La ligne rouge de la souveraineté numérique - Les Éclaireurs du numérique

Titre :
La ligne rouge de la souveraineté numérique
Intervenants :
Tariq Krim - Fabrice Epelboin - Damien Douani - Bertrand Lenotre
Lieu :
Les Éclaireurs du Numérique, podcast #49
Date :
juin 2020
Durée :
33 min
Écouter le podcast
Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Données concernant la santé, Privacy Icons - Licence Creative Commons Attribution-NoDerivatives 4.0 International

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Les Éclaireurs du Numérique invitent Tariq Krim (Netvibes, CNNum, Jolicloud, Polite.one…) pour décrypter l’absence de souveraineté numérique française. Quelle histoire, quels choix, quelles erreurs, quels enjeux, quelles solutions ?

Transcription

Voix de Tariq Krim : En fait on paye la R&D des uns et des autres et en retour, ce qu’on a, c’est la radicalisation algorithmique, ce sont les fake news, c’est l’optimisation fiscale.
Voix off : Le podcast des Éclaireurs, les enjeux cachés d’Internet.
Bertrand Lenotre : Salut tout le monde et bienvenue dans un nouvel épisode, connectés et confinés, des Éclaireurs du Numérique avec, comme d’habitude, Damien Douani chez lui. Salut Damien.
Damien Douani : Salut. On a décidé de rester à l’intérieur, il fait trop chaud dehors.
Bertrand Lenotre : Avec Fabrice Epelboin chez lui. Salut Fabrice.
Fabrice Epelboin : Salut.
Bertrand Lenotre : Et avec un invité aujourd’hui, Tariq Krim, chez lui j’imagine. Salut Tariq.
Tariq Krim : Absolument. Bonjour.
Bertrand Lenotre : Tu vas bien ? Tout s’est bien passé pour toi pendant cette période ?
Tariq Krim : Ça va. C’était un peu compliqué, mais ça va.
Bertrand Lenotre : On va parler aujourd’hui de souveraineté numérique, une fois n’est pas coutume dans ce rendez-vous, et de la ligne rouge, a-t-elle été franchie récemment ? C’est un peu la question qu’on va se poser tous les quatre ensemble.

Tariq, tu es le fondateur de Netvibes [1], ça ne nous rajeunit cette histoire-là ! Tu es le fondateur de Jolicloud [2] qui était un environnement, fondateur également de la plateforme Polite [3] pour la renaissance éthique de l’Internet autour d’un concept qu’on appelle le slow Web. On est bons jusque-là ?
Tariq Krim : Oui, absolument.
Bertrand Lenotre : Tu as remis en 2014 à Fleur Pellerin un rapport [4] en tant que vice-président du Conseil national du numérique [5], six recommandations pour améliorer la reconnaissance de la filière des développeurs. On va peut-être revenir là-dessus, parce que tout ce qui n’a pas été mis en place en 2014, finalement, aujourd’hui en on paye un tout petit peu le prix. Tu as été auditionné au Sénat par la commission d’enquête sur la souveraineté numérique, ça tombe bien, assez récemment, donc tu es quelqu’un qui connaît un peu l’histoire du Web depuis toujours.

Un mot sur StopCovid.
Tariq Krim : Je m’étais déjà un peu exprimé là-dessus dans la presse. Je pense que StopCovid [6] c’est finalement une occasion ratée. Quand on pense que la relation numérique que les citoyens ont avec l’État sur les questions de santé est assez limitée – on peut appeler le 15, on peut éventuellement aller à l’hôpital aux urgences – et là on avait une opportunité d’imaginer quelque chose de bienveillant, d’accompagnateur et finalement, dès le départ, on a eu une forme d’ethos assez liée à la surveillance. On s’est focalisé là-dessus à tel point, d’ailleurs, que les journalistes n’ont parlé que ce ça : est-ce que StopCovid est une application de surveillance numérique ? Elle a été faite avec une certaine opacité, beaucoup de rebondissements et, au final, elle sort dans des conditions qui ne sont pas optimales.
Bertrand Lenotre : Qu’est-ce que vous en pensez Fabrice et Damien ?
Fabrice Epelboin : L’application StopCovid sert vraiment à quelque chose. C’est une belle opération de sensibilisation de la population à la problématique de la surveillance. Objectivement, ça ne servira guère qu’à cela. Et comme on pourra, ça a été montré aujourd’hui sur Twitter, injecter des faux numéros d’identification qu’on pourra, par ailleurs, facilement aller récupérer en s’approchant des cibles qui, elles, utilisent l’application, ça va être très rigolo.
Bertrand Lenotre : On va se marrer !
Fabrice Epelboin : Oui, je pense que ça va être une grande séance de rigolade, bien mieux qu’Hadopi.
Bertrand Lenotre : Damien ?
Damien Douani : Pour cette application je crois, de ce que j’ai vu, que Cédric O a fait le forcing autour de cette application, l’exécutif n’était pas super chaud parce qu’il avait suffisamment de choses à traiter. Pour moi c’est un peu la quintessence du solutionnisme technologique, mâtinée certainement de lobbying bien appuyé derrière, pour faire en sorte de développer une application qui, au pire si je puis dire, servira de brouillon à d’autres essais divers et variés ou, a minima, permettra déjà d’avoir rempli le carnet de commandes de Cap G entre autres, mais fera surtout en sorte, effectivement, qu’on ait la sensation de se dire « tiens on a fait comme les autres et, en plus de ça, nous avons pu bomber le torse, nous Français, nous avons développé une solution à la barbe des GAFAM, nous sommes trop des souverains sur notre numérique national ! »
Voix off de Cédric O : Nous avions le choix entre prendre une solution française, l’évaluation technique était très claire, qui ne nous permettait pas, et je le regrette, qui ne nous permettait pas de faire les recherches scientifiques que nous souhaitions faire sur les données de santé. Étant donné les retards européens dans le cloud, nous n’avions pas la possibilité de faire tourner des algorithmes d’intelligence artificielle aussi développés, sur infrastructure française, que sur infrastructure américaine.

Je pense que la seule leçon qu’il faut tirer de cela c’est que, dans l’après crise, la question du cloud pour toutes les entreprises et pour les institutions françaises est absolument extrêmement importante.
Bertrand Lenotre : Ça c’est qu’a dit Cédric O, ça ne concernait pas StopCovid, ça concernait le Health Data Hub qui est hébergé par des serveurs de Microsoft et traité sur des serveurs de Microsoft. StopCovid, même si ce n’est pas à l’intérieur du même process, vient aussi rejoindre les serveurs de Microsoft .

Est-ce que ça vous a fait bondir ce qui a été dit là par Cédric O sur l’incapacité française et européenne à offrir la moindre solution potentielle au cloud ? Tariq, le cloud ça te dit quelque chose, tu connais bien l’histoire.
Tariq Krim : Je dirais que ce qui m’a un peu choqué – la réponse à la même question qui était posée par la sénatrice Catherine Morin-Desailly qui avait déjà publié, il y a quelques années, un rapport [7] sur la colonisation européenne par le monde numérique, donc qui connaît bien le sujet – déjà, ce qui m’a gêné, c’est qu’on se permet, en fait, de dénigrer les sociétés françaises dans le cadre de l’hémicycle. Dans un autre domaine, on ne se serait pas permis. Aucun ministre du transport ne se serait permis de dire « le TGV c’est nul par rapport aux solutions chinoises ou japonaises ou… ». Déjà il y avait quelque chose qui me rendait mal à l’aise.

Il dit clairement qu’il est à l’origine du choix de Microsoft, il donne d’ailleurs ses arguments qui sont exclusivement des arguments financiers. Et là se pose évidemment la question de la ligne rouge : est-ce que dans l’hébergement de données sur les GAFAM tout est permis ? Est-ce qu’on peut mettre les codes nucléaires sur le cloud de Microsoft ? La banque de France ? Apparemment il semblerait qu’il y ait une bisbille là-dessus, doit-elle tourner sur un cloud étranger ? Ça c’est la première chose.

La deuxième chose qui est assez embêtante c’est qu’on n’a pas l’impression que ce projet s’inscrit dans une vision à long terme. C’est-à-dire que les données de santé c’est un des assets, c’est un des éléments les plus importants de notre politique à venir. Ça aurait dû faire l’objet d’un débat, d’un projet de loi important, d’une organisation budgétaire, de s’assurer, de savoir qui, comment, quoi va se faire.

Et puis la troisième chose qui me gêne c’est qu’on a un peu l’impression qu’on est dans une sorte de logique de privatisation qui ne dit pas son nom. En gros, c’est à nous, enfin l’État, de supporter les coûts de la santé – payer les hôpitaux, le personnel soignant, la Sécurité sociale – et on va laisser des acteurs, certaines startups, bénéficier de la valeur créée, c’est-à-dire les données de santé, c’est-à-dire l’avenir. D’une certaine manière, je disais souvent que pour qu’on ait ces données, il y a des gens qui ont littéralement donné leur vie, c’est-à-dire que ces données proviennent des hôpitaux. D’ailleurs, on a fait passer en catimini un décret qui oblige de faire remonter ces données, en pleine pandémie. Moi je trouve ça assez inacceptable, c’est-à-dire que ça donne l’impression que ce projet est mal ficelé et surtout qu’on n’a pas pris conscience de l’importance que ça aura dans le futur. J’ai un peu l’impression qu’on brade un des assets les plus importants de l’État au mieux disant ou au plus offrant.
Bertrand Lenotre : Là on est vraiment en train de parler du Health Data Hub, le HDH pour les intimes, qui va regrouper toutes les données qui vont être captées partout, par tous les systèmes de santé en France, qui va les traiter et qui va pouvoir faire du prévisionnel avec du deep learning, concrètement sur ces data-là. On n’était pas capable, de faire ça en France selon Cédric O. On est bien d’accord que tout ce qui nous concerne au niveau de la santé sera sur des serveurs de Microsoft ? C’est bien ça l’enjeu, sur le futur ?
Fabrice Epelboin : C’est vraiment ça et je vais me permettre de ne pas être d’accord avec toi Tariq, moi je trouve ce projet plutôt bien ficelé. On commence à voir comment il a démarré. Il a démarré à travers un contrat cadre, pas exactement au même titre que les contrats cadres de l’Armée qui avait déjà cédé une partie de son infrastructure à Microsoft, malgré tout un contrat cadre avec Microsoft qui a fait ce qu’on appelle un proof of concept c’est-à-dire une espèce de produit minimum pour prouver qu’effectivement il y avait moyen de faire ce fameux hub et qui, ensuite, a continué à travailler, a développé tout ça, et forcément a un peu déterminé les caractéristiques des besoins. Ce qui fait que très rapidement on s’est – hasard, coïncidence, allez savoir ! – retrouvé dans des besoins qui étaient uniquement possibles avec Microsoft. Donc forcément, c’est une façon commode d’éliminer des acteurs comme OVH [8] et, pour le coup, ça montre que tout ça est extrêmement bien ficelé.

Je trouve qu’ils ont bien géré ce projet, simplement, évidemment, ils ne l’ont pas forcément géré dans l’intérêt des Français, mais c’est une autre histoire !
Bertrand Lenotre : Je voudrais citer juste un tweet d’Octave Kabla qui s’est énervé, une fois n’est pas coutume, ce n’est pas l’habitude chez Octave Kabla qui est le patron, le créateur d’OVH, qui dit : « C’est la peur de faire confiance aux acteurs français de l’écosystème qui motive ce genre de décision. La solution existe toujours. Le lobbying de la religion Microsoft arrive à faire croire le contraire. C’est un combat, on va continuer, un jour on gagnera ensemble ». C’est une vraie déclaration à la fois d’intention et puis un constat d’échec total. C’est-à-dire qu’OVH a l’État contre lui et les entreprises françaises ont l’État contre elles.
Damien Douani : Je pense qu’il y a un truc qu’il faut voir c’est que toutes les boîtes comme Microsoft, IBM ou autres, ont une caractéristique que n’a peut-être pas OVH, je ne sais pas, je serais heureux d’en discuter avec Octave, Tariq pourra peut-être réagir là-dessus. Il y a ce que j’appelle la jurisprudence de ces boîtes, Microsoft, IBM ou autres. C’est-à-dire en gros, quand vous êtes un DSI, que vous êtes dans une entreprise, vous savez très bien que prendre un de ces acteurs ça vous met, on va dire, face à zéro problème. Autrement dit s’il y a un a souci vous direz « ah oui, mais j’ai pris du Microsoft ou de l’IBM ou du Oracle – ce que vous voulez – et ça devait marcher, il ne devait pas y avoir de problème ».

Je me demande si, quelque part au sein de l’État, il n’y a pas un peu cette logique de DSI, autrement dit « je prends le minimum possible de risques », sachant qu’en plus je suis convaincu que des gens comme Microsoft ou autres ont une très bonne force de frappe commerciale, un très bon enrobage de tout ça et de dire, en gros, si vous avez un problème on sera là pour vous, ne vous inquiétez pas. Je ne sais pas si OVH sait faire ça, mais je pense qu’il y a quand même ça derrière, en fond de tâche on va dire, au-delà des aspects lobbying ou autres, cet aspect, ce côté « on sera tranquilles », mais sans la compréhension d’un élément clef qui nous réunit aujourd’hui autour du micro qui est cette notion de souveraineté nationale, qui est le fait de se dire que ce n’est pas neutre de mettre des données sensibles sur des serveurs qui, même s’ils sont situés en Europe par exemple, font qu’ils sont dans les mains d’une société qui n’est pas forcément une société nationale ou européenne. Je pense que le point clef est là, le point de bascule est à cet endroit.
Fabrice Epelboin : En même temps il faut les comprendre, la souveraineté c’était du fascisme il y a encore trois mois.
Bertrand Lenotre : Le mélange des mots, le poids des mots, le choc des photons comme dirait l’autre, fait qu’on n’arrive pas à utiliser le mot souveraineté pour le numérique. C’est ça ?
Fabrice Epelboin : Je pense que c’était un concept sur lequel on pouvait aisément s’essuyer les pieds il y a encore très peu de temps jusqu’au jour où il nous a explosé à la gueule et qu’il est sorti de son pré carré habituel qui était l’extrême droite française. La souveraineté numérique n’a pas grand-chose à voir avec l’extrême droite française, mais, en dehors de cette petite bulle, c’est quand même une niche qui est très largement occupée par l’extrême droite française. Là elle s’impose à nous.
Bertrand Lenotre : Est-ce que quelque part on n’a pas une génération de fonctionnaires traumatisés par le fait que, pendant des années, on a développé des grands projets nationaux du style et Thomson et X.25 et le Minitel et le Plan Câble et plein de choses comme ça qui ont toutes fini à la poubelle en dépensant un fric monstre qui fait que, au final, ils se réfèrent aujourd’hui au fait de se dire « mieux vaut acheter des solutions internationales. Déjà on fera comme tout le monde, on est secure et quelque part ce n’est pas plus mal parce qu’on a démontré qu’on n’était pas si bons que ça ».
Tariq Krim : Je ne pense pas, je vais dire pourquoi. Déjà je pense que le Minitel a été un grand succès. C’est un produit qui a été déployé, chipé, utilisé par des millions de gens pendant des années, ça marchait très bien. L’objectif du Minitel, rappelons-nous, c’était d’éliminer l’annuaire papier et ça a très bien marché, des grands-mères l’utilisaient, les gens ont découvert le e-commerce. Je crois que le vrai sujet c’est, qu’en fait, on avait dans le Minitel une infrastructure logicielle très centralisée, c’est-à-dire que c’était une équipe qui développait tout et on déployait à tout le monde et ça, ça marchait. Avec Internet on est entré dans un monde décentralisé où il fallait, en fait, être présent dans l’écriture du logiciel, dans les développements, dans un ensemble de choses qui allaient devenir nécessaires, dans la distribution de vidéos, donc à la fois au niveau des protocoles, au niveau des réseaux, des technologies de réseau, mais également au niveau des produits finaux. Et là, curieusement, plutôt que d’investir à la fois dans le logiciel libre, dans toutes les technologies qui allaient nous permettre d’avoir une bibliothèque de logiciels qui nous permettraient des outils, qui permettraient de développer des choses, on a essentiellement décidé de se focaliser sur les usages – c’est un terme que je n’ai jamais vraiment compris au sein de l’administration française – et sur le déploiement du haut débit. Finalement, à la fin, on est devenus des super câblo-opérateurs, des super opérateurs mobiles, mais qui étaient incapables de faire fonctionner les choses qu’il y avait à l’intérieur.

De toute façon il faut être clair il y a deux internets.

Il y a le premier internet qui est libre et gratuit, qui s’appuie sur le Web, qui a été ouvert, qui a été inventé en Europe parce qu’il faut rappeler que Linux et le Web ont été inventés en Europe.

Ensuite, il y a un deuxième internet que j’appelle plutôt l’Internet boîte noire, qui démarre un peu avant l’iPhone, qui lui est basé sur des formalisations complètement fermées et là on vit à l’intérieur des Mac, des PC, des iPhones et des devices et là effectivement, à aucun moment on n’a su, au niveau européen, pas uniquement français, exister. Les Chinois ont une vision différente ils ont dit « on va refaire un Android et on va obliger Apple à installer notre App Store, nos conditions ». On aurait dû faire quelque chose de similaire, on aurait dû s’assurer qu’il y ait de la concurrence d’App Store, de la concurrence de browser, que l’on puisse exister sur ces téléphones sans passer sous les fourches caudines. On le voit aujourd’hui pour l’application StopCovid, le gouvernement est obligé d’attendre que l’ingénieur d’Apple, à Cupertino, appuie sur le bouton « OK, c’est mis en production ». Alors que normalement, dans un monde idéal, on aurait pu développer sur ces plateformes comme on développait avant sur Windows et autres.

Je pense qu’il y a eu vraiment une méconnaissance du logiciel et surtout une perversion du système qui fait que les rares éditeurs de solutions, notamment en logiciels libres, ne sont jamais, en fait, soutenus par l’État. C’est-à-dire que d’un côté on a l’État qui donne de l’argent en subventions ou en aides à la recherche à plein de sociétés et quand il s’agit ensuite d’acheter des produits, eh bien soit on prend les produits sur étagère des grands groupes, qui sont un peu des Frankenstein c’est-à-dire des montages de plein de choses, on ne sait pas trop. Par exemple maintenant Orange il y a du Huawei et de l’Amazon Web Services, il y a plein de services packadgés derrière la marque Orange Business Services. Donc au lieu de prendre les petites boîtes, de les soutenir et de leur donner une assise, on préfère, à partir de là, considérer que le logiciel est neutre. Finalement, qu’on prenne du Microsoft ou qu’on prenne du OVH ou que l’on prenne du Scikit-learn ou que l’on prenne un autre produit – Scikit-learn [9] est quand même la techno star de l’intelligence artificielle qui est développée en France par l’Inria – à partir de là tout ça ce sont des détails techniques. Je pense qu’il y a aussi un manque d’expertise technique, je crois que Fabrice l’expliquait dans un de ses tweets, les comex des grands groupes n’ont aucun ingénieur ou développeur ou personne capable de leur expliquer que ce qu’ils disent parfois à la télévision n’est pas totalement vrai.
Bertrand Lenotre : Justement, juste un point. Tu as dit un mot clef : « neutre ». Autrement dit, on part du principe aujourd’hui qu’effectivement acheter du cloud Microsoft ou Amazon ou autres c’est comme acheter une boîte de corn-flakes, c’est une parmi tant d’autres sur le marché et puis basta. Ce qui, d’ailleurs très souvent, a été la logique dans une logique de DSI dans les entreprises ou autres. La question est là. Est-ce qu’on peut parler de neutralité lorsqu’on est à la tête d’un État et que l’on veut acheter une prestation de service auprès d’acteurs qui se trouvent être, pour la plupart, américains ou peut-être chinois, bref, en gros pas européens, à part OVH, parce qu’on n’a pas mis ce qu’il fallait sur la table pour pouvoir le faire ? Est-ce que c’est question-là de neutralité qui est en jeu aujourd’hui ?
Tariq Krim : Oui. En fait, il y a plusieurs questions.

La première c’est qu’il n’y a pas que le logiciel, il y a aussi le caractère juridique. Comme vous le savez, il y a maintenant des lois d’extraterritorialité aux États-Unis qui font que lorsque vous utilisez des logiciels américains, avec notamment ce qu’on appelle le CLOUD Act [10], il y a une possibilité pour les États-Unis d’avoir accès à certaines données. Il y a aussi un problème d’allégeance, c’est qu’à la fin, finalement, le patron d’une boîte américaine n’a de véritable allégeance qu’au pays qui lui délivre son passeport, ne serait-ce que pour pouvoir se déplacer.

Il y a ça, mais il y a aussi, je crois un schisme. On parle souvent de la startup nation qui est, à la base, un concept israélien mais qui est devenu le leitmotiv de ce gouvernement. On est passé, en fait, du village global à l’exploitation de la misère humaine, qu’elle soit psychologique ou économique. C’est-à-dire que désormais le monde technologique n’est plus neutre politiquement. Au-delà de la neutralité, il y a, évidemment, la neutralité technologique, mais il y a également le problème de la neutralité politique qu’expliquait tout à l’heure Fabrice. Aujourd’hui, acheter à une société, prenons Microsoft mais ça pourrait être Google ou d’autres, ce sont des boîtes qui ont des contrats actifs avec le ministère de la Défense US, ce sont des gens qui ont eu… Vous avez dû voir ce qui s’est passé avec GitHub, les gens qui étaient contre le fait que Microsoft soutiennent ICE [United States Immigration and Customs Enforcement] qui est, en fait, la police de l’immigration qui a enfermé des enfants aux États-Unis dans des conditions absolument catastrophiques. Soudain, se pose la question de ce que l’on finance, c’est-à-dire qu’au départ on ne finance pas uniquement un développement, on finance aussi des gens qui vont avoir des destins singuliers et, en fait, on paye la R & D de Google, Facebook et des autres et en retour, ce qu’on a, c’est la radicalisation algorithmique, ce sont les fake news, c’est l’optimisation fiscale. Donc il y a aussi une question de regarder à plus long terme quelles sont les conséquences de nos actes.

En fait, cette transition du modèle politique des plateformes qui est devenu un modèle assez agressif, notamment avec le Brexit et Trump, c’est quelque chose qui n’avait pas été anticipé par les gens qui en faisaient la promotion. Pour eux, on était encore dans « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » d’il y a dix ans où on faisait des applications, c’était fantastique, Uber c’était fantastique, Deliveroo c’était fantastique, et aujourd’hui on se rend compte qu’on a, d’une certaine manière, optimisé ces outils qui ont une vision politique. J’appelle les suprémacistes numériques. Pour moi typiquement, le profil du suprémaciste numérique c’est Cédric O qui est d’ailleurs le père fondateur du Health Data Hub dans sa mission. C’est l’idée de se dire qu’en fait l’État ou la société n’est qu’un modèle mathématique que l’on peut modéliser à merci indépendamment des conséquences.

En fait, cette vision est de plus en plus forte. Vous l’entendez quand les gens vous parlent des data, « grâce aux data, grâce aux data », le monde qu’on est en train de nous donner c’est un monde de modélisation et un monde dans lequel on ne tient pas vraiment compte des conséquences de ces modélisations, des conséquences de ces usages, de ces produits. On est, en fait, dans une situation assez drôle c’est qu’aujourd’hui l’intérêt de ces plateformes est diamétralement opposé à celui, évidemment, de notre société. C’est aussi pour ça que je promeus l’idée d’un slow Web. Pour moi, le rôle d’un État c’est aussi de ralentir la société, ce n’est pas de l’accélérer à tout prix.

Ce choix sur étagère qui, à priori, semble neutre, en fait injecte une vision politique dans le logiciel que l’on fait tourner. D’une certaine manière ça me fait regretter le logiciel plan-plan, pas forcément incroyable, mais plan-plan des deux ou trois générations précédentes.
Fabrice Epelboin : C’est clair qu’aujourd’hui les grands acteurs de la technologie sont des acteurs politiques de premier plan. Il y en a certains qui ne sont pas très clairement positionnés, qui essayent d’avoir une relative neutralité, je pense à Apple, mais les autres sont très clairement engagés dans des camps politiques. Facebook a très clairement pris le parti de Donald Trump, là où Twitter est très clairement anti-Trump. Amazon, en ce moment, quand on connaît l’actionnaire d’Amazon, ça n’est un secret pour quiconque, est radicalement anti-Trump également. Et toutes ces sociétés vont aller se positionner non seulement dans des camps politiques mais aussi des projets de société. Transformer la société en algorithmes et l’aborder par la data ce n’est pas neutre, c’est très précisément ce qu’a fait Cambridge Analytica [11].

Donc il y a un vrai projet de société derrière, qui est connu de peu de monde, en tout cas qui, pour l’instant, ne suscite pas beaucoup d’inquiétude. Je me souviens de conversations que j’ai eues avec des gens qui me disaient « oui, le transhumanisme, peut-être, un jour, mais pour l’instant c’est un peu une vision » et qui ne réalisaient pas du tout que le transhumanisme c’est ce qu’on a vu à l’œuvre aux États-Unis et qu’on est en plein dedans. La transformation de la société par le transhumanisme a commencé, on est au tout début mais ça a commencé.

Il y a une incompréhension politique de ce que ces acteurs peuvent avoir comme intérêt et surtout la facilité avec laquelle, typiquement, on a privatisé une partie de la justice française relative à la liberté d’expression auprès d’un acteur qui est très clairement positionné pour Trump, pour les fake news et pour, on va dire, ce renouveau du populisme. C’est fascinant comme stupidité politique !

Mon diagnostic c’est qu’il y a vraiment un manque total de compréhension non seulement de la réalité de ce que sont les technologies, mais de la dimension politique qu’elles ont prises et c’est extrêmement dangereux d’avoir comme dirigeants des gens qui sont à ce point ignares.
Bertrand Lenotre : On va terminer tous les quatre, si vous voulez bien, par la solution, les solutions possibles, est-ce qu’il y a un électrochoc possible de la société française, des sociétés non-américaines occidentales on va dire, qui sont en mesure de proposer des solutions technologiques et d’avoir une forme de souveraineté technologique ? Est-ce qu’il y a un électrochoc possible qui pourrait nous amener à créer quelque chose ?

On en a déjà parlé, il y a des opérations qui se font avec de plus en plus de prise de conscience de cette nécessité de la souveraineté, mais qu’est-ce qu’il faudrait pour que le grand public s’en empare, comprenne que là la ligne rouge est franchie et que, vraiment, on est en train d’aller vers un danger qui sera suprême et qui sera bien plus politique et social que technologique à l’arrivée ? Tariq.
Tariq Krim : Je voudrais dire que la première des choses qui est importante, c’est de comprendre qu’une autre vision du numérique est possible. On se rappelle tous les débuts de l’Internet, c’est-à-dire finalement les débuts avant la plateformisation à outrance, le culte de la vanité, l’algorithmisation de tout. C’était une époque agréable à vivre. C’était une époque où on avait l’impression que l’Internet était une forme d’extension de nos vies. Aujourd’hui c’est devenu une prison, quelque chose de suffocant. Donc ça c’est la première des choses.

La deuxième, je dirais qu’il y a un vrai problème de RH [ressources humaines]. Je l’avais déjà dit dans le rapport que j’avais rendu à Fleur Pellerin il y a six ans. On a de très bonnes personnes, de très bons développeurs, on a de très bonnes écoles, mais ces gens ne travaillent pas au niveau où ils devraient être. Aux États-Unis, quand ils sont chez Google, c’est le CTO [Chief technology officer] de Linkedin, c’est le responsable du cloud de Google, c’est l’inventeur ou le co-designer de Kindle. Ou, dans le cas de feu Jean-Marie Hullot qui est un de mes mentors, le développeur originel de l’ìPhone. C’est ce niveau. Quand ils travaillent en France, en fait, on les met dans le huitième sous-sol de Bercy ou on leur demande de sortir de leurs compétences technologiques pour devenir des super chefs de projets, des gens qui essayent plus ou moins de bâtir des éléments de langage.

Au-delà du fait qu’il y a un autre projet numérique qui existe, il y a un problème de RH, et la troisième chose c’est de savoir où on veut aller. Je pense que la question est à la fois française et européenne. On est dans un monde où on n’a plus autant de ressources que l’on souhaite. On s’est rendu compte qu’on atteint un gap au niveau écologique mais également au niveau de la production d’énergie. On va arriver maintenant à un moment où la production arrive à certains pics. Donc la question c’est comment vit-on dans un monde qui est moins matériel ? Eh bien il faut avoir des biens immatériels riches, de qualité, et on peut se poser la question.

Pour moi, le seul compétiteur par exemple de Netflix c’est l’Ina [Institut national de l’audiovisuel]. Si on faisait un service qu’on mettait gratuit avec l’ensemble des données, de tous les films, tout ce qui a été produit par la télévision publique depuis 50 ans, on aurait quelque chose d’absolument incroyable qui pourrait être réutilisé par les professeurs, qui permettrait, en fait, de construire une contre-proposition. Aujourd’hui on essaye de faire, entre guillemets, un « sous-Netflix » en se disant comme on a les droits des séries américaines, pour l’instant on va re-packager les choses — c’est un peu ce qu’a fait Canal+ en disant on fait un truc un peu similaire —, alors que pour moi il faut une vision radicalement différente.

C’est la même chose pour l’Éducation. L’Éducation c’est un terreau incroyable pour développer des nouvelles choses, mettre en avant de nouveaux logiciels, appendre, en fait, à la prochaine génération à utiliser ces outils, à les fabriquer, à comprendre comment un ordinateur marche parce que c’est aussi le problème maintenant, c’est qu’on est un peu dans le mythe du cargo. C’est-à-dire qu’on arrive, on a un téléphone, on ouvre une boîte, il y a un appareil qui s’allume. C’est un demi-dieu qui sait tout de nous et on ne sait même pas comment il fonctionne. Donc il faut vraiment reprendre complètement ce qui n’a pas été fait depuis au minimum deux/trois gouvernements et relancer une politique où la technologie fait partie de notre vie. La seule question qui se pose c’est la question de la balance, on parlait de la ligne rouge, c’est-à-dire où la technologie commence, où elle s’arrête, quelles sont les règles, les clarifier et ne pas, en fait, se donner le sentiment que la technologie est illimitée.

Ce qui est fascinant dans les religions c’est que toutes les religions, d’une certaine manière, apprennent aux gens à gérer l’abondance. Par le jeûne, le ramadan, enfin plein de choses, on append à gérer l’abondance. Et dans ce monde numérique qui est, en fait, une forme de nouvelle religion on nous a intégrés dans cette abondance, dans cette d’infinité et ça ne marche pas, ça rend les gens fous. Le rôle d’un État, mais aussi le rôle de la société, c’est d’apprendre à construire des limites à cela – le terme de limite me gêne un peu – une balance entre ce monde infini et la réalité dans laquelle on vit et apprendre à gérer les deux. Si on ne fait pas ça, on sera effectivement dans un monde où les formules mathématiques où on peut simuler, dans la simulation de la simulation, comme dans Enception et, à la fin, on a l’impression qu’on connaît le monde alors qu’en fait on ne connaît qu’une petite partie du monde. Donc il faut revenir à une balance, un équilibre et, j’allais dire, presque aux textes fondamentaux. Tout ça a été vu et revu par les pionniers de la cybernétique, l’intelligence artificielle dans les années 60, qui étaient des chercheurs et des philosophes. Maintenant on a rétréci notre vue et on est, en fait, dans le discours marketing. Tu parlais de transhumanisme, je ne sais toujours pas ce qu’est le transhumanisme, en tout cas, ça marche bien d’un point de vue marketing.
Fabrice Epelboin : Je pense qu’il y a une piste à explorer parce qu’on est quand même dans un momentum. On est en plein dans une épidémie terrible qui a mis en valeur comme jamais la réalité de ce que c’est que la souveraineté, à tout niveau. Il y a réel problème avec la santé en France, ça n’aura échappé à personne, et, qui plus est, on se retrouve avec ce très mauvais timing de la part de Cédric O qui fait que cette histoire de hub, de data, destiné à être le futur de notre santé publique, on vient de le passer aux Américains. Peut-être qu’il serait temps d’expliquer à la population ce qu’on serait en droit d’attendre d’un tel hub de data.

À partir du moment où on aura toutes les données de santé des Français et qu’on aura ces algorithmes d’intelligence artificielle pour les ausculter, on va être en mesure de commencer à faire de nouvelles formes de santé, à faire de la santé prédictive, à repérer des problèmes qui étaient totalement invisibles jusqu’ici, à mieux les adresser, à faire des politiques de santé beaucoup plus fines, et tout ça va potentiellement nous apporter un confort absolument spectaculaire qui devra bien compenser, effectivement, une décroissance qui s’annonce absolument inévitable.

Aujourd’hui, l’enjeu c’est de savoir si on sera maîtres et souverains de toute cette plus-value de santé qui est promise par ces technologies ou si on l’achètera en abonnement, comme n’importe quel service cloud, aux Américains, quitte à se retrouver dans des situations très compliquées d’un point de vue géopolitique. Les États-Unis évoluent à une vitesse folle et on pourrait tout à fait demain se retrouver dans une situation tout comme les Iraniens où, du jour au lendemain, ils coupent les vivres. Et là, on se retrouverait sans système de santé.

Ce sont des problèmes qui sont critiques et qui sont de très long terme. C’est vraiment un projet de société qu’on a bazardé en douce sans même un appel d’offres. On a, à mon avis, le momentum pour que tout le monde comprenne une problématique qui est pourtant très pointue d’intelligence artificielle et de cloud. C’est vraiment maintenant qu’il faut le faire.
Damien Douani : Pour conclure sur tout ça, pour aller dans le sens, bien sûr, de Tariq et de Fabrice, pour ajouter un élément, je pense qu’il faut rendre tangibles les choses. Je pense que tout ce qu’on se raconte entre nous c’est intellectuellement très intéressant, mais, pour n’importe qui dans la rue, ça lui passe 10 000 au-dessus. Sauf si on explique que du jour au lendemain leur carte vitale ne peut plus fonctionner, sauf si on leur explique par exemple que, pendant la crise du covid, on ne pouvait plus trouver de paracétamol parce que la molécule est fabriquée en Chine et elle n’est plus développée dans les laboratoires en France, ni même en Europe.

Ce genre de choses permet d’expliquer très concrètement la même chose. En expliquant que vous ne pourrez plus trouver de paracétamol parce que la molécule n’est plus exportable, eh bien peut-être que demain on ne pourra plus forcément exploiter vos données parce que les données seront ailleurs et gérées autrement, par un acteur qui n’est pas nous.

Je pense qu’il y a un vrai élément par rapport à ces notions de propriété d’État, si on peut dire ça, sans rentrer dans des logiques qui pourraient faire penser à des idéologies communistes ou autres, ce n’est pas la question. La question c’est quels sont aujourd’hui les enjeux d’État et justement les éléments sur lesquels le pouvoir doit pouvoir préempter son pouvoir régalien, comme à une époque la monnaie. Il y a vraiment ces éléments-là qui sont très clairement des enjeux clefs et qu’il faut rendre vraiment tangibles à la population à qui, à mon avis, il manque cette notion de tangibilité. Pour autant, on est à un moment clef de notre histoire qui fait que c’est plus que jamais maintenant qu’il faut arriver à expliquer ça.
Bertrand Lenotre : Avec la nécessité d’avoir une génération qui soit formée dès le plus jeune âge à ces questions-là. C’est un vrai problème crucial et c’est un problème quasi insoluble en matière de temps. C’est-à-dire qu’il faut réagir tout de suite parce que c’est urgent et, en même temps, former toute une population, toute une génération nouvelle à comprendre ces enjeux-là. On va avoir du boulot et du pain sur la planche pour faire tout ça. Il va falloir encore quelques podcasts, j’ai l’impression.

Merci à vous trois d’être venus en parler aujourd’hui, c’était passionnant, il y avait plein de choses intéressantes. Vous pouvez réagir dans les commentaires, je m’adresse à ceux qui nous écoutent, vous avez plein d’endroits où ça se passe, plein de plateformes différentes. On est aussi dans le royaume de la plateformisation et vous pourrez nous interroger là-dessus plus tard.

Merci Tariq. Merci Fabrice. Merci Damien. À +.
Tariq Krim : Merci.
Damien Douani : Ciao.
Fabrice Epelboin : Merci à tous.