Les dangers concrets de l’obsolescence démontrent la nécessité de maîtriser son informatique Décryptualité du 21 février 2022

Luc : Décryptualité. Semaine 7. Année 2022. Salut Manu.

Manu : Salut Luc.

Luc : Au sommaire nous avons quatre articles que tu as remontés.
ZDNet France, « Libre express : pillage par les Gafam, hackathon handicap, OpenStack, Smile-Alter Way », un article de Thierry Noisette.

Manu : Ce sont des brèves qui parlent un petit peu de différents sujets. Thierry Noisette a tendance à faire un article par semaine au moins. Là il les a regroupés. Peut-être qu’il nous refera un gros article la semaine prochaine.

Luc : Sur la question du pillage de la communautés de logiciels libres c’est un article du Monde diplomatique paru en janvier, qui est en accès libre, un article [1] un peu fouillé comme Le Monde diplomatique sait en faire, ça peut valoir le coup d’aller le lire.
Next INpact, « Contrôle parental installé par défaut : les PC sans système d’exploitation épargnés (€) », un article de Marc Rees.

Manu : C’est plutôt une bonne nouvelle. L’April s’en félicite [2] parce qu’un gros travail a été fait là-derrière. En gros, il semblerait que les lois qui vont sortir sur le contrôle parental des ordinateurs ne vont pas toucher les ordinateurs sans système d’exploitation qui sont souvent utilisés pour installer ensuite du logiciel libre, donc c’est plutôt positif. Il était déjà question de ce genre d’exception, mais normalement elle aurait été limitée au contexte professionnel, donc ce n’était pas très approprié pour nous tous. Là c’est déjà une bonne évolution. Malheureusement, si des ordinateurs sont vendus avec un système GNU/Linux préinstallé, il y aura quelque chose en plus, ce petit contrôle parental devra être mis, ça va peut-être embêter les vendeurs, globalement, mais on aura un petit peu de choix, c’est quand même positif. Peut-être même que ça facilitera les ordinateurs vendus sans système parce que ça simplifie un petit peu.

Luc : Je ne suis pas sûr que ça joue énormément. Il existe des logiciels de contrôle parental qui tournent sous GNU/Linux. Par contre, effectivement, s’il faut que les distributeurs le prévoient et l’activent par défaut c’est du boulot en plus. En tout cas, c’est quand même un avantage énorme par rapport à une situation dans laquelle il est impératif d’avoir ce genre de système-là. Pour le moment il n’y a a pas beaucoup de PC préinstallés en GNU/Linux.
Acteurs publics, « La France fer de lance d’une stratégie Open Source européenne », un article de Thomas Belarbi.

Manu : C’est dans la continuité de ce qu’on a déjà abordé la semaine dernière. Effectivement, avec la présidence de l’Europe par la France, il y a des initiatives qui sont en train d’être lancées. La France est en pointe, elle fait de l’open data, il y a vraiment des discussions sur des logiciels à utiliser, donc des référentiels à mettre en place. C’est plutôt intéressant. Je pense qu’on va suivre et j’espère que le sujet reviendra dans les semaines qui viennent.

Luc : Il va surtout être intéressant de voir ce que ça va donner parce qu’on en avait parlé, l’initiative est vraiment très intéressante, mais il faut que ça prenne.

Manu : Je ne serais pas optimiste. Qu’est-ce que ça va donner au niveau européen ? Ça va donner que, peut-être dans quelques années, il y aura quelque chose !

Luc : C’est ça.
01net., « Publicité en ligne : l’alliance contre-nature entre Mozilla et Meta... pour protéger les données personnelles », un article de la rédaction.

Manu : Oui, contre-nature parce qu’on s’attend à ce que Mozilla ne travaille pas avec un des GAFAM, parce que Meta c’est le nouveau nom de Facebook. Et là, effectivement, ils sont en train de faire évoluer, on va dire, plutôt dans le bon sens, le système de suivi pour les publicités. L’idée ce serait qu’on ne soit pas suivis de manière aussi personnelle que c’est le cas actuellement, il n’y aurait pas une identification individuelle très précise, donc il y aurait des mécanismes qui sont assez techniques, assez technologiques. Sachant que, par ailleurs, Google aussi est en train de travailler sur ces évolutions-là, mais des évolutions qui seraient, comment on dit, perpendiculaires à cette problématique, qui pourraient s’additionner en quelque sorte. On ne sait pas exactement ce qui va être pondu, en tout cas je n’ai pas creusé plus que ça. Dans tous les cas on aura des publicités qui continueront à nous être proposées sur Internet.

Luc : Oui, ce qui n’est pas très satisfaisant et on sait que ce n’est pas la première fois que la Fondation Mozilla fait des accords avec des GAFAM. Il y a semaine ou quinze jours on a évoqué toutes les nouvelles méthodes de traçage, donc cette initiative sent un peu le pâté parce qu’on n’a pas du tout confiance en Meta, en Facebook. On va voir. Personnellement je suis assez dubitatif.

Manu : Une seule recommandation à tous : installez des bloqueurs de publicité, au moins un, plus ça ne fait pas forcément de mal, parce ça permet d’alléger un petit peu les pages web et c’est bon pour tout le monde, c’est bon pour votre santé mentale et c’est bon écologiquement pour l’énergie globalement, pour les dépenses d’énergie du système d’information qu’on utilise.
De quoi parle-t-on cette semaine ?

Luc : On va parler d’obsolescence. On va prendre un sujet un petit peu en dehors de l’actualité, pas complètement. Ça part d’un article en anglais, d’un site qui s’appelle spectrum.ieee.org, Their Bionic Eyes Are Now Obsolete and Unsupported [3]

Manu : « Leurs yeux bioniques sont maintenant obsolètes et non supportés ». Effectivement, ces yeux bioniques concernent des gens qui ont perdu la vue auxquels on a technologiquement redonné une sorte de vision, en tout cas quelque chose qui s’en approche. Malheureusement cette solution technologique a des contrecoups, on va dire dans le temps, notamment parce que c’était fait par une entreprise qui n’est plus sur le marché aujourd’hui.

Luc : Plus ou moins parce qu’elle a été revendue à une autre boîte et il a été décidé que ces dispositifs étaient une impasse, n’étaient pas intéressants et tout a été arrêté. Il y a, je crois, 300 personnes qui ont bénéficié de ces implants, qui fonctionnent sur certains types de maladies et de problèmes mais pas sur les plus courants, qui leur permettait de voir une image en noir et blanc de 64 pixels de côté, pour le modèle 2, donc quelque chose de vraiment très limité. Pour certaines personnes ça a été très pratique, notamment une utilisatrice qui a pu de nouveau prendre le métro et se réorienter dans les transports publics, mais, pour d’autres, ça a été inefficace.

Manu : Oui. Il semblerait même que ça impliquait des opérations chirurgicales relativement lourdes, des heures sur le billard pour qu’on implante des électrodes sur les rétines, donc quelque chose de pas simple.

Luc : C’est quatre heures pour mettre un implant bionique ; ça ne paraît pas complètement délirant pour une opération chirurgicale.

Manu : Oui, mais ça reste un truc un peu lourd. Maintenant, pour opérer une hanche, ça peut prendre dans ces ordres-là de grandeur. Là aussi on transforme quelqu’un en un cyborg. Pour le cas des yeux le cyborg, contrairement à une hanche, a des composants techniques qui sont très avancés, peut-être même trop parce que ça ne supporte pas bien le vieillissement. Une hanche qu’on change, on met une nouvelle portion d’os, c’est en général du métal, c’est quelque chose d’assez solide, il n’y a pas beaucoup d’autres technologies et ça ne tombe pas beaucoup en panne. Malheureusement il y a des choses qui sont tombées en panne ou simplement des accidents, des gens qui, par exemple, ont fait tomber le petit appareil qu’ils devaient transporter avec eux en permanence.

Luc : Grosse différence entre ce qui est un prototype ou de l’expérimentation et ce qui est calé. On fait des prothèses de hanche depuis bien longtemps. Je suppose qu’au début il a fallu expérimenter en se demandant comment ça allait tenir dans le temps, est-ce qu’il n’y allait pas avoir des problèmes de rejet. Aujourd’hui c’est quelque chose d’assez standard, on connaît bien le sujet, ça a été optimisé pour durer, effectivement c’est aussi plus simple à faire, mais on est dans quelque chose qui est bien connu, qui a été testé, etc.
Il y a plusieurs fournisseurs qui sont capables de proposer ces choses-là. Après, je ne sais pas comment est documenté tout ce savoir, ce serait un comparatif intéressant à faire.
Dans ce cas-là on est effectivement dans le domaine de l’expérimentation, mais cette expérimentation est entièrement possédée par une entreprise parce que les experts médicaux qui suivaient ces gens étaient des salariés de cette entreprise. Le jour où cette boîte a arrêté d’investir et a tout coupé, tout s’est arrêté y compris le suivi, y compris la connaissance, et ces gens se sont retrouvés avec des implants qui ne marchaient plus et qui sont très compliqués à retirer.

Manu : Tu vas un peu vite quand même, ce n’est pas qu’ils ne marchaient plus le jour où ils n’ont plus été supportés. En tout cas, à partir du moment où ils n’étaient plus supportés, à la moindre panne, à la moindre faille, il n’y avait plus personne au bout du fil pour essayer de relancer le bordel. Des gens se sont retrouvés dans le métro avec plus de vision du tout, ils n’avaient pas grand-chose au départ et là ils avaient encore moins, ils étaient perdus.

Luc : C’est une situation bien connue en informatique. Quand on dit qu’un logiciel n’est plus supporté, ça veut dire que l’éditeur dit « moi je ne fais plus rien sur ce logiciel, je ne le connais plus ». Si un gros bug fait que le truc plante, c’est particulièrement sensible sur les logiciels professionnels, eh bien l’éditeur dit « vous l’avez utilisé à vos risques et périls, je ne veux plus en entendre parler, je n’assurerai aucun dépannage, aucune expertise, je ne réponds à vos questions. Ce logiciel-là n’est plus supporté ».

Manu : Parenthèse, c’était un des sujets dans la série Ghost in the Shell, pas dans le film, les cyborgs, très avancés dans ce monde futuriste, avaient des problèmes avec leurs pièces qui n’étaient plus supportées, qui étaient obsolètes. Comme elles étaient connectées avec le reste de leur corps, il y avait de grosses difficultés à les faire évoluer, elles n’évoluaient plus, donc ils se retrouvaient vraiment avec du matériel qui ne pouvait plus être changé ou même facilement réparé.
Là effectivement, les gens qui avaient des implants dans leurs yeux étaient un petit peu victimes du même genre de système, même si l’entreprise avait continué à faire des évolutions, les prochaines évolutions, vraisemblablement d’après l’article, ce n’était pas de continuer à mettre des implants dans les yeux, mais d’implanter plus en amont on va dire, plus près du cerveau. Quelque part, avec cette évolution, eux-mêmes faisaient que leur technologie était complètement obsolète, pourtant l’installation était encore là.

Luc : Ce n’est pas rentable de maintenir un système obsolète pour quelques centaines de personnes. Dans ce cas-là l’article relate qu’il n’y a a eu aucune communication, c’est-à-dire que le jour où l’entreprise a mis pas tout à fait la clef sous la porte mais a décidé de tout arrêter, on ne leur a envoyé aucun mail, aucun courrier, rien du tout, ce qui veut dire aussi qu’ils étaient livrés à eux-mêmes. Il y a eu des autorisations publiques, notamment aux États-Unis par l’administration qui s’occupe de tout ce qui est médicaments, trucs médicaux, etc., ce qui veut dire que ces autorisations-là n’ont pas intégré la prise en compte des individus en disant « vous entrez dans un protocole expérimental, voilà les risques, voilà le cadre dans lequel vous allez être et voilà, en gros, ce qu’on peut vous garantir si ça se passe mal ». Ça peut être également des infections, ce système était mal reçu par un certain nombre de gens. On pourrait espérer que sur un truc expérimental comme ça on puisse avoir un vrai cadre dans lequel les cobayes sachent ce à quoi ils s’engagent et quels sont les risques. Or, là ,ce sont des gens qu’on a balancés, on ne leur a même pas dit merci, même pas au revoir. On les a juste ignorés.

Manu : Souviens-toi, on avait abordé le sujet, à l’époque, ça nous avait pas mal choqué. Il y avait eu un cas de pacemaker qui contenait de l’informatique et qui pouvait être hacké. Il me semble qu’une informaticienne, une bidouilleuse, avait travaillé sur le truc pour essayer de corriger un peu les failles et elle s’était retrouvée confrontée à l’entreprise.

Luc : Elle voulait accéder au code source de son propre pacemaker puisqu’elle avait des problèmes cardiaques, jeune, et on lui avait non. Je crois qu’elle voulait y accéder parce qu’elle avait justement vu ce problème de hacking possible d’un pacemaker, ce n’était pas le sien, mais elle s’était dit « si ça peut marcher sur un autre, je veux quand même savoir comment le mien fonctionne et m’assurer que ce n’est pas n’importe quoi. »

Manu : Là je trouve qu’il y a un modèle qui est intéressant à creuser, c’est le modèle de l’innovation, l’innovation dirigée, contrôlée et même, pire que ça, possédée par des entreprises, ce n’est pas un modèle qui est particulièrement intéressant, notamment pour des petites communautés, même des grosses communautés. Je pense à Android. Android est largement possédé par Google et même si c’est du logiciel libre quand il n’y a plus de mises à jour sur ton téléphone, tu es un petit tout nu, tu es un petit peu laissé tombé.

Luc : Oui, tout à fait. Et si on sort du domaine de l’informatique, dans l’actualité on a tous entendu parler d’Orpea, ce groupe qui gère des EPAH et qui a radiné sur l’argent et ce genre de choses. On a évoqué ici, de temps en temps, la crise des opiacés aux États-Unis où des médicaments anti-douleur extrêmement addictifs ont été mis en place et où la surmortalité à cause des drogues se chiffre en dizaines de milliers de personnes. On avait aussi parlé du 737 Max, un avion de Boeing, où la sécurité a été bâclée, où il y a eu deux crashs avant que l’avion ne soit cloué au sol pendant plus d’un an. Toutes ces histoires démontrent que les entreprises privées, qui sont cotées en bourse, si elles peuvent faire plus d’argent en tuant des gens elles le font, en gros. Ce système de gouvernance et de régulation ne nous met absolument pas à l’abri de cette violence du système et si sacrifier des gens ça fait du profit, ça se fait, y compris dans nos pays développés où on pourrait se dire éventuellement que ça ne touche que les pauvres, ailleurs, qui vont travailler dans des conditions difficiles, mais nous, nous sommes à l’abri. Mais non, même pas ! S’ils sont capables de faire du profit en tuant des gens, on peut s’attendre pour tout le reste, qui est moralement moins condamnable que détruire des gens, à ce qu’ils n’aient pas plus d’états d’âme voire moins d’états d’âme à le faire, ce qui démontre cet impératif de maîtriser son informatique et surtout à s’assurer que ces boîtes privées, qui ont le profit comme ligne de mire, ne soient pas sans contrôle.

Manu : J’espère ! Le contrepoint et le contrepoids de ces entreprises ce sont notamment les communautés, par exemple les communautés de makers. Il y a des gens qui fabriquent eux-mêmes leurs prothèses, qui fabriquent eux-mêmes par exemple dans des labos, dans des fab labs avec des imprimantes 3D et qui partagent entre eux des connaissances sur leurs prothèses, des mécanismes et des évolutions. On peut espérer que ce contrepoint-là soit mieux pris en compte, c’est la science ouverte. Je sais que, par exemple, on l’avait abordé aussi, un vaccin contre le Covid 19 a été libéré, qui, déjà, a été fait avec peu d’argent par des gens dans un coin. Il avait été supporté, il me semble, par une entreprise qui faisait du Whisky qui leur avait donné un peu de fric pour continuer à développer le vaccin. On a des outils et on a des moyens pour faire des choses sans les États, sans les grosses entreprises, sans les GAFAM. Il y a vraiment des communautés entières, dans le monde, qui peuvent essayer de faire contrepoids.

Luc : Je pense que sans États et face à des entreprises multimilliardaires ça restera du bricolage. On ne peut pas se passer d’avoir un soutien légal institutionnel, c’est pour ça que l’April fait du travail institutionnel, en tout c’est comme ça que je le comprends. On l’a vu dans plein de domaines, par exemple dans le domaine des semences où les lois ont changé de telle sorte qu’échanger des semences c’est devenu illégal, revendre des semences est devenu illégal parce que par défaut elles sont toutes bloquées. Quand, en face, tu as des lobbyings et un poids financier avec une influence énorme, ton alternative peut être rendue illégale instantanément. Dans le logiciel libre on a eu ces menaces-là avec le brevet logiciel [4]. On l’a vu encore récemment avec cette histoire de système de contrôle parental installé par défaut pour limiter les libertés ; même si l’objectif est louable, on peut le faire de multiples façons. On a toutes les menaces sur le fait de retirer d’Internet les contenus terroristes en une heure, etc., qui font que tout ce qui est associatif, qui n’a pas les moyens de payer des gens toute la nuit à surveiller le truc et à réagir au quart de tour, tous ces trucs-là ne deviennent plus possibles. Pour moi, si on n’a pas un cadre légal, législatif et contrôlé, on est foutus de toutes façons.

Manu : Sur cette note d’optimisme, Luc, que tu sais nous sortir de temps en temps, je te propose qu’on en rediscute la semaine prochaine. Je te dis bonne semaine.

Luc : Bonne semaine à tous. Salut.

Manu : Salut.