Conférence de présentation du rapport sur l’état de l’Internet en France - Le débat

Titre :
Conférence de présentation du rapport sur l’état de l’Internet en France - Le débat : « Les réseaux dans la crise sanitaire : quelles leçons en tirer ? »
Intervenants :
Sébastien Soriano, président de l’ARCEP - Benjamin Bayart, coprésident de la FFDN
Lieu :
visioconférence
Date :
25 juin 2020
Durée :
38 min
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Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
capture d’écran de la vidéo - Mentions légales
NB :
transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

L’ARCEP [Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes] a publié le 25 juin l’édition 2020 de son rapport sur l’état d’Internet en France, remis au Parlement et présenté lors d’une conférence de presse en ligne suivie d’un débat entre Sébastien Soriano, président de l’Arcep, et Benjamin Bayart, cofondateur de la Quadrature du Net et coprésident de la Fédération des fournisseurs d’accès à internet associatifs, sur le thème : « Les réseaux dans la crise sanitaire : quelles leçons en tirer ? »

Transcription

Sébastien Soriano : Re-bonjour et bienvenue à notre présentation annuelle du rapport sur l’état d’Internet. Maintenant, nous passons à la phase de débat.

Je suis ravi d’accueillir Benjamin Bayart, co-fondateur de La Quadrature du Net [1] et vice-président de la Fédération FDN [2]. Je suis très heureux qu’on puisse avoir cette discussion.

L’idée, c’est un petit peu, en gros, de refaire le match, par rapport à cette séquence particulière du confinement, sur laquelle, voilà, on est conscient que cela a amené les pouvoirs publics à une posture un peu particulière pour accompagner cette gestion des réseaux. Et naturellement, c’est bien qu’on en parle.

Premier sujet, la question de la gestion des réseaux pendant la crise.

Qu’est-ce que cela interroge aussi sur la neutralité du Net, de manière générale.

Est-ce qu’il faut aller plus loin dans cette neutralité et ouvrir vers les terminaux, vers les plateformes structurantes. Il y a un débat, vous savez, au niveau européen sur cette question.

Et puis, si on peut aussi se dire un mot sur l’environnement. Je pense que ça serait utile. On voit notamment parfois une tentation et une opposition entre la générosité d’Internet et l’exigence environnementale et on peut avoir parfois, dans certaines élaborations autour de l’environnement, un peu une idée de restriction, c’est-à-dire il faut arrêter les forfaits illimités, il faut arrêter tels types d’usage ; quelque part cela interroge aussi la neutralité.

Je propose qu’on commence. Honneur aux invités, donc Benjamin Bayart, à vous la parole.
Benjamin Bayart : Merci Sébastien. La particularité de l’usage d’Internet pendant le confinement et pendant la crise sanitaire, il y a pour moi trois éléments clés qui me paraissent très structurants.

  • Le premier, c’est que ça fait partie des moments où l’on voit bien que le déploiement des réseaux doit être pensé comme un aménagement du territoire et que partout où ce n’est pas assez le cas, ça donne des résultats discutables. Typiquement, on se rend compte que toutes les zones blanches ou gris clair où il y a soit de l’ADSL pas très rapide soit carrément rien, ce sont des zones dans lesquelles on ne peut pas télétravailler, ce sont des zones dans lesquelles on est obligé d’aller au bureau pour avoir un peu d’accès réseau et pouvoir bosser avec l’ordinateur. Ça c’est un problème.
  • Il y a un deuxième élément, qui est celui dont tout le monde parlait au tout début du confinement, ça a duré peut-être une petite semaine, qui pour moi se résume à la résilience par la capacité. Et pour le coup, ça c’est un gain immense qu’on a en France et en Europe sur la neutralité du Net : le fait que le réseau soit à peu près neutre oblige à gérer sa résilience par la surcapacité, donc à avoir plus d’accès disponible que ce qu’on utilise à un moment donné pour rester neutre en cas de pic d’utilisation. C’est ça qui permet que sur un réseau Internet neutre, les usages changent du tout au tout pendant deux mois et que le réseau ne s’effondre pas.
  • Et puis le troisième élément, c’est le retard dans l’usage du numérique d’un certain nombre de TPE et PME, qui se traduit mécaniquement par le fait que, dans ces entreprises-là, le télétravail a été fait un peu en mode panique, avec pas les bons outils, avec pas les bons équipements, pas habitués à le faire, etc. Ça fait partie pour moi des éléments qui posent questions.

Sébastien Soriano : Très bien, merci d’avoir lancé le débat. Je dois dire que je rejoins assez largement ce que vous avez indiqué.

Sur le fait que les réseaux doivent être déployés dans une logique d’intérêt général, je dirais que c’est ce qu’on essaie de faire mais en s’appuyant sur les forces du marché. Voilà, c’est là où c’est forcément une équation qui a ses limites. C’est d’utiliser la puissance d’investissement du marché et la prise de risque que peut prendre un investisseur privé, mais, en même temps, d’éviter les mauvais côtés qui sont l’écrémage, le fait qu’on va dans les zones prioritaires, que les foyers les moins solvables peuvent être oubliés. C’est dans cette logique-là que s’inscrit notamment le Plan France Très Haut Débit [3], on pourra en reparler. C’est dans cette logique-là que s’inscrit aussi le New deal mobile [4] pour apporter la 4G le plus loin possible dans les campagnes.

Sur la résilience par la capacité, je pense qu’il y a un vrai sujet, j’aimerais bien vous interroger là-dessus Benjamin Bayart. Dans le débat sur la neutralité du Net, cela se cristallise souvent autour du zero-rating. Typiquement, une offre de zero-rating, c’est vous avez 20 Go par mois dans votre abonnement mobile, plus WhatsApp illimité par exemple. Quand vous voyez ce genre d’offre, vous vous dites « c’est génial parce qu’on peut continuer à avoir WhatsApp qui est un service de communication sur lequel beaucoup de gens ont fondé beaucoup de leurs communications, sans avoir à compter, et puis, par ailleurs, quand on va faire une vidéo ou autre il faut faire un petit peu plus attention ». Et là, vous avez un débat, un arbitrage court terme/long terme. C’est-à-dire que nous, en tant que régulateur et gardien de la neutralité du Net, on a tendance à dire que OK, c’est vrai que c’est bien à court terme pour le consommateur. Mais en fait, à long terme, le problème c’est que si on peut, comme ça, spécialiser les usages, on n’a plus intérêt, comme vous le dites Benjamin, à bien dimensionner les offres et à faire des offres très riches quels que soient les usages, et on n’a pas intérêt à dimensionner son réseau pour supporter des usages neutres.

La question que j’aimerais vous poser — je souscris complètement à cette histoire en longue période — maintenant, dans le confinement, je trouve que la question est un peu différente : on peut avoir tout d’un coup un accroissement des usages, qui n’était pas forcément anticipable, car on ne peut pas forcément demander aux opérateurs d’avoir anticipé le fait que les réseaux puissent tout d’un coup supporter un pays qui s’est confiné et on a pas la capacité à répondre rapidement en accroissant les capacités, parce qu’on ne va pas se mettre à déployer un réseau en fibre optique dans tout le pays en deux semaines. Donc, dans ces situations particulières dans lesquelles cette courbe de rétroaction qu’on veut créer entre la demande et l’offre, qui est une courbe de rétroaction de moyen terme, quand on est dans des situations d’urgence comme ça de court terme, comment peut-on les concilier ?
Benjamin Bayart : Il y a pour moi une bonne façon de le décrire qui est d’expliquer que la neutralité du réseau c’est le contraire de l’optimisation. L’optimisation des réseaux rend les réseaux inaptes. Je m’explique. Si on fait des réseaux très optimisés, on dit « les professionnels ont telles et telles exigences, il leur faut du débit garanti, des garanties de temps de rétablissement, etc., donc l’accès Internet de l’entreprise va être vachement plus mieux parce qu’il y aura tel ou tel bidule dessus ». En fait, sitôt qu’on se retrouve à rester confinés, en fait sitôt que l’usage change, quel que soit le motif du changement, le réseau est inadapté puisqu’il a été optimisé pour un usage et que dès que l’usage bouge, le réseau n’est pas optimisé comme il faut, donc il va être moins résilient.

Et pour moi, c’est parce qu’on a fait le travail de long terme de non adaptation et de non optimisation des réseaux, de dire « on a besoin que les réseaux soient en capacité, pas pour qu’ils soient pour un usage optimal », il ne faut pas qu’ils s’effondrent dès qu’on s’éloigne de cet usage optimal, c’est ça qui fait que ça continue à fonctionner quand les usages bougent beaucoup.

Comment on fait pour s’adapter en temps de crise ? En fait ça dépend de quoi ? Effectivement, ce n’est pas en deux semaines qu’on va déployer un réseau de fibre optique, mais je trouve que pendant ces deux semaines là, on voit bien que la façon dont on a déployé le réseau de fibre optique est, à mon sens, fait à l’envers. C’est-à-dire que le Parisien moyen qui doit télétravailler, il peut utiliser de l’ADSL et du VDSL haut débit, il peut utiliser du câble qui patate à mort, il peut utiliser de la 4G qui dépote, il peut utiliser de la fibre. Et l’habitant d’un village de la Creuse, eh bien non ! iIl a peut-être un de ces réseaux mais pas tous les choix en même temps. Ça, pour le coup, c’est du choix de long terme, c’est trop tard quand la crise arrive, c’est avant qu’il faut le voir. C’est pour ça que pour moi, typiquement, le New Deal Mobile est plus intéressant que l’urgence à amener la 4G dans le 1er arrondissement de Paris, ou la 5G, c’est-à-dire que déployer la 5G à Paris, en tout cas en termes de capacité réseau, ça ne sert à rien. Si on me dit que dans les zones blanches, dans la Creuse, quitte à poser une antenne, elle sera immédiatement compatible 5G, c’est formidable ! C’est bien dans ce sens-là que je le réfléchis.

Après, sur la façon de s’adapter quand la crise survient, ça ne peut pas se faire en changeant la boucle locale, ça peut se faire en changeant des interconnexions, parce que, pour le coup, monter certaines interconnexions, ça peut se faire dans des délais très courts, d’ailleurs il y en a eu pas mal de monter pendant le confinement : les opérateurs ont constaté que tel ou tel point d’interconnexion qui étaient très peu sollicités en temps normal, se retrouvaient sur-sollicités parce que, que sais-je, tout le monde s’est mis à utiliser Zoom alors que presque personne ne s’en servait, parce que les réseaux sollicités étaient les réseaux grand public au lieu d’être les réseaux d’entreprises. Ce n’est pas très compliqué de redimensionner une interconnexion.

Et puis on a trouvé des solutions beaucoup plus efficaces précisément parce qu’il y avait ce verrou très fort de la neutralité du Net. En fait, comme on a dit aux opérateurs « ce n’est pas bien de prioriser », ils ont cherché d’autres solutions pour faire de la contention sur les deux énormes gouffres de trafic que sont YouTube et Netflix, et on a trouvé des solutions intelligentes qui étaient de dire à Netflix : « OK, pendant la période, si vous pouvez mettre de la haute définition plutôt que de la 4K, ce n’est pas mal, ça va diviser par deux le trafic, tout le monde pourra regarder sa série et cependant le trafic sera réduit et tout va bien se passer ». En fait, on a trouvé en discutant avec les fournisseurs de contenus, des solutions beaucoup plus intelligentes pour gérer la congestion que juste en le traitant par la non neutralité des réseaux.

La non neutralité des réseaux qui revenait à dire parce que Jean-Paul Durant, il est en télétravail alors sa box coupe tous les flux vidéos de type YouTube, Netflix and co, ça apportait une réponse mais qui n’était pas la bonne. C’était beaucoup plus intelligent de voir avec les plateformes comment on peut, dans certaines zones et sous certaines conditions, typiquement dans les pays d’Europe où il n’y a pas assez de très haut débit ou dans les zones où il n’y a que l’ADSL ou etc., réduire un peu le débit sans filtrer le service. Et c’est beaucoup plus intéressant et beaucoup plus intelligent de jouer sur la capacité des utilisateurs à modérer leurs usages et des plateformes à piloter ce qu’elles produisent comme contenu, que de faire faire l’intervention par le réseau qui va amener des effets de bord beaucoup plus néfastes soit à très court terme : typiquement si on avait dit « on coupe Netflix », cela amenait des effets beaucoup plus néfastes que de simplement dire à Netflix « si vous pouvez diminuer un petit peu la qualité des vidéos, ça devrait fonctionner ».

Donc je trouve qu’on a trouvé des solutions extrêmement intelligentes et qu’en fait on les a trouvés parce que la neutralité du Net était une contrainte. Si on n’avait pas eu cette contrainte, l’approche qui consistait à dire « les opérateurs peuvent prioriser comment ils veulent » aurait donné très rapidement n’importe quoi.

Typiquement, si je prends un parallèle de marché, on a un peu oublié mais au début du mois de mars, la réponse des opérateurs a été de dire « OK, on va déplafonner certains forfaits mobiles, des gens qui avaient des tout petits forfaits à quelques euros, donc qui ont très peu de volume de data, vous pouvez utiliser des grands volumes, etc., on déplafonne, etc., on ouvre. » Donc les opérateurs ont pris cette approche que je trouve relativement positive. Alors que d’autres opérateurs commerciaux, par exemple les honorables corporations de pharmaciens, sont arrivés à la conclusion que le litre de gel hydro-alcoolique était plus cher que le Château d’Yquem, juste parce qu’il y avait une très forte demande et très peu de disponibilité, et qu’il y avait moyen de faire des sous. Je trouve qu’on a deux comportements du marché face à une crise et face à une potentielle pénurie. J’aime mieux la méthode où le marché cherche s’adapter en rendant service aux gens de manière intelligente plutôt que juste à chercher une source de profit immédiate.

Je suis très agréablement satisfait de ce qu’on fait mes confrères opérateurs grand public : s’adapter intelligemment alors qu’ils auraient pu s’adapter bêtement. Et je pense que ce qui les a tordus un peu pour les amener dans cette forme d’intelligence, c’est le fait qu’il y ait le Règlement européen sur la neutralité des réseaux [5].
Sébastien Soriano : OK. Merci. Effectivement, c’est intéressant comme analyse. Ce sont les architectes qui disent toujours que quand ils n’ont pas de contraintes, ils ne savent pas créer. Sans doute que la contrainte de la neutralité a été un élément de créativité.

Nous, à l’ARCEP, on n’a pas réussi encore à ce jour, à avoir une vision claire de l’impact qu’ont eu les efforts sur la qualité de service. C’est un élément sur lequel on a du mal à vraiment voir, on n’a pas vu, en fait, des baisses de trafic du jour au lendemain chez les grands OTT [Over-the-top media service] quand les mesures de changement de qualité ont été prises, ça a été difficile pour nous de vraiment mesurer ce qu’il s’est passé, en tout cas on a vu que cela tenait. Mais effectivement, quel est l’impact précis de ces mesures de qualité, ça n’a pas été évident à mesurer.

Un autre élément qui est apparu aussi pendant cette période, avec l’épisode de Disney+. On vient de se parler du dimensionnement des flux notamment par rapport à la qualité vidéo, il y a un autre sujet qui est comment est-ce que les grands OTT s’organisent pour acheminer leur trafic. Ce qui est apparu notamment autour de Disney+, c’est que visiblement cet acteur avait fait un choix pour acheminer son trafic, qui était un choix de passer par plusieurs canaux, des transitaires et des CDN [Réseau de diffusion de contenu], ce qui n’aidait pas forcément à anticiper le dimensionnement des interconnexions des opérateurs vis-à-vis de ces différents intermédiaires pour faire face, le cas échéant, à des afflux de trafic. Au delà de Disney+, on a eu quelques retours d’opérateurs sur des mises à jour logiciel, notamment de grands acteurs du jeu, qui poussaient des mises à jour sans prévenir en fait les grands FAI [Fournisseur d’accès à Internet]. Et là-dessus, la question que je me posais, c’est est-ce que, selon vous, on peut aller encore plus loin dans ce dialogue entre les opérateurs et les grands OTT ? Si oui, faut-il le faire en se disant que ce sont de grandes personnes, elles vont trouver leurs numéros de téléphone respectifs et se parler ? Est-ce que les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle pour les accompagner ? Est-ce qu’il faut envisager, je pose la question de manière un peu bourrin, faudrait-il envisager une obligation de dialogue notamment pour les grands OTT d’aller discuter de leurs interconnexions avec les opérateurs ?
Benjamin Bayart : Je comprends que l’idée est séduisante. Ça ne sert à rien de faire discuter les éléphants avec les souris, ça ne marchera pas, je n’y crois pas, dit de manière assez crue. Pour moi, le principe de la neutralité du Net, c’est ce que je disais au début : il ne faut pas optimiser les réseaux, c’est une connerie, quand on les optimise on les rend fragiles. Et en fait, exactement en symétrique de ça, parce qu’il ne faut pas optimiser les réseaux, il faut optimiser les applications. Et pour le coup, on a des décennies de sottise législative qu’on est train de payer.

Diffuser une très grosse mise à jour sur une plateforme logicielle sans effondrer les réseaux, on a les technos pour, elles ont 20 ans, ça s’appelle BitTorrent. BitTorrent permet de diffuser une quantité colossale d’application en créant à peu près aucune congestion dans le réseau parce qu’il n’y a pas de point central. Ça utilise le réseau, ça occupe le réseau mais ça ne crée pas cette hyper-congestion de « je veux diffuser un fichier de 50 millions d’exemplaires d’un fichier qui fait 1 Go depuis mon serveur en Californie ».

Simplement, il se trouve que BitTorrent est plus ou moins diabolisé, est considéré comme une techno de malfaiteurs qui veulent écouter de la musique en assassinant les musiciens. Et comme le travail réglementaire a toujours été fait pour empêcher le déploiement de cette techno et non pas pour la favoriser, pour le coup on a l’effet inverse de ce que l’on a fait sur la neutralité du Net. C’est-à-dire qu’on a créé une contrainte qui est de dire « le peer-to-peer ce n’est pas bien, BitTorrent c’est une techno de pirate », donc il y a plein d’opérateurs qui font du traitement de limitation de débit sur BitTorrent, qui font du traitement de filtrage. Typiquement, BitTorrent en entreprise est très souvent filtré, donc on ne peut pas diffuser les mises à jour des suites bureautiques par du BitTorrent, ça ne marcherait pas. Et pourtant, c’est l’outil technique le plus efficace qu’on connaît pour diffuser des gros volumes de contenu de manière infiniment rapide en temps nul. Puisque, pour le coup, plus il y a de gens qui veulent le contenu et plus le contenu se diffuse bien. Plus il y a de gens qui le veulent et plus la capacité à diffuser augmente. BitTorrent c’est un truc de fou ! Donc ça pour moi, c’est une des questions clés : il faut qu’on arrive à autoriser les grands diffuseurs de contenu à diffuser de manière intelligente.

Pour moi, il y a deux grands volets : il y a la partie technique — il faut arrêter de diaboliser les technos qui marchent — et puis il y a la partie réglementaire où il va falloir, à un moment, s’intéresser à la gestion des monopoles. Est-il raisonnable que Netflix ait cette taille-là ?, pour moi la réponse est non. Mais, d’un autre côté, on a tout fait en France, au ministère de la Culture, pour qu’il n’y ait que Netflix et que seul le modèle Netflix se développe. D’ailleurs, une fois que le modèle Netflix s’est développé, les ayants droit, en France, commencent à vouloir créer des plateformes alternatives à leur main, donc à morceler le marché. Pour avoir accès à de la vidéo il faudrait payer 72 abonnements, ce que personne ne fera, donc soit on reviendra à du pirate, soit les plateformes nationales vont mourir et il ne restera que Netflix. Là il y a une erreur de régulation, il y a une non régulation, on a laissé le marché faire tout seul et le marché fait n’importe quoi, parce qu’en plus on lui a mis des contraintes et des incitatifs qui ne vont dans le bon sens.

Et sinon sur le traitement pendant la crise, à un moment je veux qu’on parle de Mayotte, mais ce n’est pas absolument pas lié, ce n’est pas Netflix.
Sébastien Soriano : OK, très bien. Juste en réaction à ça, et peut-être après Benjamin, comme j’ai commencé à poser des questions, je propose que vous m’en rendiez une.

Pour réagir à ce que vous venez d’indiquer sur BitTorrent, je dois vous faire un aveu, qui est que quand j’ai été désigné président de l’ARCEP en janvier 2015, parmi les premiers dossiers qui étaient sur la table, il y en avait un sur la mesure de la qualité de l’Internet. Et dans le document qui avait été préparé par les services de l’ARCEP, j’ai vu apparaître le mot BitTorrent, et j’ai dit « comment c’est possible qu’un document officiel de l’ARCEP fasse de la publicité pour le piratage ? » Et on m’a dit « t’es plus dans le coup papa ! BitTorrent c’est une techno, ce n’est pas un usage. » Donc voilà, évidemment on a fini par laisser BitTorrent dans ce document officiel, mais je vous rejoins sur une certaine diabolisation autour des technos peer-to-peer. Effectivement, on voit bien comment le multicast dans le domaine de la diffusion de la télévision linéaire permet d’optimiser les réseaux. De la même manière, dans certains usages comme les mises à jour et le partage de fichiers de manière générale, il est certain que le peer-to-peer est une architecture de communication efficace. Donc je note votre point et on va discuter avec les équipes et avec le collège de l’ARCEP pour voir comment on peut essayer de favoriser cette pratique. Je pense qu’il y aura effectivement un travail de pédagogie avec certains écosystèmes et certains départements ministériels, mais ne parlons pas perdants sur le sujet.
Benjamin Bayart : Alors pour le coup, puisque je suis supposé vous poser une question, il y en a une et je vais en profiter pour intégrer ce que je voulais dire de ce que j’ai vu, moi, de Mayotte, il se trouve que j’ai de la famille là-bas.

Ce que l’on a le plus vu comme saturation dans la crise sanitaire, ce n’est absolument pas les énormes plateformes : je crois que personne n’a vu de panne sur Netflix ou sur YouTube qui soit notable, même la catastrophe annoncée de Disney+, bon ce n’est pas très grave ! En revanche, on a tous vu que les infrastructures de l’Éducation nationale n’étaient absolument pas au point, qu’il n’y avait rien qui fonctionnait, qu’il n’y avait rien qui n’était dimensionné pour. Tout le monde le savait, tout le monde s’y attendait, la preuve, même le ministre a dit que ça marcherait, ce qui est la preuve qu’on savait que ça ne marcherait pas. C’est devenu une habitude ! Donc pour tout le monde, la question était : comment est-ce qu’on fait pour que le gamin qui est sur la tablette puisse suivre son cours pendant que papa et maman sont sur leurs ordinateurs en train de télétravailler ? Et puis on a l’image inverse. Je regarde la question du déploiement du réseau à Mayotte, qui est un département français. La question pour les gamins n’était pas tellement de qui va pouvoir utiliser la tablette et le Wifi de la maison, la question était : comment on va faire de l’école dans les bidonvilles ?, parce qu’il y a à peu près la moitié des habitants de l’île qui habitent plus ou moins dans des bidonvilles. En fait, la question de l’urgence sanitaire n’était même pas tellement comment on va faire des cours en ligne parce qu’on ne se pose pas ces questions-là. Pour une très grande partie des gamins, l’école est le seul endroit où ils ont un repas équilibré une fois par jour et le fait qu’on ferme les écoles, cela voulait dire qu’ils n’avaient plus accès à cette source d’un repas équilibré une fois par jour. Donc la distribution des cours était quelque chose d’extrêmement anecdotique et on se débrouillait comme on pouvait, avec des photocopies qu’on mettait aux entrées des supermarchés.

Là, il y a une question pour moi d’aménagement du territoire qui est une question totale. Il faut déployer des écoles, il faut déployer des logements et, en fait, il faut déployer du réseau pour aller avec. La fracture numérique, on la lit souvent en bon Parisien entre le petit village de la Creuse dans laquelle il y a un petit peu de 3G, pas encore de 4G, il y aura de la fibre optique en 2037 si le plan de déploiement du RIP [Réseau d’Initiative Publique] est suivi, et il y a un petit peu d’ADSL en bout de ligne. Et pour moi, il n’est pas tellement là, il n’est pas que là, c’est une vision très métropolitaine. En fait, il y a beaucoup de départements outremer où la question de l’aménagement du réseau est beaucoup plus sérieuse que ça, où il y a un retard colossal dans le déploiement de ces technos.

Je me demande quelle est la vision de l’ARCEP sur l’état du déploiement du réseau, en particulier dans les territoires d’outremer et spécifiquement à Mayotte qui, pour moi, est probablement le plus mal loti. Je ne sais pas si vous avez une vision plus claire et plus macroscopique que la mienne sur le sujet.
Sébastien Soriano : En fait, pour être honnête, je n’ai pas en tête mentalement la situation des réseaux fixes à Mayotte, mais je peux réagir rapidement sur le mobile puisqu’on est en train d’étudier des nouvelles attributions de fréquences dans tous les outremers d’ailleurs. Et effectivement on a procédé à un recensement. C’est l’Agence du numérique qui est maintenant l’Agence nationale de la cohésion et des territoires qui a travaillé avec les préfectures pour recenser des besoins de couverture. Effectivement, il y en a. Il y a effectivement des besoins de couvertures importants en mobile et en 4G. Donc dans les attributions de fréquences que nous sommes en train de préparer, on prévoit des nouvelles obligations pour couvrir des zones prioritaires qui ont été identifiées dans le cadre de ce processus.

On va faire ça un peu plus bourrin que ce que l’on a fait dans le New Deal. Dans le New Deal on a mis en place un processus continu de remontée d’informations en passant par les élus locaux qui est assez sophistiqué. Là, on va faire un one-shot. On a fait un relevé qui nous amène à une liste de sites prioritaires, donc on va imposer dans le cadre de l’attribution des fréquences la couverture de ces zones. Je rejoins effectivement votre diagnostic sur le fait que la connectivité est un besoin qui devient de plus en plus vital. Voilà ce que je peux dire.

Sur le dimensionnement des infrastructures, effectivement on a bien tous notés en début de crise que certaines infrastructures publiques, notamment de l’Éducation nationale et de la région Île-de-France de mémoire, étaient insuffisamment dimensionnées. Je crois que du côté de l’Éducation nationale, il y a d’une manière générale une prise de conscience qu’ils n’étaient pas passés à l’échelle industrielle du numérique, on va dire, de manière générale, dans toutes les dimensions, donc je pense qu’il y a des travaux importants qui vont se passer. C’est peut-être moins visible que le Ségur de la santé mais il y aura aussi des travaux importants qui vont se passer sur le sujet éducatif.

Je voulais aussi dire un mot par rapport à ce que vous disiez sur le fait que Netflix est trop grand et la question des monopoles. Je voulais signaler, parce que ça me parait intéressant, des prises de position récentes d’acteurs sur la question des plateformes de manière générale, ça ne répond pas à Netflix. Il y a une prise de position du BEUC [Bureau européen des unions de consommateurs], qui est le bureau européen des consommateurs, qui n’est pas très connu en France, mais qui est ce qu’on appelle un stakeholder, un représentant d’intérêt très important à Bruxelles, qui pèse beaucoup puisque je crois que leur slogan c’est Consumer Voice, ce qui est quand même évidemment très important pour le personnel politique européen. Donc il y a une prise de position sur la question des grandes plateformes internet dans laquelle, pour la première fois, le BEUC soutient le principe non seulement d’un enrichissement des outils du droit de la concurrence mais aussi de la mise en place d’outils de régulation ex ante, un peu du même style que ceux qu’on a eu dans les télécoms même si, évidemment, il faut qu’ils soient d’une nature différence. Et ce shift [changement] me parait vraiment très important car le droit de la concurrence il en faut, il en faudra toujours, il en faudra dans tous les secteurs, mais il aura forcément des limites intrinsèques qui sont que le droit de la concurrence est là pour corriger des défaillances dans le fonctionnement du marché. Le droit de la concurrence, structurellement, ne s’intéresse qu’à des excès, mais il ne sait pas créer des conditions positives de marché ; il ne sait pas, là où il y a un monopole, créer de la concurrence dès lors que ce monopole ne ferait pas d’abus. Et pour cela, il faut de la régulation ex ante, spécifique, comme on en a eu dans les télécoms qui nous a permis de passer de la situation de monopole à la situation concurrentielle, même si je suis conscient que certains acteurs considèrent que le marché est trop oligopolistique, mais il est quand même plus concurrentiel que si on n’avait qu’un acteur.

Je trouve très important qu’un acteur aussi important que le BEUC prenne cette position au niveau européen pour bien clarifier qu’il va falloir marcher sur deux jambes à partir de maintenant, entre un droit de la concurrence classique qui jouera toujours son rôle et qui devrait être très important dans la répression, et une régulation ex ante.

La deuxième chose que je voulais signaler en la matière, c’est le rapport [6] de deux députés, madame Faure-Muntian de La République en Marche et monsieur Fasquelle des Républicains, qui viennent de publier un rapport extrêmement complet sur les enjeux concurrentiels du numérique et qui là aussi, c’est une clarification politique qui me parait extrêmement importante, considère qu’il va falloir marcher sur deux jambes et qu’on ne peut pas se satisfaire et se suffire d’un droit de la concurrence même modernisé. Quand je dis ça, ce n’est pas une mise en cause des autorités de concurrence qui font un travail formidable, Isabelle Desilva [Présidente de l’Autorité de la concurrence, NdT] le sait ; on travaille très bien ensemble dans un respect mutuel profond. C’est simplement l’outil lui-même qui ne permet pas un certain nombre de choses. Et tant mieux si le droit de la concurrence permettait de remodeler l’économie dans toutes ses dimensions, je crois que ça poserait certaines questions aux grandes entreprises et aux petites sur le fonctionnement de l’économie de marché. Donc c’est une bonne nouvelle y compris que le personnel politique, y compris le personnel de la majorité, puisse s’approprier ces enjeux. Voilà ce que je voulais indiquer. Alors ça ne répond pas précisément à la question de Netflix, mais ça me parait plutôt des bonnes nouvelles que je vois.
Benjamin Bayart : Juste pour boucler sur ce point là, je pense que le jour où on réfléchira à pourquoi on ne peut pas vendre de la vidéo comme on vend des livres, on aura fait un grand progrès. Pourquoi je ne peux pas monter un marchand de vidéos en ligne aussi facilement que je pourrais monter une librairie dans la rue en bas de chez moi ?, parce que les grossistes ne veulent pas me fournir. Du coup, je ne vois pas quelle forme de concurrence il pourrait y avoir à partir du moment où on n’a pas le droit d’ouvrir un magasin.

L’autre point. Est-ce qu’on dit deux mots sur StopCovid. Moi, je lui trouve un aspect extrêmement intéressant. Je rappelle quand même pour qu’il n’y ait pas de doute que je suis tout à fait opposé à l’existence même de ce type d’application. Pour des raisons philosophiques évidentes, je n’aime pas quand c’est l’ordinateur qui surveille l’humain et pas le contraire. Donc voilà, point. Ce point étant posé, je trouve extrêmement intéressante la façon dont ça s’est fait parce que cela a permis à du personnel ministériel qui n’en était pas forcément très conscient, de voir la mainmise des grands éditeurs de systèmes d’exploitation du mobile que sont Apple et Google, et le fait que non, on ne peut pas développer l’application comme on a envie. À chaque fois c’est formulé comme un problème de souveraineté avec « le gouvernement ne peut pas développer le logiciel dont il a envie, donc dépend de grands organismes ». Je ne suis pas d’accord. Les développeurs, qu’ils soient le gouvernement ou pas, ne peuvent pas déployer les outils qu’ils veulent et l’utilisateur ne peut pas installer le logiciel qu’il veut sur son ordinateur de poche. À mon sens c’est un problème fondamental depuis le début de l’ordinateur de poche un peu grand public il y a une dizaine d’années et je suis très content de voir que les ministres s’en sont enfin rendu compte. Ça justifie, à mon sens, pleinement le travail qui a été fait par l’ARCEP sur les terminaux, sur la liberté de choix des terminaux, sur est-ce qu’il faut réguler cette puissance-là, etc., qui sont les mêmes questions que celles qu’on a soulevées à la fin des années 80 avec le logiciel libre dans l’informatique grand public.

Sébastien Soriano :
Je ne peux que boire vos paroles Benjamin. Je sais qu’il y a un volet complémentaire qui vous occupe sur cette question des terminaux, qui est la réparabilité et la bidouillabilité, c’est-à-dire la partie hardware des terminaux. Est-ce sur ce sujet vous êtes confiant notamment de ce qui se prépare au niveau européen où il y a eu un certain nombre d’annonces de principe sur la réparabilité ?
Benjamin Bayart :
Non, je n’ai pas confiance. Par principe, je n’ai pas confiance. Oui, c’est un vrai sujet la réparabilité, c’est un sujet de plus en plus sérieux. En fait, sur les terminaux comme sur les grandes plateformes il y a des questions fondamentales d’interopérabilité et de pouvoir qu’il faut redonner à l’utilisateur final. Ça passe par le fait de pouvoir réparer son téléphone, ça passe par le fait de pouvoir choisir le système d’exploitation qui tourne dessus, ça passe par le fait de pouvoir modifier le système d’exploitation qui tourne dessus, ça passe par le fait de pouvoir installer l’application qu’on veut et pas seulement l’application qui a été validée par Google et Apple. Pour moi, la décision de Google et Apple sur leur API typiquement, viole fondamentalement le Règlement européen sur la neutralité du Net puisque je n’ai pas le droit d’utiliser l’application de mon choix sur le terminal de mon choix. Mais c’est ma lecture du règlement qui n’est pas la lecture officielle du régulateur. J’ai une lecture que tout le monde admet comme étant plus rude.
Sébastien Soriano :
OK. Merci beaucoup. Je crois qu’on est arrivé au temps de ce dialogue. Merci beaucoup Benjamin Bayart.
Benjamin Bayart :
Merci de votre invitation.
Sébastien Soriano :
J’ai beaucoup apprécié votre analyse sur la question de l’optimisation du réseau, de l’optimisation des applications. Je trouve que c’est vraiment une approche très intéressante et qui ne manquera d’éclairer nos travaux futurs. Merci beaucoup, vraiment un grand merci.

Merci à tous nos auditeurs, je n’ose pas dire téléspectateurs, mais à tous ceux qui nous ont suivis. Merci beaucoup. Encore un grand merci à tous les contributeurs à nos travaux. Encore un grand merci à Serge Abiteboul et à tous les services de l’ARCEP qui ont porté ces travaux et préparé cette discussion. Un grand merci à tous. Et puis il ne me reste qu’à vous souhaiter de bons échanges sur les réseaux avec un Internet qui fonctionne au mieux. Merci beaucoup. Merci à tous. Portez-vous bien.