai parlé de la problématique de « on exploite des gens au Congo, en Asie, etc. », là, il y avait une mouche qui volait. Pas que je n’aime pas Mines ParisTech, c’est le cas de beaucoup de tables rondes. Je pense que c’est lié ! Le fait d’avoir des problématiques environnementales sur l’industrie électronique, c’est lié au fait qu’on a des rapports coloniaux avec des pays dans lesquels on a officié en tant que colons. Il faut donc vraiment arriver à approcher cette problématique d’un point de vue décolonial.
Le fait qu’il y ait des conflits armés — la dernière image sur la droite — c’est très lié à des conflits géopolitiques et, justement, le fait de prendre en compte cette dimension décoloniale est, à mon avis, une très bonne approche.

Au niveau du travail des enfants, c’est très compliqué. Le travail des enfants est très fort en industrie minière originelle, le fait de creuser dans la terre et de choper des métaux. On parle de 44 000 enfants qui travaillent comme mineurs dans les mines artisanales au Congo, c’est beaucoup, plus d’un million au niveau du monde entier. C’est vrai que ce ne sont pas des sujets qu’on aborde beaucoup. En tout cas nous, chez Fairphone, on essaye vraiment de les mettre en avant.

Technology is the answer, but what was the question ?

Isabelle Huynh : Du coup, quand on voit toutes ces conséquences, ça nous amène à se poser la question : est-ce qu’il faut tout arrêter ? Est-ce que ça vaut la peine d’utiliser ces minerais, etc. ? Ça me fait penser à cette citation, que vous connaissez peut-être, mais que je trouve assez pertinente à garder en tête : « Technology is the answer but what was the question ? » technologie est la réponse, mais quelle était la question ?. Pour tout vous dire, je m’amuse souvent à amener cette citation devant des publics industriels et à leur demander : « À quelle question répondez-vous avec votre produit, avec votre service ? ». Tu parlais de mouche, alors là ce sont dix mouches qui sont en train devoler ! Et quelqu’un, à un moment, va dire : « Je pense qu’on a vu un marché ! »

Je pense que c’est intéressant, pour chaque produit, de se dire « OK, technology is the answer but what was the question ? ».

Et, même au-delà de ça, j’aime bien bifurquer cette citation en disant « Technology can be the answer, but depends on the question. technologie est peut-être la réponse, mais ça dépend de la question.
Bien sûr, on peut parfois se dire que la technologie peut répondre à plusieurs de nos problématiques, mais, ddes fois, ce n’est peut-être pas la technologie. Donc ça demande vraiment de s’arrêter et de se demander à quelle problématique on essaye de répondre avec son produit, avec son service ?

Prenons le cas du téléphone. On peut très bien débattre : est-ce que le téléphone est nécessaire ou pas ? Je pense que dans cette salle, on aura beau dire, on a tous son smartphone, ou quelques dumbphones pour les plus alters d’entre nous. Du coup, quel sens peut-on donner à ce téléphone ? Je pense que c’est la question qui s’est vite posée chez Fairphone.

Agnès Crépet : Le fait qu’on lance un téléphone c’était, quelque part, un levier pour changer l’industrie électronique. On dit souvent chez Fairphone que finalement, si on n’existe plus dans 20 ans, ce n’est pas très grave si Samsung fait la même chose, etc. L’objectif n’est pas de faire un téléphone mieux que les autres. L’objectif c’est de faire en sorte qu’on soit tous, industriels de l’électronique, alignés sur le fait de faire quelque chose de différent. On veut donc établir un marché pour une industrie qui va agir de manière beaucoup plus responsable.

4 Impact Areas

On le fait sur quatre axes.
Je vais plus parler de longévité aujourd’hui, pour vous parler de comment l’open source nous aide, mais il faut savoir qu’on officie aussi sur la partie fair materials équitables, j’en ai parlé juste avant, ce que vous voyez sur la deuxième image, donc faire en sorte que l’extraction des métaux de la terre soit plus responsable.
On a monté la Fair Cobalt Alliance [12], en République démocratique du Congo, récemment, il y a deux-trois ans, et on a plein d’autres métaux sur lesquels on travaille.
On travaille aussi sur les mines urbaines, le fait d’extraire des métaux dans les déchets électroniques, ce qui est très compliqué, les terres rares ne sont pas recyclées, il faut le savoir ; même si c’est compliqué, on essaye quand même de faire des choses dedans.
Et on veut faire en sorte que les gens qui travaillent dans cette chaîne d’approvisionnement soient mieux payés, mieux considérés ; lutte contre les conflits armés, etc.

On a le pendant sur l’assemblage, donc les fair factories équitables que vous voyez ici.
On veut faire en sorte que les femmes — 75 % de femmes bossent dans les chaînes d’assemblage en Chine — soient mieux payées, les femmes et les hommes. On veut faire en sorte que leur voix compte. Il y a un syndicat unique en Chine, on ne peut vraiment pas penser que c’est un syndicat d’un point de vue européen, et on veut faire en sorte que la voix des travailleuses compte vraiment dans les revendications de ce qu’on appelle des bonnes conditions de travail.

Fin de la chaîne : réutilisation, recyclage, évidemment qu’on est dedans. Mais le recyclage n’est pas la solution, on le sait aujourd’hui. Je pense que Tristan Nitot, tu en parlais sûrement dans ton truc ce matin [13]. Le recyclage c’est la fin de vie de votre produit. C’est bien de regarder tout ce qui se passe avant : la production, comment on peut l’améliorer pour la rendre plus fair, l’usage allongé, j’y reviendrai juste après.
Éventuellement, évidemment qu’il faut faire quelque chose du produit une fois qu’il ne marche plus, mais ce n’est qu’une partie de la solution.

On fait du long lasting design à travers la modularité. Quand vous regardez un Fairphone, vous pouvez l’ouvrir facilement. Je me suis mise un petit objectif perso : à chaque fois que je fais un truc, je parle de tata Ginette, qui habite en Haute-Loire, à chaque fois elle me dit « arrête de parler de moi ! », mais je parle tout le temps d’elle parce que c’est l’exemple typique de ce qu’on veut faire avec Fairphone. Elle a 85 ans, quand elle a cassé l’écran de son téléphone, elle a pu le changer puisque c’est un Fairphone. Donc, vous l’achetez sur le Webshop et vous le changez vous-même : pas besoin d’être un technicien, une technicienne hors pair pour faire ça.

La modularité se voit : vous pouvez démanteler le téléphone facilement.

Focus on Longevity

Ce qui se voit moins, c’est le long term software support. C’est mon job chez Fairphone. J’ai une équipe d’ingénieurs, on est cinq, on ne fait que ça, on bosse sur la lutte contre l’obsolescence logicielle des téléphones. On veut faire en sorte que les téléphones aient du support logiciel long.

Quand on regarde notre petite famille de téléphone, voici les téléphones qu’on a sortis sur à peu près huit ans, déjà, on n’en a pas un par an : le Fairphone 1, le Fairphone 2, le Fairphone 3 qui a deux variantes, mais on va dire que c’est le même produit, et le Fairphone 4. Et si on regarde un peu, le Fairphone 1 n’existe plus aujourd’hui, mais le Fairphone 2 est toujours maintenu ; il est sorti en 2015, on va fêter ses sept ans de support. Pour les Fairphone 3, Fairphone 4, on veut faire du support logiciel long, on pousse sur cinq à sept ans de support et, si on peut, on veut faire mieux.

J’ai parlé de la modularité, c’est quelque chose qui est plus visible, plus reconnu. En France il y a beaucoup d’initiatives : l’indice de réparabilité est une bonne chose, même s’il est perfectible ;ous pouvez aller chez Darty, à la FNAC, etc., acheter votre téléphone et, comme les diagnostics énergétiques quand vous achetez un appartement, vous pouvez voir si votre produit est réparable. Bientôt, il y aura l’indice de durabilité, qui sera plus grand, un scope beaucoup plus large, en fait, et sont des bonnes choses. Au niveau européen, des directives arrivent aussi. Par exemple, je trouve que coller les batteries c’est aberrant, eh bien ça va être interdit, en mars 2024 une directive européenne va passer là-dessus.

Cette directive, le fait que ces indices arrivent, cela permet de mettre en avant le fait que la modularité aide à garder son téléphone plus longtemps parce qu’on peut le réparer soi-même.

J’ai dit tout à l’heure qu’il y a l’enfant pauvre dont on ne parle pas beaucoup, la partie software. Je vais prendre cinq minutes pour en parler un peu plus. Il faut savoir que dans 20 % des cas, selon une étude européenne, c’est la raison pour laquelle les gens arrêtent d’utiliser leur téléphone, 20 %, c’est à cause du software : TikTok ne se lance plus sur votre téléphone. J’utilise souvent l’exemple de TikTok parce que c’est maintenu par une boîte chinoise qui fait de la maintenance très courte. Donc, typiquement, TikTok ne tourne plus avec des versions un peu anciennes d’Android. Votre application bancaire ne se lancera pas si votre Android n’est plus mis à jour d’un point de vue sécurité. Donc, votre téléphone peut être parfaitement fonctionnel d’un point de vue matériel, si le logiciel ne marche pas, vous ne pouvez plus l’utiliser ! Et c’est dû à quoi ?

Dans un téléphone, vous avez une puce qui régit beaucoup de choses, ce qu’on appelle un chipset, et vous avez Android — en tout cas pour nous —, un système d’exploitation qui est fait par Google. L’un et l’autre, en fait, ne sont pas forcément dans une approche où on va faire du software support sur sept ou huit ans. Qualcomm [14] fait beaucoup d’efforts ces derniers temps pour arriver à avoir du plus long terme, c’est bien, il y a quand même des choses qui arrivent, mais Google, typiquement au niveau Android, on est plutôt sur trois ans, une version d’Android va durer trois ans. Donc, en tant que fabricant de téléphones, on est un peu entre deux chaises. Vous avez le fabricant de puces qui peut vous dire, au bout d’un moment : « Votre puce, là, que vous avez achetée il y a déjà huit ans, n’est plus maintenue avec une nouvelle version d’Android » et Google qui vous dit : « Cette version d’Android, là, qui est compatible avec votre puce, je ne la maintiens plus. »

On essaye de faire en sorte de développer des couches logicielles pour que les deux mondes fonctionnent, pour que de nouvelles versions d’Android tournent sur des vieilles puces. C’est ce que je vais vous expliquer ici.

Voici un petit aperçu des différentes étapes : quand vous voulez implémenter une version d’Android sur un device, vous prenez ce qu’on appelle AOSP, Android Open Source Project, la nouvelle release d’Android par Google ; vous avez le fabricant de puces qui va sortir ses propres composants, qui sont en partie open source, ensuite, nous intégrons tout ça, Fairphone c’est au milieu, en bleu, nous intégrons tous ces éléments-là, les bons drivers, etc. On bosse avec tous les opérateurs européens — Orange, SFR, Bouygues en France, etc. , donc il faut aussi intégrer tous les requirements de ces opérateurs, c’est un job qu’on fait en tant que fabricant de téléphones. Et, si on chip un Android certifié, avec les Google Mobile Services, pas un Android alternatif, on doit avoir une certification Google. Ce sont donc toutes les étapes qu’il faut faire pour arriver à chiper un Android sur un téléphone. Ici, les étapes sont un peu plus expliquées.

Android Open Source Project est en partie open source, mais pas que. Vous avez quand même, au niveau de la stack Android, des parties qui ne sont pas open source, mais on part vraiment de la partie AOPS open source quand on commence à travailler une nouvelle implémentation.
Ensuite, il y a cette fameuse étape de Qualcomm, je le souligne, il y a une grosse partie des composants de Qualcomm qui sont quand même open source, qui sont posés sur ce qu’on appelle le Code Aurora Forum, mais il y a toujours, forcément, des parties closed, modem, etc., qui sont sous l’égide de Qualcomm, donc on ne peut pas publier en open source ces éléments-là.

C’est vraiment Fairphone qui est responsable de toute l’intégration dont j’ai parlé. On teste, on fait en sorte que tout marche, ce sont de longues étapes qui durent plusieurs mois, et on demande ces fameuses opérations de certification. Sur Google, typiquement, ce qu’on appelle la CTS Suite Test Suite, l’étape de certification, ce sont à peu près 500 000 tests à passer, s’il y en a un qui merde, vous n’êtes pas certifié ! Sur le Fairphone 2, avec mon pote Carsten, mon collègue, on a passé deux mois à résoudre un test. C’était le dernier. On a demandé des waivers à Google, des process d’exception, en disant « notre truc est vieux » ; ça marche pas, évidemment ! Je ne blâme pas Google, ce n’est pas le but, mais le process est tel que c’est très compliqué d’avoir ces waivers et on aurait pu échouer à cause d’un test qui ne passe pas sur les 500 000.

Qu’est-ce qui se passe quand vous voulez faire une mise à jour d’Android quand il n’y a plus le support Qualcomm ?, donc la même étape que j’ai montrée juste avant, mais sans le support de Qualcomm. Eh bien, potentiellement, vous êtes un peu dans la merde ! On s’appuie beaucoup sur la communauté open source, je vous expliquerai juste après, on publie tous nos codes sources, tout ce qu’on peut publier du point de vue légal. On s’est aussi appuyé sur les sources open source d’un autre chipset de Qualcomm, qui était similaire, le Snapdragon 835 et LineageOS qui un gros projet communautaire open source qui existe dans la communauté Android.
Vu qu’on a publié nos sources, ces projets-là existent et ils ont contribué à sortir des bouts de la version de l’OS pour faire en sorte qu’on puisse upgrader.
C’est en ce sens que c’est essentiel d’arriver à « open sourcer » ce qu’on fait pour avoir le support des communautés, pour faire du long terme. Là, typiquement, l’année dernièreon a sorti Android 10 qui va nous mener à 7 ans et demi de support logiciel sur le Fairphone 2.

Et comment fait-on pour faire ça ? Eh bien tout ce qu’on fait, chaque mois, on release notre code en open source ; pour Fairphone 4, on est à une release par mois. Quand on a des composants propriétaires, on met les binaries et les build instructions sur notre site.

Oui, c’est trop cool de faire de l’open source, parce que, au final, même quand le manufacturer comme nous, le fabricant de téléphones drope le support officiel, au bout de 7 ans et demi on va normalement arrêter le Fairphone 2, vu qu’on a tout ouvert, eh bien les filles et les gars, allez-y ! Si vous avez envie d’allonger le support, go !
Commown [15], une coopérative d’électronique responsable, veut continuer à maintenir le Fairphone 2 grâce à des OS open source,et ils sortent l’offre FrankenPhone, que je trouve trop bien. L’offre FrankenPhone, c’est votre téléphone Fairphone 2 qui va être assuré avec un support logiciel, avec un OS alternatif qui va être porté sur Android 11 — on l’avait fait sur Android 10 et là on s’arrête mais eux, ils continuent sur Android 11 — de vous mener à huit ans et demi de support. Ça, c’est top !

Donc ça veut bien dire que l’open source ici va être un vrai catalyseur pour la durabilité des produits électroniques. C’est la preuve par l’exemple. Au quotidien, avec mes cinq collègues, nous baignons dans la stack open source, à discuter avec les gens de LineageOS ou d’autres OS comme postmarket [16], qui est mon petit préféré. Il n’est pas très connu, mais ce sont des gens des pays d’Europe de l’Est qui font ça, je suis super fan de leur OS. Ils sont sortis d’Android, c’est un Linux-based OS comme Ubuntu Touch à une époque — qui, d’ailleurs, existe toujours, il a été repris par UBports [17], une fondation allemande. Eux, c’est un peu similaire à Ubuntu Touch, ils sont Linux-based OS, il n’y a plus Android, et leur objectif, quand ils ont lancé cet OS il y a sept ans, c’était vraiment de donner une vie aux téléphones qui ne sont plus dispos sur le marché du point de vue commercial. Allez voir ce qu’ils font.

Et pourquoi aussi les OS libres, c’est bien ? D’un point de vue privacy. Typiquement, vous avez plein de versions de systèmes alternatifs, d’OS alternatifs, qui « dégooglisent » leur OS si jamais ils sont basés sur Android, ou, en tout cas, qui font en sorte qu’il n’y ait pas de tracking de vos activités sur votre téléphone. Donc, c’est bien aussi d’un point de vue privacy.

Fair✦TEC

J’ai parlé de Commown tout à l’heure. À Fairphone, on a monté un collectif qui s’appelle Fair✦TEC, que je vous invite à regarder [18], avec notamment un opérateur alternatif qui s’appelle TeleCoop [19]. En termes de numérique responsable c’est intéressant à regarder. Ils vous donnent une carte SIM, mais ils ne vous invitent pas à acheter de la data ou à avoir de la data à outrance, etc. On a monté ce collectif pour essayer d’avoir, justement, une offre un peu cohérente dans la mobilité. Quand vous avez envie d’avoir un téléphone qui soit un peu plus éthique, c’est bien d’avoir, au niveau matériel, quelque chose d’éthique, mais c’est bien de s’intéresser à l’OS. Là, typiquement, on a un OS qui s’appelle /e/OS [20], qui est disponible, vous pouvez acheter un Fairphone avec /e/OS pré-flashé dessus. Vous avez aussi la possibilité d’avoir cette fameuse carte SIM TeleCoop, et le tout est disponible via la coopérative d’électronique responsable qui s’appelle Commown.

La Fundación Materialización 3D

Isabelle Huynh : Pour essayer de pousser un petit peu plus loin encore l’exemple, là on voit pas mal de coopération entre des personnes qui sont déjà sur ces sujets électroniques. On peut même encore pousser à essayer d’avoir l’utilisateur lambda, ta tante !, on va l’amener un peu plus loin encore, d’une certaine façon.

J’avais envie de vous raconter cette anecdote par rapport à la fondation Materialización 3D [21], qui est en Colombie.
Si on parle d’un projet open source matériel qui s’est très bien développé, ce sont quand même les prothèses. On ne va pas débattre des heures sur l’utilité de la prothèse, etc. Ce qui est intéressant au-delà de ça, c’est surtout le pivot qu’a fait cette fondation. On était à l’époque sur un déploiement de produits : en gros, on va chercher de l’argent auprès de mécénats, fondations, etc., on récupère de l’argent, on fabrique des prothèses qui sont en open source et on les donne aux personnes.

De quoi s’est-on rendu compte ?
Première chose, on s’est rendu compte que les personnes n’arrivaient pas à s’approprier le produit. Une prothèse, c’est un petit peu invasif, si vous n’êtes pas très à l’aise avec, vous avez tendance à la lâcher.
Deuxième élément, du point de vue durabilité. Donner une prothèse à un enfant, ça va durer quelques mois. D’une certaine façon, comme disait Agnès, quand on vous donne un produit gratuit, au bout d’un moment, la prothèse casse et les personnes n’osaient plus venir la faire réparer parce qu’elles disent « bon, je suis mal à l’aise par rapport à ça et, du coup, je ne sais pas quoi en faire ».
Et enfin, en termes d’évolution, tout simplement : si vous la donnez à un enfant, par exemple, l’enfant grandit, au bout d’un moment la prothèse n’est plus compatible. Pendant un an il a une prothèse, après il n’en a plus.

Qu’ont-ils fait ? Ils sont passés d’une position d’ingénieur-concepteur humaniste — pas de soucis — à une position plutôt de pédagogues facilitateurs, c’est-à-dire que l’objectif de la fondation est maintenant de former les personnes à pouvoir fabriquer des prothèses open source. Du coup, ça demande de former les personnes à de l’imprimante 3D, à faire de la CAO assistée par ordinateur, à faire un peu de code pour les prothèses qui sont électromécaniques et ça change totalement le positionnement de l’ingénieur, du concepteur-développeur : on n’a plus du tout cette posture où on offre le produit, c’est plus comment on fait le pont entre le monde de la technique et les citoyens, la société lambda pour laquelle ça peut répondre à des besoins.
De la même façon, en termes de témoignage d’espoir — un peu comme toi —, ils se sont rendu compte qu’une fois qu’ils ont fait ça, eh bien beaucoup de bénéficiaires se sont mis à faire la même chose. Ça veut dire que, à l’heure actuelle, on a 23 human labs qui se sont développés ; ce sont des personnes qui ont été formées à utiliser l’imprimante 3D, à développer des modèles de CAO et qui, du coup, ont ouvert un autre lieu pour former d’autres personnes dans d’autres régions, dans d’autres pays.

C’est donc un peu tout ça la plus belle facette de l’open source qu’on peut voir, qu’on constate au quotidien.

communauté

Pour conclure, on voulait vous donner trois grandes phrases sur ce qu’on aime dans l’open source.
La première, qui est peut-être la plus évidente, c’est de se dire que c’est une démarche pour plus de coopération, pour travailler avec des personnes qui étaient vos concurrents. Je me souviens de mes cours à l’école d’ingénieur, mes cours d’ouverture d’esprit, c’était un cours sur la propriété intellectuelle, c’était le brevet, « faites attention, ne vous faites pas voler vos idées », c’était un peu le cauchemar à l’époque. Déjà encourager pour un peu plus de coopération, pour de plus belles communautés. Allez voir des projets comme Precious Plastic [22], un super déploiement du point de vue communautés.

solidarité

C’est aussi un peu remettre le consommateur, l’utilisateur dans une posture un peu plus active, donc, on dit, une démarche qui laisse place pour autonomiser la population. Je trouve fantastique tout ce courant qu’on a de plus en plus pour autonomiser les personnes. Vous avez des auteurs, il y a déjà plusieurs dizaines d’années, comme Ivan Illich [23] qui parlait d’une technologie conviviale. Il y a cette envie de se dire qu’on essaye de d’autonomiser les personnes.
Si vous allez sur le courant de la low-tech, pareil, allez creuser : c’est ça qui est le plus fort dans la low-tech. Ce n’est pas juste de parler de faire des sites plus économes en énergie, c’est dire aussi comment est-ce que les citoyens comprennent leur technologie ? Qu’on ait des territoires qui deviennent résilients, autonomes. C’est tout ça que cette communauté essaye de porter.

technodiscernement

Et le dernier point, parce que l’enfer et les crises climatiques sont pavées de bonnes intentions : faire de l’open source ne rend pas un projet responsable, pour reprendre l’exemple de notre intro, mais l’open source est un levier pour les projets responsables. Donc, s’il vous plaît, faites attention à tous ces projets qui sont parfois déposés sous caution bannière d’open source ! Les projets gadgets resteront des projets gadgets, les projets inutiles resteront des projets inutiles, mettre un badge open source ne pourra pas changer ça. Et, d’une certaine façon, évitez de mettre en open source des projets qui sont néfastes : on va se retrouver avec l’effet inverse d’avoir une réplication de projets néfastes. Je suis à des salons ou à des jurys de projets responsables et je me dis « en fait, ce projet n’est pas du tout responsable, mais comme les personnes ne comprennent rien à l’open source, elles vont se dire mais pourtant c’est open source ! » Eh bien non !, gardez la tête froide, restez focus : est-ce que ça fait sens ou pas pour vous ?

Agnès Crépet : Juste un petit test, un petit lien par rapport à ce que vient de dire Isabelle. Je vous invite à regarder la licence hippocratique [24]. Elle n’a pas encore un succès dingue, mais, justement, c’est pour arriver à donner cet angle sur la finalité du projet. Par rapport à ce qui existe dans la définition officielle de l’open source, ça peut compléter les licences qui existent déjà.

Merci.

Isabelle Huynh : Merci beaucoup.

[Applaudissements]

Questions du public

Agnès Crépet : Je pense qu’on a laissé dix minutes de questions. Non, sept. Richard, je te laisse prendre les questions.

Public : Bonjour. J’aimerais savoir, c’est-à-dire ce qui est software sur les modem s’il y a encore des choses qui sont open source aujourd’hui, si les fabricants revoient leur copie.

Agnès Crépet : Tout à l’heure je parlais de Qualcomm, je ne peux pas dire grand-chose, parce que c’est sous NDA agreement , dans ce monde-là, il y a beaucoup de choses sous NDA, mais je trouve qu’il y a quand même des choses qui bougent, en tout cas chez eux. Typiquement, maintenant, ils ont des chipsets avec du support beaucoup plus long, et — je ne vais pas rentrer dans des choses très techniques —, mais, il y a quelques années, c’était très compliqué d’avoir accès au code source de modems. Nous, si on n’a pas accès au code source, c’est compliqué. Donc, la première étape, c’est que nous ayons cet accès-là. Eh bien, ça y est, ça devient possible. Et après, l’avantage, c’est que si au moins on a accès, même si, au final, au niveau de ce qu’on va livrer, c’est du BLOB large object et du binaries, au moins, le fabricant a accès à ce code-là, ce qui est déjà une étape.

Public : Le diffuser, c’est déjà la première étape.

Agnès Crépet : Exactement. Déjà le fait que c’est plus facile pour un petit fabricant, comme nous — on ne vend pas encore un million de téléphones par an, mais on ne sait jamais !, ça peut peut-être arriver sous peu —, c’est génial ! C’est cool qu’on puisse arriver à ça. Moi je suis assez fan de Librem Purism [25], je ne sais pas si vous connaissez, c’est une boîte américaine, ce sont des warriors, ils sont dingues, ils fond de l’open hardware. Ces gens-là ont pris des chipsets de l’aéronautique, qui sont beaucoup plus ouverts, et ils essayent vraiment de pousser à l’open source dans le milieu hardware. De notre côté, on n’y est pas du tout. C’est génial qu’il y ait des gens comme ça !
Nous, nous ne sommes vraiment pas là-dedans, ce n’est pas qu’on ne veut pas, c’est qu’on n’a pas la force R&D là-dessus. On me pose souvent la question de pourquoi on ne travaille pas plus sur le minage urbain, le fait de recycler, etc. Il faudrait beaucoup d’ingénieurs pour bosser là-dessus. On a les quatre axes que j’ai présentés au début : fair matérial, fair factory, longévité et reuse and recycling. Par contre, bienvenue ! On parle aux gens de Librem, on trouve ça super, j’en parle dans les conférences, la preuve en est.
Heureusement qu’il y a des gens comme ça, mais il n’y en a pas beaucoup !

Public : Vous parlez des téléphones, est-ce que vous pouvez faire la même chose par exemple pour les tablettes ?

Agnès Crépet : C’est une bonne question. On s’est penché un peu dessus chez Fairphone. Au niveau de l’OS, c’est vachement plus compliqué. Vous avez des problèmes de media codecs qui sont très différents entre la tablette et le téléphone. Ça voudrait dire, si un jour on veut faire une tablette, qu’il faudrait vraiment qu’on investisse en ressources, qu’on ait des gens qui puissent travailler sur les codecs, etc., ce qui n’est pas le cas pour le moment. Dans le monde des tablettes, pas grand chose se passe. Par contre, si on regarde les laptops il y a Why ! [26], Framework [27], qui font des choses beaucoup plus modulaires, beaucoup plus réparables. Why, c’est suisse et Framework c’est américain.

Public : Quel est le problème des tablettes ?

Agnès Crépet : C’est au niveau de l’OS. Si on voulait faire une tablette — on s’est posé la question, je ne vais pas vous mentir —, il faudrait vraiment qu’on arrive à avoir beaucoup plus d’ingénieurs qui puissent bosser sur ces fameux codecs, parce que ce ne sont pas les mêmes et, du coup, on n’a pas la force de R&D à faire ça aujourd’hui.

Public : Avec e Foundation n’y aurait-il pas un partenariat à faire ?

Agnès Crépet : Ils pourraient nous aider, ils ont 30 ingénieurs. En fait, c’est toujours la même chose. Je pense que si un jour on arrive à avoir plein d’argent, tous autant qu’on est, on arriverait à faire des choses, on est bien d’accord.

Public : On vend des tablettes à des collégiens avec du software qui est complètement propriétaire.

Agnès Crépet : Il n’y a pas longtemps, on m’a posé la question officiellement, à l’Éducation nationale. On a fait une présentation [28], à l’Éducation nationale, avec Isa. On m’a dit « que fait-on avec toutes ces tablettes ? » J’aimerais bien avoir l’argent pour faire ça, mais j’en suis arrivée à un point où je me dis que la question est plus de faire en sorte que les gamins aient du chauffage que des tablettes, vu où on en est !, qu’il n’y a pas de solution. Après, si on choisit de faire des tablettes, il faut arriver à mettre les moyens dessus et qu’il y ait des gens qui puissent s’orienter dessus. On n’a pas la force financière pour faire ça aujourd’hui.

Public : De la coopération peut-être.

Agnès Crépet : On s’est posé la question.

Isabelle Huynh : Pour reprendre un peu cette histoire de tablette, je pense que souvent, on attend des défricheurs qu’ils fassent tout le chemin. D’une certaine façon, vous êtes vraiment les défricheurs, votre but c’est de dire « regardez ce qu’on a fait dans les téléphones, emparez-vous-en pour le faire dans les tablettes, etc., et on vous donnera les coups de main s’il faut ». Je pense que ce serait presque une erreur que vous alliez sur tous les fronts.

Agnès Crépet : Oui. Déjà que faire un téléphone tous les deux/trois ans c’est compliqué pour nous ! Il faut qu’on arrive à s’améliorer en qualité. On avait une question, au fond ?
La question : pourquoi a-t-on la 5G sur le Fairphone 4 ?
Typiquement sur le Fairphone 4, on ne le dit pas publiquement encore, mais vraiment personnellement, sur la partie software support, j’aimerais arriver à dix ans. Si jamais on veut que le téléphone dure dix ans et aussi, potentiellement, qu’on sorte de l’Europe — par exemple États-Unis ou Inde, où ça droppe la 3G, où c’est déjà en train de dropper des bandes, des supports de bande —, ça veut dire que si on veut qu’il dure, il faut faire en sorte de pouvoir optimiser la longévité des composants au niveau modem, au niveau processeur. Vous ne pouvez pas acheter un truc 4G et le rendre compatible au niveau du chipset et du modem. Avec le choix qu’on a fait il y a un an, quand on a embarqué notre puce, on s’est dit « si on arrive à faire en sorte que ce Fairphone 4 dure, il faut qu’il soit compatible, sinon dans des pays ça ne marchera pas ». On teste le Fairphone 4 aux USA, en ce moment. Et même s’il est compatible 5G, heureusement qu’il est compatible, c’est encore une vraie problématique pour que ça marche.

C’est la question numéro un qu’on a par les journalistes : « Mais comment ça ? Vous supportez la 5G ! ». On ne dit pas qu’on supporte et qu’on cautionne. Avec Fair✦TEC on a fait ce plaidoyer pour expliquer ce qu’on pense de la 5G, qu’on ne cautionne pas le fait que la data soit surconsommée. Après, si on veut que notre téléphone soit fonctionnel dans huit ans, neuf ans, dix ans, hélas, il n’y a pas le choix. Ce n’est pas pour autant qu’on va faire la pub de la 5G. On nous a demandé, plein de fois : « Ça serait quand même bien que vous disiez que votre truc il est 5G, c’est trop bien  ! ». Non ! On ne va pas faire la pub de la 5G en disant qu’on est vraiment contents que ça ait de la 5G. On répond ce que je viens de vous répondre.

Isabelle Huynh : Je trouve que c’est toujours un travail d’équilibriste entre ce que vous faites en tant que fabricant, en tant que concepteur, développeur, et comment vous armez les autres pressions à avoir du poids civil, par exemple, armer les gens à dire « la 5G c’est de la merde ! ». Vous, en tant que constructeur, peut-être que vous êtes sur la 5G, mais au moins vous donnez plus de billes pour d’autres, pour pouvoir lutter sur ça. Vous ne pouvez pas être dans les deux sièges en fait, c’est ça qui est très compliqué, d’une certaine façon.

Agnès Crépet : Et puis, on nous a dit : « Pourquoi vous ne faites pas deux téléphones, un qui est 4G, un qui est 5G ? » Eh bien non !, ça irait contre nos valeurs. On nous a un peu critiqué sur le fait qu’on avait droppé une prise jack, des choses comme ça. On l’a fait parce que, justement, cette prise jack, c’était très compliqué pour la rendre sur la durabilité du schematic du Fairphone 4. Peut-être qu’on a fait une erreur et qu’on va la remettre sur le Fairphone 5. On itère aussi, on a fait des erreurs, le Fairphone 2 est un téléphone qui avait beaucoup de problèmes sur le bottom module, le module du bas.

On a vachement amélioré aussi le coût énergétique de la modularité, c’était 12 % de surplus au niveau de la production des gaz à effet de serre sur la production, 12 % en plus parce qu’on avait fait de la modularité. On n’était pas très fiers de nous. On a droppé, on est arrivé à 3 % sur le Fairphone 3 et 1 % de plus sur le Fairphone 4 ; 12 % ça n’était pas satisfaisant, on a appris de nos erreurs.

Richard : Je voulais faire venir Aurore Stephant sur l’extraction minière, malheureusement ça ne s’est pas fait. Le sujet est tellement grand qu’il lui faut une conférence de faut deux heures, mais ce n’était pas possible. Je me risque à une question sur l’extraction minière, question bateau : est-ce qu’on ne pourrait pas relocaliser l’extraction minière en France, en Europe. On voit qu’il y a des initiatives qui se lancent sur le lithium, des choses comme ça. Est-ce que c’est une voie nouvelle si on relocalise ?

Agnès Crépet : Je pense que ce n’est pas inintéressant de travailler ce secteur-là. Ce n’est pas le truc de Fairphone, pour le moment où on veut être là où ça se passe mal, je vous l’ai dit, les minerais dits de conflit. Pour le moment on en est vraiment sur arriver à améliorer les conditions de travail, 70 % du cobalt vient de DRC Republic of the Congo, on veut rester là, mais si des gens veulenet travailler sur le tungstène en Ariège, nous ne serions pas du tout contre, nous serions contents.

Public : Encore faut-il que ce soit compatible avec un business, une économie plus sobre.

Agnès Crépet : Tout à fait. Je reviens sur le côté décolonial. Sur quoi se heurte-t-on sur le fait que le tungstène revienne en Ariège ou que le lithium soit exploité dans les Pyrénées. Les gens ne veulent pas de ça, parce qu’une mine, c’est crade ! Je viens d’une cité minière du charbon, à Saint-Étienne, mes grands-parents ont fait la fête quand la mine a fermé, parce que ça polluait la ville. Aujourd’hui, les gens ne veulent pas de mine dans leur ville, ce qui peut se comprendre. Par contre, évidemment, on ne se pose pas la question de ce qui se passe en Afrique. D’un point de vue éthique, je ne serais pas contre qu’on rachète, quelque part, qu’on participe au fait d’accepter le coût écologique de l’extraction minière, parce qu’on a tous des téléphones dans la poche. Du point de vue éthique, je suis pas contre ; la faisabilité, c’est autre chose.

Public : Pour rebondir sur la question, est-ce qu’il y a des métaux ?

Agnès Crépet : Oui, il y en a. Il y a du tungstène, il n’y pas de cobalt, mais on peut exploiter beaucoup de métaux non rares, non précieux. Les terres rares, c’est plus compliqué. Souvenez-vous quand Trump voulait racheter le Groenland parce que la Chine faisait un embargo sur les terres rares, 90% des terres rares sont exploitées en Chine, eh bien le gars a voulu racheter le Groenland. Il n’y en a pas forcément à côté de chez nous, mais il est possible d’aller chercher des choses ailleurs, mais je vous dis, on se heurte à des problèmes géopolitiques et aussi à des gens qui, localement, ne veulent pas avoir ces gisements-là.

Isabelle Huynh : On a oublié qu’à l’époque on avait vraiment une richesse minière, il n’y a même pas si longtemps ; il y a 50/60 ans, on avait pas mal de métaux qui venaient tout simplement de France et on a fermé petit à petit pour délocaliser.

Agnès Crépetv : Quand Elon Musk dit qu’il veut faire une exploitation de lithium aux États-Unis, ça n’est pas pour arrêter d’exploiter les gens en Afrique !

Isabelle Huynh : C’est pour avoir plus de lithium !

Agnès Crépet : Voilà ! C’est pour être indépendant. Il y a beaucoup de problèmes géopolitiques. Ce qui s’est passé pour les terres rares entre le président chinois et Trump en 2019, c’est vraiment l’ambition d’être autonome et d’avoir ses propres ressources dans son pays pour pouvoir faire ce qu’on veut, pour être clair, il n’avait pas d’ambitions éthiques !

Richard : On va s’arrêter là.

Agnès Crépet : Merci beaucoup.

[Applaudissements]