Bruno Patino : « On touche son téléphone mobile 600 ou 700 fois par jour »

Ali Baddou : Le grand entretien de La Matinale, ce matin, avec Marion L’Hour.
Notre invité a connu un immense succès en librairie, qui avait fait date, avec ce livre La Civilisation du poisson rouge. Il y faisait le constat de notre dépendance aux écrans, ses conséquences sur notre cerveau ; Tempête dans le bocal a suivi. Il publie ce mois-ci Submersion, un essai passionnant. On le prenait pour une baguette magique, ce téléphone portable qu’on a tous au bout du pouce, en vérité, il nous conduit à la fatigue, à la lassitude. Comment retrouver la liberté dans ce trop plein ?
Si vous vous sentez concernés, chers auditeurs, et j’imagine que vous êtes très nombreux à l’être, n’hésitez pas à nous appeler, vos questions, vos réactions au 01 45 24 7000 ou sur l’application France Inter.
Bonjour Bruno Patino.

Bruno Patino : Bonjour.

Ali Baddou : Et bienvenue. Président d’Arte, spécialiste de ce monde nouveau qui n’arrête pas de changer et d’évoluer. Submersion c’est ce livre que vous publiez aux Éditions Grasset, c’est en librairie depuis mercredi dernier. On va commencer non pas par l’explication de ce titre, Submersion, puisqu’on était dans un bocal maintenant on est perdu dans le vaste océan. Nous sommes dans ce studio, il va bientôt faire jour, et vous commencez votre livre en disant qu’on a perdu la nuit. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Bruno Patino : En fait, ça part toujours d’une expérience personnelle, d’un ressenti qui, peut-être, n’est pas seulement le mien, en tout cas je le crois : ce qui devait, au départ, nous donner accès à tout, donc être une liberté, parfois on se sent envahi par ce à quoi il nous donnait accès.

Ali Baddou : Ce qui devait nous donner accès à tout, le téléphone portable.

Bruno Patino : C’est le téléphone portable, évidemment. À une infinité de messages, d’images, de sons, bref !, une liberté totale, finalement on se sent envahi par lui et ce sentiment-là m’apparaît surtout la nuit. Finalement, au lieu du noir, j’ai cette espèce de lumière bleue rétroéclairée qui m’attire, qui m’envahit, qui me propose énormément de choses mais, à la fois, me fatigue.

Ali Baddou : Qui vous rend insomniaque.

Bruno Patino : Qui me rend presque « a-somniaque », c’est-à-dire que ce n’est plus l’insomnie, c’est le fait de ne plus même vouloir aller dormir et passer d’application en application, essayer de faire un choix et, surtout, ne pas être capable de le faire.

Ali Baddou : J’aimerais juste qu’on donne une indication à nos auditeurs parce que vous connaissez ces sujets de près : vous dites qu’à force de manipuler ces téléphones portables, nos corps se sont modifiés, nos corps se sont modifiés et comment ne l’auraient-ils pas fait alors que nous touchons notre téléphone mobile combien de fois par jour ?

Bruno Patino : 600 ou 700 fois par jour selon les études.

Ali Baddou : 600 ou 700 fois !

Bruno Patino : Oui !

Ali Baddou : Et la moitié des habitants du Royaume-Uni passent combien d’heures devant leur téléphone ?

Bruno Patino : Figurez-vous, plus de 11 heures par jour. Quand j’ai donné ce chiffre, le correcteur des éditions Grasset m’a envoyé un mail en me disant « il y a sans doute une erreur, pouvez-vous me citer vos sources ? ». Je lui ai envoyé, évidemment, les sources des études. J’avais moi-même relu à deux fois l’étude pour être sûr que le chiffre était exact : on parle bien de plus de 11 heures par jour.

Marion L’Hour : Vous dites aussi que 40 % de notre vie éveillée est passée en ligne. C’est quelque chose qu’on a choisi ou c’est quelque chose qu’on subit, Bruno Patino ?

Bruno Patino : Les deux. C’est ça qui est un peu vertigineux. Bien sûr qu’on l’a choisi, bien sûr qu’il y a eu ce vertige et, moi-même, je le ressens toujours, de se dire quel outil incroyable de liberté, de mise en relation avec l’autre, de mise en relation avec tout le savoir du monde, avec toute la production culturelle du monde et, finalement, cet accès j’allais dire universel, ce rêve, pardon de cette référence, à une bibliothèque d’Alexandrie.

Ali Baddou : Universelle !

Bruno Patino : Au début de l’Internet c’était ça, on a accès à ça et qu’est ce qui se passe ? Ça nous fatigue, souvent on abandonne. On a vraiment l’impression qu’on ne sait plus choisir parce que cet aspect-là est très important dans la fatigue que ça engendre, et cette absence de capacité de faire son choix, avoir l’impression d’être mis sur des rails, finalement change quelque chose en nous.

Ali Baddou : Il y a quelque chose d’étonnant, c’est ce constat, cette servitude volontaire. On est submergé par les messages, les notifications, on peut tous en faire l’expérience, d’ailleurs vous-même, le premier, mais on a ces propositions de films et de musiques. Vous-même à la tête de France Culture, à la tête du monde.fr, à la tête d’Arte, vous proposez des choix culturels, 40 000 heures de programmes sur Netflix, il y a environ 80 ou 100 millions de titres sur Spotify, et pourtant « on n’arrive plus à faire des choix ! », écrivez-vous, Bruno Patino. Comment l’expliquez-vous ?

Bruno Patino : Je pense que c’est un élément absolument essentiel, c’est-à-dire que l’abondance était une promesse, cette abondance-là est finalement devenue une sorte de problème et ce problème c’est que, justement, en tout cas en ce qui me concerne et manifestement, d’après les études, en ce qui concerne un être humain en moyenne, on arrive à faire des choix entre 15/20/30 options.

Ali Baddou : Il y a un paradoxe du choix ! Expliquez-nous ça.

Bruno Patino : Exactement. On nous propose 100 millions de choses et on n’y arrive pas.
Je fais référence au paradoxe du choix, j’essaye de le raconter, c’est quelque chose qui a été développé par quelqu’un qui s’appelle Barry Schwartz, psychologue américain, qui expliquait qu’au bout d’un certain nombre d’options, quand on vous propose trop d’options, il se passe deux choses, et il parle de jeans. Il donne cette expérience tout à fait pertinente : quand lui, qui a une corpulence moyenne, une taille moyenne, rentrait dans une boutique, qu’on lui proposait quatre modèles, il les essayait tous les quatre, il prenait celui qui lui allait le mieux et il en ressortait satisfait. Maintenant qu’on lui propose, dans la même boutique, 20 ans ou 30 ans après, 40/45 modèles, évidemment il n’a plus le temps de les essayer, ça n’aurait pas de sens de passer deux jours à essayer un jeans, donc il demande conseil, il en prend un et, ce qui le sidère, c’est qu’il en ressort toujours malheureux et il l’explique de deux façons. La première c’est que, évidemment, comme il n’a pas pu faire le choix de façon rationnelle, il a délégué son choix, donc il y a un manque de confiance – il y avait sans doute quelque chose qui m’allait mieux –, il y a de la défiance qui est là et, en plus de ça, comme vous avez beaucoup plus d’options, vos attentes ont augmenté. Et comme vos attentes ont augmenté, votre déception augmente d’autant.

Marion L’Hour : Et dans ce contexte de choix à profusion, publier un livre n’est-ce pas une sorte de défi ? N’est-ce pas un peu fou pour nous faire part de ce constat effrayant ?

Bruno Patino : Vous allez dire que j’ajoute à la submersion une goutte d’eau supplémentaire. En même temps, ce livre est un plaidoyer non pas pour l’arrêt de la technologie, non pas pour l’arrêt de tout cela, mais pour dire : ne déléguons pas nos choix à des formules mathématiques qui ne sont pas capables de nous connaître vraiment. Elles nous calculent très bien, elles nous calculent parfaitement, elles nous connaissent très faiblement, elles nous empêchent souvent l’inattendu, la surprise on va dire, quelque chose comme ça. C’est le bouleversement complètement imprévisible de votre vie, c’est donc un plaidoyer pour le retour du choix et un plaidoyer, finalement, pour le retour de la philosophie

Marion L’Hour : Vous dites qu’il faut prendre soin de ceux dont le métier est d’orienter la hiérarchie. C’est là où vous esquissez les solutions par rapport à ça : éclairer, trier, proposer. Vous parlez des journalistes, en fait ?

Bruno Patino : Je parle, entre autres, des journalistes, parce qu’on parle aussi de cette fatigue informationnelle devant le surcroît d’informations. Je parle, évidemment, de tous ceux qui font intermédiaire pour la rencontre, la rencontre avec, justement, la culture, avec les messages, avec l’information ; ceux qui peuvent encore nous amener à trouver des choses qu’on ne cherchait pas ou, quelquefois d’ailleurs, à nous montrer qu’on n’arrivera pas à trouver ce qu’on cherche. Ne pas arriver à trouver ce qu’on cherche c’est la quête, trouver quelque chose qu’on ne cherchait pas c’est la culture et ces deux choses-là nous font échapper au calcul. Donc oui, je fais un plaidoyer pour ceux qui font le métier qu’essayent de faire les algorithmes aujourd’hui.

Ali Baddou : Vous essayez de faire ce métier justement pour ne pas calculer, laisser une part à l’imprévisible. Il y a cette chanson de Bruce Springsteen dans la bande originale de ce livre. Qu’est-ce que dit Bruce Springsteen ? C’est une chanson qui n’est pas très connue.

Bruno Patino : Non. Et c’est une chanson qui précède l’Internet. Il disait : « 57 chaînes de télévision et il n’y a rien dessus ». Quand vous posez effectivement la question aux gens : qu’est-ce qu’il y a à la télé ? Plus ils ont de chaînes, plus ils vous disent qu’il n’y a rien dessus. Et aujourd’hui, vous avez des gens qui vous disent : « Tu sais, il n’y a plus grand-chose sur Spotify », vous avez vous-même dit qu’il y a 80 millions de titres et ils vous disent : « Il y a de moins en moins de choses sur Netflix », par exemple, alors qu’il y a de plus en plus de choses. C’est justement ce paradoxe du choix : il y a de plus en plus de choses donc on n’arrive plus, véritablement, à percevoir ce qui nous est proposé.

Marion L’Hour : C’est encore pire.

Ali Baddou : C’est paradoxal de la part du patron d’Arte Bruno Patino. 57 chaînes de télé, il doit y en avoir beaucoup plus aujourd’hui, d’ailleurs, et on n’a rien à regarder.

Bruno Patino : Parce que, justement, le problème n’est pas l’offre, le problème c’est le choix.

Marion L’Hour : Quel est le rôle de l’intelligence artificielle dans cette profusion-là ? Ça rajoute encore ?

Bruno Patino : L’intelligence artificielle rajoute, en tout cas à mon avis et de façon quasiment certaine, une troisième, pardon de dire ça comme ça, couche.
Au niveau de la civilisation numérique, nous avons eu le premier temps qui était le temps de la copie infinie, c’était facile de tout copier, donc, tout d’un coup, il y a eu une première profusion parce que les copies étaient multiples, l’accès était de moins en moins compliqué.
Ensuite il y a eu la viralisation ou le partage infini avec les réseaux sociaux, la connexion permanente, on a pu partager tout ça.
Maintenant arrive quelque chose qu’on entrevoit, c’est quasiment la production infinie, c’est-à-dire que l’intelligence artificielle va nous aider, va aider tout le monde, à produire beaucoup plus rapidement et sans doute de façon beaucoup plus simple un très grand nombre de messages, et je ne parle même pas de la différence entre le vrai et le faux, peut-être qu’on y reviendra après.

Marion L’Hour : Même de la musique et des livres.

Bruno Patino : Et bientôt, l’intelligence artificielle produira elle-même. On voit que YouTube a annoncé une collection produite par l’intelligence artificielle ; Netflix a une série produite entièrement par des IA ; vous avez une radio en Allemagne, on m’a raconté ça il y a deux jours, qui est entièrement opérée et produite par l’intelligence artificielle et, dans la musique, vous avez aujourd’hui beaucoup d’artistes qui s’aident de l’IA, voire qui produisent grâce à l’IA. Tout ça est évidemment naturel et l’IA, là-dessus, n’est qu’un outil, mais c’est un outil qui rajoute encore au déluge.

Ali Baddou : Vous êtes d’avis qu’il faut faire une pause dans l’utilisation de l’IA, notamment de ChatGPT [1], comme certains l’ont demandé ?

Bruno Patino : Non. Je pense que la pause est une sorte de fiction. Quand Sam Altman [2], le « père », entre guillemets, de ChatGPT dit, avec certains autres, « faisons une pause parce que, sinon, nous allons détruire l’humanité », à mon sens il y a deux exagérations. La première c’est qu’il demande aux autres de lui faire faire une pause à lui-même, ce qui est quand même étrange, il pourrait la faire lui-même. La deuxième chose c’est qu’on est un peu dans une sorte d’Ego trip, pardon de dire ça, qui est de faire de l’intelligence artificielle non pas une invention, ce que c’est, c’est un outil supplémentaire, mais une création. Et, comme vous le savez, dans toute création, à un moment donné la créature se retourne contre son créateur. Il y a donc cette image fantasmagorique de Terminator ou de 2001, l’Odyssée de l’espace.

Ali Baddou : Sur laquelle vous revenez régulièrement, La révolte de Hal, l’ordinateur maléfique.

Bruno Patino : Qui dit à Dave « je suis désolé, je ne pourrai pas faire ça et je vais te détruire. »

Ali Baddou : Je ne te laisserai pas rentrer dans le vaisseau spatial et tu mourras abandonné, seul dans l’espace.
Vous parlez d’un changement de civilisation. On aurait pu dater ce changement, Bruno Patino, à novembre 2022 quand tout le monde a commencé à utiliser ChatGPT, en tout cas des centaines de millions de personnes se sont mises à utiliser ce robot conversationnel et vous dites : « Non, en fait il s’est rien passé, c’est une illusion », et pourtant on est devant un changement de civilisation. N’est-ce pas paradoxal ?

Bruno Patino : D’abord un, je n’ai pas dit qu’il ne s’était rien passé, j’ai dit qu’il ne s’était rien passé d’un point de vue technologique, si vous me citez correctement.

Ali Baddou : Je vous cite : « Il ne s’est pourtant rien passé d’un point de vue technologique en 2022 », vous connaissez votre livre par cœur, c’est assez impressionnant.

Bruno Patino : Figurez-vous que je l’ai écrit !

Marion L’Hour : Ce n’est pas une intelligence artificielle !

Bruno Patino : Ce que je veux dire par là c’est que tous les systèmes d’intelligence artificielle générative étaient déjà là, en gestation, en outil, et même utilisés par un certain nombre de gens. Ce qui s’est passé, c’est une mise à disposition du grand public et, tout d’un coup, avec une interface nouvelle, nous avons eu tous cette capacité à utiliser ChatGPT, à dialoguer avec lui. Il s’est quand même passé quelque chose, mais, en ce qui me concerne, c’est une accélération d’un phénomène qui était déjà en gestation et non pas une rupture civilisationnelle. Pour moi la rupture ou l’inflexion, si vous voulez, date de quelques années avant, peut-être de quelques décennies avant, on pourrait dire 2006 qui est un équivalent à 1450 c’est-à-dire l’invention de l’imprimerie.

Ali Baddou : Et la presse, sans Gutenberg, s’est pourtant imposée dans notre monde.
Vous avez des phrases assez fortes ou vous parlez du ciel, le ciel qui est devenu la propriété des grands patrons de la tech et cette idée qu’on est sur le cloud. « Les nuages ont perdu leur sens il faut réapprendre à les regarder » parce que, face à la submersion, vous imaginez des solutions, en tout cas une issue. De qui relèvent-elles ? Est-ce qu’elles relèvent de nous, citoyens, consommateurs fanatisés par nos écrans, ou est-ce qu’elles relèvent des pouvoirs publics ? Est-ce qu’elles relèvent des opérateurs comme les patrons de plateformes ou le patron d’une chaîne de télé comme Arte, d’un site internet et d’une radio ?

Bruno Patino : En tout cas, ce livre dresse une espérance : on ne limite pas les solutions nécessaires à cet emballement général soit à la régulation nécessaire, pour autant, soit, même, à la technique, c’est-à-dire qu’on ne confie pas à la technique une partie des problèmes engendrés par la technique. Je crois vraiment que l’humanisme, les sciences humaines, la philosophie, je parle beaucoup de discernement, je crois qu’un des grands enjeux à venir c’est la construction du discernement face à cette submersion. Et cette construction du discernement n’est donnée ni par la régulation ni par la technique. Elle est donnée par les humanités, la littérature, la philosophie, l’éducation, l’amitié même. En tout cas, ce discernement me semble être aujourd’hui au cœur de ce que nous devons construire. Je suis assez optimiste par rapport à ça, je dis juste n’ayons pas l’illusion techniciste ou « régulatoire », je ne sais pas comment on dit, en tout cas de régulation, de penser que c’est de l’extérieur que va devoir s’opérer la solution à un bouleversement qui est avant tout intérieur.

Marion L’Hour : Vous dites qu’il faut s’allonger sur l’herbe, espérer le dénuement, écouter sa propre respiration, ça fait partie des pistes pour arriver à surnager dans cette submersion. Vous ne voulez pas tout confier à la régulation, malgré tout il va falloir en faire un peu quand même. Que pensez-vous quand vous voyez que la Chine, par exemple, limite l’usage des réseaux sociaux entre 22 heures et 6 heures du matin, ce genre de mesure autoritaire ?

Bruno Patino : C’est une mesure autoritaire. Maintenant qu’il nous faille, d’une façon ou d’une autre, encourager des lieux de déconnexion et des moments de déconnexion, ça fait environ trois livres que je l’écris, donc oui, bien sûr, je suis absolument convaincu de cela.
Que, par ailleurs, on demande, pardon d’être un peu technique, aux plateformes une régulation par l’intermédiaire de ce qu’on appelle la responsabilité algorithmique, c’est-à-dire qu’on soit capable d’évaluer et de mesurer l’impact de leurs algorithmes sur notre dépendance aux écrans, sur la polarisation générale de notre espace public, c’est non seulement nécessaire mais en marche. Quand on regarde ce qui se passe au sein de l’Union européenne, on voit bien que cette régulation essaye de se mettre en place et c’est très heureux. Vous avez même cet IA Act, cette loi sur l’intelligence artificielle en gestation dans l’Union européenne [3] qui parle d’une IA de confiance, c’est-à-dire avec un certain nombre d’outils de certification ou de transparence, évidemment tout cela est absolument nécessaire.

Marion L’Hour : Ça va assez vite ?

Bruno Patino : En tout cas, ça va plus vite que ce qu’on aurait pu imaginer. Si on repart des deux siècles qui viennent de se passer où, toujours, la réaction politique avait six à sept ans de décalage avec l’installation d’une nouvelle technologie, on voit que ce temps s’est rétréci. Vous allez me dire que c’est heureux parce que l’accélération est beaucoup plus forte qu’avant, néanmoins oui, c’est en route, avec beaucoup de difficultés, mais on ne peut pas dire que rien n’est en train de s’opérer.

Ali Baddou : Il y a de nombreuses questions au standard d’Inter, notamment sur l’application d’Inter. Beaucoup vous demandent si vous avez réussi, personnellement, à lutter contre cette addiction et je les renvoie à la lecture de ce livre. Vous avez une phrase assez forte : « On est inondé de fictions, on est inondé d’images, d’histoires, de livres éventuellement » et vous dites : « On est rentré dans une société de la fiction permanente, notre rapport au réel est passé au second plan ». Explication de texte.

Bruno Patino : En hommage à Guy Debord [4], évidemment, j’appelle même cela « la société du simulacre », c’est-à-dire qu’à un moment donné, quand vous avez cette production infinie de fictions, vous êtes comme dans un stroboscope et vous n’arrivez plus à faire la différence entre ce qui est une fiction et ce qui est vrai.

Ali Baddou : On vit dans l’empire du faux.

Bruno Patino : Oui. En plus, ce qui m’a intéressé, c’est que ça ne semble pas nous poser de problème. Je raconte cette histoire, pardon d’en parler 30 secondes, où je suis moi-même allé au concert des avatars d’Abba, à Londres, où, à aucun moment, on vous fait croire que vous êtes en présence, évidemment, du vrai groupe puisqu’ils ont 30 ans et aujourd’hui on sait bien qu’en réalité ils en ont plus de 70, voire peut-être 80. Ce qui m’a intéressé, ce qui m’a fasciné, c’est la réaction du public, la mienne aussi, je faisais partie du public, c’est-à-dire qu’au bout de deux ou trois minutes vous oubliez que ce sont des avatars et vous faites comme s’ils étaient réels. Aujourd’hui, avec les développements de l’intelligence artificielle, on parle de pouvoir discuter avec les morts, de parler à des IA comme si c’étaient des êtres humains, de commander une voiture de location avec une IA.

Ali Baddou : Mais vous n’êtes pas spectateur, Bruno Patino, vous produisez du faux, vous produisez de la fiction, même si c’est de la fiction exigeante et même si on parle d’Arte !

Bruno Patino : Le problème n’est pas la fiction, le problème est le discernement entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Et j’espère bien que nous, quand nous produisons de la fiction, on ne brouille pas les pistes entre ce qui tient du réel, de la réalité, et ce qui tient de la fiction.

Ali Baddou : Martine, bonjour, et bienvenue sur France Inter. Martine vous nous appelez avec une question à laquelle beaucoup se retrouvent confrontés, on va rétablir la liaison dans un instant, voici la question qu’elle vous pose Bruno Patino : « Je travaille dans une collectivité territoriale, je suis partie 15 jours en vacances et, en rentrant, j’avais 1700 mails à traiter ». Martine, de Montélimar, vous interroge : « Qu’est-ce qu’on fait de cette vie-là ? »

Bruno Patino : Voilà ! C’est la vie de la submersion en permanence. Comment fait-on ? Je vais faire plaisir à Marion L’Hour, vous avez aujourd’hui cette règle ou cette régulation qui se met en place sur la déconnexion au travail. C’est ça la submersion, c’est le brouillage entre « il y a un temps pour tout » et, aujourd’hui, il n’y a plus un temps pour tout : tout, tout le temps. C’est cela qui s’est passé. On peut faire référence à l’ecclésiaste ou à d’autres, nous n’avons plus un temps consacré à chaque chose.

Marion L’Hour : Je repose un peu la question : que faites-vous, vous président d’Arte, pour proposer des contenus qui ne submergent pas le public, dans lesquels ils peuvent se retrouver, qui ne vont pas les envahir et qui, en même temps, peuvent les intéresser ?

Bruno Patino : On essaye de faire trois choses qui sont un peu dans le livre. Je ne parle pas d’Arte dans le livre, mais que vous retrouverez dans le livre.
D’abord être un tiers de confiance. Quand on parle de brouillage entre la réalité et la fiction, on voit bien que la première victime de ce brouillage-là c’est la confiance, c’est-à-dire vous ne savez plus à qui et à quoi faire confiance. On essaye d’être un tiers de confiance, donc de bien faire la distinction entre ce qu’est une information, ce qui n’en est pas, ce qu’est une fiction, ce qui n’en est pas.
La deuxième chose, sur notre plateforme ou ailleurs, on essaye de faciliter le choix, c’est-à-dire de ne pas être sur l’idée qu’il faille proposer des dizaines et des dizaines et des dizaines de milliers d’options, mais, au contraire, de faciliter un choix encore possible.

Ali Baddou : Encore possible !

Marion L’Hour : C’est une personne qui le fait ? Ce n’est pas un algorithme ?

Bruno Patino : La troisième chose c’est qu’on essaye de limiter l’emprise du calcul, c’est-à-dire que quand on parle de l’emprise des algorithmes, pour paraphraser ou faire une référence à Michel Houellebecq, nous c’est l’extension du domaine du calcul et nous essayons de ne pas céder à cette extension du domaine du calcul, mais, au contraire, de laisser place à l’humain, à la surprise, et de faire en sorte que vous puissiez trouver des choses que vous ne cherchiez pas.

Ali Baddou : Parce que, sinon, on se noie. Vous citez Bob Dylan et cette chanson extraordinaire. Vous avez cette vision de l’algorithme, vous dites « l’algorithme mon serviteur, l’algorithme mon sauveur, l’algorithme mon maître, l’algorithme ma servitude » et pourtant il n’y a pas de fatalité.

Bruno Patino : Aucune fatalité.

Ali Baddou : En tout cas, pour s’en convaincre, je recommande chaleureusement Submersion.
Bruno Patino, merci d’avoir été l’invité de France Inter. Le livre est publié chez Grasset et vous aviez une dernière question, on peut prendre une seconde.

Marion L’Hour : Est-ce qu’il y aura une saison 3 de En thérapie, après votre thérapie, on veut savoir.

Bruno Patino : Ça dépend absolument du docteur Dayan, d’Éric Toledano et d’Olivier Nakache.

Ali Baddou : On le souhaite, on croise les doigts.

Bruno Patino : Je ne suis absolument pas contre, comme vous pouvez l’imaginer, le docteur Dayan me manque souvent.

Ali Baddou : Il y a de l’imprévisible dans la vie, c’est vous-même qui l’écrivez. Bruno patino, merci d’avoir été l’invité d’Inter.

Bruno Patino : Merci beaucoup.