Intervention d’Henri Verdier, ambassadeur pour les affaires numériques, à Numérique en Communs 2022

Dorie Bruyas : Pour conclure cette plénière de lancement, nous avons la présence d’Henri Verdier, ambassadeur aux affaires numériques, pour revenir sur l’enjeu partagé des communs. Henri, j’ai le plaisir de vous accueillir. Bienvenue.

Henri Verdier : Je croyais qu’il y avait Françoise Mercadal-Delasalles avant moi ! Sinon je ne serais pas venu, parce que je ne suis jamais sans elle ! Je ne fais aucune tribune s’il n’y a pas de femme sur l’estrade. Toi tu ne comptes pas, l’animation ne compte pas.

Dorie Bruyas : Je viens d’apprendre que je ne compte pas. C’est vrai ! J’entends. Je pense que tu vas pouvoir le faire quand même tout seul, mais tu as raison, nous serons plus vigilants sur la question du genre.
Merci d’être venu jusqu’à nous de Bucarest, c’est ça ? Tu es arrivé tout à l’heure.
Pour commencer je propose, si tu le veux bien, de revenir sur ton attachement presque personnel, voire intime, à la question des communs numériques. On peut dire ça ? Intime ?

Henri Verdier : On peut dire ça.

Dorie Bruyas : Allons-y, alors.

Henri Verdier : Vous m’avez demandé de venir parler un peu du travail que l’on fait en ce moment avec les Affaires étrangères de 18 pays d’Europe, sur le fait que tout ce dont on parle aujourd’hui, ces communs, a aussi à voir avec la souveraineté numérique européenne et avec la construction et l’identité même de notre Europe.

Je vois dans la salle quelques cheveux blancs, quelques amis qui se souviennent qu’il y a 30 ans, quand on a embrassé cette révolution numérique, on pensait que ça allait être une révolution d’émancipation, qu’on aurait accès à plus de liberté, plus de capacité, plus de solidarité, plus de savoirs, plus d’intelligence collective. Et on avait raison ! En partie ça a eu lieu et, en partie, on voit bien aussi que quelque chose a mal tourné, parce que, disons-le vite, les méchants aussi ont appris à se servir du numérique, les acteurs malveillants existent, parce que certains États, globalement pratiquement tous les États qui ne sont pas Europe/États-Unis, sont un peu inconfortables avec cette gouvernance partagée, multi-acteurs, de l’aventure internet ; et puis parce que de très grandes entreprises, à qui on ne va pas reprocher d’avoir eu du succès, sont en train de recapturer et de refermer un peu le numérique.

Face à ça, l’inquiétude sur notre souveraineté numérique se fait croissante et je voulais partager avec vous qu’on a raison de s’inquiéter pour des raisons strictement géo-politiques. Aujourd’hui, la Chine peut nous bloquer l’accès à toutes les puces dont nous avons besoin et péter notre économie en trois semaines. Elle a le monopole des terres rares pour faire les ordinateurs. En Europe, nous sommes quand même très dépendants des États-Unis pour le cloud, pour l’intelligence artificielle, on ne pourrait pas faire sans eux. Cela crée des situations où des gens peuvent nous imposer des points de vue ou des décisions.

C’est aussi plus quotidien, plus à la taille de l’individu. Nous globalement, citoyens européens, sommes attachés par exemple à la vie privée. On se souvient des tragédies que notre continent a connues où on faisait des listes de citoyens en fonction de leur religion pour les envoyer vous savez où.
On a dû se battre 30 ans pour se mettre en capacité politique d’imposer des formes de protection des données personnelles avec le RGPD [1]. Il ne suffit pas d’adopter le RGPD, il faut le faire appliquer. Et là j’introduis une première connexion entre le fait que dans notre démocratie c’est le peuple qui est souverain, c’est vous, c’est moi, mais si nous ne pouvons plus imposer nos désirs profonds, pour lesquels nous avons mandaté le politique, dans le monde numérique parce qu’il y a des acteurs qui n’en ont cure, nous ne sommes souverains en tant qu’État, mais plus, non plus, en tant que citoyens en démocratie.

Dorie Bruyas : Concrètement, que peut-on faire ? Dans quelle mesure la présidence française de l’Union européenne a-t-elle, peut-être, joué un rôle ?

Henri Verdier : Ce rappel était peut-être le plus important, parce que, du coup, vous l’entendez tous les jours et vous voyez des décisions quotidiennes, l’envie d’être de nouveau souverain se fait jour.
C’est là que je voudrais vraiment lancer un appel aux communautés des commoners, si je puis dire, de se mobiliser et de s’engager dans cette affaire. Face au besoin d’être un peu souverains, un peu autonomes, on voit bien qu’il y a des définitions, des choix d’analyse et des erreurs d’analyse. Pardon, je bafouille un peu parce qu’hier, à Bucarest, j’ai perdu mes lunettes à verres progressifs. Ça ce sont des loupes à 60 lei [unité monétaire de la Roumanie, NdT] que j’ai achetées, donc je ne peux pas lire mon papier et vous voir ; ça me perturbe beaucoup.

Tu voudrais un peu de concret.
Vous voyez que quand on parle de souveraineté numérique, Vladimir Poutine a une vision de la souveraineté qui s’appelle « je fais ce que je veux chez moi, personne n’a rien à en dire ».
Certains grands pays, alliés des Européens, ont une vision disant : « Tant que je suis hégémonique, que je domine la situation, je suis souverain ».
Nous, en Europe, sommes peut-être le continent qui a le plus théorisé, pensé que ce dont on a besoin c’est l’autonomie stratégique, c’est la liberté de choix, qu’on ne me force pas à aller là où je ne veux pas. Si vous regardez toute la construction européenne c’est comme ça, et si vous regardez toute la construction d’Internet, de la révolution numérique, c’est aussi cette histoire-là. La révolution numérique, c’est la révolution des standards ouverts : si vous enlevez Linux, HTML, MySQL, TCP/IP, vous n’avez plus d’Internet. Et ces trucs-là, BlueTooth, l’ADSL, c’est européen !

La France a joué un rôle majeur dans tout ça, et toute l’Europe, pas que la France. Nous sommes vraiment le berceau du rêve de construire de la capacité pour le plus grand nombre grâce à des standards ouverts, grâce à des possibilités de coopération.

Ce que nous sommes en train de travailler là, et ça va se faire concrètement, puisque tu veux des mots concrets, ça va aboutir par une fondation européenne au bénéfice des communs numériques, c’est de dire que la seule réponse à la domination des grands monopoles, la seule réponse à la capture à nouveau d’Internet par des États, ça n’est pas forcément de fabriquer des monopoles européens. Il ne faut pas forcément opposer un Google européen à Google, un Facebook européen à Facebook. On peut aussi rêver d’un monde où il n’y aura pas de monopoles, où il n’y aura pas de capture, où il n’y aura pas d’emprisonnement des gens. Et, pour ça, il faut juste des politiques publiques à tous les niveaux, plus engagées avec les communs, et je dis bien avec les communs. C’est-à-dire qu’il faut à la fois apprendre à contribuer nous-mêmes, à s’en servir réellement. J’ai entendu le ministre dire « il faut une action publique ouverte », il a raison, mais ouverte dans les deux sens : qu’elle soit contributive, qu’elle ouvre ses codes, mais qu’elle soit accueillante aussi, qu’elle reçoive des gens différents, bizarres, des idées de rechange.

Je voulais partager ça parce que pour nous – et j’espère que le public ici le sent – il y a cette possibilité que l’Europe soit le berceau à la fois d’une sorte de reprise au sérieux de la promesse initiale d’Internet, avec ses valeurs initiales d’ouverture, de coopération, de décentralisation et surtout de standards ouverts ;
que ce soit la ligne d’une diplomatie européenne, au fond, qui dit « je vais essayer d’être vraiment autonome, vraiment libre, vraiment puissante, vraiment souveraine », mais pas au détriment des autres. J’aime bien citer mon père qui disait toujours : « La liberté des uns s’arrête là où s’arrête celle des autres ». En fait, on peut aussi rêver d’un monde où grandit notre liberté tout en grandissant celle des voisins.

Très concrètement, puisque tu veux du concret, quand j’étais le DSI [Directeur des Systèmes d’Information de l’État] de la DINUM [2], qui s’appelait à l’époque la DINSIC, je disais à l’administration : « Pourquoi bâtissez-vous vos services sur Google Maps alors que vous avez OpenStreetMap [3] ? ». Et puis, en juillet 2018, Google a changé ses tarifs et en une nuit les sites des sous-préfectures ont coûté 100 fois plus cher. C’est passé de 50 euros par an à 5 000 euros par an ; on a dû fermer des sites un peu partout en France. Alors que quand vous êtes avec OpenStreetMaps, dans OpenStreetMaps, on ne vous change pas les tarifs parce qu’il n’y a pas de tarif ! Et si on vous les change, vous faites votre fork et vous continuez tout seul !

Tu me fais des grands gestes pour me dire que c’est fini ?

Dorie Bruyas : Non, pour te dire que c’est passionnant. Tu as commencé à l’évoquer, je voudrais qu’on redise pourquoi la question, finalement, du développement des compétences numériques, ou même du rôle des acteurs de la médiation numérique, pour ce faire, est essentielle. Ce que tu viens de dire est extrêmement important : il ne s’agit pas de faire la même chose, il s’agit d’élaborer un nouveau projet qui soit finalement plus intelligent, peut-être plus résilient et certainement plus collectif. Mais, en gros, que doit-on changer aussi et quel rôle les acteurs présents ici peuvent-ils jouer ?

Henri Verdier : Je crois que la réponse est dans la question.

Dorie Bruyas : Évidemment, tu vois bien que je triche !

Henri Verdier : Oui, tu triches un peu. Il fallait le dire aussi. Quelle est la seule différence entre un monde de consommation pure et un monde d’ouverture, d’engagement, de coopération réelle ? Pour de l’ouverture, de l’engagement, de la coopération réelle, il faut des gens qui sachent de ce dont ils parlent ; il faut des gens à la fois concernés et compétents. Des compétences, vous le savez mieux que moi, ici, dans cette enceinte, il y en a plus qu’on le pense. Mais si on ne veut pas faire !

Je sors de mes notes.
Le premier grand mouvement d’open data, d’open government, d’action publique ouverte, c’est globalement l’administration Obama, quand même à peu près, le marqueur ; elle se termine par l’administration Trump.
Ici on est à Lens, moi je viens de Metz, je connais aussi les bassins miniers. Il ne faut pas faire une action publique ouverte pour cols blancs, pour bobos, pour gens super à l’aise devant leurs cinq écrans. Si on veut que ce soit vraiment une contribution collective, inclusive, il faut aussi distribuer de la capacité à s’en mêler et peut-être, mais je crois qu’on en parlera peut-être dans d’autres ateliers, le sentiment qu’on a le droit de s’en mêler, qu’on est pertinent, qu’on est légitime.

Il y a un continuum. C’est nous, les démocraties matures, donc fondamentalement les démocraties européennes, qui savons aligner ce concept de souveraineté comme une puissance collective, avec les libertés individuelles, et se rappeler que c’est LA promesse de la démocratie où le peuple est souverain.

Puisque tu fais allusion au fait que je suis désormais diplomate, puisqu’on vit quand même des temps très graves, je voudrais juste conclure avec une petite pensée pour l’Ukraine. Pour ceux qui voient de très près ce qui se passe en Ukraine, la capacité de résistance de l’Ukraine que personne n’imaginait une seconde, ni les Américains, ni nous, ni qui que ce soit, vient de leur armée, de leur courage physique incroyable, de leur histoire. Elle vient aussi du travail de transformation numérique de l’action publique qui avait commencé depuis quelques années, de ce ministre Mykhaylo Fedorov [Vice-Premier ministre et ministre de la Transformation digitale de l’Ukraine, NdT], un ministre incroyable qui, dès la première heure de la crise, a su mobiliser la société civile là pour un projet de guerre, à prendre de l’intelligence collective. Ils n’ont pas réagi à l’agression russe comme nous avons réagi au covid ! Ils ont distribué la réponse d’une manière invraisemblable ! Et partout où je vais, sauf ici, il y a une visioconférence où intervient Mykhailo Fedorov qui est toujours la star de la journée !

Dorie Bruyas : Je crois qu’on a raté ça !

Henri Verdier : L’année prochaine peut-être !

Dorie Bruyas : Clairement ça serait bien !

Henri Verdier : Il a toujours un tee-shirt où est marqué Be Brave Like Ukraine. J’ai envie de dire : « Prenons le slogan des Ukrainiens, engageons-nous et soyons braves ! »

Dorie Bruyas : Et courageux et courageuses.
Merci beaucoup, Henri, vraiment, sincèrement.

[Applaudissements]