Delphine Sabattier : Bienvenue dans Politiques Numériques alias POL/N, l’émission politique sur le numérique. Je suis Delphine Sabattier et je reçois des élus, des penseurs du numérique, pour débattre des questions de politiques publiques qui sont menées au niveau local, national, mais aussi à l’échelon européen. Aujourd’hui cet épisode est consacré aux tensions entre sécurité, lutte contre le terrorisme et libertés individuelles que j’aurais pu titrer, « L’ère de l’ultra surveillance numérique ».
Avec moi, deux brillants débatteurs. Maître Emmanuel Daoud, bonjour.
Emmanuel Daoud : Bonjour.
Delphine Sabattier : Vous êtes avocat au barreau de Paris et aussi près de la Cour pénale internationale. Au titre de vos engagements personnels, vous êtes avocat à la FIDH [Fédération internationale pour les droits humains], à la LDH [Ligue des droits de l’Homme], RSF [Reporters sans frontières], MSF [Médecins Sans Frontières], Notre Affaire à Tous. Je vous ai rencontré à l’occasion d’un exercice de procès fiction organisé par l’association Les Jurisnautes [1] dont vous êtes membre, qui nous prépare, comme ça, à ces questions de droit qui se poseront demain et vous êtes, en outre, l’auteur de plusieurs articles sur le sujet de notre débat aujourd’hui.
Et puis Fabrice Epelboin, bonjour.
Fabrice Epelboin : Bonjour.
Delphine Sabattier : Un des pionniers de la pensée du numérique en tant qu’objet politique et transformateur de la société, entrepreneur, innovateur, enseignant, expert en cybersécurité, vous êtes un défenseur actif, pour ne pas dire un activiste, des libertés numériques, de la neutralité du Net, des Creative Commons, de l’e-démocratie. Pour vous, la tech est un combat de société, pour reprendre la baseline de votre podcast Les Éclaireurs du Numérique [2].
Merci d’être là tous les deux. Fabrice, peut-être peut-on commencer ensemble. Est-ce que, pour vous, nous sommes aujourd’hui déjà sous surveillance numérique de l’État ?
Fabrice Epelboin : Oui et depuis longtemps. La surveillance biométrique par vidéosurveillance, qui a défrayé la chronique, dans les faits elle a commencé son déploiement en 2015 lorsque Bernard Cazeneuve était Premier ministre et aujourd’hui elle est largement déployée dans plus de 200 communes. On a tenté de légaliser, maladroitement, à l’occasion des Jeux olympiques, ça ne s’est pas très bien passé, du coup ça a buzzé, mais la réalité c’est que le déploiement de la surveillance de masse a commencé en 2015.
Delphine Sabattier : De la vidéosurveillance. Pendant les JO, c’était l’expérimentation avec l’utilisation algorithmique justement, l’expérimentation prolongée.
Fabrice Epelboin : L’expérimentation, sachant que l’expérimentation a commencé en 2015, 2015-2024, ça donc fait neuf ans que l’expérimentation, en pratique, a commencé à être largement déployée.
Et pour ce qui est de la surveillance de masse, celle que mes petits camarades et moi dénoncions en 2008/2009 avec l’affaire Amesys, Bull [3] qui est devenu Atos, ça a commencé à être déployé quand Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur.
On a une tradition française de déployer et d’utiliser ces technologies bien avant la légalisation, ce qui rend le droit intéressant mais pas effectif du tout. Ce qui manque aujourd’hui, pour passer vraiment à ce que d’autres pionniers, comme La Quadrature du Net [4], appellent le techno-fascisme, c’est juste une question de volonté politique et d’utilisation de l’article, dans la Constitution, pour déclarer un état d’urgence qui permettrait d’utiliser ces outils-là. Mais ils sont là, ils sont déployés, ils sont en place. Parfois ça ne marche pas bien. Typiquement, on aurait voulu faire des coupures de TikTok et Snapchat de façon plus localisée, en Nouvelle-Calédonie, mais techniquement on n’était pas en mesure de le faire, donc on s’y est pris à la hache. On serait certainement beaucoup plus en mesure de le faire si, d’aventure, on avait à nouveau des émeutes comme celles qui ont fait suite à la mort de Nahel ou des choses comme ça.
Et puis, on est dans une société où l’insécurité n’est pas un mythe ou un sentiment. Cet après-midi encore, à l’heure où on enregistre, il y a eu un enlèvement crapuleux dans le 11e arrondissement, ça commence à être quelque chose qui n’est pas tout à fait hebdomadaire mais qui est très clairement mensuel en France. Donc, de toute façon, on va avoir une réponse qui sera de l’ordre de l’autoritarisme et qui s’appuiera sur ces technologies-là. Est-ce que ce sera la voix Bukele [Nayib Bukele, président de la République du Salvador] ? Est-ce que ça sera la voix plutôt de la techno-surveillance ? Ce sera probablement un mix des deux, nous auront notre originalité. Mais les technologies sont en place et aujourd’hui il y a fort à parier que, dans l’opinion publique, la volonté de sacrifier ses libertés, qui en réalité sont déjà de l’histoire ancienne, pour plus de sécurité, remportera une très vaste majorité.
Delphine Sabattier : Ça me rappelle Alex Türk, de la CNIL [président de 2004 à 2011], qui disait, il y a une dizaine d’années, qu’il faut arrêter d’avoir peur de Big Brother, il est déjà là.
Est-ce que vous avez la même vision, Emmanuel Daoud, que celle de Fabrice sur cette surveillance étatique ?
Emmanuel Daoud : Peut-être, en propos liminaire, rappeler que cette tension et cette dynamique entre sécurité et liberté, est déjà dans la pensée occidentale, puisque, sauf erreur de ma part, dans Léviathan Hobbes [5] disait que la première des libertés c’est la sécurité et qu’il fallait que les citoyens confient leur liberté à un souverain qui allait la garantir au travers de la sécurité. Deux siècles plus tard, je me suis remis dans De la liberté et de la nécessité : la première des libertés c’est la liberté et il faut la protéger, c’est le principe cardinal. Et, s’il y a des atteintes à la liberté, il faut qu’elles soient proportionnées et on retrouve cette question, ce concept de la proportionnalité dans les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne.
Ensuite, là où je vous rejoins, Michel Foucault, dans Surveiller et punir : Naissance de la prison [6], dit qu’on va avoir une surveillance panoptique, c’est-à-dire à bas bruit, diffuse, et ces technologies du numérique permettent cette surveillance diffuse, voire parfois recherchée et voulue par les citoyens et les citoyennes. Quand il y a eu les attentats terroristes, qui ont endeuillé notre pays, certains d’entre nous avons dit que cette loi de l’état d’urgence, qui prévoyait de nouvelles mesures, les IMSI-catchers [7],etc., allait se retrouver dans le droit commun et ça s’est retrouvé dans le droit commun.
Fabrice Epelboin : Sans surprise.
Emmanuel Daoud : Sans surprise. Il ne s’agit pas de s’auto-flageller, mais face à la montée de l’insécurité, du risque terroriste, lorsque l’on met en balance la sécurité et la liberté, la réponse de l’opinion publique c’est : plus de sécurité. Je me souviens que lorsque je discutais avec des magistrats, même dans les écoles ou les lycées quand on essaie faire un peu d’éducation civique, les gens disaient « mais moi je n’ai rien à cacher, donc on peut me surveiller, même à mon insu. »
Delphine Sabattier : Moi aussi, je l’ai beaucoup entendu !
Emmanuel Daoud : On l’a beaucoup entendu. Donc j’expliquais, je disais « vous êtes dans votre chambre à coucher, vous êtes avec votre amoureux ou votre amoureuse, et il y a un gars qui débarque à trois heures du matin dans votre lit avec un grand sac, ce n’est pas le père Noël. Il ouvre le sac et il vous lit tout ce que vous vous êtes dit et échangé depuis des mois et des mois. » Ça peut être des secrets inavouables, on a tous son jardin secret, parfois on ment, parfois on dissimule la réalité. Quand on dit les choses ainsi, les gens commencent à réfléchir. Mais face à l’insécurité, il y aura de plus en plus de surveillance.
Je rejoins votre analyse : est-ce qu’aujourd’hui les dispositifs juridiques permettent d’assurer, aux citoyens que nous sommes, que le contrôle de masse est proportionné ? La réponse est non, parce que nous avons toujours un train de retard. D’ailleurs, la seule façon d’assurer un contrôle juridictionnel effectif, qui soit un contrôle qui permette de défendre les libertés, qui soit proportionné, c’est que le juge puisse intervenir à priori et ce n’est pas le cas, c’est toujours un contrôle à posteriori. Je le dis sans esprit polémique, certains dispositifs, comme la géolocalisation, peuvent être autorisés par le procureur de la République pendant une durée de 15 jours et après c’est le juge des libertés et de la détention, si on veut prolonger, donc un juge du siège, qui va autoriser cette prolongation. Le procureur de la République, dans notre pays, c’est le droit positif, il n’est pas considéré par la Cour européenne des droits de l’homme comme un juge, ça fait hurler les procureurs, mais c’est la réalité. Quand on pratique le droit, la procédure pénale dans les matières dites antiterroristes, on s’aperçoit qu’il y a un rouleau compresseur de tous les services de l’État – police, gendarmerie qui nous protègent, je suis très content qu’on me protège – et les magistrats, une espèce de bloc uniforme qui fait qu’il faut protéger les Françaises et les Français, on va dire les habitants sur notre territoire et si, parfois, il y a de la casse au regard de la défense des libertés, eh bien tant pis.
Delphine Sabattier : Ce que vous dites est intéressant, « on a toujours un train de retard dans la protection, finalement, des libertés » et, d’un autre côté, on entend « on a toujours un train de retard, nous, forces de sécurité sur les technologies ».
Je voulais vous faire réagir sur ce qui s’est passé au moment de la discussion de la proposition de loi narcotrafic, pour lutter contre le trafic de stupéfiants, avec, d’un seul coup, le spectre de backdoors dans les messageries chiffrées qui a ressurgi. Peut-être une petite explication rapidement : c’est une proposition de loi votée par le Sénat qui obligeait les messageries chiffrées de bout en bout, qui garantissent véritablement une confidentialité des échanges, à créer des accès aux discussions des utilisateurs pour les services d’enquête de l’État. Ça revient, en fait, à installer des backdoors, des portes dérobées, des failles techniques, donc à affaiblir toutes ces technologies robustes qui protègent aujourd’hui la confidentialité, qui créent de la confiance dans les outils numériques et à menacer aussi la cybersécurité.
Ce chiffrement de bout en bout a encore une fois, je dirais, quand même résisté aux assauts puisque l’article en question a été supprimé, mais pour combien de temps ? Est-ce que vous êtes optimistes là-dessus ? Parce que, en même temps, ça a été un moment de pédagogie aussi pour les parlementaires.
Fabrice Epelboin : Tout à fait optimiste, parce que si jamais cet article de loi était passé Signal, WhatsApp auraient quitté la France, auraient fait un trait sur un marché de 70 millions d’habitants, nowhere country, comme dirait Vance. Ce n’est pas une loi d’un petit pays dans un coin qui va changer grand-chose à tout ça.
Introduire une faille de sécurité dans ces dispositifs de communication non seulement c’est complètement aberrant d’un point de vue technique, l’histoire regorge d’anecdotes ; typiquement, les Américains installent des backdoors qui sont ensuite découvertes par les Russes qui les instrumentalisent pour donner des catastrophes, c’est donc vraiment une catastrophe en devenir et une catastrophe inévitable, la faille finira toujours par être découverte. Qui plus est, ça ferait non seulement plonger en bourse les actions de ces entreprises parce qu’elles sont en partie basées sur la confiance accordée par le public, mais plonger en bourse la crédibilité et la confiance envers le gouvernement dans une société qui, tout d’un coup, se retrouverait dans un bouquin de Michel Foucault, avec vraiment la sensation d’être dans la prison panoptique quelle qu’elle soit et on a déjà cette société-là qui est mise en place.
Je suis fasciné. Étant un personnage un peu public sur ces sujets-là, j’ai eu des conversations complètement martiennes avec des voisins qui étaient des petits commerçants et qui étaient persuadés, au prétexte qu’ils utilisaient le cash dans leurs caisses de boulanger ou de cordonnerie, que le fisc les écouterait quand, éventuellement, ils échangeraient avec moi par messagerie ou par téléphone. J’ai essayé de leur expliquer que le fisc n’a absolument pas les moyens de mettre sous écoute le boulanger du coin de la rue, que c’est complètement irréaliste comme façon de penser. Malgré tout, cet état d’esprit est déjà installé dans la société. La surveillance est quelque chose de techniquement très complexe.
Delphine Sabattier : Une forme d’acceptation en fait, c’est ça ?
Fabrice Epelboin : Je vais oser le mot, de complotisme. On sort de 20 ans de négation totale de l’État qui se fout totalement de la loi et qui la bafoue à intervalles réguliers pour installer des systèmes de surveillance, des dispositifs de plus en plus complexes entre le Deep Packet Inspection [8], Pegasus [9], les backdoors, les machins qui font que toute personne n’ayant pas un solide background technique n’y comprend légitimement rien ; un contre-feu des gens qui veulent absolument protéger la réputation d’un État qui aurait systématiquement raison et qui vont eux-mêmes raconter n’importe quoi et perdre en crédibilité. Donc une population qui essaye de recomposer, des gens qui s’imaginent qu’effectivement le micro de l’iPhone les écoute à leur insu en permanence, ce qui n’est pas le cas, qui est une litote qui revient régulièrement dans les médias qui n’y comprennent rien et qui contribuent à cette grande confusion, donc une société paranoïaque.
Delphine Sabattier : Il y a un terreau de complotisme, finalement.
Fabrice Epelboin : Ce complotisme a été créé de toute pièce par l’État et, quelque part, des gens, comme moi, qui essayons non pas de démêler le vrai du faux, qui essayons d’expliquer ce que sont ces technologies de surveillance et la façon dont elles vont impacter nos gouvernants, nous devenons parfaitement inaudibles entre des gens qui sont sous panique et qui, au prétexte qu’ils piquent dans la caisse, sont persuadés que le fisc écoute leurs conversations téléphoniques, des politiques qui mentent à tour de bras en disant « non, pas du tout, on réfléchit à une expérimentation » alors que le truc est en place depuis huit ans, le complotisme est logique dans cet état de fait. Le complotisme c’est le soupçon et le soupçon est parfaitement légitime face à des gens qui nous mentent de façon continue et qui bafouent la loi.
J’aime beaucoup l’architecture de la loi, la République, tout ça, mais on est sorti de l’état de droit. De toutes ces technologies surveillance, aucune n’obéit à l’état de droit, aucune, et depuis très longtemps.
Delphine Sabattier : Je vois le temps qui passe très vite. Je voulais vous faire réagir aussi sur le texte, l’AI Act [10] qui a été adopté au niveau européen. On a cette exception sur la sécurité nationale, c’est-à-dire que les outils de reconnaissance biométrique, de reconnaissance faciale, de reconnaissance des émotions sont interdits, jugés à haut risque.
Fabrice Epelboin : De classement ethnique.
Delphine Sabattier : Ils sont donc interdits dans l’espace public, avec une exception pour la sécurité intérieure, la défense et l’ordre public également. D’ailleurs, ce sont visiblement des exceptions qui ont été poussées par la France si on en croit une enquête de Disclose. Je voulais avoir votre sentiment là-dessus : est-ce que ce sont des outils nécessaires, aujourd’hui, dans la lutte contre le terrorisme, des outils dont ont besoin justement aussi les avocats ? Est-ce que ce sont des exceptions qu’on peut comprendre ? Ce que je veux dire par là c’est que, finalement, ces exceptions existent déjà, c’est un état de fait. Le fait qu’elles soient inscrites dans la loi, ça clarifie les choses en même temps.
Emmanuel Daoud : Oui, vous avez évidemment raison, Delphine. Dans le Code de sécurité intérieure, je ne sais plus quels sont les articles, peu importe, il y a déjà ces exceptions qui étaient prévues pour d’autres techniques d’interception ou de tentatives de déchiffrement. Les exceptions afférentes à la protection de la sécurité nationale, aux intérêts supérieurs de la France, sont déjà inscrites dans la loi et là, au travers de l’AI Act, on prend en considération cette nouvelle technologie pour essayer de l’appliquer, de toujours se prémunir, pour dire « s’agissant de la sécurité, grosso modo on peut faire, il n’y a pas de limite ».
Vous avez certainement raison de dire que les dispositifs juridiques sont peut-être inefficaces, néanmoins ils ont le mérite d’exister. La Cour européenne des droits d’homme et la Cour de justice de l’Union européenne rappellent des principes avec des décisions qui ont marqué l’histoire judiciaire et qui ont garanti contre la Russie, contre la France, contre le Royaume-Uni, des dispositifs pour les libertés individuelles. Et s’agissant de cette exception à la sécurité, pour les besoins de la sécurité, il y a un principe de base qui veut que, y compris dans ce domaine-là, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme [11], qui protège la vie privée, doit être appliqué par les autorités administratives, doit être respecté par les autorités administratives et appliqué par les juridictions à toutes les étapes de ces opérations d’utilisation de ces nouvelles technologies.
Delphine Sabattier : Comment s’en assure-t-on ?
Fabrice Epelboin : Ça ne peut pas être fait, ça n’est pas possible.
Emmanuel Daoud : Est-ce que c’est fait ? La réponse est « je n’en sais rien. » Est-ce qu’il y a des abus ? La réponse est oui. Est-ce qu’on va vers une généralisation des abus ? La réponse est vraisemblablement oui et il appartiendra aux citoyens et aux citoyennes, encore une fois éclairés, de savoir où ils mettent le curseur.
Je rappelle, sans faire de politique à deux balles, pour m’exprimer de façon triviale : à partir du moment où vous avez un discours politique général en ce moment, dans notre pays, qui alimente les peurs, qui attise les haines, qui désigne des ennemis de l’intérieur, qui, dès qu’on sort, on a l’impression qu’on va être attaqué ou égorgé par exemple par des méchants islamistes, donc sous ce couvert-là on dit au bon peuple « allez-y, donnez-nous les moyens de lutter contre vous. »
Fabrice Epelboin : Vous ne pouvez pas dire ça le jour où des types se font enlever dans le 11e arrondissement !
Emmanuel Daoud : Je poursuis, je ne vous ai interrompu. Il y a un sentiment d’insécurité, mais il faut raison garder. Quand on regarde les statistiques du ministère de la Justice, contrairement aux idées reçues notre société n’est pas plus violente. Par exemple à l’époque, en 1900, il y avait plus d’homicides dans Paris, cinq ou dix fois plus qu’aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que les gens attaquaient au couteau.
Fabrice Epelboin : Vous n’allez quand même pas m’obliger à citer Bauer [Alain Bauer, professeur de criminologie].
Delphine Sabattier : On ne va pas rentrer dans le débat sur la sécurité. En tout cas, j’entends que, selon vous, c’est un prétexte à imposer de nouvelles règles.
Je voulais qu’on réagisse aussi sur l’affaire Telegram avec l’arrestation de Pavel Dourov [12] qui montre quand même les difficultés de coopération, visiblement, entre les plateformes du numérique et les autorités, les services d’enquête.
Fabrice Epelboin : Strictement la justice. Ils avaient déjà une coopération ouverte avec le renseignement. Sur Pavel Dourov, il y a la façon dont la presse l’a présenté et puis la réalité des faits.
Delphine Sabattier : Quelle est la réalité selon vous ?
Fabrice Epelboin : La réalité c’est que Pavel Dourov ne coopère absolument pas avec la justice française. Les demandes de la justice française, tout comme celles de la justice d’une centaine d’autres pays qui peuvent fournir une multitude de demandes qui vont directement dans la poubelle. Par contre, il y avait une ligne ouverte avec nos services de renseignement qui servait à des fins terroristes, qui savait d’autant plus que Telegram est sans doute ce qu’il y a de moins sécurisé dans le genre messagerie instantanée, quasiment rien n’est chiffré à part sur demande expresse, préalable, des conversations one to one, mais dès que c’est en groupe ce n’est pas chiffré, c’est ouvert aux quatre vents, l’API est ouverte, c’est très facile à surveiller et ça a fait les choux gras de tout un tas de services de renseignement. Il n’y a pas eu que des accords avec les services de renseignement français, il y a eu des accords avec les services de renseignement émiratis et on a quelques soupçons sur la possibilité qu’il y en ait aussi avec les services russes. Tout ça piochant allègrement dans une vaste quantité de données qui sont quasiment à disposition et qui leur permettent d’étudier de très près des gens qui s’imaginent être en sécurité parce que, à commencer par toute la Macronie au début du premier quinquennat de Macron, tout le monde était persuadé que Telegram était crypté, donc tout allait bien. En réalité rien n’est crypté, ce n’est même pas chiffré et c’est une source ouverte fantastique.
Ce qui s’est passé avec l’arrestation de Pavel Dourov, aujourd’hui assigné à résidence en France, c’est une problématique entre la justice française et Pavel Dourov, pas entre l’État français et encore moins entre l’exécutif.
Delphine Sabattier : Quelle est votre lecture de cette affaire ?
Emmanuel Daoud : Comme je défends des personnes dans ce dossier, je suis soumis au secret de la procédure et de l’instruction.
Delphine Sabattier : Je l’ignorais.
Emmanuel Daoud : Je dois vous répondre de façon conforme à ma déontologie d’avocat.
Telegram ne coopérait pas avec les autorités judiciaires et les autorités policières. C’est une réalité tout à fait factuelle, documentée.
Fabrice Epelboin : Que avec le Renseignement.
Emmanuel Daoud : Il y avait des réseaux de prostitution, d’exploitation sexuelle des mineurs, d’exploitation sexuelle des femmes, de la vente d’armes, du narcotrafic et tout cela était hébergé par Telegram. Je ne suis pas en train de dire que Telegram était un complice de ces réseaux criminels, je suis simplement en train de dire que lorsqu’il y avait un besoin de renseignement pour essayer d’identifier, mais aussi de protéger, protéger des enfants, protéger des femmes, protéger des personnes qui devaient être protégées, Telegram refusait de coopérer. C’est parce qu’il y a eu cette volonté de ne pas coopérer que, finalement, il y a eu le passage à une action judiciaire. Monsieur Pavel Dourov et Telegram bénéficient de la présomption d’innocence, ils ont été mis en examen, on verra ce que ça donnera. Je trouve que cette affaire est une affaire emblématique de la capacité de l’appareil judiciaire à pouvoir réguler. Peut-être que monsieur Dourov et Telegram ne seront pas renvoyés en correctionnelle et bénéficieront, au final, d’un non-lieu, mais d’ores et déjà il y a un avant et un après. On ne peut pas faire n’importe quoi. Il faut s’en féliciter.
Delphine Sabattier : Ça veut dire qu’on a déjà les outils aujourd’hui.
Emmanuel Daoud : On a les outils et Telegram, évidemment ça a été du donnant-donnant, a d’ores et déjà permis la communication d’énormément de données que, jusque-là, il refusait de communiquer, pour justement permettre un certain nombre de procédures pénales et pas deux, pas trois, des centaines, d’avancer, pour permettre, le cas échéant, d’identifier les auteurs d’infractions et parfois d’infractions extraordinairement graves.
Delphine Sabattier : On a donc les outils juridiques aujourd’hui pour réguler, modérer ces plateformes, c’est ce que vous dites. On a des outils de surveillance qui sont déjà très largement déployés, donc on n’a pas besoin d’autre chose en fait, on pourrait s’arrêter là aujourd’hui.
Fabrice Epelboin : On a besoin d’un changement de volonté politique, certainement de pas mal d’ajustements législatifs, mais pour l’instant, le moins qu’on puisse dire c’est que ça ne marche pas du tout, alors qu’on a d’autres pays dans lesquels ces technologies sont installées et ça marche très bien.
Delphine Sabattier : Aujourd’hui la technologie, le numérique ne posent pas un défi particulier en matière de sécurité ?
Fabrice Epelboin : Il y a quand même le problème de la recevabilité de la preuve. On a eu une affaire assez rigolote à Rennes, il n’y a pas longtemps : la préfecture, qui a déjà largement utilisé des drones, un peu comme partout, surveille des milices armées et le filme a été publié. On a une milice qui, d’ailleurs, se protège des drones avec des parapluies, qui se faufile dans la foule, défonce quelqu’un, puis se disperse. Les preuves sont là, elles sont versées au tribunal et ce n’est pas recevable parce que ce n’est pas dans la zone qui a été… C’est donc juste une question d’ajustement législatif.
Le jour où la totalité du territoire sera possiblement surveillée par des drones, ce qui arrivera, ne nous le cachons pas, on pourra résoudre ce genre d’affaire relativement facilement, d’autant plus que ces gens ont des téléphones sur eux, tout un tas de choses qui permettent de les identifier, les technos sont là, vraiment.
Delphine Sabattier : Il n’y a pas de difficulté, aujourd’hui, en matière de sécurité nationale, de maintien de l’ordre face aux technologies ?
Fabrice Epelboin : Il n’y a pas des moyens phénoménaux.
Emmanuel Daoud : Tout à l’heure, vous évoquiez le fait qu’on n’a pas autorisé, pour le moment, les backdoors. Si ça n’a pas été autorisé, comme vous le rappeliez, c’est que c’était inefficace, c’est-à-dire que les réseaux criminels peuvent mettre en place leurs propres outils de chiffrement, Rocket.Chat [13] en est l’exemple, et c’est dangereux parce qu’à partir du moment où vous ouvrez ces portes dérobées, comme vous l’avez dit il y a une atteinte à la confiance mais aussi, en l’état des technologies, et je ne suis pas un spécialiste comme vous, il pourrait y avoir aussi des failles dans notre propre système de sécurité nationale. C’est ce qu’ont mis en avant des parlementaires, des spécialistes du numérique en disant « aujourd’hui, avec les technologies telles qu’elles existent, si on ouvre ces portes dérobées, c’est la porte ouverte au grand n’importe quoi pour toucher les intérêts fondamentaux de la nation ».
L’autre chose que je voulais dire c’est que la jurisprudence pour le moment, peut-être qu’elle va évoluer, prévoit que ces moyens de preuve sont recevables à la condition que les personnes poursuivies puissent identifier les moyens qui ont été utilisés pour les collecter.
Delphine Sabattier : Qu’il y ait une sorte de transparence de la surveillance ?
Emmanuel Daoud : Il faut qu’il y ait de la transparence sur le terrain du contradictoire quant aux modalités de collecte des preuves. Si elles sont utilisées pour asseoir une culpabilité, une condamnation, il faut que celui qui est mis en cause, celle qui est mise en cause, puisse se défendre. C’est l’état du droit positif. Si l’on bascule vers des régimes plus autoritaires, est-ce que ça tient ?
Fabrice Epelboin : Ce qui semble quand même assez inéluctable.
Emmanuel Daoud : Est-ce que ça tient ? Je ne veux pas faire de parallèle qui serait hasardeux, mais quand, par exemple Donald Trump est capable de proposer la remise en cause de l’Habeas corpus qui est quand même le texte fondateur du droit aux États-Unis, réserver cette remise en cause à la lutte contre l’immigration, en réalité contre les étrangers, on voit, c’est le cas de le dire, que la porte est ouverte pour des dérives qui pourraient peut-être toucher notre pays. On verra bien
Fabrice Epelboin : Les États-Unis sont foutus. Durant Biden c’était le premier amendement qu’on remettait en cause, maintenant c’est la police ! Les États-Unis sont foutus ! Ils ont déraillé du champ de la démocratie depuis des années. Heureusement que Trump est arrivé pour faire en sorte que tout le monde admette l’évidence, mais ça ne date malheureusement pas de Trump. Trump ne fait qu’accélérer, catalyser un phénomène de fin de vie d’un modèle démocratique.
Le problème ce n’est pas les États-Unis, c’est nous. On est aussi dans cette décomposition de ce qui fait la République : le respect des lois par les élus. Encore une fois, c’est Bernard Cazeneuve, que tout le monde s’accorde à qualifier d’homme d’État, qui a mis en place la vidéosurveillance biométrique en 2015 et on a tenté, maladroitement, de la légaliser neuf ans plus tard. C’est ça un homme d’État en France !
On est aussi dans cette décrépitude démocratique et forcément, pour passer d’un ordre à l’autre, aujourd’hui on est dans ce phénomène de transition qui est, on va dire, plus mou, plus lent que ce qu’ont vécu les Américains, mais c’est le même, et on va inévitablement vers quelque chose de beaucoup plus autoritaire. Votre sentiment d’insécurité est un argumentaire qu’il est temps de mettre à jour. Encore une fois aujourd’hui, à l’heure où on enregistre, il y a eu un enlèvement crapuleux dans le 11e arrondissement, il y a deux semaines c’était une autre affaire de ce type, ça devient hebdomadaire, de la même façon que des forces de l’ordre perdent leur vie ou risquent de perdre leur vie, je ne parle même pas des pompiers, c’est pareil, ça devient quasiment du quotidien. On ne peut plus poser cet argument de sentiment d’insécurité, ça ne marche plus ne serait-ce que d’un point de vue stratégique avec l’opinion publique, c’est suicidaire.
Delphine Sabattier : L’argument aujourd’hui c’est qu’on est dans un état de droit.
Fabrice Epelboin : Non !
Delphine Sabattier : Pour l’instant nous sommes dans un état de droit, parce qu’on a des institutions, aujourd’hui, qui permettent justement de se défendre.
Fabrice Epelboin : Non, je suis désolé ! Absolument pas. L’enquête qui a été diligentée après l’investigation de Disclose qui a révélé que la surveillance biométrique est effectivement un fait en France, sert aujourd’hui à caler une armoire. Et des affaires comme ça, vous le savez mieux que moi, vous en avez des centaines qui calent les armoires. On n’est plus dans un état de droit, on n’est pas dans une dictature pour autant, loin de là, mais malgré tout, nous aussi comme les Américains sous Biden, nous avons déraillé démocratiquement. Pour l’instant le train avance, mais c’est l’inertie du système, on est sorti des rails de la démocratie.
Delphine Sabattier : Merci beaucoup. Ce n’est pas très optimiste comme mot de la fin, Fabrice.
Fabrice Epelboin : Je ne suis pas vraiment un mec optimiste !
Delphine Sabattier : Non. Je m’en doutais en vous invitant.
Merci maître Emmanuel Daoud d’avoir été avec nous.
Emmanuel Daoud : Moi je suis optimiste, je crois à la force du droit, je ne crois pas à la force des discours qui sont des discours, qui est le vôtre, sur une insécurité généralisée. Je ne crois pas que ça corresponde à la réalité. Je crois qu’on a des indicateurs objectifs qui nous permettent de réguler cela et je ne le dis pas pour polémiquer, je le dis de façon posée, ces éléments et ces outils existent. Je crois également, et c’est la force d’une démocratie, que mettre en évidence que parfois il y a des errements étatiques, que ces errements étatiques sont mis en évidence par des lanceurs d’alerte, comme vous, mais aussi par Disclose, par des médias comme le vôtre fait que notre démocratie respire encore. Je pense que l’on va se doter des moyens pour faire en sorte qu’il y ait du bien-être et du bien-vivre chez nous. Voilà ce dont je suis convaincu.
Delphine Sabattier : Merci Emmanuel Daoud.
C’était Politiques Numériques, alias POL/N, pour ceux qui connaissent, l’émission politique sur le numérique. Ce débat fait suite à l’interview de la sénatrice Nathalie Goulet, vous pouvez regarder les deux à la suite si vous le souhaitez.
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