Mick Levy, voix off : Pourquoi Trump se met-il sous cette influence-là ?
Cyrille Chaudoit, voix off : C’est quoi, en fait, le club des technofascistes en herbe ?
Mick Levy, voix off : Qu’est-ce que veut dire cette scène lunaire d’allégeance, qu’on a eue, des géants de la tech à la politique de Donald Trump ?
Cyrille Chaudoit, voix off : Est-ce qu’on peut faire le portrait-robot et que vous nous donniez quelques figures emblématiques de ce technofascisme à l’œuvre ?
Mick Levy, voix off : Qu’est-ce qui permet de raccrocher ce qui se passe aux US à du fascisme tel qu’on le connaît historiquement ?
Cyrille Chaudoit, voix off : Vous nous parlez d’un nouveau régime où l’autorité s’administre comme un service. Concrètement, si tu peux nous donner un exemple emblématique pour qu’on comprenne bien.
Mick Levy, voix off : Est-ce que, finalement, on parle d’une nouvelle forme d’utopie ultralibérale ou est-ce qu’on peut même parler de sécession antidémocratique ?
Cyrille Chaudoit, voix off : C’est ce que nous allons voir avec nos invités : à quoi reconnaît-on le technofascisme et quelles conséquences peut-on en observer dès aujourd’hui sur nos démocraties ?
Nastasia Hadjadji, voix off : Bonjour, je suis Nastasia Hadjadji.
Olivier Tesquet, voix off : Bonjour. Je suis Olivier Tesquet.
Nastasia Hadjadji, voix off : Retrouvez-nous dans Trench Tech pour parler de technofascisme avec notre dernier ouvrage Apocalypse Nerds.
Donald Trump, voix off, en anglais : Non transcrit [ Extrait de l’entretien de Trump avec Zelensky où il l’humilie en soumettant celui-ci à ses conditions pour de l’aide].
Voix off : Trench Tech – Esprits critiques pour Tech Éthique.
Cyrille Chaudoit : Salut à toi, toi, et puis aussi à toi. Je suis Cyrille Chaudoit, jamais sans mon copain préféré, Mick Levy.
Mick Levy : Salut Cyrille. Bonjour à tous.
Cyrille Chaudoit : Et eux aussi bossent en binôme. Oui, c’est fantastique Mick, comme nous, ils sont un peu comme les deux doigts de la main. Au passage, je n’ai jamais compris cette expression puisque, perso, j’en ai cinq, à moins que ce ne soit une hallucination de l’IA !
Mick Levy : On ne sait pas ce que le futur nous réserve, décidément !
Cyrille Chaudoit : C’est vrai. D’ailleurs, nous allons le voir dans cet épisode. Bref ! Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir non pas une invitée, mais deux : Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, tous deux journalistes et coauteurs d’Apocalypse Nerds, leur dernier ouvrage, dédié au technofascisme, qui parait aux Éditions Divergences, dans quelques jours d’ailleurs, le 19 septembre. Nous enregistrons cet épisode le 4 septembre.
Mick Levy : Trench Tech est sur l’actu, ce n’est pas toujours le cas, on aime bien avoir un temps de recul, mais là on est pile poil sur l’actu de la sortie du livre.
Cyrille Chaudoit : C’est très rare mais ça nous tenait à cœur.
Bonjour Nastasia et Olivier.
Nastasia Hadjadji : Bonjour.
Cyrille Chaudoit : On se tutoie dans Trench Tech. Est-ce que c’est OK pour vous ?
Nastasia Hadjadji : Oui.
Olivier Tesquet : Ça me va.
Cyrille Chaudoit : Super.
Mick Levy : Très bien. L’éthique de Trench Tech est sauve une fois de plus.
Cyrille Chaudoit : Toujours. Je fais rapidement les présentations.
Nastasia, tu es journaliste et chroniqueuse pour de nombreux titres de presse comme Le Monde, Libération, Usbek & Rica qu’on adore, mais aussi pour Tracks, sur Arte, qui a bercé mon adolescence. J’imagine que tu n’étais pas encore là à cette époque-là, mais ce n’est pas tout. Tu œuvres également aux côtés de quelqu’un qu’on connaît bien et qu’on apprécie particulièrement ici dans Trench Tech, Gérald Holubowicz, puisque vous éditez ensemble Synth [1], un média à tendance techno-critique, dans lequel on retrouve aussi d’autres noms bien connus de nos services comme Mathilde Saliou ou encore Louis de Diesbach, on les embrasse tous les deux. Donc économie numérique, techno-politique et culture web, ça, c’est pour tes spécialités. J’ai bon ?
Nastasia Hadjadji : Tout à fait.
Cyrille Chaudoit : Parfait.
Olivier, d’abord tu es chauve et barbu, comme moi, mais c’est anecdotique. Tu es journaliste à Télérama, à la cellule enquête, et tu es un spécialiste de la surveillance technologique et, plus globalement, de l’économie de surveillance. Tu as d’ailleurs publié plusieurs essais sur ce thème dont le remarqué État d’urgence technologique – Comment l’économie de la surveillance tire parti de la pandémie, paru en 2021 aux éditions Premier Parallèle. C’est correct ?
Olivier Tesquet : Bien sûr.
Nastasia Hadjadji : J’ajoute que j’ai aussi écrit un essai, No Crypto chez Divergences.
Cyrille Chaudoit : Exactement, sur les cryptos, aux Éditions Divergences. Vous retrouverez tout cela sur le site de l’éditeur.
You don’t have the cards, je déroge à la tradition avec cet extrait qui, pour une fois, n’est pas tiré d’un film mais d’un fait d’actu, qui sera peut-être même présenté un jour comme un fait d’histoire, une rencontre politique entre Zelensky et Trump qui avait pourtant tout de la fiction. Le camp du bien, qui cache en son sein un salaud, qui prend au piège le héros, là où les spectateurs attendaient un dénouement heureux, forcément, un happy end à l’américaine, un Deus ex machina, en somme, qui sent un peu le renfermé, logique pour un conservateur, mais qui n’est pas sans évoquer le changement d’atmosphère que nous sommes tous en train de vivre. Un parfum de fin de règne et de figures divines, au pluriel, qui nous promettent de tout disrupter à commencer par notre démocratie représentative fatiguée, dysfonctionnelle, corrompue, ajoutez l’adjectif qui vous ira, qui veut tuer son chien l’accuse bien d’avoir la rage.
Tu ne connaissais pas cette expression ?
Mick Levy : Non, elle est bien. Je vais la réutiliser dans ma famille, ils sont très chiens, ça va être bien.
Cyrille Chaudoit : Entre ce vieux monde, que certains voudraient voir mourir, et le nouveau qu’ils voudraient nous vendre, dans ce clair-obscur surgissent les monstres pour paraphraser Gramsci. C’est ce que nous allons voir avec nos invités : à quoi reconnaît-on le technofascisme et quelles conséquences peut-on observer dès aujourd’hui sur nos démocraties ?
Au cœur de cet épisode, vous découvrirez aussi une toute nouvelle chronique, « Mémoire vive », de Laura Sibony qu’on a beaucoup de joie d’accueillir et qui vous contera, désormais, les parallèles que l’on peut faire entre mythe et technologie. Et restez bien jusqu’à la fin de cet épisode, car, comme vous le savez peut-être, nous débrieferons, Mick et moi-même, des grandes idées que Nastasia et Olivier auront partagées avec nous.
C’est parti pour le grand entretien, Apocalypse Nerds, les dessous d’un technofascisme qui s’installe. Vous êtes bien dans Trench Tech et ça commence maintenant.
Voix off : Trench Tech – Esprits critiques pour Tech Éthique.
Technofascisme : démasquer le monstre
Mick Levy : La dernière fois que j’ai fait un post Linkedin où j’ai osé utiliser le mot « technofascisme », je me suis fait traiter de complotiste et surtout de révisionniste. On m’expliquait que je voulais faire du sensationnalisme en utilisant ce mot « fascisme » . Vous, vous vous permettez directement de l’utiliser, on pourrait dire que c’est le terme clé de votre livre. N’est-il pas un peu galvaudé à votre sens ? Qu’est-ce qui permet de raccrocher ce qui se passe aux US à du fascisme tel qu’on le connaît historiquement ?
Nastasia Hadjadji : Déjà le terme fascisme, que ce soit un mouvement ou un régime, n’est pas entré en glaciation à l’issue du 20e siècle. Il a commencé à travers, d’une part, l’expérience de Mussolini dans l’Italie des années 20-30 et ensuite au Reich avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 33. C’est une réalité qui mute, qui n’est pas figée. En réalité, le fascisme est peut-être même un processus, c’est en tout cas l’idée vers laquelle convergent bon nombre d’historiens, spécialistes de la question, qu’on pense à Robert Paxton [2], ou à Zeev Sternhell [3] qui a aussi beaucoup travaillé sur la permanence de certaines caractéristiques du fascisme en particulier en France : le fascisme n’est pas arrêté à des périodes historiques, il est finalement toujours en train se déplacer, de muter, de se transformer.
Dans le livre, on fait le postulat qu’aujourd’hui la technologie comme secteur économique, mais aussi comme entreprise politique de façon de plus en plus explicite, contribue finalement à faire muter cette dynamique de fascisation jusqu’à des expressions qu’on a pu voir de manière extrêmement forte et claire dans l’actualité, depuis janvier 2025, et le deuxième mandat de Donald Trump.
Mick Levy : Quel parallèle peut-on faire entre ce qui se passe là aux US et le fascisme dans son idéologie qui a muté, certes. Quel est le parallèle ? Qu’est-ce qui revient finalement ?
Nastasia Hadjadji : Je vais laisser Olivier répondre sur ce point. On a bien conceptualisé ce qu’est le technofascisme et c’est en particulier Olivier qui a travaillé là-dessus.
Mick Levy : Alors Olivier, dis-nous.
Olivier Tesquet : Le terme est effectivement piégé, je pense que c’est la catégorie politique peut-être la plus commentée du 20e siècle. Nous avons eu des débats, entre nous, pour être totalement transparents sur l’utilisation ce terme. Il faut dire aussi qu’il n’y a pas de consensus même chez les historiens. Il y a une controverse historiographique pour borner temporellement le fascisme, le définir, est-ce qu’il y a un fascisme ou des fascismes. Nous nous inscrivons aussi dans cette controverse historiographique sans être historiens, ce qui permet un peu de se dépêtrer de tout ça.
Là où il y a une vraie continuité, si je reprends, par exemple, les définitions qu’en donnent, que ce soit Zeev Sternhell ou que ce soit un historien britannique qui a énormément travaillé sur la question qui s’appelle Roger Griffin [4], qui est que, dans le fascisme, il y a deux caractéristiques assez majeures, on va dire : d’un côté une contre-révolution antimoderne. Dit comme ça, vous allez me dire « technofascisme, antimoderne, il y a quand même quelque chose qui ne colle pas », antimoderne contre la modernité politique, pas la modernité technologique.
Cyrille Chaudoit : Est-il aussi question de progressisme derrière cette modernité ou pas ?
Olivier Tesquet : Le wokisme, ChatGPT, oui, on va le synthétiser comme ça. Ensuite, ce qui est peut-être encore plus fort et encore plus transversal des différents fascismes à travers l’histoire, c’est la volonté de régénération, Roger Griffin parlait de palingénésie, le retour à la vie en grec, parce que vous avez une civilisation qui est menacée, sur le point de disparaître, il y a donc cette obsession de la régénération par la purification. On aura l’occasion d’en discuter au cours de l’interview, c’est une obsession très forte et très centrale chez les joyeux individus.
Nastasia Hadjadji : Je peux ajouter en complément qu’un des ferments historiques du fascisme dans le sillage de cette idée de régénération d’une communauté fantasmée comme étant en déclin ou menacée, ça reste l’obsession raciste, le ferment ethno-racial, qui est aussi une caractéristique très forte des fascismes historiques, que l’on retrouve aujourd’hui très clairement dans le logiciel politique techno-réactionnaire, techno-fasciste.
Un exemple paradigmatique de cela, je pense qu’on va en reparler dans le détail mais je le pose ici pour illustrer cette obsession ethno-raciale, les milices politiques aux États-Unis, la ICE, la milice politique qui opère des rafles dans les populations immigrées ou perçues comme telles, est un exemple de technofascisme sur cet axe ethno-racial.
Cyrille Chaudoit : Le fameux ICE qui a d’ailleurs encore fait l’actualité cet été, en particulier à Washington.
Pour finir de « crever l’abcès », entre guillemets, sur cette définition et pour éviter des débats qui pourraient avoir lieu sans nous, une fois qu’on aura écouté ou visionné cet épisode, on pourrait aussi penser que dans technofascisme il y a presque, finalement, une continuité, un dommage collatéral ou un effet pervers, disons, du capitalisme technologique, que c’est simplement ça, le capitalisme technologique poussé à outrance avec cette volonté d’une nouvelle élite de patrons de la tech de prendre le pouvoir à la place de ceux qui étaient déjà en place. Là, avec ce que vous nous dites et avec des mots qui sont très forts, on sent qu’il y a quand même une idéologie un tout petit peu différente avec aussi, parfois, cette intention d’eugénisme, tout ce qui sent un petit peu le renfermé, comme je disais en introduction.
Est-ce que, oui ou non, c’est quand même une forme d’effet pervers du capitalisme technologique qui nous amène à ce technofascisme aujourd’hui, ou pas ?
Nastasia Hadjadji : Je peux donner un élément de réponse. Si on regarde l’économie politique, le fascisme a toujours été articulé à des évolutions, en tout cas c’est toujours présenté comme un remède politique à une crise du capitalisme, à tous les endroits de l’histoire.
Aujourd’hui, on ne peut pas nier que le régime d’accumulation capitaliste est en crise, ça se voit à plein d’endroits. Les technologies et le secteur technologique se présentent comme une espèce d’avant-garde pour donner des solutions à cet état de crise d’accumulation. Du coup l’IA, si on prend l’exemple de l’IA, est un peu la solution toute faite pour vous dire « on va vous emmener dans un nouveau cycle d’accumulation sans limites, donc un nouveau cycle du régime capitaliste. » Est-ce qu’il y a une articulation entre fascisme et capitalisme ? Oui évidemment, je le répète, le fascisme se présentant comme un remède à une situation de crise hégémonique, dirait d’ailleurs Gramsci [5] du capitalisme.
Après, je ne suis pas d’accord avec le côté effets pervers, parce que effet pervers sous-entendrait qu’il y a un dérèglement là où je pense qu’il y a quand même une articulation plus qu’un dérèglement.
Olivier Tesquet : Je compléterai rapidement là-dessus, sur l’accouplement, on va dire, entre des élites politiques fascistes et des élites économiques, pour le coup c’est l’histoire, y compris du fascisme européen du 20e siècle. J’ai derrière moi un petit livre d’Éric Vuillard [6], qui n’est pas le bon, qui a écrit L’Ordre du jour où on voit cette réunion entre les grands patrons, le patronat allemand dans les années 30 au moment de la montée en puissance du nazisme. Il faut se rappeler que l’idée de fascisme originellement, là aussi je paraphrase un peu Zeev Sternhell, c’était une contre-révolution antisocialiste, anticommuniste : ne pas abattre la bourgeoisie mais la mettre au service de l’économie. C’est la fameuse devise de Carl Schmitt : État fort, économie saine. À mes yeux, on est vraiment là-dedans et l’allégeance prêtée par tous les grands patrons de la tech sitôt Trump réélu est un symptôme assez fort de cet alignement des élites de la tech à un pouvoir qui est de plus en plus fascisant.
Mick Levy : C’était un moment assez marquant.
Vous nous dites, juste pour prendre un tout petit cran de recul, qu’on est bien face à un projet idéologique totalement assumé, quasi programmé finalement, planifié, pour lequel ils se servent de la tech comme étant un moyen supplémentaire qui va permettre la mise en place de cette idéologie. C’est bien ça ?
Nastasia Hadjadji : Non. Je ne le formulerais pas ainsi.
Déjà, ils ne se servent pas de la tech puisque la tech est motrice et actrice, il n’y a pas d’instrumentalisation, me semble-t-il, de la tech, la tech est historiquement motrice. Je me réfère à l’excellent petit livre de Sylvie Laurent [7], La Contre-révolution californienne, qui explique qu’il n’y a pas une conversion récente de l’élite de la tech. Certes, il y a eu des images très parlantes avec les Mark Zuckerberg, les Jeff Bezos qui font allégeance à Trump, mais cette allégeance-là des grands patrons, qu’on a envie de dater à 2025, a en réalité une historicité bien plus ancienne, qu’elle fait remonter en partie aux années 40 avec les premiers grands ferments libertariens qu’on trouve en Californie, dans la Silicon Valley, puis dans les années 60, de manière très nette, avec une grande partie de ces élites technologiques qui se convertissent.
Mick Levy : Ce que tu me dis là, c’est encore pire que ce que je disais avant : la tech n’est pas seulement un moyen, elle est vraiment au cœur du déroulement de cet agenda idéologique.
Cyrille Chaudoit : Tu viens de commencer à évoquer cette élite que vous décrivez dans le livre. J’en profite pour dire que le livre n’est pas encore paru, vous le reconnaîtrez facilement, il est tout jaune, comme moi, j’ai mis un polo de la couleur de votre bouquin pour qu’on le repère plus facilement.
Mick Levy : C’est classe de s’habiller, comme ça, en fonction de la couleur de la parution des gens.
Cyrille Chaudoit : Il va falloir que je renouvelle ma garde-robe pour la parution des autres bouquins, c’est comme ça !
Dans ce livre, qu’on a eu la chance de pouvoir lire avant, vous parlez d’aristocratie cognitive, d’élite intellectuelle qui, d’ailleurs, se présente comme ça, pour toutes les raisons que vous allez nous évoquer dans un instant, mais qui veut optimiser le monde. Peut-on faire le portrait-robot de cette élite parce que, précisément, vous venez d’évoquer ces patrons qui font allégeance à Trump, mais, in fine, dans tous les profils, toutes les figures de ce technofascisme, on a quand même l’impression qu’il y a pas mal de mecs derrière qui soufflent aussi l’idéologie à Trump, voire à ses successeurs, J. D. Vance en particulier. Peut-on faire le portrait-robot et que vous nous donniez quelques figures emblématiques de ce technofascisme à l’œuvre ?
Olivier Tesquet : Déjà, sur les portraits-robots, vous aurez peut-être remarqué qu’il y a une surreprésentation d’hommes dans notre galerie de portraits.
Mick Levy : Je crois que c’est clair.
Olivier Tesquet : On va dire que c’est le plus grand dénominateur commun.
Ensuite, ce qui traverse un peu ce mouvement technofasciste, et ça rejoint ce que disait Nastasia sur le ferment racial de ce projet-là, c’est une obsession pour l’intelligence, une obsession pour le QI. Je reprends la définition qu’en donne Curtis Yarvin [10], cette espèce d’intellectuel organique dont on parle beaucoup dans le livre, qui donnait encore récemment une interview à la revue Philosophie Magazine [8] où il expliquait ce qu’est pour lui la méritocratie. Pour lui, la méritocratie ce sont les plus gros cerveaux, c’est-à-dire, en fait, ceux qui sont les plus armés dès le départ, il y a donc une injustice profonde qu’il assume parfaitement.
Cette obsession-là est une vieille obsession. Là aussi, quand tu prends une histoire un peu un peu longue de la Silicon Valley, l’un de leurs livres de chevet c’est un bouquin qui s’appelle The Sovereign Individual : How to survive and thrive during the collapse of the welfare state, l’individu souverain.
On a longtemps retenu la dimension libertarienne du projet, c’est-à-dire l’individu souverain par rapport à l’État, l’individu émancipé, libéré de la politique, qui s’échappe de la politique, ce qui est, là aussi, un dénominateur commun de toutes ces figures-là, au premier rang desquelles quelqu’un sur lequel j’aurai l’occasion de revenir parce qu’il est central, c’est peut-être même le plus central, qui a pour ambition, depuis le début, justement de trouver des moyens d’échapper à la politique parfois en faisant ou en finançant la vie politique.
Ensuite, il y a cette obsession qui, d’ailleurs, est le titre d’une des trois parties du livre, qui est de franchir, de repousser les limites biologiques du corps humain, de repousser les limites cognitives, de repousser les limites spatiales, toujours, à la fois, dans des stratégies d’accumulation et un trait de caractère, qui est aussi une caractéristique des régimes fascistes, une volonté un peu impériale. D’ailleurs on le voit bien dans Trump acte 2 qui est quand même la manifestation la plus frappante de ce désir-là qui est d’imposer au monde ses règles du jeu.
Cyrille Chaudoit : On va revenir sur ce triptyque que vous utilisez pour décrire les caractéristiques, en somme, et comment s’installe, se diffuse, se propage le technofascisme.
Sur cette idée d’une élite intellectuelle qui devrait prendre le pouvoir, tout un tas d’images me reviennent en tête, de sélection et d’eugénisme, on en parlait tout à l’heure et vous l’évoquerez à nouveau tout à l’heure justement dans cette mouvance un peu TESCREAL [9].
Si on résume les figures emblématiques : Peter Thiel qu’on évoque assez régulièrement dans Trench Tech. Par contre, il y a des noms qu’on n’a jamais évoqués ici et votre bouquin en est truffé, c’est une enquête vraiment très poussée. Tu as parlé de Curtis Yarvin [10] . Qui d’autre pourrait-on mentionner ? Nick Land [11] ? Quel est le club des technofascistes en herbe ?
Nastasia Hadjadji : Nick Land est une figure intéressante, il vient beaucoup moins à l’esprit et, en réalité, il est véritablement majeur dans cette pensée-là. Nick Land est un des premiers théoriciens d’une matrice qui est aujourd’hui quasiment une orthodoxie dans la Silicon Valley qui est l’accélérationnisme [12]. À la différence de ses homologues qui sont américains, germano-américains ou originaires d’Afrique du Sud comme Elon Musk, Nick Land est britannique. C’est un philosophe, il a fait de la philosophie politique. Pendant plusieurs années il a tenu, au sein de l’Université de Warwick, aux côtés d’autres personnes dont une femme qui est un peu passée à la trappe dans cette histoire, qui s’appelle Sadie Plant, une unité un petit peu de réflexion sur la cybernétique et sur le futur de l’humanité. Dans cette unité, qui s’appelait le CCRU, Cybernetic Culture Research Unit, le centre de recherche pour la culture cybernétique, sont nés une majorité des concepts qui sont aujourd’hui employés par nos technofascistes dont l’idée d’accélérationnisme, qu’il emprunte quand même à Nietzsche, puisque c’est un philosophe à la base, et aussi tout un tas de réflexions sur l’humanité cyborg, sur la conquête spatiale, également sur l’immortalité, donc toutes ces réflexions.
Cyrille Chaudoit : Il faut peut-être rappeler qu’à l’époque ils étaient tous sous acide ou je ne sais quoi, quand ils vivaient sur des machins.
Nastasia Hadjadji : Sous amphétamines.
Mick Levy : Tu ne nous as pas dit ce qu’est l’accélérationnisme. Qu’est-ce que c’est, parce que c’est au cœur de l’idéologie, il faut donc qu’on le comprenne bien.
Nastasia Hadjadji : L’accélérationnisme, tel que pensé par Nick Land, c’est cette idée qu’il faut, entre guillemets, « mettre la pédale au plancher » du système capitaliste tel qu’on le connaît aujourd’hui, accélérer tous les curseurs du capitalisme technologique, libérer l’innovation technologique jusqu’à son maximum, déréguler absolument tout ce qui touche à l’innovation technologique afin d’arriver à un point de rupture. On va accélérer la rupture pour faire advenir un nouvel ordre, une idée de cette bascule, « rupture nouvel ordre », qu’on retrouve d’ailleurs chez Peter Thiel lorsqu’il parle d’apocalypse. C’est ça l’accélérationnisme. Au lieu de décélérer, de décroître, un logiciel qu’on va retrouver chez une certaine gauche critique, on va au contraire accélérer. Les technologies sont instrumentales mais les technologies ont aussi le pouvoir de faire advenir cet ordre nouveau qui ne sera pas chaotique mais bien un ordre d’abondance. C’est cette idée qui est au cœur de la philosophie accélérationniste qu’on retrouve aujourd’hui dans la Silicon Valley.
Mick Levy : Y a-t-il une autre figure clé, à avoir en tête, sur laquelle vous revenez dans le livre ?
Olivier Tesquet : Curtis Yarvin [10] est un programmeur informatique qui est devenu blogueur, grafoman, vraiment très cryptique, verbeux, logorrhéique. Je préviens les gens qui nous regardent que Curtis Yarvin est une expérience pénible, on va dire, dans le logiciel technofasciste.
Cyrille Chaudoit : Ça donne envie de le lire !
Olivier Tesquet : Plein de gens vont vous dire que Curtis Yarvin n’est rien, ce n’est pas vraiment un intellectuel, ce n’est pas un philosophe, c’est quelqu’un qui se pousse un peu du col. Je répondrais deux choses par rapport à cela.
La première, c’est quand même qu’il reste assez central, c’est-à-dire que tous les gens qui ont beaucoup plus d’influence que lui, que ce soit une influence politique ou une influence économique, l’ont lu, le connaissent, échangent ou ont échangé avec lui. Il parle quand même aux oreilles de gens assez puissants et influents.
Ensuite, Yarvin [10] est assez emblématique de ce qui est l’une des caractéristiques du technofascisme, cette espèce de buffet dînatoire idéologique, c’est-à-dire la computation entre des idéologies, des pensées qui peuvent être parfois assez opposées, voire carrément contradictoires, pour faire ensuite sa petite tambouille. C’est pour cela que je disais que le lire est une expérience pénible, parce qu’il passe toujours du coq à l’âne, d’une référence à une autre, il manie, comme cela, tout un tas de choses. Là où il est central, c’est que la clé de la pensée de Yavin est qu’il faudrait diriger le pays, à commencer les États-Unis, comme une entreprise et, à cette fin-là, il faudrait une sorte de monarque CEO [Chief Executive Officer ], de grand patron qui ne se soit pas de pouvoir divin, mais qui puisse être désigné, notamment parce qu’il a un gros cerveau, un gros QI, et qu’il sera le mieux armé pour diriger le pays. On voit, du coup, en quoi Donald Trump peut-être non pas l’incarnation mais le véhicule qui permettrait d’aller vers ça. Assez tôt, Yarvin a préconisé un certain nombre de mesures dont certaines, aujourd’hui, sont mises en application. L’un des mots d’ordre de Yarvin [10] c’est de dire qu’il faut reprendre le pouvoir et une fois qu’on aura repris le pouvoir, il avait fondé cet acronyme, ce sigle, RAGE, Retire All Government Employees, « Mettez tous les salariés gouvernementaux à la retraite ».
Mick Levy : On va y revenir, mais j’imagine que ça va se relier au DOGE [Department of Government Efficiency] [14].
Olivier Tesquet : Le Projet 2025 [13], échafaudé par la Heritage Foundation, ce très puissant think tank conservateur, dont Trump s’était beaucoup détaché pendant la campagne, qu’il a quand même finalement beaucoup embrassé, dont l’idée c’était de changer l’État fédéral. On revient à nouveau sur cette idée de purification, de remplacer des gens qui sont considérés ou suspectés d’être déloyaux par des gens à nous, pour reprendre l’expression de J. D. Vance. On va dire que Yarvin est un bon thermomètre pour mesurer les dynamiques qui sont à l’œuvre, sachant que lui est assez critique de ce qui se passe en ce moment aux États-Unis, puisqu’il pense que ça ne va pas suffisamment vite, pas suffisamment loin. Le projet n’est pas complètement réalisé de son point de vue.
Mick Levy : Les amis, il faut qu’on vous confesse un truc. On arrive à un moment clé de l’épisode. On arrive normalement au bout du temps qu’on se donne sur cette séquence, mais Cyrille et moi avons encore des questions. Nous avons une espèce de fight intérieur entre nous, à coups de regards.
Cyrille Chaudoit : Et de messages aussi. Depuis tout à l’heure, on parle beaucoup des États-Unis.
Mick Levy : Du coup il y va, enfoiré !
Cyrille Chaudoit : Je fais comme J. D. Vance ! On a beaucoup parlé des États-Unis, on a cité un nom européen, parce que britannique, mais est-ce qu’on a des signaux en Europe, sinon en France ? Est-ce que ces figures-là ont suscité des vocations chez nous ou est-ce que ça reste encore très américain pour le moment ?
Nastasia Hadjadji : Je peux apporter quelques éléments de réponse.
Déjà il y a toujours eu, notamment au sein de l’extrême droite française, une certaine fascination pour ce qu’il se passe aux États-Unis. J’ai envie de dire que, aujourd’hui, le parti qui incarne le mieux cette volonté d’établir un canal entre le technofascisme américain et la France c’est Reconquête. Sarah Knafo, présente lors de l’investiture de Donald Trump, prend des positions très explicites sur certaines des technologies que je qualifie de technofascistes comme les cryptos. On a quand même en France cette volonté d’implanter cette bouture idéologique du libertarianisme qui, quand même historiquement, est marginale dans notre tradition continentale européenne, mais un appel d’air se crée aujourd’hui, un canal direct via notamment Reconquête dans l’extrême droite française.
Cyrille Chaudoit : Au-delà des figures politiques, est-ce qu’on a des intellectuels comme Nick Land ? Est-ce qu’on a des patrons d’entreprise, comme ceux qu’on a cités, qui sont totalement imbibés de cette idéologie technofasciste, au-delà des politiques français et européens ? Évidemment, quand on parle du RN ou de Reconquête, on se doute bien que la notion de fascisme n’est pas très loin.
Nastasia Hadjadji : Des patrons de la tech qui embrassent le logiciel de l’extrême droite, oui, il y en a, on peut le dire, dans la tech française : tout le mouvement souverainiste à divers degrés. Vous avez également des patrons qui seraient plus à ranger dans une étiquette de libertarianisme. Pierre Noiza, par exemple, patron d’une plateforme cryptos, qui n’est pas le plus grand avanchange français, qui affiche très clairement les couleurs Reconquête en particulier. Vous avez le souverainisme technologique incarné par exemple par le patron de Wheeler, entreprise tech là encore. Je n’irais pas forcément jusqu’à les qualifier de technofascistes, mais si la question est : est-ce que nous avons des boutures en France ?, la réponse est oui, pas avec une ampleur telle que ça s’exprime aux États-Unis, mais je pense qu’il y a une fascination patente, d’une partie de nos élites technologiques françaises, pour ce qui se passe aux États-Unis.
Cyrille Chaudoit : D’ailleurs, vous évoquez dans le bouquin une soirée à laquelle un journaliste avait réussi à accéder.
Nastasia Hadjadji : C’est moi qui y suis allée !
Cyrille Chaudoit : C’est toi. Vas-y juste en deux mots.
Nastasia Hadjadji : En France, c’est très groupusculaire, je ne vais pas dire que ces gens-là sont légions. N’empêche qu’il y a eu une soirée à laquelle j’ai assisté, qui visait à implanter en France une start-up qui s’appelle Praxis, qui est un peu une des têtes de pont du mouvement sécessionniste libertarien. C’est vraiment cette idée de s’affranchir de l’État pour aller créer sa propre juridiction privée, ailleurs, avec notamment ses critères de hiérarchie raciale et de genre assez stricts. Il y avait effectivement, en France, une petite réunion qui s’est tenue fin 2023, à laquelle j’ai pu assister.
Olivier Tesquet : Je voudrais juste ajouter deux petites notes assez rapidement. Un point français puis un point étranger.
Le point français c’est qu’on a quelqu’un qui prend de plus en plus d’épaisseur dans le paysage économique, politique et médiatique, qui s’appelle Pierre-Édouard Stérin, qui est quand même aujourd’hui le premier business angelde France. Je trouve à Pierre-Édouard Stérin un cousinage un peu éloigné avec Peter Thiel dans la mesure où, comme Peter Thiel, son portefeuille d’actions peut être interprété, dans une certaine mesure, pas complètement, c’est difficile de déceler un ferment technofasciste dans les croquettes pour chat ou les matelas, il y a plein d’autres investissements dans lesquels c’est beaucoup plus évident. Je pense que son portefeuille d’actions peut être lue comme un manifeste politique. Je n’oublie pas que le livre de chevet de Pierre-Édouard Stérin c’est De zéro à un de Peter Thiel, il a quand même une admiration pour quelqu’un comme Peter Thiel.
Le deuxième élément, qui répond peut-être de manière un peu plus générale à la question. On se demandait, tout à l’heure, s’il y a un fascisme ou des fascismes, s’il y a un techofascisme ou des technofascismes, et je disais que c’est très composite. L’une des caractéristiques, nous avons appelé ça la pensée en API, ce qui rejoint un peu ce qu’on disait aussi sur le caractère très polymorphe de la pensée de Curtis Yarvin, c’est que, d’un pays à l’autre, des dirigeants politiques vont pouvoir se saisir de ce logiciel, de certains éléments, de bouts de code, quelque part, pour faire leur propre tambouille. On se retrouve donc avec des bancs d’essai de « différentes marques », entre guillemets, du technofascisme. Je trouve que quelqu’un comme Nayib Bukele par exemple, le président du Salvador, quand même autoproclamé comme le dictateur le plus cool de la planète, est devenu finalement le sous-traitant de la politique de Donald Trump. Il y a quand même cette méga-prison qui a été construite pour accueillir les pires délinquants, les plus graves, etc., dans un pays qui est ravagé par la violence, personne ne le nie, mais aujourd’hui il est en train de s’installer durablement, il est déjà en train d’essayer de voir s’il ne peut pas modifier la constitution parce que, finalement, une fois qu’on est au pouvoir, c’est très bien d’être au pouvoir et tout le monde a l’air très satisfait. On pourrait avoir, comme ça, d’autres émulations : Javier Milei, en Argentine, certains éléments de Modi, en Inde, peuvent correspondre aussi.
Mick Levy : Il y a donc un mouvement un petit peu général de filiation idéologique.
Olivier Tesquet : Et surtout, c’est un mouvement qui ne part pas de manière totalement verticale des États-Unis. Nastasia parlait des boutures, c’est un peu comme le bambou. Ça pousse et parfois on trouve une racine beaucoup plus loin parce que ça va très en profondeur et, à un moment, on voit resurgir une racine dans tel ou tel pays.
Mick Levy : J’ai une question qui va exiger, malheureusement, une réponse très courte de votre part. Là on parle d’idéologie, vous avez parlé des figures, mais n’y a-t-il pas déjà des choses dans la loi qui préfigurent, en France ou en Europe, une forme de technofasciste qui pourra arriver ? Je pense notamment à toutes les lois sur la surveillance qui ont été renforcées après les attentats ou après le Covid par exemple.
Olivier Tesquet : Aujourd’hui, effectivement, la fascination, la fétichisation des technologies de sécurité par les gouvernements, et Dieu sait qu’en France on est particulièrement friand de cela, je pense que, dans les pays européens, on est vraiment parmi les plus friands.
Mick Levy : D’ailleurs François Bayrou s’en félicitait il y a quelques jours. Il se félicitait qu’on ait un des meilleurs systèmes de sécurité alimenté par la technologie en Europe. Génial.
Olivier Tesquet : Bien sûr. On est complètement envoûté par ça dans un pays qui a proclamé, depuis maintenant 40 ou 50 ans, que la sécurité est la première des libertés, ce qui nous a embarqués dans une direction, une pente un peu glissante. Aujourd’hui, quand on tire le fil pour voir la manifestation, la matérialisation de choses sur lesquelles on alerte quand même depuis assez longtemps, quand on regarde aux États-Unis, on va retomber sur Peter Thiel. Et si on regarde Palantir, c’est peut-être l’entreprise la plus signifiante de Peter Thiel, qui gère ces immenses volumes de données à des fins prédictives, qui travaille ou a travaillé avec un certain nombre de services de police, de services de renseignement, de grandes entreprises, etc. Aujourd’hui, qu’est-ce qui permet à la ICE, de tourner ? Qu’est-ce qui met en musique, quelque part, cette infernale politique migratoire qui consiste à avoir une administration, comme ça, de déshumanisation qui consiste à aller rafler des gens devant leur propre famille pendant qu’ils sont en train de travailler, etc., c’est Palantir.
Mick Levy : Ce sont les technologies de surveillance qui sont derrière avec Palantir.
Olivier Tesquet : La ICE, couplée à Palantir, est la manifestation la plus visible d’une privatisation d’un État punitif. Là ça se manifeste de manière plus spectaculaire qu’hier aux États-Unis. Mais si, demain, on se retrouve, en France ou en Europe, avec des gouvernements qui sont encore plus à droite que ceux d’aujourd’hui, je ne vois pas ce qui nous immuniserait contre ce genre de dérive.
Olivier Tesquet : OK. C’est l’heure de prendre une petite respiration avec la grande première de Laura Sibony dans « Mémoire vive ».
« Mémoire vive » de Laura Sibony – « S’il te plaît, explique-moi l’IA »
Matei Mihalcea : S’il te plaît explique-moi l’IA.
Laura Sibony : Je ne sais pas, je préfère du Python, ouvert ou fermé.
Matei Mihalcea : Ça ne fait rien. Explique-moi l’IA.
Laura Sibony : Imagine une boîte noire, l’IA c’est ça.
Matei Mihalcea : Non ! Sérieusement.
Laura Sibony : Commençons par voir de quoi se compose l’IA. Autant que je puisse en juger, déjà de deux voyelles, I et A. Le I se forme en rapprochant les mâchoires et en écartant les coins de la bouche vers les oreilles ; le A en ouvrant fort la bouche.
Matei Mihalcea : Tu te moques de moi ! Ce n’est pas avec Le Petit Prince ou Le Bourgeois gentilhomme que je vais comprendre l’IA.
Laura Sibony : Mais l’IA est faite de ces références et de ces mythes, c’est une chimère. L’intelligence artificielle, d’abord, c’est un vaste malentendu. L’expression apparaît en 56, à la conférence de Dartmouth [14], aux États-Unis, qui réunit des neuroscientifiques, des statisticiens et des mathématiciens avec, pour objectif, de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau humain en le simulant sur des machines. Les machines, en 56, c’est une salle entière pour la capacité de stockage qu’on a aujourd’hui dans une clé USB.
Matei Mihalcea : Comme Enigma, des salles avec des diodes et des fils partout.
Laura Sibony : Voilà. Dartmouth a été la conférence la plus coûteuse de l’histoire quand on la rapporte au nombre de participants. Les organisateurs se sont tournés vers la fondation Rockfeller pour la financer. Seulement, parler de statistique computationnelle ne faisait pas très envie, c’est là qu’ils vont forger le mot artificial intelligence.
Matei Mihalcea : Ton accent est pourri !
Laura Sibony : Justement, si je dis que c’est un vaste malentendu, c’est parce qu’intelligence en anglais, le mot qu’on retrouve dans les intelligence services, là où travaille James Bond, c’est d’abord le renseignement, la capacité à donner du sens à de l’information, à comprendre un problème. On l’a traduit un peu rapidement en français par « intelligence », mais en français, par intelligence on entend surtout la créativité et la transcendance de l’esprit humain et ça a donné des ambitions sans doute plus larges que ne l’étaient celles de l’origine.
Donc ce champ de recherche, l’IA, a vite trouvé des applications technologiques qui, grâce à l’explosion des capacités de production et de stockage de la donnée, d’une part, et de la puissance de calcul d’autre part, permettent aujourd’hui de faire de la génération de textes, de sons, d’images, de vidéos, de tout ce qu’on veut. Et comme les usages se sont démocratisés, ça a tendance à masquer toutes les IA analytiques qui continuent de collecter et d’analyser des données.
Matei Mihalcea : Les IA analytiques ?
Laura Sibony : Oui, celles qui ne génèrent pas, mais qui trient, qui associent, qui recommandent, on les utilise au quotidien sans même s’en rendre compte la plupart du temps. Ce sont celles qui vont sécuriser notre compte bancaire, nous éviter d’être noyé sous les spams, optimiser les recherches sur Internet, recommander de la musique, ou des films, et qui rendent ma grand-mère complotiste.
Matei Mihalcea : Donc, c’est quoi l’IA ?
Laura Sibony : Ce sont beaucoup de choses. Si on considère, avec l’Académie française, que c’est « le champ interdisciplinaire théorique et pratique qui a pour objet la compréhension des mécanismes de la cognition et de la réflexion et leur imitation par un dispositif matériel et logiciel à des fins d’assistance ou de substitution à des activités humaines », alors la chose existait bien avant le mot. On en reviendra à la naissance des algorithmes.
Si on pense, plus sobrement, que c’est une approche statistique de la donnée, alors on fera ensemble, et avec André Maurois, un petit exercice de rétro-futurisme, le futur tel qu’on l’imaginait au siècle dernier.
Si on y voit une manière de perdre le contrôle et le goût de la création, je te partagerai l’histoire du Léviathan de Joseph Roth.
Si on croit que c’est une bulle spéculative, beaucoup de bruit pour rien, tu ne pourras pas échapper à l’histoire du Turc mécanique et de Amazon Mechanical Turk.
Si on voit dans l’IA une nouvelle forme d’intelligence qui nous échappe, alors on va se faire quelques frissons avec le Golem et Golem.ai.
Si on aime surtout l’imaginaire de l’IA, fait de nombreuses références à la science-fiction, je te révélerai quelques secrets sur Grok.
Mais au fond, je crois que l’IA c’est tout cela à la fois et j’en explore les facettes dans « Mémoire vive », la chronique de Trench Tech dédiée aux mythes et aux légendes qui façonnent notre vision de l’IA.
Voix off : Trench Tech – Esprits critiques pour Tech Éthique.
Le Moyen Âge du futur
Cyrille Chaudoit : On vient de faire le point. Le technofascisme s’annonce comme un système global et en partie assumé. Il faut regarder maintenant comment il se déploie concrètement.
Derrière les discours d’innovation, de disruption, drapés de l’imaginaire du progrès, évidemment, les idéologues de la tech, dont on a cité quelques noms à l’instant, puisent le plus souvent dans les théories les plus conservatrices, étonnamment, voire les plus réactionnaires. Bref, le Moyen Âge du futur, pour vous piquer ce titre formidable d’un des chapitres de votre bouquin.
Au programme, Mick, conquérir le pouvoir mais en sapant les institutions actuelles ; fragmenter les nations et les peuples et franchir les limites, attention, toutes les limites y compris biologiques. À quels exemples assistons-nous actuellement et à quoi pourrait ressembler demain si ces logiques s’imposent ? On va commencer avec toi, Olivier.
Mick Levy : C’est la partie de l’épisode qui va devenir flippante. Franchement !
Cyrille Chaudoit : Accrochez vos ceintures, c’est parti parce qu’on commence avec « Conquérir », on aimerait bien comprendre. Dans ce triptyque, conquérir, ça semble frappé au coin non pas du bon sens, en tout cas, historiquement, tous les États ont voulu, à un moment donné, conquérir, ça s’appelle, entre autres, l’impérialisme, mais vous nous parlez d’un nouveau régime où l’autorité s’administre comme un service, c’est vraiment l’État as a service. Qu’est ce qui se cache, concrètement, derrière ce chapitre, « Conquérir » ? Peux-tu nous donner un exemple emblématique pour qu’on comprenne bien ?
Olivier Tesquet : C’est un peu comme les étages d’une fusée, peut-être une fusée SpaceX qui n’est pas une fusée SpaceX. Conquérir, c’est la stratégie politique, c’est-à-dire que parfois ça pète.
Quand on parle de l’État qui serait administré comme un service, tu disais l’État as a service, moi je parle de souveraineté as a service, as a service pour reprendre une terminologie logicielle, une terminologie informatique. Dans le bouquin, il y a un paquet, comme cela, de métaphores qui sont un peu puisées dans le champ lexical de l’informatique, mais aussi parce que, face à des gens qui voient le monde avec des yeux d’ingénieur, je pense que c’est intéressant de mobiliser des éléments qui permettent justement de mieux cerner le vocabulaire avec lequel eux parlent et la manière, les lunettes avec lesquelles ils voient le monde.
Dans cette phase de conquête, si on part de l’exemple américain, évidemment, qui est un peu la boîte de pétri dans laquelle on peut observer ce qui est en train de se passer, le bouillon de culture, il y a un exemple que je trouve particulièrement signifiant, d’ailleurs il est tellement signifiant qu’on ouvre le livre avec ça, qui est exemple du DOGE [15], le fameux DOGE d’Elon Musk. Tout a un sens chez les technofascistes, c’est quand même toujours très référencé, le DOGE c’est à la fois la cryptomonnaie parodique, le shitcoin promu par Musk ; je pense aussi au doge de Venise, le souverain. Ils ont surtout retenu la partie droit plutôt que la partie devoir, parce que c’était très codifié, le doge n’était pas très libre de ses mouvements, il ne pouvait pas quitter son palais s’il n’y était pas autorisé. On a plutôt retenu le côté souverain, à la limite désigné par ses pairs.
Cyrille Chaudoit : Ce qui les arrange, comme Yarvin.
Olivier Tesquet : L’objectif du DOGE, c’est la mise en application du programme là aussi échafaudé par la Heritage Foundation et le Projet 2025 [13] dont on parlait tout à l’heure, qui est la purge de l’État fédéral. La purge de l’État fédéral, à mon sens, pour deux raisons.
La première, c’est éliminer les contre-pouvoirs ou les institutions qui sont considérées comme des institutions ennemies et là aussi on est dans une logique d’affrontement, de désignation de l’ennemi très liée à la figure de Carl Schmitt [16] par exemple. Curtis Yarvin parle de la cathédrale, toutes ces institutions progressistes, plus les médias, les grandes universités, etc., qui tiennent, enserrent, pétrifient la société américaine et dont il faudrait s’affranchir.
Cyrille Chaudoit : Et c’est une vieille ficelle ! Pour réunir des gens, il faut désigner un ennemi.
Olivier Tesquet : C’est une vision très complotiste, mais complotistes au sens strict du terme, c’est-à-dire vraiment voir l’exercice du pouvoir comment un complot, d’ailleurs Curtis Yarvin est un fervent partisan du red pill, il faudrait prendre la pilule rouge, comme dans Matrix, pour pouvoir voir le monde tel qu’il est vraiment.
Mick Levy : Tous ces mecs-là ont peut-être trop lu de science-fiction finalement !
Olivier Tesquet : Ça nourrit énormément leurs discours, c’est sûr. On va dire qu’il y a une porosité ou une superposition entre le futur tel qu’ils le fantasment et la réalité.
Le DOGE, pour revenir là-dessus, met en application, quelque part, cette volonté de purge, de purification. Aujourd’hui, vous trouverez des gens qui vont dire que le DOGE n’est pas allé au bout parce qu’Elon Musk a quitté le gouvernement. Il avait ce statut très particulier d’employé spécial qui n’était pas tenu à des impératifs de transparence, il était donc vraiment hors du droit, hors de tout principe de responsabilité, ce qui nous a d’ailleurs donné quelques scènes complètement surréalistes. Vous avez Elon Musk dans le Bureau ovale, son fils sur les épaules, en train de parler et, tout à coup, on a l’impression que le pouvoir s’est déporté : Donald Trump est les bras croisés à son bureau, en train de l’écouter, ce qui n’arrive jamais avec Donald Trump.
Mick Levy : C’était une scène lunaire.
Olivier Tesquet : On a eu ce phénomène et on se demandait qui tenait vraiment le pouvoir. Certes, aujourd’hui Elon Musk a quitté l’administration, a quitté le DOGE, ça ne veut pas dire que le DOGE a disparu. Ce projet de cure, de purification a quand même, au passage, des effets très réels. Tous les programmes, je pense à l’USAID [United States Agency for International Development,], ont été complètement sapés, dépouillés par le DOGE, ont causé des morts et continueront d’en causer parce qu’il y avait des programmes de santé dans un certain nombre de pays en développement, etc., ce programme-là continue. À qui Donald Trump a-t-il confié la suite du DOGE une fois qu’Elon Musk est parti ? Il l’a filée à quelqu’un qui s’appelle Russell Vought, inconnu au bataillon pour 99 % des gens, y compris probablement aux États-Unis, qui est le type qui est chargé d’échafauder le budget, une fonction assez centrale. Il est à la fois un peu DSI [Directeur du service d’information], un peu DRH du gouvernement et Russell Vought était l’une des chevilles ouvrières du Projet 2025.
Cyrille Chaudoit : Il n’y a pas de secret.
Olivier Tesquet : On reste dans cet environnement-là. Pour moi, le DOGE remplit exactement la même fonction que le ministère de la dérégulation chez Milei, qui a licencié des dizaines de milliers de fonctionnaires. C’est à la fois le poste avancé d’une politique de subversion des institutions, il faut affaiblir ces institutions pour mettre en œuvre les étages suivants de la fusée, et c’est aussi flatter les affects de son électorat, c’est-à-dire que la promesse de la purge était annoncée dès le départ.
Cyrille Chaudoit : Oui, dès le départ. C’est la conquête, pour revenir à ce terme et ce verbe, « conquérir », par la dé-substantialisation, en quelque sorte, et le discrédit des institutions en place qui sont presque désignées comme un ennemi intérieur.
Mick Levy : Dans ce que vous décrivez, on a l’impression qu’il y a des grands idéologues, finalement assez peu connus du grand public, vous avez cité leurs noms, il y a ceux qui sont aux manettes politiques, Trump et autres, et puis il y a aussi tous les exécutants, on pourrait dire, de la tech. Je pense à Zuckerberg, je pense à Google, etc., qui ont prêté allégeance à un moment donné et on n’a pas l’impression qu’ils aient vraiment joué un rôle dans le jeu idéologique, puisque même avant, par exemple, Zuckerberg n’avait pas du tout des prises de position masculinistes, bien au contraire pour Facebook, et là il retourne sa veste.
Cyrille Chaudoit : Même si le projet initial de Facebook n’était peut-être pas masculinisme mais était quand même très misogyne à la base.
Mick Levy : Il se faisait quand même le chantre de l’intégration d’une diversité dans les équipe,s à une certaine époque.
Cyrille Chaudoit : Mais il smatche au début.
Mick Levy : On est d’accord. Bref. Qu’est-ce que veut dire cette allégeance ? D’abord, est-ce que ma vision entre les idéologues et les exécutants de la tech est juste et que veut dire cette scène lunaire, qu’on a eue, d’allégeance des géants de la tech à la politique de Donald Trump ?
Nastasia Hadjadji : Plusieurs éléments de réponse.
Pour commencer, pour partir de Mark Zuckerberg et de cette espèce de mythe selon lequel il y aurait eu une conversion opportuniste d’une tradition démocrate favorable, on va dire ce que les Américains appellent the liberals, ceux qui sont ouverts en termes de genre, d’ouverture à la diversité, etc.
Quand même historiquement, si on met de côté cette dimension pseudo-libérale, la tech est articulée à l’État dans sa dimension régalienne. Historiquement la tech est contractante de l’État américain, du Pentagone, et fournit ses services technologiques pour ce qui est du régalien, autant la surveillance que l’armée, finalement. Donc, ça tord déjà un petit peu le cou à l’idée que, tout d’un coup, les démocrates de Facebook se sont transformés en méchants réactionnaires libertariens. Il y a quand même une historicité de ce lien-là, ce qui permet de faire le point avec l’idée que la purge opérée par le DOGE est une purge de l’État social, en correspondance absolue avec les impératifs libertariens, et non pas spécifiquement une purge de l’État régalien. Les contrats militaires continuent d’être la manne principale de nos idéologues technofascistes, Peter Thiel en premier lieu avec Palantir, Olivier l’a très bien montré, de la même manière que Bezos avec ses services de cloud et aussi Meta qui est Google ; ils ont des contrats colossaux avec le ministère des Armées américain.
Mick Levy : Finalement, c’est avant tout l’État social qui est remis en question plutôt que l’État politique ou l’armée qui continuent de fonctionner de la même manière. Mais que veut dire cette espèce d’allégeance des grands patrons de la tech ?
Nastasia Hadjadji : Elle est dans le siège de ce que je viens de raconter, c’est-à-dire que cette allégeance vient sécuriser un accès politique et économique, vient sécuriser des contrats, même si ces contrats étaient déjà tissés. Mark Zuckerberg n’a pas attendu janvier 2025 pour avoir des contrats avec l’armée américaine, mais en faisant allégeance avec Trump en janvier 2025, il s’assure que l’administration à venir ne va pas les mettre en péril.
Mick Levy : C’est un calcul purement commercial.
Cyrille Chaudoit : Oui. Et il a bien compris, comme l’idée c’était de faire un peu le ménage de tout ce qui le gênait, qu’il pouvait faire partie des prochaines cibles si ça continuait.
Juste un tout petit point avant de passer à la prochaine question qui porte sur la fragmentation, sur ce chapitre « Fragmenter », vraiment en deux mots chacun, et on va commencer par toi, Olivier, si tu veux bien. Ça fait plusieurs fois que vous parlez de libertarianisme et des libertariens, dont on a souvent parlé dans Trench Tech. Cet été, il y a eu un petit clash sur les réseaux sociaux avec quelqu’un qui nous dit qu’il vit en Silicon Valley, qui nous dit « vous n’avez rien compris. On ne peut pas dire que les libertariens sont écologistes parce que, précisément, c’est à l’opposé de l’idéologie libertarienne. » N’y a-t-il pas une confusion, à un moment donné, sur les définitions de libertarianisme et technofascisme ? Juste en quelques mots pour remettre la mairie au centre du village.
Olivier Tesquet : Il y a deux choses.
Il y a un libertarianisme qui est effectivement plus de tradition anglo-saxonne que française. Je pense qu’il y a eu une erreur de diagnostic de notre côté, quand je dis « nous » c’est collectif, sur le caractère libertarien des gens que nous avions en face de nous. C’est-à-dire que voir un Peter Thiel comme un simple libertarien quand, en réalité, c’est un national populiste et depuis très longtemps. Il a quand même écrit un bouquin, en 1995, qui s’appelait Le mythe de la diversité ; quand il était étudiant à Stanford, il éditait une feuille de chou qui était antiwoke avant l’heure. Le ferment était déjà là. Quand vous montez une société comme Palantir, on ne peut pas dire que Palantir soit la société la plus libertariano-compatible. Aujourd’hui, avec la mise en œuvre du ICE, on ne peut pas dire qu’en termes de respect de l’individu et des libertés individuelles ce soit la panacée.
Il y a une expression de l’historienne, Sylvie Laurent [7], que j’aime bien, qui parle du libertarianisme comme d’une impunité réactionnaire et je pense que pendant longtemps ça a agi comme un masque, c’est-à-dire qu’on a vu les libertarianistes comme assez inoffensifs, on a dit « ils veulent juste se désengager de l’État », ce qui nous a poussé à sous-estimer ce qu’on essaie de cartographier aujourd’hui, à savoir le fait que c’est un projet ségrégationniste, un projet raciste, un projet suprémaciste, un projet fasciste et on n’a pas vu tout cela parce que la grille de lecture libertarienne ne permettait pas de saisir ce phénomène-là. Je suis pour liquider ce terme.
Mick Levy : Tu nous fais un bon lien avec ce qu’on voulait évoquer pour la suite qui est cette fois cette fragmentation qu’ils essaient de mettre en place. Est-ce que finalement on parle d’une nouvelle forme d’utopie ultralibérale, ça va bien avec la notion d’accélérationnisme comme vous avez dit, ou autre, ou est-ce qu’on peut même parler de sécession antidémocratique ? Je pense que vous avez quelques exemples assez concrets à mettre en avant.
Nastasia Hadjadji : La deuxième partie, « Fragmenter », correspond à cette stratégie politique de l’affaiblissement de la forme État, de son dépassement même. Comment dépasse-t-on l’État-nation ? De façon, j’ai envie de dire, endogène, en attaquant les institutions et les affaiblissant au maximum, c’est la partie « Conquérir » et c’est ce qui s’opère via le DOGE, mais on affaiblit l’État-nation aussi en le mettant en concurrence. Quelle autre manière de le mettre en concurrence que de proclamer sa petite république souveraine – d’ailleurs, ce ne sera pas une république, ce sera une entreprise privée souveraine – et de multiplier ces juridictions spéciales qui ont souvent une forme avant tout économique, ce sont des zones économiques spéciales, mais avec des velléités de gouvernance politique propre. En multipliant, comme ça, ces zones, on opère une mise en concurrence susceptible, selon le logiciel quand même libertarien, de créer un marché, d’ouvrir un nouveau marché de la souveraineté nationale qui va mécaniquement affaiblir l’État mais aussi instaurer de nouveaux standards de gouvernance.
La partie « Fragmenter » s’attache à montrer que ces volontés de sécession sont historiques, plein de tentatives de sécession étaient vraiment de l’ordre de la marginalité, de l’expérimentation un peu farfelue, mais aujourd’hui elles tendent quand même à faire système, en tout cas cette sécession est un des instruments stratégiques de mise en œuvre du projet technofasciste.
On donne un certain nombre d’exemples. Il y a un exemple très présent dans l’actualité aujourd’hui, c’est effectivement ce sinistre projet de faire de la bande de Gaza une zone économique spéciale, sous tutelle américaine, afin, je cite, « d’y instaurer un régime d’abondance là où aujourd’hui il n’y aurait que ruines et désolation », en faire une zone économique spéciale.
Cyrille Chaudoit : La fameuse Riviera proposée par Trump.
Nastasia Hadjadji : La Riviera du Moyen-Orient, proposée par Trump, en reprenant quasi mot pour mot la rhétorique de Curtis Yarvin qui avait déjà imaginé, dans un de ses posts de blog cryptique, la possibilité d’un Gaza encorporated, où l’on viendrait distribuer aux habitants un token, qui correspondrait finalement à une abdication de leur souveraineté nationale pour qu’ils puissent partir du territoire, en leur donnant une contrepartie financiarisée, tokenisée même.
Cyrille Chaudoit : Une expropriation !
Nastasia Hadjadji : Absolument.
Mick Levy : Ça montre aussi que l’idéologie de ces gens-là pénètre bien jusque dans les décisions et les déclarations politiques.
Cyrille Chaudoit : Et surtout, ça nous permet de remettre en perspective des faits d’actualité qui relèvent presque de la pantomime, en tout cas on le croyait encore, alors que ce sont des projets qui sont là depuis longtemps.
Mick Levy : Et qui ont été bien théorisés depuis des années.
Cyrille Chaudoit : Encore hier, désormais ça s’appelle The Great Trust, pour reprendre le nom du « projet », entre guillemets, porté par Trump, ce fameux Gaza 2035. Pardon, Nastasia, on te laisse continuer.
Nastasia Hadjadji : C’est effectivement un des projets les plus sinistres qui illustre la courroie de transmission qu’il y a entre ces idéologues, qu’on aurait pu qualifier de complètement farfelus il y a quelques années encore, mais dont on voit aujourd’hui à quel point leurs idées sécessionnistes sont, sur un plan politique, quand même extrêmement radicales et peuvent trouver une mise en œuvre.
Dans le livre, on parle également d’autres projets qui ont une réalité physique. Je pense notamment à cette presqu’île hondurienne qui s’appelle Roatán. Sur cette presqu’île est installée une espèce de micro-société qui s’appelle Próspera, qui a d’ailleurs fait sécession de l’État hondurien, en tout cas qui essaye de le faire. Micro-société peuplée de très riches capitaux risqueurs, pour la plupart américains. À Próspera, par exemple, il n’y a déjà pas d’impôt sur les sociétés, on peut innover totalement en dehors du cadre réglementaire qui s’applique notamment aux États-Unis. Là-bas, s’expérimentent tout un tas de thérapies nouvelles, notamment la thérapie génique qui est quand même interdite. C’est une petite zone d’expérimentation
Mick Levy : Incroyable, je n’avais jamais entendu parler de Próspera et de cette histoire.
Cyrille Chaudoit : C’est hallucinant. Il y a de nombreux exemples dans le bouquin, qui vont te scier. C’est incroyable. Avant de prolonger Próspera et le fait de franchir toutes les limites, y compris biologiques, juste un tout petit point sur cette fragmentation. On entend « fragmenter » au sens sécessionnisme d’État et privatisation de territoire, OK, mais il y a aussi une forme de privatisation, je dirais un peu plus endogène, d’un certain nombre de services, y compris régaliens, et tout cela est aussi nourri d’une philosophie qui va puiser dans des théories économiques plus anciennes. On parle beaucoup de Hayek [17], de Friedman [18] et compagnie. En deux mots, est-ce que vous voulez nous préciser comment, avant de faire sécession complète d’un territoire, on est déjà en train de céder un certain nombre de choses et de s’en séparer à l’intérieur d’un même pays ?
Nastasia Hadjadji : Les sécessionnistes contemporains ont lu Friedman qui lui-même, dans les années 60/70, s’émerveillait devant Hong-Kong qui est quand même un des exemples paradigmatiques d’une zone économique spéciale du 20e siècle ou encore Singapour ou encore Dubaï, aujourd’hui, qui est quand même l’illustration vraiment paradigmatique de cette espèce de zone économique spéciale, à la fois nation hyper technologique et gouvernement autoritaire qui ségrègue sa population, qui fait venir des travailleurs immigrés pour bâtir son utopie technologique ; c’est le cas également en Arabie saoudite avec Neom [Projet de ville nouvelle futuriste, NdT]. Donc dans des sociétés où, comme le dit Quinn Slobodian, le capitalisme est poussé au maximum en l’absence criante de la démocratie. Mais comme le régime économique permet de l’accumulation, finalement on s’accommode d’une forme d’autoritarisme. Ces exemples contemporains sont aussi une illustration un peu plus directe de cette idée.
Olivier Tesquet : Un tout petit truc, un élément qui permet, à mon avis, de saisir aussi ce qui est en train de se jouer. Dans ces micro-États gérés comme des entreprises, il y a l’idée qu’on va choisir son peuple, qu’on va choisir les gens qu’on gouverne. Tous ces technofascistes sont très imprégnés de la théorie des grands hommes, notamment de Thomas Carlyle qui était une figure des Contre-Lumières au 19e siècle, qui pensait qu’il fallait un capitaine, comme cela, pour tenir le navire : s’il y a des grands hommes, c’est aussi qu’il y a des petites gens. Et s’il y a des petites gens, il y a qui commande et qui mérite d’être commandé. Il y a donc l’idée qu’on va éliminer les corps superflus, nuisibles, qu’on veut expulser de son micro-État qu’on aura créé. Ce qui, à mon avis, est peut-être la meilleure illustration justement de ce projet sécessionniste et une vision ségrégationniste.
Cyrille Chaudoit : La théorie des grands hommes, je croyais que c’était Patrick Bruel !
Du coup, choisir son peuple, sa population, ça fait aussi partie de ces franchissements dont on va parler maintenant.
Mick Levy : On revient aussi aux notions d’eugénisme. La troisième étape du plan, tel que vous le décrivez, c’est la notion de franchir toutes les limites géographiques, spatiales, mais aussi les limites humaines. Est-ce que vous pouvez nous décrire, Nastasia peut-être, ce qui est derrière cette étape-là ?
Nastasia Hadjadji : L’idée de franchir est fermement arrimée à la croyance qui est, pour le coup, très américaine, cette idée qu’il y a une frontière et qu’elle doit être franchie. Le mythe de la frontière et de la nouvelle frontière est constitutif de la mythologie américaine. Ça a été d’abord la conquête de l’Ouest, puis le spatial.
Mick Levy : C’est le pays de la liberté, de toutes les libertés, qui doivent s’exprimer dans tous les sens du terme.
Nastasia Hadjadji : Cette frontière doit être abolie. Mais si on conjugue cette idée historique avec, on va dire, la doctrine technofasciste, cette frontière n’est pas seulement territoriale, comme on a pu le montrer, elle est aussi cognitive, corporelle, spatiale. L’idéologie qui permet finalement le mieux de saisir un petit peu cette intention-là, c’est une idéologie qui a aussi une historicité, qui remonte vraiment aux années 50, qui est le transhumanisme. En plus d’être des technofascistes, les figures dont on a parlé sont, pour leur majorité, je ne peux quand même pas dire toutes, mais, dans une écrasante majorité, des disciples du transhumanisme, donc l’idée qu’il est nécessaire, pour l’homme, de mettre tout en œuvre, notamment le progrès technique, pour dépasser sa condition, dépasser sa finitude et c’est vraiment quelque chose de très fort notamment dans la Silicon Valley. Cette finitude, c’est évidemment repousser les frontières de l’âge. Vous avez tout un courant, très fort aujourd’hui, qui est celui de la longévité, mais vous pouvez aussi repousser l’idée même de mort. Tous ces hommes, dont Peter Thiel fait partie, dont font partie aussi de nombreux dépendants de la Silicon Valley, vont se cryogéniser dans l’espoir d’être ressuscités plus tard, une fois que le progrès technique sera suffisant.
Cyrille Chaudoit : Que la science aura avancé.
Nastasia Hadjadji : Et enfin la frontière spatiale.
On parle de transhumanisme, ça fait un peu folklore, finalement, de quelques agités du bocal de la Silicon Valley, mais, en réalité, quelque chose qui est aussi extrêmement fort dans cette idéologie transhumaniste, et qui n’est pas forcément beaucoup discuté, c’est sa nature foncièrement raciste, eugéniste. L’idéologie transhumaniste, en tout cas cette perspective de franchissement, n’est pas disponible pour tout le monde, elle sera réservée à une élite.
Cyrille Chaudoit : On y revient.
Nastasia Hadjadji : Et, dans ce régime, l’élite c’est évidemment l’élite du techno-capital que nous avons décrite, puisqu’il y a vraiment cette idée que eux sont les élus, ils sont les mieux dotés en termes d’intelligence. Ils ont d’ailleurs créé des sociétés qui sont à même de nous transporter vers cet au-delà post-humain. Cette élite s’arroge un peu le monopole de ce futur qui n’a pas de limites.
Cyrille Chaudoit : Et on a des exemples dans le livre où on voit que ce n’est pas qu’un délire d’Américains. Le temps nous manque. On ne va pas pouvoir développer ces exemples.
Mick Levy : Effectivement, ça imprègne aussi en Europe, c’est ce que tu veux dire.
J’ai une question qui me semble clé, ce sera malheureusement la dernière au vu du temps, j’aurais bien passé deux heures de plus avec vous !
Cyrille Chaudoit : Il faudra demander aux auditeurs.
Mick Levy : Bref ! Une question clé : pourquoi Trump se met-il sous cette influence-là ? Pourquoi semble-t-il totalement céder à cette influence ? Pourquoi affiche-t-il, comme il l’a fait, un Musk à ce moment-là ? A-t-il perdu la tête comme certains le disent ? Est-ce que ça sert son projet politique qui était déjà présent dans son précédent mandat ? Comment faut-il interpréter cela ?
Olivier Tesquet : Il ne faut pas oublier que dans ce fantasme d’avoir un CEO of America Trump est le candidat parfait. Il ne faut pas oublier qu’il avait essayé de se présenter, au tout début des années 2000, à la fameuse élection Al Gore/Bush, sous une étiquette troisième voie et c’était exactement avec ces arguments-là : je suis chef d’entreprise, je suis un homme d’affaires, je suis un homme d’affaires qui a réussi, donc je suis le mieux armé pour répondre aux défis d’aujourd’hui et aux défis de demain, etc.
Par ailleurs, Trump partage aussi avec toutes les figures dont on a parlé jusqu’à présent une forme de plasticité. On ne peut pas dire que Trump ne nous aura pas légué une grande idéologie du début du 21e siècle : c’est un répertoire d’actions, c’est un répertoire d’actions parfois un peu difficiles à suivre, mais, par cette plasticité, il se rend assez poreux, on va dire, à de nombreuses influences extérieures.
Et je pense qu’il y a eu un travail, j’allais dire de lobbying, des figures de la tech pour imposer un J. D. Vance à côté de lui, ce qui n’allait pas forcément de soi. Je n’oublie pas que J. D. Vance avait traité Trump de American Hitler en 2016, comme quoi il a fait du chemin !
Je pense qu’il y a eu un pari fait par tous ces technofascistes, grands et petits, que Trump était le véhicule assez idéal pour faire advenir ce fameux ordre nouveau dont on parle depuis tout à l’heure. C’est-à-dire que Trump c’est la mèche qui va permettre d’enflammer la pièce.
Cyrille Chaudoit : Vous l’avez compris, il y a encore des tonnes de questions et surtout il y en a une qu’on n’a pas pu aborder, faute de temps, on vous renvoie vers le livre : il y a une réflexion, de votre part, pour des pistes de solutions. C’est bien de dresser le diagnostic, mais livrer ça, se le prendre en pleine gueule, ça fait un peu mal, on vous l’avoue ; ne pas avoir de pistes de solutions, ce serait quand même quasi criminel. Vous en proposez à la fin du bouquin. Allez les découvrir. Désolé, on aurait pu creuser, mais on n’a plus le temps.
Merci Nastasia, merci Olivier, d’avoir accepté notre invitation. Merci pour la sortie de votre bouquin, je rappelle qu’il s’appelle Apocalypse nerds, en plus il a un titre phénoménal, une couverture toute jaune comme moi, il est repérable dans les linéaires, c’est très facile.
Mick Levy : Ou comme Pikachu, selon vos références.
Cyrille Chaudoit : Sortie le 19 septembre aux Éditions Divergences.
Un grand merci Nastasia, Olivier. Et vous qui nous écoutez, restez encore quelques minutes, on va débriefer, avec Mick, des grandes idées de cet épisode.
Mick Levy : Merci à vous deux. Au revoir.
Nastasia Hadjadji : Au revoir. Merci.
Olivier Tesquet : Salut.
Voix off : Trench Tech – Esprits critiques pour Tech Éthique.
Le Debrief
Mick Levy : J’ai introduit avec le fait de m’être fait allumer sur Linkedin parce que j’avais osé utiliser le mot « technofacisme ». Maintenant j’ai quelques arguments, je sais qu’on peut l’utiliser tranquille.
Cyrille Chaudoit : Ça n’était qu’un début. Tu vas pouvoir l’utiliser tranquille, mais qu’est-ce que tu retiens ? Quelles sont les trois idées clés que tu retiens à l’issue de cet épisode ?
Mick Levy : Un, je trouve le projet complètement flippant. Ce qui me fait flipper c’est qu’on sent que c’est un projet construit, assumé, avec une idéologie, avec des figures, avec des mythes qui sont déjà construits et avec un passage à l’action qui est assez radical, notamment sur certains aspects sociaux, on l’a vu, aux États-Unis et qui, en plus, vient un petit peu en Europe, on a eu aussi quelques exemples. Ma première impression c’est que ça me fait totalement flipper et je pense que c’est un épisode d’intérêt public pour faire prendre conscience de la mécanique qui est un peu à l’œuvre derrière nos usages de la tech mais aussi derrière ces réflexions politiques de ce qui se passe aux États-Unis.
Cyrille Chaudoit : C’est complètement flippant. Et je trouve assez intéressant, pour l’auditeur, l’auditrice, ce contraste saisissant entre tout le marketing, les narratifs des faiseurs de tech qui proposent une vision, qui est la leur, du progrès, et qui sont totalement imbibés d’idéologies, pour la plupart d’entre elles, hyper réactionnaires : racisme, eugénisme, et on en a cité pas mal d’autres dans l’épisode.
Mick Levy : On retrouve tous les ingrédients de ce qu’était le fascisme tel qu’on l’entend tous au 20e siècle, mais drapé de nouveau sous le terme du progrès avec effectivement la technologie en pointe, même en moteur, ils le disaient, la technologie est un moyen, ils nous ont montré qu’elle était vraiment au cœur du dispositif.
Cyrille Chaudoit : Elle est au cœur du dispositif. Toi, comme moi, nous intervenons beaucoup auprès des entreprises et en ce moment, avec l’IA, tout le monde te dit, encore plus qu’il y a quelques décennies, « on a l’impression que tout va vite et que ça accélère. » Ils nous l’ont dit : l’accélérationnisme est une variable hyper importante parce qu’on appuie à fond sur la pédale de l’accélérateur pour envoyer le système actuel dans le décor de sorte à faire place plus rapidement à un nouvel ordre.
Mick Levy : J’ai découvert aussi ce projet de laboratoire au Honduras, Próspera, une espèce d’espace totalement en dehors du temps, en dehors des frontières, en dehors, aussi, des réglementations, pour permettre d’expérimenter totalement cette accélérationnisme, l’idéologie TESCREAL [9] qu’on n’a pas bien détaillée, mais vous pouvez aller écouter une « Tech entre les lignes », de Louis de Diesbach, qui avait admirablement expliqué cette idéologie [19]. En plus, c’est doté de laboratoires totalement autonomes et totalement libertariens.
Cyrille Chaudoit : On veut pouvoir faire ce qu’on a envie d’expérimenter, on veut surtout rester entre soi. Et, sur les micro-nations, on peut aussi renvoyer à un « Patch Tech » de Fabienne Billat, qui nous avait parlé des micro-nations.
Je retiens également, pour faire rapide, que ce n’est pas qu’un truc qui se passe ailleurs, d’allumés américains libertariens ou je ne sais quoi encore, on a évoqué ce clash. Il y a forcément des émanations, ça infuse en Europe, on a cité quelques noms et quelques exemples, il y en a d’autres dans le livre, donc soyons éveillés sur ce sujet.
Mick Levy : Il faut garder les yeux ouverts.
Voix off : Trench Tech.
Cyrille Chaudoit : Nous venons de passer plus ou moins 60 minutes ensemble et vous en savez plus, normalement maintenant, sur les nerds de l’apocalypse, ces acteurs d’un technofascisme qui nous guette. On espère que cet épisode vous inspirera et vous permettra d’exercer votre esprit critique pour une tech plus éthique. Si c’est le cas, soyez sympa, montrez-le-nous, postez un avis avec cinq étoiles sur les plateformes de podcasts Apple, Spotify, Deezer, vous les connaissez, levez un pouce sur YouTube et surtout, partagez cet épisode autour de vous.
Avant de vous quitter, je vous rappelle cette citation d’Antonio Gramsci pour prolonger votre réflexion : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres. »
À la prochaine.
Voix off : Trench Tech – Esprits critiques pour Tech Éthique.