Thibaut le Masne : Ah les copains, ça fait plaisir de vous retrouver !
Mick Levy : Oui ! Et j’ai suivi un petit remix cet été, c’était hyper-cool.
Cyrille Chaudoit : C’était génial, mais franchement, je préfère quand même la rentrée parce que vous voir en vrai, ça fait plaisir.
Thibaut le Masne : Et de nouveaux épisodes, rencontrer de nouvelles personnes, c’est génial.
Cyrille Chaudoit : Nouvelles personnes ! Tariq Krim n’est pas non plus le dernier-né, il n’est pas né de la dernière pluie, Tariq ! Je peux te dire que je le connais depuis un moment.
Thibaut le Masne : Mais c’est la première fois qu’on le reçoit.
Mick Levy : C’est la première fois et je trouve que c’est une figure emblématique, iconique de la technologie ou de la vision française de la technologie, on pourrait dire.
Cyrille Chaudoit : De là dire que c’est un daron de la tech !
Mick Levy : C’est quasiment ça ! On va le retrouver.
François et Nelson Mandela, voix off, film Invictus : Puis-je savoir quel était ce chant, Monsieur ?
C’était Nkosi Sikelel iAfrica. Nous avons besoin d’inspiration, François, parce que si nous voulons bâtir notre nation, nous allons tous devoir dépasser nos propres attentes.
Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.
Mick Levy : Ça y est, c’est notre 50e épisode !
Cyrille Chaudoit : Cinquante, comme ton âge en fait !
Mick Levy : Bientôt la 500e, comme mon âge, mais comme ton âge aussi, Cyrille ! C’est Mike Levy au micro avec Thibaut le Masne.
Thibaut le Masne : Hello, hello !
Mick Levy : Pas loin de 50 ans aussi, je crois, et Cyrille Chaudoit.
Cyrille Chaudoit : Le petit jeune de la bande, salut.
Mick Levy : Menteur ! On s’enflamme les gars, mais l’heure est grave, avez-vous bien prêté attention à l’extrait de film que nous venons d’entendre ?
Thibaut le Masne : Mais oui, carrément, j’adore ce film avec un réalisateur génial, le grand Clint, avec un super acteur. C’est un mec exceptionnel, Nelson Mandela.
Mick Levy : Nelson Mandela : « Nous avons besoin d’inspiration, parce que si nous voulons bâtir notre propre nation, nous allons tous devoir dépasser nos propres attentes. »
Cyrille Chaudoit : C’est vrai, je suis d’accord avec ça, par contre, rassure-moi, on ne va pas encore parler d’élections, là ?
Mick Levy : Non, loin de moi l’envie d’évoquer la situation politique de notre pays, qui mériterait un peu plus d’inspiration.
Cyrille Chaudoit : On n’avait pas dit qu’on ne parlait pas politique en famille ?
Mick Levy : Je parle bien de notre nation virtuelle à tous, le numérique, parce qu’en quelques années seulement, le numérique semble avoir basculé pour porter tous les symptômes de notre société malade. Alors, pour notre cinquantième épisode, on avait envie de prendre de la hauteur et de se donner une vision large des grands enjeux numériques d’aujourd’hui pour le monde de demain et qui mieux que l’inénarrable Tariq Krim pour nous en parler. Tariq est une véritable figure du numérique, entrepreneur, il a notamment fondé Netvibes [1]. Tu l’as encore, Thibaut, Netvibes ?
Thibaut le Masne : Ça fait un moment, mais je n’étais fan.
Cyrille Chaudoit : Grand fan également.
Mick Levy : J’avoue que, moi aussi, je l’ai énormément utilisé, et Jolicloud. Il est aussi militant, puisqu’il a créé le mouvement Slow Web [2] et qu’il s’exprime régulièrement pour la souveraineté numérique européenne. Il a vécu au cœur de la Silicon Valley, où il a beaucoup écrit, il a même conseillé plusieurs gouvernements français et il était vice-président du Conseil national du numérique [3]. Plus récemment, il a fondé Cybernetica [4], à la fois maison d’édition et think tank qui propose un regard singulier sur les questions d’IA, de défense et de géopolitique du numérique. Sa parole, parfois prophétique, est très écoutée et respectée. On va se régaler.
Thibaut le Masne : Justement, de quoi va-t-on parler ?
Mick Levy : Il est des épisodes qu’on a envie de construire dans la spontanéité, alors je lui ai demandé, lors de l’entretien de préparation, quels seraient, selon lui, les trois enjeux du numérique d’aujourd’hui pour demain. Il m’a spontanément répondu : la startup nation à la française, la souveraineté technologique française et européenne et, bien sûr, l’intelligence artificielle. C’est de cela dont on va parler. Avec lui, on va refaire le monde de la tech, tout cela saupoudré de deux belles inspirations avec une « Philo Tech » et « Un moment d’égarement ».
Allez, il est maintenant grand temps d’accueillir notre invité.
Bonjour Tariq.
Tariq Krim : Bonjour.
Thibaut le Masne : Bonjour Tariq.
Cyrille Chaudoit : Bonjour Tariq.
Mick Levy : Avec toi, on ne va pas se la faire, on se tutoie déjà.
Tariq Krim : Pas de problème.
Mick Levy : Est-ce que, jusque-là, tout est bon pour toi ? Est-ce que tu es bien dans le show pour cet épisode ?
Tariq Krim : Parfaitement. Tout va bien.
Mick Levy : Génial, alors c’est parti pour le grand entretien et cette première séquence « French Tech, grandeur et décadence ».
Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.
Grandeur et décadence
Thibaut le Masne : Grandeur et décadence. Emmanuel Macron avait fixé le cap en 2019, avec un objectif de 25 licornes pour 2025. Le chiffre était beau, le problème, c’est que cet objectif a été atteint dès 2022. Alors ? On rehausse, on va un peu plus loin, on dit 100 licornes en 2030. Qui dit mieux ? Rappelons qu’une licorne est une entreprise non cotée en bourse, dont la valorisation est supérieure au milliard de dollars.
Alors, Tariq, a question double : que dit cette course à la licorne et est-ce vraiment le bon objectif à suivre ?
Tariq Krim : C’est une bonne question. D’abord je suis très content d’être ici.
Le terme de licorne a été utilisé par Aileen, de Cowboy Ventures [5], qui parlait d’une entreprise rare. À l’époque, il y a très peu d’entreprises qui sont capables d’atteindre, à terme, le milliard de dollars de valorisation. Sur l’ensemble des entreprises, on a quelques entreprises qui vont être des pépites, d’ailleurs quasiment comme dans les contes de fées, elles n’existent pas ou elles sont tellement rares qu’on les imagine comme les fameuses licornes. Aujourd’hui, le terme « licorne » a été galvaudé pour dire « on va construire des entreprises avec une valorisation d’un milliard ». Il y en a deux aux États-Unis, on est dans un modèle qui est assez clair : quand on monte une boîte, une startup plutôt de technologie, il y a trois options, une quatrième, évidemment, c’est que la boîte se plante, mais même quand elle se plante, on récupère les équipes et on les intègre dans l’autre boîte, c’est ce qu’a fait YC, Y Combinator [6]. Les trois autres options, c’est de se de s’introduire en bourse, c’est la voie royale, de se faire racheter à un prix élevé, de fusionner ou d’être acquise par un acteur pour un prix moins élevé, on parle d’acquisition, mais, d’une certaine manière, on convertit le stock de sa boîte avec le stock de la nouvelle boîte, donc on change d’histoire.
Le problème, c’est que ce modèle marche très bien aux États-Unis, mais ne marche pas si bien que ça en France, pour plusieurs raisons.
La première, c’est que la plupart des boîtes de tech qu’on a construites ne sont pas des boîtes avec des assets purement technologiques, c’est-à-dire que, souvent, on achète un marché, une idée qui a été implémentée ou un chiffre d’affaires, et beaucoup de ces startups vivent déjà de la subvention. On a vu des startups recevoir beaucoup d’argent de la BPI [Banque publique d’investissement] et, surtout, elles sont très franco-françaises. Donc, les options qui existent, qui sont à leur disposition, la première c’est évidemment d’être rachetée par un acteur du CAC 40, c’est assez difficile et, en général, pour plein de raisons qu’on pourrait expliquer, elles n’arrivent pas à être rachetées très cher parce que de toute façon, quand elles sont rachetées, on n’arrive pas souvent à en faire quelque chose. On l’a vu dans le domaine de la Fing tank. Souvent, le mieux qu’on puisse faire, c’est de dire que la boîte va vivre sa propre vie.
L’autre option serait d’être introduite en bourse, mais le problème, c’est qu’il faut être introduite dans une bourse qui sait valoriser les boîtes de technologie, le Nasdaq, et aujourd’hui, le ticket d’entrée minimum pour entrer au Nasdaq, c’est-à-dire si vous voulez qu’une banque d’investissement dise « je prends votre dossier pour vous introduire », c’est 40 milliards. On voit donc bien qu’il y a un problème de gap énorme et puis on a un autre sujet lié à ça, juste pour terminer sur ce point, c’est que pour passer d’une licorne à une décacorne, il faut de l’injection d’argent supplémentaire, des sommes assez importantes et aujourd’hui, à part dans le domaine de l’IA très spécifique, on l’a vu avec Mistral [7], c’est de l’argent qui, malheureusement, n’existe pas en France.
Cyrille Chaudoit : Tariq, dans les schémas que tu nous donnes, notamment aux États-Unis, est-ce que le problème de départ n’est pas simplement aussi de viser des licornes – peu importe effectivement le nom, c’est quelque chose de rare, en tout cas de très valorisé – en restant quand même sur ce schéma qui existe depuis 25 ans qui est de créer des boîtes pour les valoriser à mort, sans forcément se soucier de savoir si elles crachent de l’argent derrière et si elles fonctionnent ? Dans les différentes hypothèses, il y a aussi faire une belle boîte, qui tourne bien, qui reste stable sur ses appuis très longtemps et qui, pourquoi pas après, en rachète éventuellement d’autres. Ça n’apparaît pas dans tes schémas ou si, tu l’as évoqué pour le schéma français et, on va dire, c’est le moins pire des cas.
Tariq Krim : Je pense qu’en France il y a un domaine qu’on a sous-évalué, à mon avis un domaine qui est plus adapté au modèle européen, ce que j’appelle les PME technologiques, c’est-à-dire les boîtes qui vont grandir, qui vont devenir des entreprises internationales, qui peuvent faire plusieurs dizaines, voire centaines de millions de chiffre d’affaires, mais qui n’ont pas utilisé, ou très peu utilisé des modèles de VC, parce que le problème de VC, c’est que c’est de l’argent disponible très vite, que tu dois rendre dans les huit ans. En fait, tu as une accélération, ça passe ou ça casse, et toutes les boîtes ne sont pas faites pour ce domaine.
Aux États-Unis, en gros, il y avait deux types de boîtes qui ont fait tout ça, c’étaient les boîtes d’hyper-croissance technologique et toutes les boîtes qui espéraient remplacer les acteurs consumers aux États-Unis, Casper, Uber, etc., qui ont dit « il nous faut de l’argent tout de suite, on va prendre le marché immédiatement ».
Cyrille Chaudoit : Justement sur ce schéma du VC, que tous nos auditeurs ne connaissent pas forcément, Venture Capitalist, qui vient massivement mettre des sous dans ta boîte, que tu dois rendre fois x dans huit à dix ans, est-ce que tout cela ne crée pas un effet de bulle potentielle sur les acteurs de la French Tech qui ont, disons, un peu plus d’une dizaine d’années et qui ont été financés, dans des volumes, tu nous le disais, bien moindre qu’aux États-Unis, mais qui vont devoir, à un moment donné, rendre l’argent alors qu’ils ne peuvent pas s’introduire en bourse ? Finalement, quel est le destin de ces boîtes-là ? C’est, finalement, de se faire racheter à vil prix ?
Tariq Krim : C’est une vraie question, je pense que c’est la question à laquelle personne ne veut répondre. On parle de plusieurs licornes françaises et européennes qui ont, aujourd’hui, de vrais problèmes de financement. Quand tu posais la question « à quoi ça sert d’investir dans une boîte pour lui donner une super valorisation ? », il y a un très bon cours à Standford, qui est fait par Peter Thiel, qui s’appelle Competition is for Losers, un titre incroyable, qui explique les fondamentaux. Quand on investit, on n’investit pas une valorisation folle, on imagine que l’entreprise va prendre une part majoritaire d’un marché futur dont on estime que la valeur, ce qu’on appelle le DCF, Discounted Cash Flow, que le chiffre d’affaires qu’elle va faire sera ça dans cinq ans, dix ans, si la boîte a pris ce marché et occupe une part prépondérante. Donc, si j’investis aujourd’hui, j’investis à cette valorisation parce que c’est ce que je veux faire. Le problème des entreprises françaises, c’est que quand on est sur un marché franco-français, l’expérience montre qu’aller sur les marchés européens c’est très compliqué, pourquoi ? Parce qu’en Allemagne ou en Angleterre, il y a des boîtes qui sont sur le même business que le tien, qui ont aussi vendu à leurs investisseurs qu’elles allaient devenir leaders du marché, donc, tu te trouves sur des systèmes qui sont beaucoup plus complexes. À mon avis, on a voulu copier la Silicon Valley en oubliant ses spécificités. La Silicon Valley, c’est d’abord l’accès à énormément de capital, ce qu’on n’a pas vraiment en Europe, et la deuxième c’est qu’on est sur des marchés où on peut prendre un marché de plusieurs centaines de millions de personnes dans les cinq ans qui viennent, alors qu’en Europe, c’est un travail extrêmement complexe.
Thibaut le Masne : Je me permets, je vais essayer de sortir un peu et probablement sortir un gros mot, probablement que tu me diras que ce n’est pas bon. J’avais souvenir dans le temps, dans les années 2000, ça doit t’évoquer quelque chose, où la vocation des entreprises françaises, des startups françaises de l’époque, était effectivement de bien grandir et de se faire racheter assez vite. En fait, on n’avait pas une vocation à rester, on avait une vocation à se faire racheter. Finalement, n’est-ce pas ça aussi la spécificité française et de ces fameuses licornes qui est de monter à un certain niveau et, après, de se faire racheter ?
Tariq Krim : C’est toute la question. En fait, quand on écoute les politiques, ils te disent qu’il faut créer le prochain Facebook, le prochain Google, qui sont des boîtes excessivement technologiques, qui ne sont que des boîtes d’ingénieurs, créées par des ingénieurs et, en fait, nous faisons plutôt des boîtes issues d’écoles de commerce qui sont parfois, je trouve, marketées comme on le faisait dans un BDE [Bureau des étudiants] d’entreprise, c’est-à-dire avec une vision assez naïve du business, en se disant « parce que mes copains et moi, on aime ce produit, on va l’imposer ». Ce n’est pas toujours comme ça, mais j’ai vu des dossiers où il était vraiment clair que les gens n’avaient pas de compréhension de la façon dont ils allaient construire les boîtes et on a eu cette espèce de frénésie où on s’est dit « on va grandir, on va faire grandir et, souvent, on va même espérer remplacer des boîtes qui marchent très bien ». On a vu que ça ne marche pas toujours, les néo-banques, à part quelques exemples, n’ont pas réussi parce que c’est très difficile. Déjà, il y a énormément néo-banques, je ne sais pas comment les gens, sur le marché, arrivent à suivre tellement il y en a, et surtout, dès qu’il y a une crise, les gens disent « finalement, je suis peut-être bien à la BNP ou à la Société Générale ».
Thibaut le Masne : On revient aux fondamentaux !
Tariq Krim : Exactement !
Mick Levy : Mais alors, à quoi sert, Tariq, cette course à la licorne dans laquelle Macron et globalement la French Tech nous ont mis ?, c’était même avant Macron d’ailleurs. Cette course à la licorne est-elle véritablement utile ?
Tariq Krim : Pour moi, c’est une opération comm’. Je peux en parler puisque j’étais au cœur du projet de ce qui allait devenir la French Tech. Au départ, la vision que je proposais, c’est : on a un vivier d’ingénieurs exceptionnels, il faut aider les gens à construire ces technologies, à les déployer, à les scaler, ce qui est un vrai travail, notamment dans le domaine de l’open source, dans le domaine de la technologie de pointe, dans l’IA, dans tous les domaines où on sait qu’on a des gens excellents. On a vu, puisque la plupart des ministres du Numérique avaient des formations Sciences Po ou HEC, que c’est devenu un outil de communication, on communique sur un nouveau mode de vie. Il y avait un petit écho nouvelle économie, mais avec, à mon avis, un sujet qui m’a toujours gêné, c’est que le CTO [Chief Technology Officer] ou l’ingénieur c’est un peu le col bleu, alors qu’aux États-Unis c’est la superstar. À l’époque, le pitch de Y Combinator c’était de permettre à des ingénieurs, qui ne connaissent pas bien le marketing, de les aider à développer leur produit. ; à l’époque, le produit c’était Dropbox, Airbnb, Stripe, etc. On a un regard qui est vraiment différent. Or aujourd’hui, ce qui a de la vraie valeur au niveau international, c’est la technologie, en plus ça ne coûte rien : tu mets des bureaux, des ingénieurs, de l’électricité et c’est tout ce dont tu as besoin.
Cyrille Chaudoit : Tu as coutume de dire un truc hyper-intéressant à ce sujet-là, c’est que, finalement, les entreprises en B to B, c’est un peu pareil que pour le B to C, nous, utilisateurs finaux de produits sur étagère, quand on va utiliser ChatGPT 3.5, 4, 4o, c’est un produit sur étagère. Et les entreprises qui font appel à des produits standardisés comme ça, sur étagère, parce que c’est plus pratique, ça va plus vite à déployer, etc., plutôt que de les faire elles, en interne, quand on ne produit plus, on ne sait plus faire à la fin. Je t’ai entendu dire ça. J’aimerais bien que tu rentres un petit peu plus dans le détail pour nous expliquer pourquoi, finalement, depuis des décennies, on reproduit toujours le même schéma. Pourquoi sommes-nous nuls, en fait ?
Tariq Krim : Ce n’est pas que nous sommes nuls, c’est que nous avons eu des élites totalement nulles, on peut le dire, dont certaines, malheureusement, sont toujours là.
Si tu prends la Tesla, l’iPhone, le B200, la dernière puce de Nvidia, ou le H100, ils ont une chose en commun, ce sont des produits extrêmement complexes, très durs à faire, c’est extrêmement dur à faire, surtout des batteries. Le vrai génie d’Elon Musk, c’est de dire, à chaque fois, qu’on travaille sur ce qu’il appelle les first principles, donc, pour cela, il faut des ingénieurs spécialisés. Le problème c’est que, dans les années 90, on a fait deux choses simultanément : on a délocalisé tout notre savoir-faire, je rappelle que la France était leader dans le consumer electronics, qu’un téléphone mobile sur trois – je sais que les gens n’y croient pas – était fabriqué en France, on fabriquait pour Sony Ericsson !
Mick Levy : C’est bien de le rappeler !
Tariq Krim : Toutes ces écoles d’ingénieurs extraordinaires qui existent ont été faites pour fournir des ingénieurs spécialisés en optique, en électronique, microélectronique, etc., mais quand ces boîtes sont parties en Chine, on forme des ingénieurs et, en fait, il n’y a plus de boîtes pour les embaucher, pour faire le métier pour lequel ils ont été formés. Donc les gens se sont tournés vers la finance, vers le consulting, etc.
Parallèlement à ça, on a fait une autre chose. On a dit « on va délocaliser l’informatique en Inde », c’est ce qu’ont fait Capgemini et toutes ces grandes ESN, ou à Madagascar ou au Maroc et, à la fin, on n’a plus besoin de ces ingénieurs, on va tout faire en outsourcing. Or, quand on connaît Google, Facebook, Apple et toutes ces boîtes, leur valeur, ce sont les ingénieurs ! C’est parce qu’il y a des ingénieurs qui développent, donc, on a une forme de paradoxe.
Cyrille Chaudoit : Une forme de nullité des élites, parce que, effectivement, la révolution primaire, le secteur secondaire et, après, le secteur tertiaire, une fois de plus on a reproduit le même schéma, on a délocalisé et on a laissé fuiter les talents. Tu es vraiment très attaché à cette notion de talent. Encore aujourd’hui, on en parle très régulièrement dans Trench Tech, notamment au sujet de l’IA : tous les grands talents qui sont à travers le monde à la tête des labos de recherche, chez Meta et ailleurs, sont des Français. Donc, que faut-il faire pour garder ces talents ? À un moment donné, est-ce qu’on n’arrêtera pas de former des talents, parce qu’on ne saura même plus faire non plus ?
Tariq Krim : Il y a deux choses. On dit toujours que l’argent est le moteur de tout. Moi, je ne le pense pas, notamment dans la recherche. Il y a trois problèmes :
le premier c’est qu’il faut remettre des managers qui savent de quoi ils parlent. Aujourd’hui, tu prends notre ex-ministre de l’économie, Bruno Le Maire, la seule chose qu’il peut faire quand il parle de cloud, c’est de dire quel est le plus beau des deux powerpoints ; il n’a pas la moindre idée de ce qu’il y a dedans, quelle est la technologie. Chez Google, le product manager est un ingénieur, sinon ses développeurs ne lui parlent même pas. On a déjà un peu une première chose.
Le deuxième, c’est l’incompétence, ce que j’appelle parfois le numérique de connivence. On a mis des gens parce que ça faisait bien sur une liste ou parce qu’il fallait faire équitable, etc., en fait, les gens sont nuls.
Et le troisième, c’est un problème dont on parle peu, mais qu’on voit aussi dans la recherche, c’est le management toxique, c’est-à-dire le management où, à la fin, les types n’arrivent plus à produire, ils passent leur temps en bureaucratie. Quand tu arrives chez Facebook, qu’on t’explique que tu n’auras personne pour t’expliquer comment faire ton métier pour lequel tu as travaillé pendant dix ans, que tu es l’expert mondial, avant même de demander le salaire, les gens disent « je viens », c’est aussi ça, il ne faut pas l’oublier.
Mick Levy : Du coup, Tariq, quelle devrait être la suite maintenant pour la French Tech ? On a donc quelques dizaines de licornes. La centaine de licornes, en 2030, fixé par Emmanuel Macron, ne semble pas atteignable, selon le contexte dans lequel on est aujourd’hui avec un certain retournement économique. Quelle doit être la suite sur la French Tech s’il ne faut pas courir derrière les licornes ? Comment arrive-t-on à faire émerger véritablement une tech française, une tech européenne à l’échelle mondiale ?
Tariq Krim : Déjà, il faut reconnecter avec notre vision, la vision humaniste. Il ne faut pas oublier que les grands projets technologiques, le Web, Linux, qui sont les deux composants de l’Internet, ont été inventés en Europe, par des Européens. Ça veut dire qu’on a aussi cette vision de construire des produits qui vont servir les gens et pas juste servir quelques personnes ; il faut se reconnecter à ça.
La deuxième chose, c’est le management du talent. C’est vrai dans la tech, mais je pourrais le dire dans tous les domaines : on a mis des gens qui sont nuls. On l’a vu pendant le Covid, cette nullité nous a éclaté à la figure. Il faut remettre des gens passionnés et compétents. Pour moi, la technologie, c’est avant tout une question de passion. Quand tu parles avec Mark Zuckerberg, je connais tous ces gens, tu parles avec des gens passionnés. À aucun moment ils ne t’expliquent comment ils ont fait le meilleur deal ou quelle va être la valeur de leur projet.
Mick Levy : Nous, nous sommes dans un monde bureaucratique, très business.
Tariq Krim : On a fait une chose très paillettes, c’est ce qui me gêne un peu avec la French Tech. C’est devenu quand même un truc un peu paillettes, un peu trop basé sur les deals financiers, alors qu’au départ la technologie c’est de la passion et c’est la volonté de changer les choses. Ensuite, il y a la question que l’Europe doit se poser par rapport aux États-Unis. Je donne toujours cet exemple : j’ai un copain qui est l’un des spécialistes du E.L.F. care [Eyes, Lips, Face], il a une énorme startup de E.L.F. care aux États-Unis. Il est avec moi à Paris, j’entre dans une pharmacie, je commande mes médicaments, je donne ma carte vitale, ce que tout le monde fait, et on me donne les médicaments. À ce moment-là, il me regarde et il dit : « Tu viens d’acheter tes médicaments ? – Oui, tout est fait, avec la Sécurité sociale, tout est géré. » Et là, j’ai vu son visage déconfit parce qu’il essaye de faire ça pour une petite partie de la population, dans un petit endroit en Floride, alors que nous on a cela ! On oublie, parfois, que les technologies sont aussi des technologies invisibles, qui marchent bien, sur le long terme, il y a pas que le show off. Toutes ces technos un peu fancy sont super. Mais à la fin, faire des technos qui marchent, qui marchent sur le long terme, qui sont faciles à utiliser, on n’y pense même plus avec ce niveau technologique auquel nous sommes confrontés en France. C’est vrai qu’il n’y avait pas forcément le même marketing.
Je donne toujours un autre exemple : Steve Jobs vient Paris, il voit le Minitel, il dit « c’est le plus bel objet industriel que j’ai vu ». D’ailleurs, il a repris la poignée du Minitel dans le premier Macintosh. Il était fasciné ! C’est une époque où on avait un vrai savoir-faire utilitaire, on savait construire des produits qui s’intègrent et maintenant, malheureusement, on ne sait plus trop faire ça.
Thibaut le Masne : Je vais te demander d’arrêter. Tu nous a mis des paillettes dans les yeux, effectivement, on oublie ces choses-là, donc arrêtons-nous là, c’est super, et rejoignons une « Philo Tech », si ça te va.
Voix off : De la philo, de la tech, c’est « Philo Tech ».
« Philo Tech » – « Éthique ou déontologie ? »
Thibaut le Masne : Emmanuel, quand on évolue dans le monde de l’IA, on entend souvent parler d’éthique, mais aussi de déontologie et j’ai l’impression qu’on met souvent les deux mots sur le même plan. Du coup, je me demandais s’il y avait une différence entre les deux.
Emmanuel Goffi : Il y a effectivement une différence. Éthique et déontologie sont deux mots qui sont très souvent utilisés de manière interchangeable ou utilisés comme s’ils étaient de choses équivalentes. Pourtant, si on regarde de plus près ces deux substantifs, on s’aperçoit qu’ils renvoient à deux choses à la fois différentes et intrinsèquement liées.
Bien qu’il n’y ait pas de définition arrêtée de l’éthique, il est admis que c’est la discipline de la philosophie qui traite du bien et du mal ou, plus précisément, en tout cas selon moi, de l’évaluation axiologique d’un acte sur le spectre qui va de l’acceptable à l’inacceptable.
La déontologie, quant à elle, c’est une des théories de l’éthique. Une dimension qui renvoie, comme son étymologie l’indique, au discours sur les devoirs ou à la science des devoirs.
Donc, l’éthique et la déontologie sont deux choses différentes, la seconde étant incluse dans la première. Il n’y a donc pas de pertinence à utiliser un mot pour l’autre ni de les mettre sur le même plan.
Thibaut le Masne : D’accord. Donc, on a la philosophie, dont fait partie l’éthique qui, elle-même, est incluse dans la déontologie. Donc, la déontologie est une branche de l’éthique, c’est ça ?
Emmanuel Goffi : C’est exactement ça et c’est le point très important. La déontologie, c’est en effet une théorie de l’éthique, donc une sous branche de la philosophie. Pourtant, elle est aussi très utilisée dans le monde juridique. D’ailleurs, les déontologues, ou les responsables de la déontologie dans les entreprises, sont très rarement des philosophes ou des éthiciens, mais, très majoritairement, des juristes et c’est ce qui pose problème quand un éthicien parle avec une déontologue. Les deux utilisent le même mot, mais n’en ont pas la même compréhension.
Pour comprendre ça, il faut faire un petit passage par l’histoire. Le mot déontologie est inventé en 1816 par Jérémy Bentham, un des pères du conséquentialisme [8] qui, avec la déontologie et l’éthique de la vertu, forment ce que l’on appelle les théories continentales de l’éthique. Bentham, qui était un contemporain de Kant, était avant tout un jurisconsulte, donc pétri de pensée juridique. Quand il crée le terme, il en donne une définition assez sommaire, ce qu’on appelle une définition nominale. La déontologie, selon Bentham, est une division de l’éthique, également appelée éthique dicastique, qui a pour objet, je le cite, « d’indiquer si telle ou telle action doit ou ne doit pas être faite ». En l’occurrence, comme l’affirme Bentham, la déontologie cherche à influer sur la volonté. Donc, on constate un tropisme juridique très marqué et une conception de la déontologie très top-down, pour dire ça en anglais, les règles sont établies par une autorité légitime et doivent être suivies, on doit s’y conformer.
Thibaut le Masne : D’accord. Donc, tout ça sonne un peu comme un combat entre la philosophie et les juristes. C’est ça non ?
Emmanuel Goffi : C’est là où le bât blesse. Si, pour Bentham, la déontologie vise l’édiction de règles qui doivent être suivies, pour Kant, qui est philosophe et pas juriste, il s’agit de se donner à soi-même des règles qui si, et seulement si, elles passent le test d’universalité deviendront des impératifs catégoriques, donc des règles qui devront être appliquées.
Contrairement à Bentham, Kant, qui ne se contente pas de définir, mais théorise la déontologie, adopte une approche bottom-up et c’est l’individu qui, au travers de ce qu’on appelle la volition, c’est-à-dire sa capacité de vouloir autonome, se donne des règles et vérifie leur validité avant de les rendre obligatoires. La déontologie n’influe donc pas sur la volonté, comme chez Bentham, elle en est l’émanation.
Kant nous dit que si j’agis d’une manière acceptable sur le plan éthique, par simple conformité à une norme, notamment en raison du risque de sanction, alors mon acte a moins de valeur sur le plan moral que si j’agis par devoir, c’est-à-dire en suivant une conviction profonde que je me suis faite. Si, par ailleurs, l’acte posé par conformité à la norme n’est pas le produit de ma volonté, alors il perd toute sa valeur morale.
Au final, le problème ne réside pas dans la légitimité ou l’illégitimité de l’une ou l’autre des deux approches, mais dans la difficulté d’articuler une approche juridique et une approche philosophique de la déontologie. Si le signifiant, c’est-à-dire le mot déontologie, est commun aux deux approches, ses signifiés, c’est-à-dire leurs sens, différent grandement. Selon moi, la difficulté avec l’approche juridique par la conformité, c’est qu’elle peut rapidement se transformer en conformisme et devenir un frein à l’esprit critique.
Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.
Les enjeux de la souveraineté technologique face aux USA et à la Chine
Mick Levy : Eh bien mon vieux, il faut s’accrocher ! Ce n’est pas facile.
Thibaut le Masne : Je vous parie que la déontologie, ça sort au bac philo de l’année prochaine.
Mick Levy : Il nous a emmenés loin là, Emmanuel.
On va partir loin avec un autre sujet, qui est celui de la souveraineté, qui est plus que jamais le sujet prioritaire des gouvernements, mais dont on parle à toutes les sauces : souveraineté alimentaire, souveraineté sanitaire – d’ailleurs produit-on des Doliprane et des masques chirurgicaux en France ?, il faudra qu’on vérifie –, souveraineté énergétique – on va en reparler parce que sans énergie on n’a pas d’IA – souveraineté militaire. Bref !, en termes de souveraineté, il semble parfois qu’on ait d’autres chats à fouetter que le chat numérique !
Tariq, pourquoi la souveraineté numérique devrait-elle être un sujet pour nos dirigeants au même titre que la souveraineté alimentaire et toutes les autres que j’ai pu citer ?
Tariq Krim : Il y a plein de raisons. La première d’entre elles c’est qu’aujourd’hui, il nous manque en France un nouveau secteur d’activité qui soit un secteur fort, qui génère des revenus, qui ne plombe pas notre balance du commerce extérieur, comme c’est malheureusement le cas. Et développer ses propres technologies, c’est-à-dire utiliser l’État, utiliser les entreprises françaises comme premier client pour les technologies, c’est aussi un bon moyen, ensuite, d’exporter ce savoir-faire ailleurs. Je pense qu’on a un peu raté cette étape.
Évidemment, il y a les autres questions essentielles, c’est la maîtrise de son destin, c’est la capacité d’assurer l’intégrité des données, des savoirs et des connaissances disponibles sur le réseau et puis, c’est aussi, d’un point de vue militaire, la capacité de se protéger numériquement et, d’ailleurs, non numériquement.
Mick Levy : N’est-ce pas ça le plus important quand même ? Je suis étonné de ta réponse, tu l’amènes, finalement par un sujet très business, très économique en tout cas.
Tariq Krim : Je pense que la souveraineté c’était excellent pour le business, on avait choisi ça, mais on en revient à la question que l’on se pose. Il y a deux types de personnes qui prennent la décision : des gens qui ont une vision d’entrepreneur et qui, quand on dit « tel problème », imaginent : « Comment vais-je faire ? Comment vais-je résoudre ce problème avec des ingénieurs et avec un produit ? ». Et puis, il y a les gens qui pensent au produit qu’ils peuvent acheter sur étagère. Un des grands sujets que l’on a aujourd’hui sur la question de la souveraineté, c’est qu’on n’a quasiment plus que des produits sur étagère, fabriquées par d’autres.
Mick Levy : Typiquement sur le sujet du cloud, quand il y a eu la grande vague du cloud, c’est là, à mon avis, qu’a été le vrai point d’inflexion, c’est-à-dire que c’est à ce moment-là qu’on a carrément laissé les données des Européens aller sur des ordinateurs américains, parce que hébergées sur les grands clouds américains de Meta, mais surtout d’Amazon, de Google, de Microsoft.
Tariq Krim : Sachant qu’il ne faut pas oublier que le cloud, contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas de l’infrastructure, c’est du logiciel. L’infrastructure ce sont quelques centaines de millions d’investissement qui, ensuite, génèrent des milliards de dollars, comme on le sait quand on connaît les valorisations et surtout les chiffres d’affaires des acteurs. Dans la souveraineté numérique, en fait on a deux sujets et on a souvent tendance à les prendre comme si c’était un seul sujet.
Il y a ce que j’appelle la souveraineté numérique fonctionnelle, qui est un sujet européen : est-ce qu’on a toutes les briques, en Europe qui, si elles étaient assemblées, nous permettraient de faire comme Amazon, comme Google, comme Microsoft et comme les autres ? La réponse est oui, mais il y a un mais, je vais y revenir.
Ensuite, il y a ce que j’appelle la souveraineté numérique territoriale : dans chaque pays, et là c’est d’un point de vue de la France, quelles sont les règles de souveraineté numérique ? Est-ce que les données de santé peuvent être sur un service américain, ou de droit américain, par extraterritorialité ? Oui ou non ? Quelles sont les données importantes ? Comment les sauvegarder ? Et ça peut être un simple décret.
Cyrille Chaudoit : Les deux étant corrélés. Si on revient juste un instant sur ce que tu appelles la souveraineté fonctionnelle avec ces briques qui devraient être les équivalences de tout ce que les pays étrangers, notamment, pour les citer, les GAFAM aux États-Unis, peuvent nous proposer. Tu parles d’avoir toutes les briques du stack fonctionnel, avoir à chaque fois les équivalences. Si on n’a pas ces équivalences-là, pour la souveraineté que tu qualifies de territoriale et qu’avec un simple décret on pourrait décréter, justement, que nos données ne doivent pas filer sur tel type de cloud américain, c’est tout de suite un petit peu plus compliqué si on a pas ces briques-là. Tu dis que sur un plan souveraineté fonctionnelle, on a toutes les briques équivalentes par rapport à ce que nous proposent les Américains.
Tariq Krim : Bien sûr. D’ailleurs, quand on regarde historiquement les premières briques de cloud, parce que j’ai passé beaucoup de temps, avec Cybernetica, à m’intéresser à l’histoire, c’est dans les banques françaises que les premiers modèles de virtualisation ont été utilisés. Il ne faut jamais oublier que le cloud d’Amazon existe, parce qu’ils étaient client d’une société qui s’appelle Oracle, qui fait des bases de données, et qui, un jour, leur a dit « maintenant, les prix ça va être fois tant ». Ils ont dit « on est morts » et ils ont décidé de mettre toutes les machines, y compris les machines à l’intérieur du bureau, sur Linux pour installer leur propre système. Comme ils avaient d’énormes besoins avec le fameux Black Friday, ils avaient besoin de s’assurer que les machines fonctionnaient, donc, pendant ces périodes de fortes ventes, ils avaient énormément de capacité de calcul à disposition. Ils les ont donc revendues et ça a été le début d’AWS [Amazon Web Services].
Cyrille Chaudoit : Quand tu nous dis ça, excuse-moi, ça fait vachement écho à un épisode très récent : VMware [9] qui se fait racheter par Broadcom. Peux-tu nous en dire deux mots parce que je ne pense pas que le public qui nous écoute soit très affranchi sur le sujet ?
Tariq Krim : La question du cloud est l’une des questions de la souveraineté. On parle souvent de la sécurité, mais la vraie question, c’est le prix. Si demain Trump dit « les données hébergées chez les GAFAM c’est plus 40 % de taxes », il peut le faire, de toute façon tout ce que Trump dit, il peut le faire, c’est ça le drame ! À partir de là, on est complètement bloqué.
Mick Levy : Il n’est pas encore comme la Maison-Blanche, quand même !
Tariq Krim : VMware, qui est aussi un outil de virtualisation, a été racheté par une boîte qui est toujours très agressive et qui a dit « maintenant, toutes les licences gratuites c’est terminé – je simplifie –, c’est entre fois trois et fois vingt, ça dépend des offres » et tous les acteurs européens, mais pas que, parce que les Américains ont les mêmes problèmes, se sont retrouvés en disant « je ne peux pas payer ».
Cyrille Chaudoit : Il faut rappeler que l’essentiel de tous les DSI [Directeur des systèmes d’Information] de France et de Navarre tournent sous VMware.
Tariq Krim : Et d’Europe et des États-Unis. C’est un problème mondial.
Mick Levy : Rappelons que VMware a été rachetée par Broadcom qui, en plus, est une entreprise chinoise, pour ne rien arranger à la situation géopolitique.
Tariq Krim : Américano-chinoise. C’est une société avec une très mauvaise réputation. Elle a tendance à dire « vous êtes mes clients, donc vous êtes une vache à lait » et là, tu as des DSI qui regardent leur budget informatique et le prix des licences et qui se disent « je n’ai plus d’argent pour faire quoi que ce soit d’autre ». En fait, on est dans une situation complètement ubuesque pour laquelle on était nombreux, j’en ai fait partie mais je n’étais pas le seul, à dire « attention, ne mettez pas tous vos œufs dans le même panier », c’est la nouvelle version de « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ». Sur la question de la souveraineté, je dis souvent à des DSI « si ce n’est pas votre plan A, il faut que ce soit votre plan B », parce que, malheureusement, le monde dans lequel on est avec la guerre en Ukraine, avec les cyberattaques, avec les risques sur les prix – les risques sur les prix sont aussi liés aux risques de l’énergie. Je vous rappelle que pendant la guerre en Ukraine le cloud européen a explosé de 5 à 10 % parce que l’électricité avait pris un sérieux coup. Il faut donc une stratégie nouvelle, que j’appelle parfois le numérique de l’incertitude, et la question de la souveraineté va devenir essentielle, comme on l’a vu avec les masques, comme on l’a vu les médicaments. Il faut qu’on le fasse maintenant. On a tous les composants. Je voulais juste venir sur ce point : on n’a pas su, d’un point de vue stratégique, aider les gens à s’allier. On a souvent des boîtes exceptionnelles par exemple en termes de compétences en hébergement – OVH, Scaleway et plein d’autres en Allemagne –, donc on a la compétence en hébergement, on a la compétence software, on a des Ops, on a des DevOps, des gens qui savent faire du déploiement, on sait faire des containers, on sait quasiment tout faire, on a quasiment tous les outils, mais on n’arrive pas forcément à les assembler, parce que ça demande un peu plus de travail.
Thibaut le Masne : N’est-ce pas dû aussi au fait qu’on a des entreprises qui ne sont pas tech ? Je veux dire que, globalement, le DSI est un peu solo dans son écosystème, voire, parfois, le DSI n’est même pas tech lui-même, donc, pour lui, ce n’est pas ça l’enjeu et ce n’est pas l’enjeu de l’entreprise, l’enjeu de l’entreprise est souvent « les DSI, ça coûte cher, donc diminue-moi les coûts ».
Mick Levy : Rappelons juste, DSI, directeur des systèmes d’information, c’est donc le patron de l’informatique dans une entreprise.
Tariq Krim : C’est exactement ça. Aujourd’hui, quand tu prends une startup, soit tu es capable, parce que tu as un profil tech, d’embaucher des super techs, donc tu vas faire ta tech en interne et tes techs vont te dire « on n’a pas besoin de ça et ça, on va le faire, on va prendre un abonnement de base » ; soit tu n’as pas un profil tech et tu ne sais pas recruter des techs. Quand tu vas sur Amazon Web Services, Azure ou tous ces services qui sont quand même, faut-il le dire, très bien faits, en fait, tu loues de la tech qui a été faite par les ingénieurs d’Amazon, de Google et des autres. Donc, la question va se poser par rapport à tes budgets : est-ce que, finalement, tu es capable d’embaucher des talents qui vont faire baisser tes coûts de cloud ou est-ce que tu n’es pas capable et, dans ce cas-là tu le fais ? Ou est-ce que par paresse ou par facilité, on va dire, parfois les deux sont mêlés, mais ce n’est pas toujours le cas, parce que tu as aussi un problème, il faut le dire, de recrutement de talents, de très bons devs, aujourd’hui en France. Par très bon dev, j’entends quelqu’un qui a de l’expérience et, par quelqu’un qui a de l’expérience, j’entends quelqu’un qui a déjà eu des galères, qui sait ce que c’est qu’une crise, qui sait ce que c’est qu’un crash et qui a vécu ; pas quelqu’un qui n’a jamais su, entre guillemets, ce qu’est « la vraie vie », c’est-à-dire quand tout part en sucette et qu’il faut réparer, passer des week-ends entiers.
Mick Levy : Quand bien même ce dev aurait une bonne formation.
Tariq, tu nous parles beaucoup de la souveraineté pour l’entreprise, et on voit bien qu’elle est essentielle, tu nous ramènes aussi à la question des coûts et c’est essentiel.
Aujourd’hui on entend aussi beaucoup, quand même, le sujet d’une espèce de guerre économique mondiale autour du hardware, autour du matériel et, un peu iconique de ça, c’est ce qui se passe autour du trio infernal, on pourrait dire, des puces pour l’IA, donc avec Nvidia qui est le concepteur des puces pour l’IA, qu’on a cité tout à l’heure, avec TSMC [Taiwan Semiconductor Manufacturing Company], le fabricant taïwanais, le seul au monde à fabriquer ces puces-là et puis avec un Néerlandais, ASML, qui fournit les machines à TSMC pour permettre de produire les puces conçues donc par Nvidia. Très souvent, en ce moment, on semble réduire ce sujet de la souveraineté à ce trio infernal et, si un des trois maillons venait à tomber, on n’aurait plus d’IA, on n’aurait plus de puissance de calcul et tout s’arrêterait du jour au lendemain. Est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est un peu caricatural ? Est-ce que c’est juste par rapport au débat sur la souveraineté selon toi ?
Tariq Krim : C’est un peu caricatural parce que, déjà, il faut savoir deux choses.
Vous vous souvenez des disques compacts Philips. Philips a investi, a été le premier investisseur en SID [Source Identification Code] de deux boîtes : ASML, qui est la continuité de Philips, et TSMC. En fait, le système de puces modernes ne peut exister que parce qu’on a de la lithographie laser hyper-précise. Ensuite, quand on fait une puce, ce qu’on appelle le cooting, c’est-à-dire la couche que l’on met par-dessus les puces, est fait au Japon, une partie des éléments vient de Corée, une partie des éléments vient d’Allemagne, voire de France avec Soitec, les lentilles pour les lasers viennent de Californie. La réalité, c’est que pour faire une puce, on a besoin de la mondialisation, on a besoin de centaines de PME. Après, il y a un super agrégateur, qui s’appelle TSMC qui a un truc magique. Quand on faisait Jolicloud, on passait pas mal de temps à Taïwan : TSMC a une discipline managériale comme on n’en a jamais vu nulle part. Pour qu’Apple décide de faire toutes ses puces chez TSMC, Nvidia et les autres, c’est tout simplement qu’ils savent qu’ils n’ont aucun risque que les choses n’aillent pas. C’est fantastique, c’est une horloge suisse !
Mick Levy : Ce sont visiblement les seuls au monde à avoir ce savoir-faire-là. Pour l’instant, on ne trouve pas de concurrent réel à TSMC. Rappelons que ces deux boîtes-là, TSMC et Nvidia, sont dans le top 3 des plus grosses capitalisations boursières mondiales et ASML dans le top 10 des plus grosses capitalisations, et la première européenne. Ces modèles-là sont uniques.
Cyrille Chaudoit : On parle de souveraineté, et on comprend – merci pour tes explications, Tariq – que c’est tout à fait relatif puisqu’il y a énormément de pays qui entrent en ligne de compte. Mais si je reviens deux secondes à ce que tu nous disais sur la souveraineté territoriale, pour le moment on ne s’interroge pas du tout sur la souveraineté territoriale des minerais et des terres rares qui sont exploités pour faire tout ça. Quelque part, on se questionne beaucoup sur la souveraineté technologique occidentale, pour ne pas dire européenne, et tout le monde se contrefout de la souveraineté des pays d’Afrique, entre autres, dans lesquels on va aller puiser toutes ces ressources premières pour fabriquer ces composants. Petite parenthèse. Tu veux peut-être rebondir là-dessus, Tariq ?
Tariq Krim : Sur la question des terres rares, la France a aussi été un des leaders. Je ne sais pas si vous vous souvenez de cette boîte qui s’appelait Rhône-Poulenc, ça date.
Cyrille Chaudoit : Qui sponsorisait Ushuaïa à l’époque, je ne sais pas si vous vous souvenez. C’est vieux !
Tariq Krim : Tu n’as pas besoin de donner ton âge, n’est-ce pas !
Les terres rares ne sont pas rares, c’est juste qu’il faut les nettoyer avec de l’acide, etc., et on a dit « on va faire tout cela en Chine, on va les laisser saloper leur environnement et nous, on va le faire faire ». Il ne faut pas oublier que partout où il y a des minerais de fer, de zinc, de cuivre, il y a des terres rares qui sont liés aux métaux, il faut juste les délier et ça coûte très cher, très cher en eau.
La question qui est importante sur la question de la souveraineté par rapport aux puces, aux terres rares, c’est qu’on a des acteurs en Europe, on a NXP, on a on a aussi STMicroelectronics, on a Soitec qui fait la technologie, on a ARM en Angleterre, on a Raspberry Pi qui vient de s’introduire en bourse. Le problème c’est qu’on n’a pas su, à un moment donné, se positionner sur les outils de prochaine génération, parce que, à la fois au niveau européen et puis d’un point de vue industriel, on s’est aussi retrouvé avec des gens qui étaient des faiseurs qui se sont dit « on va faire faire par d’autres ».
Cyrille Chaudoit : Excuse-moi de te couper, mais j’ai quand même l’impression, quand on t’écoute, qu’à chaque fois on est quasi-précurseur et puis on n’est jamais time to market, ce sont les autres qui viennent rafler la mise.
Tariq Krim : On a surtout des élites qui… Je rappelle : en 93, Clinton lance les autoroutes de l’information. Pourquoi ? Parce qu’il a envoyé un jeune américain, en France, regarder le système du Minitel et il a dit « c’est incroyable, la France est en avance, il faut qu’on fasse la même chose. » ; 93, la priorité ce sont les réseaux et ce qu’allait devenir l’internet ; 93, la priorité de l’Europe c’est le Diesel propre avec maintenant les patrons d’Audi et autres qui sont possiblement en prison pour avoir grugé les chiffres. En fait, on a aussi un problème : notre élite de l’époque n’a pas compris que la technologie c’était du logiciel, c’était du savoir-faire et qu’il fallait avoir de l’ambition. Il faut de l’ambition à un moment donnée !
Cyrille Chaudoit : C’était une industrie, une industrie à part.
Thibaut le Masne : C’est toujours bon de regarder l’histoire, mais aujourd’hui on comprend mieux ?
Tariq Krim : Oui, je pense. Il y a des pleins de projets. Par exemple, si on prend l’IA, il n’y a pas que la puissance de calcul pour ce qu’on appelle l’entraînement, les fameux entraînements des LLM [Large Language Models] qui nécessitent énormément d’énergie, énormément de données, mais aussi énormément de puissance de calcul, il y a aussi ce qu’on appelle l’inférence : à chaque fois qu’on pose une question à ChatGPT, on passe par de l’inférence. On pourrait, en Europe, produire des puces pour le faire, d’ailleurs plusieurs entreprises travaillent là-dessus, mais il faudrait qu’au niveau européen on ait une vision pour dire « à partir de là, on va revenir sur telle partie du marché » parce que, quand même, à une époque, on était capable de tout faire et, maintenant, on fait moins. Une des raisons, aussi, pour laquelle on perd des batailles, c’est qu’on ne les mène pas. On a des gens qui disent « c’est trop tard, on ne sait pas faire » et qui n’ont même pas regardé, parfois au sein même de leurs entreprises ou au niveau européen, qu’en fait il y a des entreprises qui sont peut-être toutes petites, mais je rappelle toujours que Google a démarré avec deux personnes dans un garage !
Cyrille Chaudoit : À l’échelle de la politique, c’est vrai aussi. Nous avons reçu quand même pas mal de monde autour de cette table, notamment des secrétaires d’État au Numérique, etc., qui nous disaient « ce n’est pas grave, on a raté ce train-là, ça ne sert à rien de courir après le train, il vaut mieux viser le coup d’après », genre le quantique et tout ça.
Tariq Krim : Là, on est sur des multicouches. C’est comme si tu me disais « on a raté, par exemple, les tracteurs, donc on ne va pas faire de tracteurs ». Mais, si tu fais de l’agriculture, tu auras toujours besoin de tracteurs, donc quoi que tu fasses, tu auras toujours besoin de cloud, de composants, de logiciels, de logiciels embedded, d’edge [10], de bases de données. Tous ces outils existent et existeront ad vitam, en plus, on sait les faire, la plupart du temps ce sont des outils open source, il faudrait simplement s’organiser pour mieux financer ce qu’on appelle les communs, donc ces outils, et il vaudrait mieux financer, aussi, les entreprises d’open source européennes qui développent et qui ne sont pas beaucoup aidées.
Pour le quantique, on verra. Je suis très sceptique pas sur son usage à terme mais sur son usage tel qu’il nous est vendu, dans les cinq ans/dix ans, je n’y crois pas beaucoup. Je crois plutôt au quantique sur GPU [Graphics Processing Unit], c’est-à-dire qu’on utilise de l’IA pour simuler du quantique, ce que font très bien les États-Unis.
On a besoin de toutes les couches et puis, surtout, on a besoin de laisser les ingénieurs, les entreprises, développer les composants. Quand on a cette vision d’en haut disant « de toute façon, je n’y connais rien, mais j’ai quand même une opinion », parce que c’est aussi ça en France, on a des spécialistes de « je n’y connais rien, mais j’ai une opinion, je ne sais pas ce que je ne sais pas », ce qui est un vrai malaise en France, eh bien on se prive d’opportunités, parce qu’il faut laisser les gens, il faut laisser la possibilité à la magie d’opérer et c’est quelque chose qu’on a compris à la Silicon Valley.
Mick Levy : Tariq, tu nous parles de magie. Chez nous, on a un magicien, c’est Laurent Guérin, un magicien des mots, qui va nous proposer son « Moment d’égarement » et je pense que tu vas être ravi. Ça fait un singulier écho à ce que tu nous dis là.
« Un moment d’égarement » – « La tech en 3D » – Laurent Guérin
Mick Levy : Laurent, à part les platistes, ceux qui croient que la terre est plate, chacun comprend bien l’importance d’avoir trois dimensions pour percevoir le monde. Mais dans la tech, la 3D, c’est une tout autre histoire.
Laurent Guérin : Et oui, je ne t’apprends rien, notre perception du monde s’effectue en trois dimensions : l’extrême-gauche, l’extrême-droite et l’extrêmement mauvaise idée qui est de dissoudre une Assemblée nationale. Plus sérieusement, pour voir en trois dimensions pour de vrai, nos yeux perçoivent la largeur, la hauteur et la profondeur. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ça s’appelle la vision stéréoscopique : deux yeux, deux images, trois dimensions.
Vu que les yeux sont espacés, tu l’as bien remarqué, eh bien chaque œil capte une image un peu différente de l’autre, ensuite, le cerveau assemble les deux images et les combine afin de créer une perception unique en trois dimensions. On peut donc dire que deux yeux plus deux images égale trois dimensions. Alors qu’en musique, la stéréophonie, elle, désigne un système de reproduction sonore utilisant deux canaux, gauche et droit, pour créer une impression de son spatial : deux oreilles plus deux canaux égale donc un son spatial.
Mick Levy : Jaime bien, je n’avais jamais vu ton petit côté Jean-claude Van Damme : deux plus deux égale trois dimensions ; deux plus deux, un son spatial. Tu es sûr de tes calculs, Laurent ?
Laurent Guérin : Tu as raison, il y a des unités qui se perdent en route !
Les mécanismes du cerveau sont complexes et l’être humain est doté d’une ingénierie incroyable. Si bien que lorsque la photographie est inventée, en 1824 par Nicéphore Niépce, il manque une dimension. Ni Nicéphore, ni Louis Daguerre, son successeur, ne parviennent à recréer la profondeur. La largeur et la hauteur, facile, mais point de profondeur. Logique en même temps, puisque l’on reproduit une perception sur un support plat, donc sans profondeur. La dimension perdue – c’est un bon titre de film, La dimension perdue <a [prononcé avec une voix grave, NdT] – ne sera pas retrouvée en 1885, lors de l’invention du cinéma par les frères Lumière, ni en 1925 lors de l’arrivée de la télévision. Si la télévision est loin d’être plate à l’époque, l’écran, lui, l’est. Dès lors, l’être humain n’aura de cesse que de vouloir recréer artificiellement la troisième dimension. Au cinéma, cela se traduira notamment, dans les années 80, par le port des lunettes dites Elton John, un côté rouge et un côté bleu permettant à chaque œil de voir une image différente, donc au cerveau de combiner les deux images pour faire trois dimensions, pour un résultat qui, disons, ne casse pas trois pattes à un canard. D’ailleurs, le public s’est lassé en moins de deux et, à l’aube du nouveau millénaire, le cinéma 3D est aux oubliettes.
Mick Levy : Elton John, rien que ça ! Mais, te connaissant, je sais que l’histoire n’est pas finie, tu nous as trouvé le serpent de mer infini, encore et encore, ce n’est que le début ! D’accord !
Laurent Guérin : Sachant que le cinéma 3D grand public débuta dans les années 50 pour faire revenir, dans les salles, un public scotché à son téléviseur, ne serait-ce pas une grande belle idée de refaire le coup sur le téléviseur pour faire revenir un public scotché à son téléphone portable ? Eh bien si ! Ladies and gentlemen, je te présente, roulements de tambour, le téléviseur 3D. Qui veut de la technologie qui n’a pas marché au cinéma, ni dans les années 50, ni dans les années 80 ? Eh bien, nous voilà en 2010. Panasonic et Samsung nous refont le coup de la profondeur et des lunettes, mais pour les télés, et le résultat ? Pareil Mireille ! Inconfort visuel, maux de tête, migraines, fatigue, port des lunettes contraignant, problèmes techniques, manque de contenus, expérience décevante, coût élevé, n’en jetez plus ! Les fabricants de télé 3D rendent les armes en concluant « un manque d’intérêt de la part des consommateurs » ! C’est marrant, je n’aurais pas deviné !
1950, 1980, 2010, la 3D revient donc toutes les trois… décennies, 3D, donc ! J’ai hâte de voir, en 2040, l’intelligence artificielle en 3D.
D’ici-là, ouvrez grand vos yeux, vos oreilles, vos narines, vos papilles et vos pores et profitez pleinement de la profondeur des sens qu’aucune technologie n’a encore égalée.
Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.
L’avenir de l’IA
Cyrille Chaudoit : En tout cas, une chose est sûre, Laurent, tu as régalé tous nos sens, c’est une certitude. Je pense qu’on peut effectivement en rigoler pendant encore quelques années. Je vais vous lire le titre de cette séquence « IA IA IA Aïe Aïe Aïe », vous l’aurez compris on va parler d’intelligence artificielle, mais ce titre n’a pas été écrit par le chat de Mistral mais plutôt par Mike, qui a le sens du gamic. Pas vrai Tariq !
On a reçu quelques secrétaires d’État, on n’a pas eu le temps pour la dernière – Marina [Ferrari], si tu nous écoutes. L’IA est au cœur de tous les débats, là où tous les autres enjeux sociétaux de la tech semblent avoir été, tout simplement, snobés. Alors, moi je rêve tout simplement d’un Tariq Krim ministre du Numérique et de plein droit, si possible. Ma question est simple : quelles seraient tes premières mesures, en matière d’IA, si tu étais, demain, ministre du Numérique ?
Tariq Krim : Waouh ! C’est très compliqué d’être ministre du Numérique. Il faut que tu aies une administration, c’est d’ailleurs le problème des ministres actuels, ils n’ont pas de prise : tu fais des discours, mais tu n’as pas accès…
Ce que je trouve fascinant dans le modèle de l’IA français, c’est qu’on a des gens extrêmement bons, mais je trouve décevant, en gros, qu’on nous explique un peu que si on n’a pas fait l’X ou Normale Sup, aujourd’hui, ce n’est pas pour soi. C’est vraiment un truc de col blanc, donc les ingénieurs, les développeurs sont en dehors de ça. Or, la réalité, si la technologie fonctionne, le vrai succès de ChatGPT, c’est d’avoir fait un produit que les gens ont envie d’utiliser. Et aujourd’hui, quand je vois la technologie incroyable d’un Mistral ou d’autres technologies, qui sont en train de sortir, je me dis « c’est super, mais où sont les produits. »
Il y a une vraie question aujourd’hui. On nous a dit qu’on allait remplacer les fonctionnaires par de l’IA et ça m’inquiète plutôt, parce que je me dis qu’on va se retrouver avec des sites et tu ne peux plus contacter, il n’y a plus de téléphone, plus d’e-mail, tu « chattes » avec une espèce de robot qui n’a pas compris ce que tu lui demandes et, à chaque fois que tu appelles un humain il te dit « non, vous n’avez pas besoin d’humain, je vais m’occuper de tout pour vous ! »
Pour moi, la priorité ce serait peut-être de remettre l’église au centre du village, c’est-à-dire de se souvenir que la technologie c’est avant tout une vision, quelle est la vision que l’on veut atteindre.
En France, on espérait obtenir deux objectifs :
le premier, c’était rendre l’État plus agile. Pour l’instant, je trouve que ce n’est pas trop. Il faut cinq semaines pour avoir une carte d’identité, six mois pour un rendez-vous pour le code de la route ;
le deuxième, c’était d’économiser, que si on fait les choses bien, ça coûterait finalement moins cher à opérer. Et là encore, je n’en suis pas certain, ça reste à prouver.
Mick Levy : Qu’est-ce que tu conseillerais à Mistral, tes conseils en tant que ministre du Numérique ?
Tariq Krim : Je trouve que la techno est bonne. Maintenant, je pense que leur marché est aux États-Unis, soyons clairs.
Mick Levy : S’ils vont aux États-Unis, on va les taxer très vite d’espèces de traîtres à la patrie. Ils étaient notre meilleure chance de souveraineté, d’avoir une vision d’IA à la française.
Tariq Krim : Ils ont été les premiers à avoir des investisseurs américains ou étrangers. En gros, quand des investisseurs investissent dans ta boîte, une des conditions d’investissement, c’est qu’ils choisissent où tu sors. Ça veut dire qu’à tout moment, s’ils veulent introduire la boîte aux États-Unis, ils le font, s’ils veulent ce qu’on appelle « flipper » la boîte – tu construis une boîte au Delaware et tu en fais une boîte miroir pour qu’elle devienne américaine –, instantanément ils le font.
Fondamentalement, la question ne se pose plus pour Mistral. La vraie question, aujourd’hui pour eux, c’est sont-ils quatrième, cinquième ou sixième dans un environnement où trois boîtes ont ressources infinies – Google dépense sans compter, Facebook va dépenser sans compter me disait Zuck il ya qu’à quelques semaines et puis Microsoft dépense sans compter pour OpenAI. À côté de ça, il reste Anthropic qui va peut-être recevoir de l’argent d’Amazon et quelle est la stratégie de Mistral ? Quel est son partenaire ? Comment on se déplace ? Quel est son positionnement ?, toutes ces questions. J’ai toujours du mal à parler d’une boîte quand je ne la connais pas de l’intérieur, et je suis certain qu’ils y réfléchissent, il y a plein d’infos qu’on n’a pas. Pour moi, l’enjeu c’est comment exister dans un marché qui est quand même très complexe avec des acteurs qui ont des puissances de feu illimitées.
Cyrille Chaudoit : Ce que tu nous dis, Tariq, reste terrorisant. On a dit, juste avant, que l’essentiel des grosses boîtes françaises et européennes n’ont pas de planche de salut si elles ne se font pas financer à un moment donné et on sait que les grosses ressources viennent de VC plutôt américains et si ces VC américains ont voix au chapitre pour dire où elles sortent et, bien souvent, c’est évidemment aux États-Unis, en fait on est condamné à produire de la valeur en espérant que ce soit logé chez nous à un moment, mais, en vrai, on se ment. Si on n’a pas les sources de financement ici, de toute façon, c’est le serpent qui se mord la queue.
Tariq Krim : C’est pour cela que je crois beaucoup aux PME eux et à l’open source, une autre vision de la tech en Europe, parce que, typiquement, je disais que la plupart des entreprises françaises, qui se positionnent comme des licornes, ne le sont pas. Pour moi, Mistral est une exception. C’est une boîte de technologie faite par des chercheurs/ingénieurs, qui a sa capacité à devenir un des acteurs importants aux États-Unis. Je pense qu’ils ont leur chance. Après, c’est un marché compliqué, je l’ai vécu avec Netvibes et Jolicloud. Quand on est en Europe et aux États-Unis, on est dans une espèce de dissonance cognitive : aux États-Unis, il faut aller full steam et, en Europe, on vous dit « hou la, il faut faire attention, il est urgent d’attendre », il faut donc arriver à surfer entre les deux. Pour moi, c’est une boîte qui est américaine. Ça veut dire que les outils de technologie que l’on développe en Europe doivent être pensés différemment, ça doit être des composants différents, avec des modèles économiques différents. Je crois beaucoup à l’open source en Europe, je pense que l’Europe devrait être le paradis de l’open source.
Thibaut le Masne : C’est intéressant, mais je voudrais pousser un peu plus loin le sujet, notamment sur les startups, on va dire les licornes françaises, notamment sur la partie IA. On a quand même un manque crucial de techs dans cet univers-là, mais il y a aussi, pour moi, deux éléments qui manquent beaucoup et sur lesquels on n’investit pas et ton avis sera aussi intéressant.
Le premier point. Ce manque d’ambition ou cette différence n’est-elle pas aussi due au fait qu’il y a un manque de représentation féminine dans cet écosystème-là ? Ça reste quand même un élément différenciant, qui pourrait être un élément différenciant et nous apporter des choses nouvelles.
Le deuxième point. On ne parle absolument jamais d’écologie, de choses un peu plus éthiques autour de l’IA. Bien évidemment, on en a quelques-uns, on peut nommer EcoVadis [11] ou Back Market [12] par exemple, mais ça reste quand même très peu.
Tariq Krim : Absolument. C’est marrant parce que mes maîtres ou mes maîtresses à penser en IA ont souvent été des femmes et, en ce moment, je vois des gens absolument brillants des deux sexes, pour moi ça n’a jamais été un vrai sujet. Par contre, c’est probablement un sujet dans le financement. On répercute toujours les mêmes choses, on est vraiment dans une forme de connivence qui fait que les dossiers intéressants vont souvent partir aux US avant même d’être détectés en France, y compris dans l’IA.
Le vrai sujet aujourd’hui, en France, c’est qu’il faut sortir du côté chercheur d’une grande école ou d’un ancien labo. Dans les labos Facebook, Google DeepMind et autres, on te donne un chèque sans discuter. Le marché a changé. Maintenant, on est dans la problématique du produit, donc il faut des ingénieurs, des développeurs, des designers, des analystes, des linguistes, des anthropologues. Il va falloir travailler sur des choses différentes.
Ce qui est intéressant, c’est la bataille pour savoir quels sont les outils que l’on va utiliser et pourquoi on va les utiliser. Pour moi, des acteurs comme Google n’ont pas encore convaincu qu’ils étaient, je dirais, capables de produire ces outils, même s’ils dépensent énormément d’argent.
Après, sur la question écologique, la question que tu poses, c’est : est-ce qu’on travaille sur des giga-modèles qui sont censés faire le travail que l’on faisait avant, donc est-ce que, « par paresse », entre guillemets, intellectuelle ou par hyper-productivisme, tu décides de privatiser, ce qui est déjà le cas aux États-Unis avec Amazon et les centrales nucléaires, ce qui va se faire également en Europe et France. Il y a 53 milliards, juste en Europe, pour acheter de l’énergie et des datacenters directement par les Big Tech. Ou est-ce qu’on travaille sur des petits modèles, qu’on appelle le edge, qu’on va implémenter, qui seront moins coûteux en énergie, qui seront plus précis ? C’est une question ouverte.
Mick Levy : Justement, Tariq, au moment où l’écologie devrait vraiment être la priorité absolue de tous, en tout cas on entend ce discours-là, est-ce que c’est vraiment de l’IA dont on a besoin, de cette technologie qui est finalement hyper-consommatrice ? Est-ce que c’est vraiment de cela dont on a besoin ou n’assiste-t-on pas à une espèce de fuite en avant de l’humanité et, finalement, de la technologie ?
Thibaut le Masne : Venant de toi, c’est une vraie question.
Mick Levy : Pourquoi ?
Thibaut le Masne : Tu es à fond dans l’IA, donc, effectivement, c’est une vraie préoccupation.
Mick Levy : Et dans l’écologie, ça crée une dissonance cognitive, en moi-même, qui est énorme.
Thibaut le Masne : Je te prends rendez-vous chez Serge Tisseron, si tu veux.
Mick Levy : Je prends l’avis de Tariq, en tout cas.
Tariq Krim : Le problème de l’IA, c’est que la guerre en Ukraine a complètement changé la façon dont on voit les choses. Ce qui était, avant, un champ militaire, ce qui était, avant, des infanteries est devenu un champ de données. Les fameux drones FPD, ceux qu’on appelle First Person View, les drones qui ont une précision de destruction, font que tout le matériel existant, qu’on a payé des dizaines, des centaines, des milliards de dollars ne vaut plus rien. Aujourd’hui, au moment où tu te poses la question écologique, la plupart des pays du monde sont en train de se dire « il me faut un million ou deux millions de drones », donc tout ce que tu disais, tout ce qu’on peut penser sur le Congo, sur le coltan, sur le cobalt, sur les terres rares, sur les batteries, sur le lithium, c’est une question qui, aujourd’hui, ne se pose pas.
Et puis l’autre question, évidemment, c’est qu’il y a deux sujets : un que je constate, je n’ai pas d’avis : on est dans une bataille qu’on appelle l’autonomie cognitive, c’est-à-dire quels sont les pays qui vont être capables de construire des capacités cognitives supplémentaires, notamment pour l’armée. Je donne toujours un exemple : tu as un drone, un pilote ; 100 drones, 100 pilotes ; un million de drones, une IA. C’est impossible d’avoir autre chose que des IA. On rentre dans un monde où le volume de données, d’actions et d’activités va faire que, désormais, on aura des IA, peut-être avec des humains, peut-être pas et cela aussi m’inquiète.
Et puis, de l’autre côté, sur la question de l’automatisation, on vit dans des pays où la démographie, contrairement à ce qui est dit, est en train de s’écrouler. Ce qui fait la tech dans un pays, ce sont les gens entre 25 ans et 45/50 ans, on va dire, les gens en bonne santé, avec une capacité cognitive. Avant tu apprends et après tu manages. C’est le moment où tu es dans le prime de ce que tu vas délivrer en tant qu’ingénieur, développeur, designer, tout ce que tu veux. Or, quand tu regardes la démographie des pays occidentaux, quand tu regardes la Corée qui est, à mon avis, le point le pire, tu as une énorme pression. Il va donc falloir pallier ça, parce que, dans 20 ans, il faudra continuer à faire tourner la France, faire tourner les centrales, les centrales d’eau, les choses de base, le métro, les transports, etc., donc, il y aura besoin d’automatisation. L’IA va donc être le composant essentiel si on veut que les choses se passent bien dans le futur. On a cette dichotomie, ça consomme de l’énergie et on en a besoin.
Mick Levy : Tariq, je ne voudrais pas qu’on s’écarte trop de ma question, parce qu’elle me taraude vraiment et je sais que je ne suis pas le seul. Est-ce que c’est vraiment de l’IA dont on a besoin aujourd’hui, alors que c’est hyper-consommateur, alors que Microsoft a annoncé qu’ils ont augmenté leurs émissions de gaz à effet de serre de 30 % en trois ans, Google de 40 % en une seule année à cause de l’IA ? On peut quand même se poser la question : est-ce que c’est vraiment de cela dont on a besoin et est-ce que vraiment les usages de l’IA pour réduire les problèmes climatiques, parce que l’IA va quand même aider, vont suffire à compenser toutes les émissions qu’on va avoir par ailleurs ? Que penses-tu de ça ?
Thibaut le Masne : Est-ce que je peux juste rajouter un tout petit point sur ces 40 %, cette augmentation est principalement lié à l’IA générative.
Cyrille Chaudoit : Juste rappeler que Tariq vient d’y répondre en grande partie en disant que ce sont probablement les équilibres et les déséquilibres géopolitiques qui font que la course à l’armement pousse aussi à la course à l’armement technologique. C’est quand même une partie de la réponse. Maintenant, savoir si l’IA va être un acteur ou un agent pour trouver des solutions à cet enjeu de réchauffement climatique, Tariq avait envie de dire que, en partie, oui. On t’écoute.
Tariq Krim : J’allais dire qu’il y a effectivement la question. L’IA de bureau, l’IA générative telle qu’elle est présentée actuellement, qui fait, en gros, le travail : on utilise de l’IA générative pour ne pas écrire un rapport que personne ne va lire. On est dans un système où on génère des documents. La bureaucratie passive, que l’on connaissait dans les entreprises, est maintenant IA generated, personne ne la lit et la seule nouveauté, maintenant, c’est que personne ne l’écrit.
Cyrille Chaudoit : Un truc de ouf ! C’est Brazil.
Tariq Krim : Exactement, je pense toujours à ce film.
L’autre chose, c’est la question de l’automatisation qui va nécessiter qu’on ait des robots humanoïdes, qu’on ait des interactions avec les humains, donc tous les outils, ce qu’on appelle le multimodal, toutes ces technologies qu’on voit avec les fameux nouveaux robots qui vont utiliser les LLM, on peut se dire qu’à terme l’enjeu c’est qu’on va avoir des trains autonomes, on va avoir des outils où, en gros, là où avant il fallait dix personnes, on n’aura plus que six personnes ou quatre personnes en capacité de le faire, mais on a toujours besoin de dix personnes pour le faire. Cette différence sera comblée par de l’automatisation, par des travailleurs synthétiques, on va dire. C’est ça aussi la vision, c’est-à-dire que tous les pays à la démographie catastrophique, à commencer par la Chine, doivent se poser la question. Je donne un exemple : au Japon, ils ont créé des robots pour tourner les gens dans les hôpitaux, parce qu’il n’y a plus qu’une seule infirmière alors qu’il faut deux personnes pour les tourner. Donc, en fait, une grande partie des outils va être réfléchie par rapport à ça.
Cyrille Chaudoit : Cette pyramide des âges, notamment au Japon qui est effectivement un très bon exemple, parce qu’on sait qu’ils font appel à la robotique depuis très longtemps, d’une part parce que, culturellement, ils n’ont pas la même relation à la machine que dans notre culture occidentale et, en plus, ils ont une pyramide des âges qui est telle qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’aller se faire « suppléer », entre guillemets, par les bécanes.
Pour terminer cette séquence sur l’IA, juste une question, ce n’est pas la plus inspirante, mais très pragmatique. On a parlé tout à l’heure de VMware et Broadcom qui nous faisaient penser à Amazon, etc., avec, à un moment donné, des acteurs qui déboulent et qui viennent racheter une boîte ou qui décident unilatéralement d’augmenter leurs marges, donc tu passes à la caisse ou tu passes à la trappe.
En ce moment, notamment ce qui fait le gros succès d’OpenAI, ça a été de mettre très rapidement sur le marché ChatGPT en mode gratuit, même s’il y a des abonnements à 20 dollars, etc., toutes les entreprises sont en train de s’engouffrer dedans. Nous sommes des spécialistes de la transformation digitale auprès des entreprises, ça fait plus de 25 ans qu’on les accompagne. Les schémas se reproduisent à chaque fois, c’est-à-dire qu’au début c’est gratuit ou ce n’est pas très cher, c’est the winner takes all, donc toutes les parts de marché sont prises. Et puis, un jour, peut-être que la boîte disparaît ou elle trouve que tel actif n’est pas suffisamment stratégique pour elle ou alors elle décide d’augmenter les prix, comme, justement, WMWare une fois qu’ils sont rachetés par Broadcom. Est-ce que ça peut se passer avec les LLM et toutes ces entreprises qui sont en train de se dire « ouh là, là, il faut que je fonce tête baissée, que j’en achète sur étagère, que je joue avec ». Qu’est-ce qu’il va se passer, Tariq ?
Tariq Krim : C’est pour cela que j’aime bien parler d’autonomie cognitive. On parlait de souveraineté numérique, la capacité à maîtriser son destin, et l’autonomie cognitive, c’est à la fois en tant qu’être humain mais également entreprise. La question que nous devons nous poser, les boîtes et nous, mais on va parler des boîtes puisque c’était la question. Il y a des choses qu’elles font comme les autres, pas mieux pas moins. Personne n’est connu parce que sa compta est incroyablement mieux faite que celle de son voisin. Par contre, chaque entreprise a ce qui la rend unique, ce qui la distingue des autres. Quand je vais prendre une glace chez Bertillon, je sais exactement, je goûte ce que ça veut dire quand je prends une glace aux marrons. Il n’y en a pas d’autre comme ça. Si on commence à déléguer ce qui rend unique à des produits génériques d’IA, ça va poser un problème, parce que les LLM sont tous les mêmes, faits par des gens qui sortent des mêmes écoles, qui ont les mêmes formations, sur les mêmes puces et sur des softwares qui sont quasiment les mêmes. Donc, en fait, on va rentrer dans une ère où cette technologie va fortement se commoditiser et la question c’est : est-ce que tu commoditises ce qui te rend unique ou est-ce que tu commoditises, finalement, ce que tu n’as pas de si différent des autres ? À mon avis, c’est vraiment l’enjeu que beaucoup d’entreprises vont devoir se poser.
Mick Levy : C’est comme ça que t’avais employé le terme de « McDonaldisation » de la pensée, j’avais lu ça, je trouve ça très inspirant à propos de ChatGPT.
Cyrille Chaudoit : Après un bon MacDo, un bon Bertillon.
Mick Levy : Ne risque-t-on pas, finalement, de céder ce qui rend unique chacun de nous, notre manière de penser, la connaissance.
Tariq Krim : Ce qui est drôle c’est que j’avais utilisé ce terme dans un ancien article sur le slow web, après les attentats, et je pensais aux réseaux sociaux. Si on regarde tout ce qu’on voit, aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, on sait qu’aujourd’hui, sur Facebook on a des millions d’images IA generated qui génèrent tous les commentaires, on une pollution ambiante, synthétique, de choses.
Il y avait un pont, les gens étaient en train de dire « mais ce pont est trop près de la rivière ». En fait, l’image est fausse et il y avait des centaines de commentaires humains. Je me suis demandé si nous ne sommes pas rentrés dans un monde complètement synthétique, hyper-générique, où tous les clichés sont répétés ad vitam et c’est une vraie question.
Mick Levy : On ne va pas répondre à cette question tout de suite. Merci beaucoup, Tariq, pour ce passionnant échange.
Thibaut le Masne : On va essayer de garder notre autonomie cognitive, surtout la vôtre, c’est pour cela qu’on fait de podcast.
Mick Levy : En tout cas, tu nous a aidés à réfléchir. À très bientôt. Et vous qui nous écoutez, restez avec nous. Merci Tariq. Au revoir.
Tariq Krim : Merci.
Thibaut le Masne : Merci Tariq.
Cyrille Chaudoit : Merci Tariq.
Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.
Le debreif
Cyrille Chaudoit : Alors là, les copains, je suis tellement content qu’on débute ce nouveau semestre avec Tariq qui est une vieille connaissance, qu’est-ce que c’était intéressant !
Mick Levy : C’était vraiment pas mal !
Thibaut le Masne : Pour une cinquantième, c’est quand même pas mal ! On a brassé assez large.
Cyrille Chaudoit : Le cinquantième rugissant.
Mick Levy : Vous avez entendu ce qu’il a dit : « Ne pas déléguer ce qui nous rend uniques ». Ça devrait être un petit peu ça notre mantra vis-à-vis de l’IA, en tout cas chez Trench Tech, c’est bien ce qu’on choisit de faire tous les jours. On ne délègue pas ce qui nous rend uniques, notre ligne édito, le temps qu’on y met, la puissance de nos invités en termes de pensée. Nous n’avons pas été déçus.
Cyrille Chaudoit : Non, nous n’avons pas été déçus. De mon côté, j’ai aussi noté « qu’être souverain, finalement, c’est avant tout maîtriser la production », donc ne jamais cesser de faire. Je peux vous garantir, Mesdames et Messieurs, vous qui nous suivez, et tous les deux, que jamais, nous ne ferons écrire nos épisodes par une IA et que, jamais, vous aurez des avatars à notre place, sinon on finira par ne plus savoir faire.
Mick Levy : On voit qu’il a un vrai point de vue d’entrepreneur, c’est hyper-intéressant d’avoir la vision de l’entrepreneur au sujet de la souveraineté, la vision de l’entrepreneur sur les sujets de la French Tech. J’en profite pour le préciser, on ne l’a jamais dit, on s’appelle Trench Tech, mais ça n’a rien à voir avec la French Tech.
Thibaut le Masne : Nous n’avons pas d’actions, eux non plus, nous ne sommes pas subventionnés, nous n’avons rien du tout !
Mick Levy : Bref ! Revenons à nos moutons après cette petite parenthèse. Il a vachement insisté sur l’importance du produit. La grande réussite de ChatGPT, c’est finalement ça, c’est ce produit qui rend accessible les Large Language Models, ces IA qui existaient, finalement, depuis déjà assez longtemps.
Cyrille Chaudoit : D’ailleurs, il a coutume de dire que l’IA n’est pas un produit, mais une feature, notamment une feature du cloud. Il ne l’a pas dit aujourd’hui mais c’est son discours.
Mick Levy : Ce qui est intéressant, aussi, c’est de faire le lien avec autre chose, ce qu’on appelle la deep tech, c’est-à-dire la tech qui est vraiment issue de la recherche parfois fondamentale, qui amène, du coup, les grands modèles de langage. Je trouve que les techs qui réussissent bien à l’échelle mondiale sont celles qui savent assembler les deux. OpenAI est un des acteurs clés sur la recherche et sur l’invention des grands modèles de langage et a su productiviser et c’est ça le grand succès. Comment Mistral va sortir là-dedans ? Ça faisait partie de la discussion, on voit que ce n’est pas simple.
Thibaut le Masne : Moi, je voudrais descendre l’enthousiasme, désolé !
Mick Levy : Il s’ennuie !
Cyrille Chaudoit : La douche écossaise !
Thibaut le Masne : La douche écossaise ou la douche froide. Je trouve qu’il y a eu un discours de transparence qu’on a peu tendance à entendre, le discours de transparence sur ta fameuse question : « Est-ce que l’IA, finalement, permettra d’avoir un cercle plus vertueux d’un point de vue écologique ? » Je trouve que sa réponse était assez claire et assez dramatique : finalement pas réellement. Aujourd’hui, ce n’est absolument pas la préoccupation du moment, avec l’augmentation des conflits, l’augmentation de l’utilisation des drones, etc., on est plutôt à l’inverse, à la course à l’armement. Donc pas la course à la décroissance écologique, je ne sais pas si c’est comme cela qu’il faut le dire, à l’impact environnemental et on va encore accentuer de manière drastique la crise climatique dans laquelle on est. Je trouve que c’est un peu la douche écossaise.
Cyrille Chaudoit : C’est sûr qu’il n’a pas dit que des trucs hyper-rassurants. Si on en revient au fond du sujet, notamment qu’on a abordé en début d’émission, il nous dit « à la base, la technologie, c’est de la passion et ça devrait rester de la passion ». Il met donc au centre l’humain, on l’a compris, le talent, et parmi ces talents, c’est surtout l’ingénieur, en tout cas ceux qui font et pas ceux qui vendent, pas ceux qui managent et pas ceux qui regardent, below the line, les bilans et les comptes de résultat. C’est ce qui amène aussi les Big Tech américaines à être si pointues. Elles font le pari des ingénieurs et, malgré tout, et c’est la partie un peu fun fact, il y a quand même aussi la culture de l’investissement et du marketing qui va derrière et de tout le storytelling. On n’a pas précisé, dans l’épisode, qui est Peter Thiel. Peter Thiel, c’est quand même celui qui avait cofondé Paypal avec Elon Musk, c’est celui qui est à la tête de Palantir, la boîte qui bosse pour la NSA. Il a quand même une réputation assez sulfureuse et il donne un cours à Standford qui s’appelle Competition is for Losers, d’où les stratégies des winner takes all, c’est-à-dire « allez-y, prenez tout le marché et, surtout, valorisez-vous un maximum pour mieux vous revendre derrière, quand bien même ça ne produit pas ». Donc, là aussi, c’est assez étonnant parce qu’on marche sur deux jambes, il y a les deux parties de l’histoire.
Mick Levy : On a parlé de souveraineté, mais il a bien dit que le point qui va être important pour les années à venir, c’est, en fait, l’autonomie cognitive, donc savoir aussi maîtriser les IA dans ce but d’autonomie cognitive. L’exemple qu’il a donné : 100 drones, on peut avoir 100 pilotes dans l’armée ; un million de drones, c’est une IA qui va faire fonctionner tout ça. Donc cette autonomie cognitive va certainement être un essentiel dans les années à venir.
Et voilà plus ou moins 60 minutes viennent de s’écouler et, normalement, votre regard sur les grands enjeux du numérique d’aujourd’hui, pour demain, n’est plus tout à fait le même qu’au début de l’épisode. On espère que ça vous a plu et que cet épisode a une nouvelle fois permis d’exercer votre esprit critique pour une tech éthique. Si c’est le cas, il vous reste une chose à faire : poster un avis cinq étoiles sur Apple Podcasts ou Spotify, lever un pouce sur YouTube et partager cet épisode autour de vous. Car, comme le disait Donald Trump, Make the tech great again.
Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.