Données, innovation et éthique - Stratégie gagnante des valeurs européennes en matière de numérique et de cybersécurité Souveraineté numérique nationale et européenne

Mélanie Benard-Crozat : Merci à tous les trois d’avoir accepté notre invitation et d’être avec nous en ce début d’après-midi. Pour revenir sur ces enjeux de data, dont on parle beaucoup, ça a été évidemment très évoqué ce matin, l’enjeu est évidemment au cœur des données, l’innovation, et puis les valeurs, les valeurs éthiques, notamment, qui sont ces valeurs européennes que nous souhaitons porter pour l’émergence de cette troisième voie, une troisième voie portée dans le cadre de l’OTAN, telle que l’a évoquée le président de la République, et ça a été souligné également par le sénateur Le Gleut qui était avec nous ce matin.

À mes côtés, Tariq Krim. Vous êtes le founder of slow web think tank et le first self-sovereignty platform. C’est effectivement le cœur du sujet. Tariq, la difficulté c’est que vous avez tellement de fonctions, que c’est tellement long, que nous nous sommes contraints à restreindre sur la thématique de la souveraineté. Vous êtes évidemment l’un des entrepreneurs de start-ups très connu aujourd’hui dans ce monde cyber et Web. On va revenir avec vous sur un certain nombre de sujets. Merci, Tariq, d’être à nos côtés aujourd’hui.

Tariq Krim : Merci de m’avoir invité.

Mélanie Benard-Crozat : À vos côtés Luc d’Urso, PDG d’Atempo, une entreprise qui œuvre en matière de cybersécurité. On va parler avec vous de cette voie européenne et de cette souveraineté, un sujet sur lequel vous travaillez d’ores et déjà depuis très longtemps et que vous portez au cœur de la communauté européenne. Merci, Luc, d’être avec nous, aujourd’hui.

Luc d’Urso : Bonjour. Avec plaisir.

Mélanie Benard-Crozat : Nous avons également l’immense plaisir d’avoir Frédéric Dufaux, deputy general manager de Docaposte. Merci beaucoup d’être avec nous sur ce sujet de la souveraineté.

Frédéric Dufaux : Bonjour à tous.

Mélanie Benard-Crozat : Tariq, on peut peut-être débuter avec vous. Ce matin, on parlait de ce monde que nous voulons construire, définir celui que nous souhaitons voir émerger, ne pas se laisser imposer forcément des modèles par d’autres. Nous pouvons nous inspirer, nous pouvons coopérer, mais nous avons aussi notre propre vision des choses et, dans cela, vous appelez, vous, à la sanctuarisation de la donnée, qui est un des piliers.

Tariq Krim : Absolument. Tout d’abord, c’est un sujet très important, c’est un sujet culturel, il ne faut pas l’oublier. Le software, le logiciel est avant tout quelque chose de culturel. On ne développe pas les mêmes logiciels en Chine qu’aux aux États-Unis.

D’ailleurs un des succès, à mon avis, moi qui ai eu la chance d’être dans la Silicon Valley dans les années 90, c’est ce melting-pot d’idées aux États-Unis, surtout en Californie. On avait beaucoup de gens de tous les pays, beaucoup de Français d’ailleurs, on l’oublie, mais énormément de Français ont contribué au succès de la Silicon Valley. Donc construire une culture du logiciel, une culture de la création logicielle qui soit différente.

Une des raisons pour lesquelles le reste du monde veut vivre en Europe et qu’on est aussi populaire, c’est parce que c’est, d’une certaine manière dans le monde physique, un endroit extrêmement agréable : on peut dire ce que l’on veut, on peut faire ce que l’on veut, la nourriture est contrôlée, il y a des normes sur plein de choses, donc n ne mange pas n’importe quoi, on ne boit pas n’importe quoi, on sait vivre aussi.

Aujourd’hui, un des enjeux pour l’Europe, un des enjeux numériques, c’est de de se demander si, finalement, ce monde hybride entre le monde numérique et le monde physique qu’on est en train de construire, a-t-il les mêmes valeurs ? Peut-on construire un monde numérique conforme à nos valeurs ?

Et pour cela, une des choses intéressante, c’est que, en gros, les infrastructures numériques se basent sur trois choses : la question des infrastructures, les logiciels et les données. Il est évident, on l’a vu avec le RGPD [1] qui a été un des premiers travaux de l’ère du Web, parce que tout ce qui existait avant n’était finalement pas mis au goût du jour. Il faut poursuivre dans cette voie. Une des choses qui me semble importante c’est cette sanctuarisation des données, cette régulation des données et cette possibilité de ne pas faire n’importe quoi avec les données, notamment avec les données personnelles. Je pense que ça va être un facteur différenciant entre l’Europe et le reste du monde.

Mélanie Benard-Crozat : Frédéric Dufaux, pour vous il y a évidemment un environnement propice à la confiance qui doit être créé. La confiance a été abordée ce matin, évidemment, comme un des facteurs clés. Comment est-ce qu’on peut réussir à renforcer cette confiance numérique, cet écosystème numérique, au travers de la protection des données ?

Frédéric Dufaux : En effet, garantir la confiance sur l’ensemble de la chaîne de valeur, de traitement de la donnée, avec des solutions souveraines comme le rappelait Tarik, avec de la donnée hautement sécurisée, est au cœur des enjeux du numérique. C’est ce que Docaposte [2], en tant que prestataire de services de confiance numérique, essaye de développer en France, en concevant, construisant, opérant des solutions souveraines sur le territoire français, conçues par des ingénieurs logiciels sur le territoire français.

Comment fait-on ça ? Je pense que l’Europe nous dote d’un corpus réglementaire, statutaire important. Le premier des règlements, le règlement eIDAS [Electronic">IDentification Authentication and trust Services] [3] a été émis par la communauté européenne ; aujourd’hui Docaposte l’implémente ; c’est un des seuls à l’implémenter sur l’ensemble de la chaîne de valeur, depuis la partie identito, authentification de la chaîne, la sécurisation des flux, le stockage. C’est un premier élément de référence.

Ensuite, il y a tous les aspects réglementaires. On peut citer, par exemple, l’ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information], on peut citer les réglementations spécifiques à certains marchés, je pense en particulier au HDH [Health Data Hub] dans le domaine de la santé, dans la gestion des données de santé. Deuxième composante.

Troisième composante, bien sûr, peut-être la première, le RGPD, puisqu’il faut manipuler toutes ces données avec le consentement de l’utilisateur, sur une durée qui est prévue, pour le bon traitement.

Au-delà de ces réglementations il y a aussi des engagements sociétaux. Je pense par exemple à ce que Docaposte implémente au quotidien en termes de charte d’utilisation des données, dans le cas d’utilisation de l’IA. On a une charte morale qui nous engage à faire attention quand on manipule des données au sein des IA, en particulier en termes de traçabilité. On peut aussi citer un autre exemple, la transparence, en particulier sur l’utilisation des données et en particulier vis-à-vis l’utilisateur. Tout cela c’est ce qu’on essaye, ce qu’on met en place chez Docaposte aujourd’hui, en particulier sur les sujets data et IA, au travers des 350 ingénieurs spécialisés dans le domaine, chez Docaposte, ce que nous réalisons au quotidien pour nos grands clients français.

Mélanie Benard-Crozat : Luc, sur sur cet enjeu d’autonomie stratégique, d’autonomie numérique, vous l’avez dit il y a quelques jours, pour vous, c’est une clé de voûte, clairement, de nos ambitions, qu’elles soient politiques, sociales, économiques, écologiques aussi, parce que c’est un volet important. « La donnée constitue la source de toute la création de valeur », je vous cite, je reprends les termes que vous aviez utilisés. Comment peut-on, aujourd’hui, valoriser cette donnée dans une approche qui soit la nôtre ? On a souvent coutume de dire qu’elle ne doit être ni dans le modèle américain ni chinois. Il ne s’agit pas d’opposer les plaques et les modèles, ça n’aurait pas vraiment de sens, mais plutôt de voir quelle est la voie que nous souhaitons, nous, porter, quels sont les axes différenciants sur lesquels nous nous retrouverions et que vous pouvez aujourd’hui proposer au sens de l’Europe ?

Luc d’Urso : Tariq l’a souligné, c’est dans les équilibres, dans la diversité qu’on trouvera la paix. En se différenciant de la Chine et des États-Unis, que demande un modèle pour développer une valorisation de la donnée sur la base des données européennes ? À mon avis ça demande, en fait, à garantir et à créer de la valeur, pour garantir les valeurs européennes dont on a parlé et, in fine, le modèle de société que l’on défend.

Ça signifie qu’il faut qu’on ait des institutions qui fonctionnent bien, avec des outils qui fonctionnent, qui ne soient pas empêchés dans leur capacité à fonctionner. Ça signifie qu’on doit avoir des services publics qui fonctionnent bien, de la même façon. On parle de transformation, qu’il y ait de la productivité, mais aussi de la qualité de service et de la sécurité. Et puis, ça signifie, pour que tout cela fonctionne, qu’il faut un écosystème économique, dont on doit garantir la prospérité, parce que cette filière numérique est celle qui fournit les outils. Et, je rappelle, les financements, que ce soit en impôts et taxes directs ou en impôts et taxes versés par les collaborateurs que nous employons pour faire fonctionner l’ensemble du système.

Pour moi, la clé de voûte c’est de redonner aux organisations comme aux citoyens le contrôle sur leurs données et les protéger d’intérêts qui puissent être externes. Je n’ai pas dit qu’ils étaient mauvais, j’ai dit qu’ils étaient externes, donc potentiellement différents dans la culture et la philosophie, ou carrément mal intentionnés, c’est-à-dire dissidents, donc visant à déstabiliser notre modèle.

Il faut redonner le contrôle aux organisations sur leurs données et, jusqu’à preuve du contraire, les solutions souveraines sont celles qui offrent les meilleures garanties en la matière.

Mélanie Benard-Crozat : Merci beaucoup, Luc.

Sur ce volet de la confiance numérique, Frédéric vous l’avez évoqué, et ça a d’ailleurs été très bien dit ce matin à plusieurs reprises : il faut une approche qui soit pro-active des acteurs en matière d’innovation et de co-innovation, parce que ça aussi, ça a été repris. L’enjeu aujourd’hui, c’est vraiment de coconstruire, de co-innover, de coproduire, bref, on l’a compris, de co-avancer dans cette démarche.

Quels sont les enjeux qu’il y a derrière cela, et quelle est votre vision à vous, au sein de Docaposte, dans l’écosystème européen avec lequel vous travaillez ?

Frédéric Dufaux : En effet, tout ce qu’on évoque dans le domaine de la confiance numérique, en particulier à l’échelle européenne, tourne, en tout cas pour nous, autour de deux mots-clés qui sont écosystème et rapidité.

Écosystème, puisque aujourd’hui le monde est extrêmement complexe, ça va extrêmement vite. On ne pense pas qu’une seule société puisse être capable de tout faire, je dirais que c’est un peu le proverbe L’union fait la force. La capacité à rassembler des écosystèmes, qui sont, d’ailleurs, de plus en plus des écosystèmes en coopétition — les partenaires d’un jour seront les compétiteurs du lendemain — est importante et, en particulier, à l’échelle européenne. C’est ce que nous faisons, par exemple, aujourd’hui, dans le cadre d’une association qu’on a monté, un partenariat avec l’INRIA [Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique] pour tout ce qui est développement de l’intelligence artificielle, dans le respect des obligations éthiques qu’on s’est fixées, pour l’usage du quotidien des Français en particulier. C’est un exemple.

Deuxième exemple, c’est l’initiative qu’on peut créer ex-nihilo à l’occasion de crises. L’application TousAntiCovid qu’on a créée dans le cadre d’un consortium, au début de la crise covid, est un exemple. C’est une application qu’on a lancée à plus de 50 sociétés, au début du covid, pour diagnostiquer rapidement les cas graves.

Ce sont deux exemples d’un écosystème qu’on est capable de rassembler le plus rapidement possible.

La deuxième chose c’est la rapidité, la célérité. Aujourd’hui, les choses vont extrêmement vite. Être en permanence en innovation, en recherche, c’est ce qu’on essaye de faire dans le domaine de l’IA, c’est ce qu’on essaye de faire dans le domaine du quantique. Pour donner un exemple d’autres associations qu’on est capable de monter. On a lancé, il y a maintenant deux ans, une initiative, Archipels [4], qui est une initiative de blockchain, où on a rassemblé, au sein de ce consortium, la Caisse des Dépôts, Docaposte, Engie et EDF pour constituer une blockchain qui permet de sécuriser un certain nombre de documents qui justifient du domicile, par exemple.

Des exemples concrets à la fois de rapidité et d’écosystèmes montés ex-nihilo.

Mélanie Benard-Crozat : Luc, Frédéric vient d’évoquer le quantique. Il faut aujourd’hui qu’on investisse ; vous parliez de financement, il y a aussi la capacité d’investissement et ça doit se faire à la même échelle que nos compétiteurs sinon, forcément, on ne peut pas jouer dans la même cour et adresser des marchés internationaux, puisqu’on parle bien de marchés internationaux et non pas locaux ni même européens.

Est-ce qu’aujourd’hui, pour vous, investir dans le quantique par exemple, c’est la possibilité de prendre un peu une revanche sur le hardware ?

Luc d’Urso : Il y a beaucoup de points dans cette question.
Le premier, je pense que oui, on a besoin d’investissements, mais ça dépend des horizons. Les technologies qui sont matures, en Europe, n’ont pas besoin d’investissements, elles ont besoin de clients. On n’a pas un déficit fonctionnel, on a un déficit de pénétration dans la clientèle. Donc, la première chose qui est importante, c’est de sensibiliser les donneurs d’ordre à l’importance de la commande publique mais également privée. C’est-à-dire que si nous n’arrivons pas à les convaincre que renforcer des solutions d’oligopole les conduit à la faillite à terme, nous aurons raté notre pari. On pourra subventionner l’innovation tant qu’on voudra, si notre innovation ne se vend pas, on sera toujours dans le mur.

Sur le deuxième sujet, là où il n’y a pas de modèle économique encore, puisque, par nature, l’innovation c’est essayer d’imaginer des choses qui n’existent pas encore, l’histoire ne nous éclaire pas beaucoup là-dedans. Sur l’innovation, bien sûr qu’il faut investir, et là on peut citer le quantique, ça paraît une évidence. On va pouvoir résoudre des problèmes qu’on n’ose même pas imaginer aujourd’hui. On peut parler d’autres briques. Je pense à l’intelligence artificielle, qui est une sous-couche nécessaire à toutes nos applications — et je ne parle pas de l’intelligence artificielle fondamentale, elle existe depuis les années cinquante — c’est l’applicative, c’est l’intelligence artificielle applicative qui est intéressante.

Et bien entendu, on en a malheureusement fait les frais dernièrement, il faut reprendre la maîtrise de nos réseaux. Continuer à investir lourdement sur les réseaux de prochaine génération. Pour la 5G la guerre est déjà finie, il faut s’intéresser à la 6G. Aujourd’hui il faut vendre la 5G, il faut défendre la 6G. Quand je dis la défendre, c’est aussi défendre les fleurons économiques. On a, vous le savez, des suspicions de rachat de Nokia-Ericsson, des intérêts étrangers qui pourraient permettre à quelques puissances de reprendre la main et reprendre la course. Il faut protéger ces fleurons de l’industrie qui sont à l’avant-garde de l’innovation, je pense que c’est un combat.

Donc horizons différents pour les technologies matures et les innovations, pour le quantique, oui.

Et puis, deuxième chose, il y avait aussi une question sur les briques. Pour moi, sur les briques essentielles, c’est de toute la chaîne dont on a besoin.
On a besoin de réseaux, on en a parlé, pour pouvoir partager la donnée, travailler sur l’intelligence collective : une information qui n’est pas partagée est une information morte qui n’enrichit qu’une seule personne, c’est un peu dommage.
On a besoin de cloud computing parce qu’il faut traiter cette donnée, la valoriser, l’enrichir.
On a évidemment besoin, derrière, de ces applications dont on parle toujours pour valoriser ces données.
Et puis, enfin, on a besoin de les protéger parce qu’on préfère garder ce patrimoine que le partager avec des puissances qui sont potentiellement, sans employer le mot d’ennemi, en tout cas concurrentes. Nous n’allons pas partager notre intelligence, en tout cas gratuitement. On peut la partager, la monnayer, mais on ne peut pas la partager gratuitement ou, pire, se la faire piller. Ça ne se serait pas équitable de mon point de vue.

Mélanie Benard-Crozat : Merci beaucoup, Luc. Alors, évidemment, Tariq, je vous ai vu acquiescer, sourire, abonder. J’ai l’impression que ce qui est évoqué à la fois par Frédéric et par Luc fait un peu consensus en vous sur ces sujets d’innovation, de financement, d’investissement.

Tariq Krim : Oui, absolument.
En 1993, on invente le Web en Europe. En 91, Linux est inventé en Europe. On invente le langage Python en Europe, on invente MySQL en Europe. En fait, on a inventé toutes les briques de l’Internet, tout ce qui fait qu’aujourd’hui un Alibaba, un Google, un Amazon, que tous ces acteurs utilisent des briques qui ont été inventées ici.

Je dirais que l’un des premiers problèmes que l’on a, c’est qu’on a jamais voulu renouer avec notre héritage technologique. C’est curieux. Nous avons été excellents. Nous parlions du GSM, nous avons été excellents dans ce domaine. Il faut se rappeler une époque où la France construisait un téléphone mobile sur trois, dans le monde !, et n n’est plus du tout acteur, on n’a plus d’acteurs. On a vendu Alcatel, on a vendu Thomson. Je me rappelle d’un Premier ministre qui disait : « Thomson, ça ne vaut rien, ça vaut un euro ! », je pense que vous voyez à qui je fais allusion [Alain Juppé]. Sauf qu’à la même époque, Thomson avait les brevets du MP3, du MPEG, de tout ce qui allait faire la puissance numérique, la télé numérique. Tout ce qu’il y a dans un iPhone aujourd’hui dérive, d’une certaine manière, de ces travaux.

Une chose importante à se rappeler est que l’Europe a le savoir-faire et qu’une des chances incroyables que nous avons dans le monde du logiciel, c’est que le logiciel, finalement, ça ne coûte pas très cher : il faut une table, un ordinateur et du jus de cerveau. Ça veut donc dire qu’aujourd’hui, je le dis régulièrement, la France est un paradis des logiciels qui s’ignore. On a toutes les capacités dans tous les domaines.

Après il y a un deuxième problème, c’est ce qu’on appelle la mise à l’échelle, le scaling, où les Américains sont incroyablement forts. Je rappelle qu’Instagram, Google, Apple, toutes ces sociétés ont démarré avec deux personnes dans un garage et valent aujourd’hui, cumulés, 9000 milliards de dollars, c’est-à-dire, en fait, le PIB de l’Allemagne.

Il y a effectivement un autre sujet, c’est que l’État subventionneur aide les entreprises et l’État acheteur les tue. Donc, il va falloir changer cette dynamique.

Mélanie Benard-Crozat : Un autre point que vous appelez à contrebalancer, ce sont aussi les lois extraterritoriales. Je crois qu’en termes d’actualité, on a plutôt quelques sujets.

Tariq Krim : En fait, on est dans un monde qui est totalement asymétrique. D’un point de vue commercial, avant le RGPD, on a laissé finalement toutes les données partir aux États-Unis, créer une valeur colossale. Je parlais de 9000 milliards de dollars, cette valeur vient aussi de l’usage des données privées, essentiellement d’ailleurs des Européens.

On a un problème également au niveau de la balance d’un point de vue politique. On se rend compte que l’Internet que l’on utilise avec son iPhone, pour aller sur les réseaux sociaux, c’est exactement le même Internet avec lequel les États se font soit la guerre, soit des opérations de désinformation, de cyberattaque ; c’est exactement la même infrastructure. Et on ajoute à cela une troisième couche, la couche légale, qui fait que dès que ce sont les grandes sociétés américaines, l’État américain a le droit de légiférer, c’est ce qu’on appelle les règles d’extraterritorialité. Il va falloir que l’Europe s’attelle à rééquilibrer ce marché, que l’on réintroduise des contraintes, notamment l’une d’entre elles qu’on appelle la data residency : les données des Européens restent en Europe, les entreprises qui veulent travailler des données de type stratégique doivent être en Europe, contrôlées par des acteurs européens. Quand je vous dis ça, je ne parle pas de protectionnisme, c’est ce qui se fait aux États-Unis. Allez sur les marchés publics en Chine, allez sur les marchés publics américains pour essayer d’avoir accès au cloud ! Nous, nous ouvrons les portes du cloud français à des acteurs américains, mais l’inverse n’est pas possible ! Donc il y a un vrai travail, à mon avis, de rééquilibrage et de sortir d’une forme de naïveté qu’on a eue depuis des années.

Mélanie Benard-Crozat : Clairement le sujet de la réversibilité qui a été un peu évoqué ce matin. On voit bien l’étendue du sujet.
On parlait de données. Il y a évidemment le sujet de l’accessibilité, le sujet de la protection de ces données, le sujet de la traçabilité aussi, de la transparence, c’est ce que vous disiez, Frédéric. Il y a également le sujet de l’éthique qui accompagne tout ça. On voit bien qu’il y a beaucoup de sujets sur lesquels on est tous d’accord, maintenant comment arrive-t-on à combiner toutes ces ambitions ?

Frederic Dufaux : Notre actionnaire, le groupe La Poste, qui est une entreprise à mission, fait partie de ces outils qu’on peut déployer et mettre en œuvre sur le terrain. Je vais donner deux exemples.

Un produit qui s’appelle l’Identité Numérique [5], qui est le seul, aujourd’hui, de niveau substantiel en France. C’est une identité numérique dont chaque Français peut disposer, vous pouvez aller la chercher en bureau de poste ou depuis votre téléphone mobile. Elle va permettre de garantir que la personne que vous êtes est bien celle qui communique sur Internet. C’est la première brique de la sécurité : je m’identifie correctement, avec un niveau substantiel, donc de niveau 2, pour faire simple. C’est un premier exemple et c’est disponible pour l’ensemble des Français, c’est gratuit.

Deuxième exemple, également disponible pour l’ensemble des Français : le coffre-fort numérique, la boîte aux lettres électronique, Digiposte [6] dont vous pouvez disposer, dans lequel votre employeur peut déposer votre bulletin de salaire avec des garanties de sécurité, d’engagement de durée qui sont compatibles avec la législation — on parle, par exemple, de 50 ans pour un bulletin de salaire Vous pouvez aussi stocker votre justificatif de domicile, éventuellement votre carte d’identité, plein de documents, des actes sécurisés, par exemple avec vos notaires, et ainsi de suite.

Ces deux outils-là, qui sont à la disposition des citoyens français, sponsorisés par le groupe de La Poste, sont des outils qui contribuent à la confiance numérique, puisque ce sont des outils qui vont sécuriser les transactions, sécuriser la partie identité, authentification, sur un environnement numérique.

Mélanie Benard-Crozat : Et puis un outil qui facilite aussi considérablement la vie du citoyen, puisqu’il a de plus en plus accès à tous les documents ; tout est simple, en un clic, depuis chez soi. Et, quelque part, c’est ce à quoi les citoyens aspirent aujourd’hui.

Frederic Dufaux : Bien sûr. Fournir son bulletin de salaire quand, par exemple, on recherche un domicile : vous pouvez le sortir immédiatement de votre coffre-fort Digiposte, l’envoyer de manière sécurisée à l’agence qui vous le demande ou au bailleur qui vous le demande. Cette logique de simplification de la vie au quotidien des Français, tout en la sécurisant, c’est une dimension importante des missions que nous portons.

Mélanie Benard-Crozat : Luc, je sais que l’éthique est une valeur très importante pour vous. Vous appelez, dans cette troisième voie européenne, à ce qu’on replace l’éthique et le citoyen au cœur des enjeux et au cœur des débats.

Luc d’Urso : Oui. On parlait tout à l’heure de valeurs de l’Europe. L’éthique fait partie des valeurs de l’Europe. On ne va pas remonter à la publication des droits de l’Homme, mais on voit bien que, dans l’ADN de l’Europe, il y a toujours eu une préoccupation éthique : le partage, les libertés, le partage pour le plus grand nombre, l’empathie pour les personnes, la non-discrimination. Il y a un certain nombre de choses qui tournent autour des valeurs d’éthique.

Donc on n’a pas forcément besoin, dans le numérique, de réinventer, on a besoin d’appliquer ce qui existe. On a un arsenal juridique, à commencer par le RGPD qui amène également un traitement éthique sur certaines données. Ce RGPD va être accompagné et renforcé également de nouvelles lois : le Digital Services Act, le Digital Markets Act [7]. On a donc juste à continuer sur cette voie d’un point de vue règlement et également lois, à continuer à les renforcer ; je le dis encore une fois, pas de protectionnisme, ce n’est pas le protectionnisme qui est en jeu, ce sont nos valeurs, donc protéger nos valeurs.

Et, deuxième chose, on a aussi un référentiel existant, le RSE, ce fameux référentiel RSE [8]. On peut toujours l’améliorer, il est perfectible, mais on a trois piliers dans le RSE qui sont l’environnement, le social et l’économique. Commençons par travailler les choses qui existent, à faire en sorte de les appliquer, et puis continuons à les améliorer. Je pense que dans le numérique, on n’a pas besoin d’une révolution, on a besoin d’appliquer ce qui existe dans d’autres domaines et ça doit juste s’appliquer et se protéger, se dérouler.

Mélanie Benard-Crozat : Se poursuivre et se renforcer dans le monde numérique comme dans le monde physique, finalement une continuité dans ce que l’on porte.

Luc d’Urso : Absolument.

Mélanie Benard-Crozat : Tariq, j’aimerais qu’on évoque avec vous un autre volet autour de la data, puisque c’est évidemment l’information et cette manipulation de l’information que l’on voit s’opérer aujourd’hui dans le quotidien. On sait qu’il y a aussi des périodes qui vont être particulièrement tendues. Ça l’a été lors des élections, par exemple aux États-Unis. On sait que 2022 sera une année particulièrement importante pour la France, avec les élections présidentielles et législatives. On sait évidemment que le débat de la manipulation a déjà commencé, ne s’estompe jamais. C’est à la fois un fléau et, pour vous, l’éthique du numérique et le design sont absolument essentiels. Il faut focaliser sur cela pour cette voie européenne.

Tarik Karim : Absolument, vous avez raison.
En ce moment l’industrie du numérique, ce qu’on appelle aux États-Unis les Big Tech, qu’on appelle parfois les GAFAM ici ou les Big Five, sont en train de traverser un moment très intéressant, un moment qui n’est pas très différent de ce qui s’est passé entre les années 60 et 80 avec l’industrie chimique, où vous pouviez jeter de l’acide chlorhydrique, du mercure, dans les rivières, ce n’était pas grave, ou l’industrie de la cigarette.

On a la possibilité de créer des contenus, d’amplifier des contenus haineux, de modifier les cerveaux, de modifier les émotions des gens à très grande échelle, souvent avec la simple volonté de leur vendre des voitures ou des produits. Mais derrière, ce travail de déstructuration du cerveau a des impacts, parce que la même personne qui est un consommateur est aussi un citoyen. Quand on travaille à transformer numériquement à travers tout ce micro targeting, ça change et ça transforme effectivement la façon dont elle voit le monde.

Depuis quelques années j’ai lancé cette initiative, avec plusieurs autres designers, qu’on appelle l’initiative Slow Web [9], qui est un peu l’idée du Slow Food, c’est de dire que la technologie c’est devenu du fast-food, c’est un peu comme les grandes chaînes de fast-food : vous achetez un produit qui a été pensé quelque part, c’est le même partout, vous n’avez aucune différenciation, vous n’irez jamais dans un fast-food pour demander un steak saignant ou bien cuit parce qu’on vous donnera un truc dans une boîte. Et, d’une certaine manière, les algorithmes des grandes plateformes se sont adaptés à devenir un produit de masse et ça a effectivement des conséquences, parfois négatives.

Ce que j’aimerais mettre en avant ici c’est que la question du design, la question, notamment, de ce qu’on appelle le design de persuasion et une autre chose qu’on appelle l’amplification algorithmique, qui est aussi une forme de design logiciel, sont effectivement les deux choses à réguler le plus fortement possible.

Tout le monde ici est un peu spécialiste de l’Internet, mais même quand on l’est on l’oublie : on prend son téléphone, on va sur Instagram et hop !, dix minutes de sa vie viennent de disparaître. On a beau savoir qu’ils sont capables de nous manipuler, de gérer notre attention, on se fait avoir ! Ça veut donc dire qu’il va falloir réguler ces plateformes, non pas les conséquences — parce qu’on nous dit souvent : « On va mettre en prison, on va attaquer toutes les personnes qui disent des choses » —, il faut aller en amont, il faut véritablement aller au niveau de la conception, il va falloir repenser. De la même manière qu’on ne peut pas mettre un médicament sur le marché, comme ça, du jour au lendemain — et on le sait puisqu’on l’a tous vu, désormais, nous sommes tous, entre guillemets, « des experts » du déploiement de médicaments, avec ce qui s’est passé avec les vaccins ! On ne peut pas construire un immeuble anti-incendie sans que quelqu’un soit venu vérifier qu’il est vraiment anti-incendie. Je rappelle qu’il fut une époque où des villes entières brûlaient parce que, justement, on n’avait aucune règle. Donc il va falloir repenser ça et se dire, à un moment donné, qu’on a des responsabilités : quand un produit sort du jour au lendemain et est utilisé par des milliards de gens, on ne peut pas le laisser aller, comme ça, sans filet, sans rien. Donc il y a un véritable travail, à mon avis, de régulation. Il va falloir trouver quel est le bon régulateur. Le design, la donnée, c’est assez proche. J’ai tendance à penser que la CNIL a compétence. Il va falloir que l’Europe se pose sérieusement la question.

Et puis, enfin, il va falloir mettre de l’argent dans les régulateurs. Si on veut réguler les choses, il faut mettre de l’argent. Quand vous regardez les procès titanesques anti-trusts aux États-Unis, vous vous rendez compte que ça va durer des années, comme la cigarette, et qu’il va falloir s’armer, trouver les bonnes personnes, recruter des ingénieurs pour comprendre comment ces applications fonctionnent. C’est un vrai combat et c’est un combat qui commence à l’heure actuelle. La législation européenne est évidemment un premier pas, mais il va falloir, à mon avis, aller un peu plus loin et véritablement mettre les pieds dans le plat.

Mélanie Benard-Crozat :Merci beaucoup, Tariq. Tu as évoqué le sujet des compétences. C’était le sujet que nous abordions sur la fin de matinée. On peut peut-être évoquer un mot avec vous sur ce sujet des compétences, on a encore quelques minutes, alors j’en profite. D’habitude, nous sommes tenus par le temps et là, j’ai le plaisir de pouvoir vous garder encore un petit peu à mes côtés. Frédéric, sur cette question des compétences et des talents.

Frédéric Dufaux :Je pense que c’est la prochaine guerre ou c’est déjà la guerre, c’est la guerre des talents. Je pense qu’on a la chance, en France et en Europe, d’avoir un réservoir de compétences formées au plus haut niveau. Les écoles françaises sont parfaitement reconnues, en particulier dans les sujets qui nous animent aujourd’hui : algorithmie, mathématiques, data, intelligence artificielle. Quand vous prononcez le nom de l’INRIA dans le monde, c’est un nom qui est extrêmement connu. Encore faut-il savoir les garder, maintenant, ces compétences. On voit bien qu’il y a des pays qui ont déjà été cités autour de cette conférence, qui les accueillent à bras ouverts, bras ouverts et ponts d’or. C’est une lutte qui s’engage, c’est un combat de tous les jours.

Je pense qu’on offre, en Europe, un autre modèle social. Je pense que, malheureusement, la récente crise qu’on vient de traverser l’a démontré. C’est très bien d’avoir des ponts d’or, faut-il encore, quand le pont d’or s’écroule, avoir des filets de sécurité. Je pense que l’Europe a un rôle à jouer dans ce domaine-là, avec son environnement éthique, social. On parlait de RSE tout à l’heure, ça en fait partie. Conservons cet avantage compétitif avec ce cursus de formations et cette notoriété internationale, il y a des étrangers qui viennent en Europe pour ça, attirons-les et gardons-les.

Mélanie Benard-Crozat :Luc, sur ce volet des compétences. Je sais que c’est à la fois une volonté très forte et, en même temps, une problématique à gérer, parce qu’on a aujourd’hui une véritable pénurie en matière de talents.

Luc d’Urso : Clairement ! Je ne vais pas revenir sur nos filières d’excellence. On revient aussi sur le fait qu’il faut quand même des entreprises pour les embaucher ! C’est un peu bête d’avoir les charges et pas les revenus. Notre éducation est gratuite, je le rappelle, dans les filières d’excellence pour la plupart. On forme des gens gratuitement, on les amène en stage, on continue à développer des compétences et puis on finit par les perdre faute d’entreprises de taille critique pour les embaucher. C’est un peu ballot !
Je ne reviendrai pas non plus sur la nécessité de décloisonner. Je pense qu’on a aujourd’hui un monde économique qui est un peu comme la police, on est un peu mal-aimé. On est mal-aimé des citoyens, on a des têtes d’escrocs. On est mal-aimé des pouvoirs publics, on est tout de suite suspect quand on est chef d’entreprise. La première chose qu’on a quand on s’installe c’est le contrôle de l’URSSAF, cela dit ça a bien changé depuis dix ans, ou c’est l’inspecteur du travail la première personne qui nous rend visite ; l’inspection du travail ou l’URSSAF vous rendent visite quand vous installez, ce n’est pas la direction de l’économie !

Il y a un certain nombre de choses qu’il faut quand même changer et décloisonner. Pour qu’on décloisonne, il ne faut pas rester dans les silos, c’est-à-dire que le monde économique doit faire des allers-retours dans l’entreprise, l’entreprise doit faire des allers-retours dans le monde académique, l’académique venir travailler en entreprise, c’est se connaître. C’est toujours pareil, on a peur de ce qu’on ne connaît pas. À partir du moment où on travaille dans un service public, on arrête de dire qu’il n’y a que des feignants ! À partir du moment où on travaille dans l’entreprise, on arrête de dire qu’il n’y a que des escrocs qui ne cherchent qu’à s’enrichir ! Et quand on travaille dans le monde académique, on commence à réfléchir au sens de ce qu’on fait en innovation : est-ce qu’il y a un marché ?, ce n’est pas si simple. Même si on a un bon produit, comment se vend-il, comment l’exporte-t-on ? Il y a cette tension du marché de l’emploi, cette concurrence exacerbée, mais l’essentiel pour moi, aujourd’hui en Europe et à plus forte raison en France, c’est ce décloisonnement. C’est la compréhension de trois mondes qui s’ignorent : le monde civil, le monde économique et le monde politique.

Mélanie Benard-Crozat :Donc finalement, ce qu’on a bien compris, c’est fédérer les énergies autour de cette thématique. C’est ce qu’on retient, finalement, de tout ce que vous avez évoqué.

On a encore quelques minutes, on va peut-être prendre une ou deux questions dans la salle. Je demanderai juste si on peut revoir l’éclairage deux petites minutes, pour voir s’il y a une question parce que je ne vois que des ombres dans la salle. Y a-t-il une question que vous voulez adresser à nos intervenants ? Pas de question.

Merci beaucoup. Merci à tous les trois d’avoir été avec nous. C’était un vrai plaisir de vous avoir à nos côtés ici, à Milipol Paris. Bien sûr, le sujet de la souveraineté continue, vous pouvez rester avec nous. Merci de votre disponibilité, d’avoir partagé votre expertise.