L’éducation au numérique, une question de forme scolaire Le numérique à l’école, entre technophobie et technophilie

Nathalie : Le numérique à l’école ! En voilà un sujet qui fait toujours parler. Si vous voulez faire discuter des gens, des enseignants, lancez le sujet, ça marche à tous les coups. Entre technophilie, technophobie, notre monde, donc forcément le monde éducatif, est bousculé dans ses pratiques. Du coup, je suis très heureuse de recevoir Louis Derrac pour parler de la chose numérique.
Louis, dis-nous qui tu es.

Louis Derrac : Bonjour Nathalie. Merci beaucoup de me recevoir ici.
Je suis un acteur de l’éducation au numérique, c’est comme ça je me définis. Par un hasard des choses, je me suis retrouvé dans ce monde-là, on pourra y revenir. Ça fait presque 12 ans, maintenant, que je travaille sur cette question, en ayant d’abord commencé plus précisément par le sujet de l’éducation aux médias et à l’information. Ensuite, j’ai ouvert le sujet en passant à cette question de culture numérique, l’acculturation numérique, que j’ouvre maintenant à la question de l’éducation au numérique. Je suis indépendant depuis cinq ans et j’accompagne divers acteurs et actrices de cet immense sujet.

Définition des termes

Nathalie : Super. Tu parles, sauf erreur de ma part, de la chose numérique. Pourquoi utilises-tu ce terme ?

Louis Derrac : Je ne sais plus trop quand ça m’est venu et je ne sais pas s’il faut le ramener à quelqu’un d’autre qu’il faudrait créditer pour cet usage, mais certainement, puisque, comme on dit, on n’est jamais le premier à avoir pensé à quelque chose.
Un des problèmes qu’on a quand on parle du numérique, c’est qu’on est face à un terme qui, sémantiquement, ne veut rien dire. Il est intéressant de rappeler, de dire que c’était d’abord un adjectif quelconque puisqu’il qualifiait simplement ce qui relève des nombres, ce qui se représente en nombres. On a donc utilisé cet adjectif avant l’informatique. On parlait d’une supériorité numérique quand une armée avait plus de bonshommes d’un côté que de l’autre, on parlait de calcul numérique parce qu’on faisait des calculs avec des nombres. Cet adjectif est ensuite devenu technique quand l’informatique a commencé à représenter l’information sous forme de nombres.
Pour finir cette petite présentation, parce que c’est vrai que c’est intéressant, l’adjectif qui était un adjectif technique : on parlait d’un ordinateur numérique parce qu’on était sur un ordinateur qui transmettait des informations sous forme de nombres, on était sur un appareil photo numérique puisque, à l’inverse d’un appareil photo argentique, on transmettait des photos stockées sous forme de nombres ; on a eu cet adjectif technique. Cet adjectif technique, parce que le numérique s’est développé, s’est inséré dans tous les pans de la société, est redevenu un adjectif assez général : on parle de société numérique, on parle d’école numérique et là, on peut se demander ce que ça veut dire. Est-ce qu’une école numérique est une école qui transmet de l’information sous forme de nombres ? On voit que l’adjectif a changé de sens. Et enfin, c’est une particularité française, on a substantivé l’adjectif, on a transformé un adjectif en sujet, puisqu’on est capable de dire « le numérique ».
J’ai donc voulu dire « la chose numérique » parce que, justement, c’était intéressant de dire que « le numérique » n’avait aucun sens, par contre, il y a bien une chose numérique et, ce qui est bien, c’est que « la chose » peut amener à un imaginaire d’un objet protéiforme. C’était dans ce sens-là.

Contexte historique

Nathalie : Merci pour cette petite pause sémantique qui est vraiment intéressante. Revenir à la source des mots qu’on utilise est toujours porteur de beaucoup de sens pour voir l’évolution qu’on a vis-à-vis des choses.
Je veux bien que tu nous emmènes par un petit passage historique. Tu nous l’as fait d’un point de vue sémantique, mais là, est-ce qu’on pourrait justement parler de l’histoire de cette « chose numérique » et de la « chose numérique éducative » en ayant en tête toutes les peurs qui sont associées, finalement, depuis toujours ?

Louis Derrac : C’est un exercice pas évident que tu me demandes.

Nathalie : Non, je sais.

Louis Derrac : Je vais faire ce que je peux parce que je ne suis pas du tout historien, je le dis d’emblée, je suis plutôt un vulgarisateur avec un profil très généraliste sur l’éducation au numérique. En général, je sais un peu de tout, mais je ne sais tout de rien, c’est pareil pour la dimension historique et encore plus pour l’histoire du numérique éducatif parce que là on est vraiment dans un truc très précis, mais il y a des gens qui ont fait un travail, Bruno Devauchelle [1] par exemple. On peut aller sur son blog, trouver vraiment des éléments puisque lui a vécu, en plus, cette histoire.

En tout cas le numérique, tu as effectivement raison, c’est comme la sémantique, c’est une des choses à laquelle je viens, pareil, au hasard de mes errances de réflexion. C’est clair, maintenant j’en suis persuadé, que le fait de connaître l’histoire c’est indispensable parce qu’on a tendance à être totalement amnésique, en fait tout le temps, notamment en matière de technologie. On a tendance à craindre les drames et espérer des révolutions, alors que dix ans avant on craignait d’autres drames et on espérait d’autres révolutions et, à chaque fois, les espoirs des uns sont « déçus », entre guillemets, les craintes des autres sont calmées et c’est perpétuel. D’ailleurs c’est pareil pour le numérique éducatif. Des chercheurs étudient les promesses des EdTech depuis Edison : on disait que la radio allait rendre les livres et les enseignants quasi obsolètes puisqu’elles permettraient de diffuser la connaissance en masse. Pareil après pour la vidéo. Bref !

Pour essayer de faire une histoire en essayant de le faire hyper-accéléré, pour moi le numérique c’est la rencontre de plusieurs ensembles de technologies, notamment deux ensembles.
D’un côté l’informatique, la création de ces superordinateurs à la base, ces immenses machines qui prenaient des salles entières. On va dire, pour simplifier, que ça a commencé pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’ordinateur c’est une machine à calculer. J’aime bien dire, d’un point de vue historique, que le besoin de calcul est né, on va dire pour romancer, peut-être que je me trompe, mais j’ai l’impression qu’il est venu de la sédentarisation. Dès qu’on s’est sédentarisé, on a eu des choses à calculer, les stocks, dès qu’il y a eu des sortes d’États, des embryons d’États, il y avait la paye des armées. Bref, il y avait du calcul, c’était compliqué, il fallait donc trouver des méthodes, au début on a fait des trucs très simples. Au 17e siècle, à la Renaissance, on a eu les débuts des États modernes, avec des impôts complexes. On peut ramener à des machines à calculer comme la pascaline de Blaise Pascal dont le père était précepteur d’impôts, il y a donc vraiment un lien avec un besoin concret d’aller chercher les impôts, de faire des calculs pour savoir combien aller chercher.
D’un côté on a ces ordinateurs qui naissent du besoin de calcul. Pendant la Seconde Guerre mondiale on avait besoin d’énormément de calculer pour la balistique, tout ce qui était canons, artillerie, etc.
D’un autre côté, les questions de décryptage des renseignements, il y a un film un peu connu, Imitation Game [2], qui raconte l’histoire romancée d’Alan Turing et de la manière dont, pendant la Seconde Guerre mondiale il a contribué à la création d’un des premiers ordinateurs autour de cette question de comment on calcule assez vite pour craquer, à la journée, la clé de chiffrement des ennemis.

Donc d’un côté l’ordinateur, besoin de calcul, et de l’autre Internet, besoin de communiquer qui, lui aussi, ramène à une histoire des télécommunications. On a eu les époques où on avait des phares optiques, limite on peut penser aux Indiens qui avaient leurs feux. Après il y a eu le télégraphe, le télégraphe électrique quand est arrivée l’électricité, le morse, d’ailleurs on a eu des premiers câbles atlantiques avec le télégraphe. J’écoutais un podcast dans lequel on disait comment on s’informait avant. C’est intéressant de se souvenir que dès le début du 20e siècle, il y avait l’élection américaine par exemple un dimanche et nous, le lundi matin, on savait les résultats parce que le dimanche soir, aux États-Unis, l’information passait dans le câble transatlantique en télégraphe et les gens qui étaient de l’autre côté de l’Atlantique écoutaient le truc en morse, le traduisaient : le président Machin a été élu, stop, blablabla, stop. Ça allait quand même assez vite. Aujourd’hui, évidemment, on sait quasiment en temps réel.
Ces besoins de télécommunications ont amené, notamment l’armée américaine, à investir lourdement dans des infrastructures de communication qui ont d’abord été Arpanet [3], Arpa parce que ça venait de l’ARPA américaine, cette agence de recherche qui est née de la guerre froide, de ce moment de tension : les Russes ont été les premiers à envoyer, dans cette course, un chien, le premier satellite Spoutnik. L’histoire, c’est vraiment à chaque fois du détail, en tout cas, ils ont mis une claque, à ce moment-là, aux États-Unis qui se sont dit « il ne faut plus qu’on laisse passer ça », ils ont créé la NASA et la DARPA, la NASA pour l’espace, l’ARPA est devenue la DARPA pour l’armée de terre et ils leur ont donné des milliards. C’est important de le rappeler, parce que c’est aussi une des réalités du numérique : ça a été beaucoup subventionné, notamment financé par l’armée américaine.
Ils ont permis à des chercheurs et à des universitaires de développer ce réseau, cet ancêtre d’Internet.
Ça a intéressé un certain nombre de personnes, des universitaires qui pouvaient partager des informations et, en fait, ça a aussi intéressé une communauté de hippies, de geeks, de hackers, qui ont vu en l’ordinateur et en Internet des moyens d’émancipation. À l’époque, c’était assez notable parce que l’ordinateur c’était vraiment très cher, un superordinateur coûtait des millions, c’était réservé aux grandes universités, aux énormes bureaucraties, c’était donc big browser déjà à l’époque. C’est Big Blue pour caractériser IBM, donc les premiers de la Silicon Valley, Apple et les autres, se sont positionnés contre cette sorte de bureaucratie qui utilisait des ordinateurs pour un peu informatiser le monde. La pub très connue d’Apple, lancée en 1984 en référence au livre d’Orwell, c’était de dire que grâce à l’ordinateur personnel, 1984 ne serait pas comme 1984 parce que l’ordinateur personnel serait l’outil d’émancipation individuelle.
Ça a été un peu remarquable parce que l’ordinateur personnel puis Internet qui s’est démocratisé, puis l’arrivée du Web qui a aussi contribué à démocratiser, a fait qu’en très peu de temps, finalement, dans l’histoire, le réseau internet, le Web et l’ordinateur personnel se sont insérés dans les foyers, sans parler du smartphone en 2007 avec le premier iPhone qui a été le dernier maillon. L’ordinateur personnel restait un outil – on pourra y revenir, c’est hyper-important dans l’école – plutôt de sachant avec un clavier, donc de l’écrit, l’écrit n’étant pas un domaine dans lequel toute une population est forcément à l’aise. Le smartphone a été l’achèvement de cette immense démocratisation. On a vu que le numérique regroupe plein de choses. C’est important de rappeler que c’est à la fois quelque chose qui a été fulgurant puisque, finalement, l’ordinateur personnel c’est les années 80, le smartphone c’est seulement 2007, la démocratisation de la 3G en France c’est 2010/2011. On a l’impression qu’on ne sait plus faire sans et que tout le monde a toujours eu ça mais, en fait, ça n’a qu’une douzaine d’années !

Enjeux et institutions

Nathalie : À écouter ce retour historique, deux choses me viennent. À chaque fois, je trouve que ça questionne quelque chose qui est plus grand que nous et là on arrive à une dimension presque sidérale avec toutes les évolutions technologiques sur ce numérique. J’ai une question : étant donné la fulgurance de ces innovations, je me demande quelle est la mesure dans laquelle notre cerveau est toujours un tout petit peu en deçà du potentiel de ces machines et qu’il nous faut un petit temps pour nous acculturer et comprendre quels sont les dangers et les bienfaits de tout ce qui nous est proposé.

Louis Derrac : Oui, totalement. C’est d’ailleurs un des trucs qu’il faut garder en tête, c’est souvent par ça que je commence : on est sur quelque chose qui a été fulgurant et qui reste récent, donc on a peu de recul. Sur certains sujets, il commence à y avoir maintenant des méta-études qui sont des compilations d’études et qui permettent d’y voir un peu plus clair sur certains aspects du numérique, des aspects positifs et des aspects négatifs.
Un élément, par exemple, c’est clairement que l’outil numérique est une technologie comme l’a été l’écriture, en fait. C’est un outil de stockage qui joue sur notre manière de nous représenter le monde et de l’oublier aussi : comme on peut le décharger quelque part on peut l’oublier, à l’inverse des peuples qui, encore aujourd’hui, sont sur des traditions 100 % orales et pour qui il n’y a pas cette option technologique de déstocker, en fait. Il y a maintenant des choses qui commencent à être étudiées. C’est intéressant. J’’ai l’impression qu’on est un peu à un âge de raison du numérique parce qu’on commence à avoir ce recul de chercheurs, notamment des sciences humaines et sociales, qui, avant, n’avaient pas le temps d’étudier quelque chose qui était en perpétuelle mutation. Il y a eu les potentielles disruptions du métavers [4], il y a la réalité virtuelle, en ce moment il y a les intelligences artificielles, ChatGPT et autres LLM, Language Learning Model qui amènent d’éventuelles disruptions, mais, jusqu’à maintenant, on était dans un une relative stagnation de l’innovation.

Nathalie : En tout cas, une relative continuité.

Louis Derrac : Oui, une relative continuité, ce qui rend la tâche plus facile, pour des chercheurs, d’étudier sur cinq/dix ans des cohortes et de faire des analyses. On arrive, maintenant, à avoir quand même un peu d’infos.
Ton titre, « Entre technophobie et technophilie », m’amène à un positionnement techno-critique dans le sens où on peut, maintenant, étudier le fait que, bien que les origines des technologies numériques qui étaient très décentralisées par des gens qui souhaitaient l’émancipation des individus, etc., aujourd’hui force est de constater que cette puissance numérique a été, petit à petit, récupérée et capturée par quelques très grandes entreprises et quelques États qui, l’un et l’autre, peuvent nous alerter.
’un côté on a l’économie de l’attention, le modèle économique du capitalisme de surveillance qui consiste, finalement, à gagner de l’argent par les données qui sont stockées sur nous ; des modèles de plus en plus fermés, dont on ne peut plus trop sortir ; des modèles qui reposent beaucoup sur l’économie de l’attention et un certain nombre d’algorithmes, en tout cas des algorithmes qui sont qualifiés d’addictifs, c’est-à-dire qui reproduisent des mécanismes qui sont utilisés dans les casinos avec les principes de machines à sous. Plein de mécanismes dont on démontre empiriquement qu’ils maintiennent attentifs des utilisateurs. Là je pense notamment aux grandes entreprises qui reposent sur la publicité, puisque c’est leur modèle économique : faire en sorte que leurs clients passent un maximum de temps sur l’appli et soient, le plus possible, disposés pour les publicités.
D’un autre côté on a les États qui, après avoir eu un moment d’incompréhension vis-à-vis de ce monde numérique très libertaire, parce que c’est aussi un peu la culture des pionniers : des libertaires aux États-Unis, anarchistes en France, une culture très contestataire, une pop culture qui a été petit à petit régulée. N’étant pas du tout un spécialiste, évidemment, certainement qu’il fallait réguler une partie parce que, ce que les pionniers faisaient mine de ne pas comprendre c’était qu’une fois qu’Internet et le Web se démocratiseraient, on y retrouverait le meilleur et le pire de l’humain. À un moment, on ne peut pas dire que c’est une zone de non-droit, une sorte de Far-West numérique, ce qui était dans la pensée des libertaires, notamment américains : Internet devait être un espace dont les États ne se mêlent pas. En même temps, les États ont beaucoup régulé, les ayants-droits, donc toutes les questions de propriété intellectuelle, se sont retrouvés et maintenant on assiste aussi à un mouvement de surveillance qu’on appelle la surveillance de masse avec les révélations Snowden [5] en 2013, qui démontrent les capacités maintenant de surveillance des États. En ce moment, en France, on a plein de lois sécuritaires, de la vidéosurveillance se met en place dans de plus en plus de villes, avec les Jeux olympiques des tests grandeur nature vont être faits à des échelles immenses avec des millions de personnes.
D’un côté et de l’autre, du côté des grosses entreprises et du côté des États, il y a motif à techno-critique.

Nathalie : Si on entre dans les murs de l’école, les collègues se posent beaucoup de questions, je vais parler des technophobes plutôt que des technophiles. Les craintes sont toujours autour du grand remplacement, du manque de temps, de légitimité, en passant par le manque de formation. Finalement, l’interrogation tourne autour de notre place et de notre singularité en tant qu’enseignant. Pour toi, un enseignant qui utilise du numérique devrait ne pas avoir peur de quoi ? L’idée pour moi, dans cette question, c’est de démonter un peu les peurs qu’il y a de ce grand remplacement, comme tu le disais au tout début, dont on a eu peur à tout moment, finalement, depuis Edison.
Comment essaye-t-on de déconstruire ça pour aller et, dans les questions suivantes on ira vers ça, vers cette techno-critique dont tu parles pour savoir ce qu’on fait, finalement, avec nos élèves qui font partie de ce monde avec du numérique ?

Louis Derrac : Déjà, je dirais que je ne pense vraiment pas que les enseignants sont technophobes. Pour connaître des gens technophobes, on ne peut pas dire qu’une profession pour laquelle les études de l’Éducation nationale montrent que 90 % ou 92 % d’entre eux utilisent quotidiennement les outils numériques pour préparer leurs cours, faire des recherches, etc., soient technophobes. C’est un point avec lequel on peut être en désaccord, mais je me porte un peu en faux avec l’idée que les enseignants seraient une population en galère avec le numérique. Encore une fois, quand on observe les usages de la population et qu’on s’intéresse – c’est un des sujets sur lesquels je travaille un peu, les questions d’exclusion du numérique, y compris des jeunes, des jeunes qui sont très à l’aise avec leur smartphone mais incapables d’envoyer un mail avec des codes, de réaliser un CV, de faire une démarche administrative, etc., on voit qu’on a des sortes d’exclusions multiples qui ne sont même pas générationnelles, ça nous amènera peut-être à ce qu’il faut faire à l’école, on est sorti de cet imaginaire d’un digital natif –, les profs sont 91 % à utiliser quotidiennement ou, en tout cas, très régulièrement le numérique pour préparer leurs cours. Ça veut dire qu’ils sont capables de faire des recherches poussées, c’est-à-dire que tous ont une maîtrise autodidacte de la recherche d’informations plutôt poussée. Bref ! Même si, peut-être, ils ne sont pas technophiles, pour moi ils ne sont pas technophobes.

Nathalie : Merci de le préciser comme ça, c’est important.

Louis Derrac : En tout cas, je le pense. Après, ça n’empêche pas, peut-être, que 5 % d’entre eux sont technophobes, au sens de la technophobie en mode « si ça ne tenait qu’à nous, on casserait les ordis parce qu’on estime que ces machines sont un danger pour nous ». Je pense que c’est une petite minorité des enseignants.
Après, que les enseignants s’interrogent sur toutes ces choses numériques qui rentrent dans l’école, pour le coup je le comprends très bien. Il y a plein de raisons à cela. Pour te répondre, surtout en ce moment où on voit qu’il y a clairement des percées dans le domaine des intelligences artificielles sur le plan technologique, ce qui n’empêche pas, après, que ça pose énormément de questions éthiques, économiques ; on pourrait se poser la question : OK, ça marche mais est-ce qu’on en veut ? Pour le moment, clairement, on ne se pose pas la question de cette manière-là, mais même avec ces disruptions-là, je ne suis pas très inquiet pour le métier d’enseignant. On trouve des tonnes de méta-études très intéressantes, ce qui est très rassurant pour les enseignants. Je renvoie à un ouvrage qui, pour moi, a été vraiment un peu une claque et, en même temps, un moment où ça m’a conforté dans beaucoup d’intuitions que j’avais sans pouvoir les démontrer, c’est le livre Failure to Disrupt de Justin Reich, qui est un techno-pédagogue au MIT, qui se qualifie lui-même plutôt comme un technophile, qu’on ne peut pas accuser de technophobie réactionnaire qui cherche à confirmer son biais. Si ça t’intéresse, j’ai fait une recension [6] assez longue de son livre, en français, ce qui peut être un moyen de rentrer vraiment très facilement dans ce qu’il a fait. Il étudie pas mal de méta-études pour démontrer, en gros, que les technologies ne révolutionneront jamais l’école, avec un certain nombre de raisons qui sont un peu indépassables. Je l’ai moins en tête qu’avant, je te passerai l’article. Il a notamment étudié les MOOC.
Les MOOC [Massive Open Online Course] ont quand même été un moment où, pareil, les gens disaient « dans dix ans il n’y aura plus d’universités, ce sera ringard. Les gens regarderont les cours de Harvard, de Stanford, des meilleurs profs du monde ». Ce qu’on n’avait pas compris c’est que l’école ce n’est pas tant la transmission du savoir que le lieu, l’espace-temps, où plusieurs personnes ensemble se motivent pour accéder à du savoir. Tu peux prendre par tous les biais les technologies actuelles, y compris ChatGPT et compagnie, OK, mais si tu n’es pas motivé pour aller apprendre avec ChatGPT, ce n’est pas cette technologie qui va remplacer l’indispensabilité de l’enseignant pour faire naître le désir d’apprendre, la motivation d’apprendre. On a vu que ce désir d’apprendre est hyper-sociologiquement situé : quand tu es d’une classe favorisée, avec des parents qui te poussent, le désir d’apprendre est peut-être plus spontané.
Ce que Justin Reich a vu des études qu’il a compilées sur les MOOC, c’est que les gens qui suivaient des MOOC étaient déjà des gens surdiplômés, donc déjà très minoritaires parce que, en pourcentage, les gens surdiplômés sont minoritaires, ils ont déjà appris donc ils savent réapprendre, ils sont capables d’organiser seuls leur stratégie d’apprentissage. Bref, pour toutes ces raisons ce n’est pas du tout généralisable. Ça m’a vraiment interpellé quand on voit aujourd’hui, entre nous, les investissements qu’ils ont faits.
Il a étudié pas mal d’études qui étudiaient elles-mêmes l’apprentissage adaptatif, c’est-à-dire, en gros, un exerciseur qui, grâce à des algos plus ou moins perfectionnés, selon les erreurs que tu as faites, propose autre chose. Il y a un peu un arbre de décision et, si tu vas très vite pour faire tel exercice, ça montre que, globalement, tu as compris la notion, donc c’est retenu et, après, on te propose des exercices. En fait, toutes les études montrent que ça ne marche pas. De mémoire, il dit qu’une des raisons pour lesquelles ça ne marche pas c’est que ces exerciseurs ne peuvent que t’apprendre des trucs très simples : en maths, ça ne peut que t’apprendre à calculer bêtement. Sauf que, aujourd’hui on n’a plus besoin de calculer bêtement, à la rigueur on a besoin de raisonner. Mais faire raisonner, c’est peut-être là que les LLM vont faire passer à un niveau d’après parce qu’on pourra peut-être raisonner, c’est là où il y aura peut-être un truc. En tout cas, il disait que, pour le moment, on butait sur cette question : même face à des outils d’apprentissage adaptatif il faut qu’il y ait un désir d’apprendre et une motivation.
Pour cela, je suis pas très inquiet par rapport à cette crainte de l’enseignant d’être remplacé.

Nathalie : À t’écouter, je me dis qu’avec le recul on arrive toujours à être critique, nuancé et, finalement, à se dire « ça va aller, on n’avait pas à avoir si peur que ça ». N’empêche qu’au présent, quand une innovation arrive dans notre vie, il y a des discours alarmistes très forts, des discours qui vont très loin. Hier j’écoutais, je n’ai pas encore écouté la totalité, un podcast avec Laurent Alexandre, le fondateur de Doctossimo, il parlait de ChatGPT 3 ou 4 et des LLM, des Large Langage Models, des modèles de langage large, et, en gros, il affirmait comme ça, haut et fort, que ce type de technologie allait révolutionner l’apprentissage de la lecture, que les élèves allaient tous pouvoir apprendre à lire. Et là je me dis « waouh ! »
Avec le recul on est capable d’avoir un discours plus nuancé, mais, au présent, n’empêche qu’on se prend ces discours là et on se dit « qu’est-ce que c’est ? »

Louis Derrac : C’est là que l’histoire est utile parce que, comme je le disais, on est amnésique. Edison avait peut-être la même fougue que Laurent Alexandre qui est connu pour être un personnage quasi caricatural ; s’il dit certaines choses sensées, il dit aussi beaucoup de conneries. Je pense que ce n’est pas la personne à écouter en ce moment. Si ce sujet vous intéresse, je vous conseille en particulier trois épisodes de Avec philosophie sur l’IA, avec des gens comme Daniel Andler, philosophe et spécialiste de ces questions d’intelligence artificielle, qui vient de sortir un livre. En général, je conseille d’écouter les chercheurs. En France, les références qu’on nous sort souvent, mais qui, en vrai, ne sont pas assez écoutées c’est Justin Reich, je pense que tout le monde devrait lire son livre, notamment nos dirigeants, en tout cas nos décideurs. S’ils le lisaient, ils comprendraient clairement qu’on pourrait voir la politique numérique actuelle autrement.
Franck Amadieu a coécrit avec André Tricot Apprendre avec le numérique : mythes et réalités sur les mythes sur le numérique éducatif. Il y a quelques noms, comme ça, de chercheurs ou de chercheuses. Louise Merzeau [7] a beaucoup travaillé sur les questions de traces et sur les questions de culture numérique.

Je vais dire une sorte de platitude : on a besoin de retrouver un peu le temps long de la réflexion plutôt que de vivre dans l’urgence. Je rappelle que le lancement de ChatGPT c’est quand même aussi une opération marketing, tout ce cirque sur le fait que les IA vont détruire le monde, tout ça. Il faut aussi se méfier des discours marketing, commerciaux, c’est un moyen pour ces entreprises de lever beaucoup d’argent, ça nous dépasse un peu. Si vous êtes intéressé, si ce sujet intéresse et fait peur, je conseille d’aller plutôt écouter des chercheurs qui, en général, ont un discours beaucoup plus mesuré. À moins qu’on fasse des choix de société de refus technologique – et moi qui suis dans une mouvance techno-critique, je pense qu’on devrait se donner les moyens démocratiques de refuser des technologies – je pense vraiment que le métier d’enseignant sera un des derniers à tomber.

Aujourd’hui je serais traducteur, je serais pigiste de textes très simples, je serais illustrateur, pas au sens de directeur artistique mais au sens de personne qui fait des petits dessins très simples, oui, c’est un peu chaud, c’est chaud. Mais, comme je te dis, la nature du métier d’enseignant, pour moi – ça nous amènera peut-être vers la question de la forme scolaire aussi –, c’est créer les conditions du désir d’apprendre et du désir d’apprendre ensemble. Pareil, je ne suis pas du tout un spécialiste de l’école, mais, dans les quelques personnes qui m’ont beaucoup inspiré, j’ai pas mal été marqué par ce que Philippe Meirieu [8] disait notamment pendant la pandémie. Il rappelait que le but de l’école ce n’est pas seulement que les jeunes viennent y apprendre, c’est qu’ils viennent y apprendre ensemble. Pareil ça nous interroge, parce que si l’idée du numérique c’est que tout le monde apprenne devant son ordi avec un exerciseur qui te fait tourner des exercices pour te rendre meilleur en maths et en français, mais que tu apprends tout seul, ça pose question : est-ce que c’est ça la mission de l’école ?

Nathalie : C’est ça. Est-ce que est-ce qu’on fait société en faisant comme ça ?

Louis Derrac : Est-ce que le but de l’école c’est de faire apprendre ou est-ce que c’est de faire apprendre ensemble ? À des amis qui savent que je travaille un peu dans le monde éducatif, qui ont un enfant qui a une dyslexie, un trouble, qui n’a pas encore pas très bien compris, de manière un peu provoc je leur dis déjà que l’école progresse très vite sur ces sujets et « en vrai, vu votre contexte familial, je ne me fais aucun souci pour lui. Soyons clairs, c’est certain que l’école ne jouera que marginalement sur votre enfant, vous êtes trop privilégiés. Par contre, à l’école, il va apprendre à faire société, il va apprendre à sociabiliser avec d’autres enfants différents de lui, etc. » Tant qu’on a cette vision-là, je pense que le rôle de l’enseignant, le rôle de l’école en tant que lieu, n’est vraiment pas en danger.

En classe

Nathalie : On souffle, on respire et la nécessité c’est justement de prendre conscience, en tant qu’enseignant, de ce qu’on est et de ce qu’on apporte au monde et aux enfants avec qui on travaille. Je trouve qu’un des grands boulots, pour nous, c’est celui-là : se dire, finalement, ma valeur ajoutée n’est pas juste de faire b.a.-ba à mes élèves, c’est d’installer cette confiance, c’est d’installer ce désir d’apprendre. Pour le coup, quand on est positionné comme ça, on n’a plus peur.
Tu parlais de forme scolaire et je pense que c’est important. On peut se sentir déstabilisé par toutes les connaissances qui circulent sur le Net, on y accède en un clic. Un enseignant qui se positionne comme étant détenteur d’un savoir à dispenser se sent forcément en danger, donc interrogeons cette forme scolaire : avec le monde qui est le nôtre, le monde de l’information, le monde de la mise à disposition de la connaissance, comment nous, en tant qu’enseignants, on revient justement sur cette valeur ajoutée et on utilise correctement, ou/et de façon efficiente, tout ce qui est à notre disposition ?

Louis Derrac : Moi qui donne des cours maintenant au supérieur, c’est aussi une posture que je crée, je dis vraiment : « Je ne suis pas venu là pour vous transmettre de la connaissance, elle existe déjà, franchement, tout ce que je vais vous dire. D’ailleurs, quand je prépare mes cours, ce sont des choses que je vais moi-même aussi récupérer ». Nous sommes très peu à produire totalement de zéro de la connaissance. Ce serait hyper-prétentieux de le prétendre. Je suis vraiment dans une logique où mon but c’est d’acter que si ça suffisait que la connaissance soit accessible pour que les gens apprennent ça se saurait.

Nathalie : On en aurait fait la preuve, tout à fait !

Louis Derrac : Je reviens à l’histoire des MOOC de Justin Reich, cette démonstration, pour le coup sur des milliers d’études, que les gens qui vont au bout des MOOC sont les gens qui ont déjà été diplômés, qui ont ce désir d’apprendre, qui sont sur des trucs très précis.
L’autre chose intéressante sur les MOOC, ça me revient : en termes de data, on se disait que les données des MOOC allaient nous donner des données de malade sur comment les gens apprennent. En fait, il disait :« Cet océan de données ne nous a appris que des platitudes, genre plus tu apprends, meilleur tu es ! ». Super ! Au moins, maintenant, on le sait, disons qu’on n’a pas appris des trucs révolutionnaires suite aux données que nous ont données les MOOC.

Pour moi, clairement, ça fait vraiment partie du nouveau job d’enseignant, mais, pareil, je pense que ça commence à être vraiment intégré par la communauté éducative qui est de se dire « je ne suis plus un transmetteur du savoir, en revanche, je suis un animateur de l’accès au savoir. » Je pense qu’une des grandes fonctions des enseignants aujourd’hui, et ça va l’être de plus en plus, va être de former l’esprit critique des élèves.

Nathalie : Pour le coup, c’est notre mission.

Louis Derrac : Clairement et en ce moment, franchement, c’est hallucinant. Je fais un détour par l’actualité. On voit que récemment un deepfake, une vidéo deepfake qui reprend, en gros, exactement la forme du visage du président ukrainien Zelensky qui appelait ses hommes à se rendre. Imagine un truc comme ça qui passe sur les réseaux sociaux pour les gens qui n’ont pas appris à douter, un truc qui n’a pas de sens, dans un contexte. En fait, tu as des milliards de situations à venir en temps d’élection, en temps de tension, qui peuvent mener à de vraies catastrophes. Je pense vraiment qu’il y a un truc ! Ça fait une douzaine d’années que j’évolue à côté de l’école qui, pour moi, n’avance pas assez vite, c’est comment tu formes des citoyens autour du numérique. Ça fait des années, une grosse une douzaine d’années que je suis en âge de voter, je côtoie l’Éducation nationale et, élection après élection, il y a une abstention de plus en plus massive des jeunes. Je suis frappé ! Qu’est-ce qu’on attend pour dire que c’est une cause nationale, en tout cas qu’on fasse vraiment un travail sur le débat, on sait qu’en classe, c’est compliqué.
Donc débattre, exercer son esprit critique, discuter des technologies, exercer la fameuse techno-critique, se dire que le progrès technique ce n’est pas forcément du progrès humain, dissocier les deux, le progrès ce n’est pas forcément linéaire. Tout cela, ce sont des choses qu’on pourrait apprendre. Donc, là encore, en ce sens, je pense que l’avenir des enseignants est préservé.

Par rapport à cette connaissance qui existe sur Internet, je pense que les enseignants n’ont pas du tout de crainte à avoir avec ces contenus puisque la question n’est pas celle du contenu, la question c’est celle de donner envie d’apprendre et de faire apprendre. D’une certaine manière, je pense aussi qu’il y a quand même une question de didactique. On en revient un peu à la mission première : il y a tellement de contenus et on a un nombre d’heures limité. Par exemple, en ce moment, je fais un cycle de trois conférences pour comprendre le numérique et ensuite le critiquer pour ensuite voir comment on peut le transformer. J’ai fait une conférence d’une heure sur « Comprendre le numérique », je peux dire que, d’un point de vue didactique, le problème ce n’était pas la connaissance, le problème c’était comment prendre toute cette connaissance pour la faire tenir en une heure. En fait, c’est ça le sujet de l’école ; un des sujets des enseignants c’est comment tu t’adaptes à ton contexte d’apprentissage pour faire rentrer toute cette connaissance.
Pareil, ce n’est pas parce que la connaissance est en ligne que ça va changer cette mission-là.

Nathalie : Donc une mission éducative en mutation, mais, en tant que parent, c’est la même chose, je pense que ce sont des questions qui se posent dès qu’on accompagne des enfants. Il y a une mutation de ce rôle de parent, d’accompagnant, de mentor, on peut trouver plein de termes.
J’ai une question, une réflexion systémique qui me vient en t’écoutant : on demande aux enseignants une mutation sur, j’ai envie de dire, plutôt des savoir-être, mais on recrute encore nos enseignants sur des savoirs et des connaissances. C’est une question qu’on ne va pas résoudre là, ensemble, en tout cas qui me questionne. Je me dis OK, essayons de recruter nos enseignants en lien avec les missions qui leur sont demandées

Louis Derrac : C’est pour cela que je peux me permettre de le dire de manière ultra-cash, aujourd’hui on met toute notre intelligence, en tout cas énormément de notre intelligence collective, notre argent, dans le numérique. Pareil, ça fait 12 ans que je travaille dans cet écosystème, maintenant j’en sors un peu parce que, justement, le numérique éducatif a fini par me fatiguer. Mes plus grosses années, je faisais une dizaine de salons « Numérique éducatif » dans l’année et il y en avait peut-être un dans l’année sur l’innovation pédagogique, mais dix sur le numérique. Aujourd’hui, il y a clairement un très gros déséquilibre : le numérique éducatif obnubile politiquement, accapare quasiment tout l’argent, l’intelligence collective des acteurs. En ce moment, par exemple dans les territoires numériques éducatifs, on est rentré par la voie numérique alors qu’on aurait pu rentrer par la voie transformation de la forme scolaire, transformation de la mission de l’école, etc., et, pendant ce temps-là, comme tu le dis, pour moi on n’a pas du tout en réalité, à part à la marge, avancé sur cette remise en question : quel est le rôle de l’école aujourd’hui ? Pour moi, il y a une claire tension entre former des employés, notamment dans les filières numériques en tension, on le sent : l’apprentissage de la programmation relève de cette tension. OK, on a besoin de gens qui savent coder, on a besoin d’ingénieurs, donc il faut le faire dès l’école et, en même temps, former des citoyens, mais, pour former des citoyens, il faut des profs formés à ça.

Là encore, le livre de Justin Reich m’avait mis une petite claque à l’époque parce que, dans son livre, il disait très clairement que, pour lui, le numérique ne devait être qu’un prétexte. Le meilleur qu’on pouvait attendre du numérique, pour lui qui se considère quand même comme un technophile, ce n’est pas du tout un outil de révolution ou de transformation suffisante de l’école, c’est le prétexte pour transformer l’école, mais, pour transformer l’école, il faut mettre le paquet sur les communautés d’enseignants, il faut mettre le paquet sur la forme scolaire, sur les réflexions, et le numérique c’est à côté. C’est un prétexte, c’est un outil qui viendra, à côté, accompagner cette transformation, mais ça ne doit pas du tout être l’objet central.

Nathalie : C’est ça, c’est au service de, c’est le numérique au service de.

Louis Derrac : En tout cas, c’est le numérique qui répond à une stratégie plutôt que le numérique qui est la stratégie.

Pour aller plus loin

Nathalie : C’est ça et comment fait-on pour répondre à cette stratégie dans l’école ?
Finalement, toutes ces questions de positionnement, il y a aussi, au bout du bout, des questions éthiques, tu disais, il y a des choses qu’on peut être en droit de refuser, de dire « ça, on n’en veut pas ». Ce sont des questions éthiques et ces questions-là par qui sont-elles abordées ? Où les traite-t-on ? Il y a la question écologique, il y a tout un faisceau de questions autour du numérique qu’on peut aborder, qu’on doit aborder avec nos élèves parce que ce n’est pas anodin et la question écologique, que j’ai mise en dernier, en fait elle vient en premier.

Louis Derrac : Comme tu dis. Je pense qu’on est aujourd’hui un peu à ce moment d’âge de raison. On est sur des sujets ultra-complexes mais, globalement, on a cette révolution numérique. Maintenant, on peut prendre beaucoup plus de recul sur beaucoup de sujets, on peut faire un état des lieux de ce que ça donne économiquement, de ce que ça donne sociologiquement. Il y a des choses sur lesquelles on est très rassuré, il y a des choses sur lesquelles on peut être très inquiet. Ça nous amène aussi à un moment où on peut commencer à réfléchir.
Je pense qu’il ne faut jamais dissocier le temps numérique du contexte dans lequel il évolue, c’est-à-dire que le numérique est rarement la cause, il est plutôt l’amplificateur de choses que le contexte de la société créée. Il ne faut pas oublier qu’on a une société qui, en 100 ans, est passée de deux à neuf milliards, on a une société qui est, aujourd’hui, largement éduquée au moins dans tous les pays riches et, de plus en plus, dans les pays moins riches. On a une population qui a été en rejet de certaines normes sociales avec les mouvements de contre-culture aux États-Unis, mai 68 en France, d’autres mouvements qui se sont créés autrement. On a donc aussi cette société-là et, comme tu dis, on est dans un contexte maintenant d’urgence environnementale, d’urgence sociale, etc. Pour moi, c’est un moment où on a la possibilité — parce qu’on a ce recul — et à la fois l’obligation — parce qu’on a ces urgences — de vraiment se poser beaucoup de questions, pas que sur le numérique, sur notre mode de vie.

S’il y a une discipline que j’ai détestée à l’école, hélas, que je regrette d’avoir détesté, c’est la philo. Je pense franchement qu’en terminale on pourrait ne faire quasiment que de la philo, avec une mise en pratique sur tous ces sujets. Franchement, qu’est-ce qu’une vie bonne aujourd’hui ? Est-ce que c’est travailler 50 heures par semaine et à peine voir ses enfants ? Est-ce que c’est travailler moins, gagner moins, consommer moins ? Bref, il y a plein de questions. Est-ce que c’est avoir des machines qui nous aident dans tous les pans de notre existence ou est-ce que c’est les cantonner à certains pans de nos existences, parce qu’on désire garder une dimension dans les enjeux créatifs, etc.? Tout ça se discute. C’est pour cela que je pense qu’on pourrait vraiment faire ces débats à l’infini.
En tout cas, j’ai l’impression qu’il y a deux niveaux de débat autour du numérique : il y a un premier niveau qui est, justement, ce niveau un peu philosophique, qui est de dire, par exemple, « OK, techniquement ça semble possible de créer des machines type ChatGPT qui vont être capables de faire ce qu’elles sont en train de faire et qui vont progresser, mais, pour autant, est-ce désirable ? ». Donc pareil, se dire « OK, peut-être que, techniquement, on aura la capacité, un jour, de remplacer des enseignants – je n’y crois pas du tout –, peut-être qu’on aura techniquement cette capacité un jour, en tout cas, de réduire leur nombre, mais est-ce désirable ? Est-ce que c’est ça l’école qu’on désire ? Et quelle école désire-t-on ? Quelle est la place des technologies qu’on désire dans la société en général ? »
C’est un premier niveau de débat philosophique, hyper-intéressant. Par exemple, moi je désire garder une certaine part de mes capacités. Il est très important, pour moi, de continuer à être capable de me repérer, donc je ne désire pas trop utiliser de GPS. Il y a plein d’exemples comme ça. Je ne désire pas parler à des objets, pour le moment, peut-être qu’un jour ça changera. Je vois dans les films futuristes et je sais, qu’aujourd’hui déjà, plein de personnes achètent des enceintes connectées, moi, personnellement, je ne le désire pas. Il y a, comme ça des exemples à l’infini de ce qui est désirable pour nous philosophiquement, etc.

Après, il y a la question de la réalité dans laquelle on est où, pour moi, il y a des contraintes indépassables qui sont déjà environnementales. Si ça vous intéresse, pareil, allez voir ma conférence ou renseignez-vous sur les impacts non pas seulement climatiques mais environnementaux du numérique en matière de pollution, de consommation d’eau, etc. On a des contraintes indépassables, même en termes de matières premières : on a on va bientôt manquer des minerais dont dépendent les infrastructures numériques, donc on va se poser des questions : si les ressources sont rares, est-ce qu’on les met plutôt pour remplacer, pour réparer l’IRM de l’hôpital ou est-ce qu’on les utilise pour mettre des petits robots dans toutes les écoles ? On peut vraiment se poser la question, ça amène un deuxième niveau de débat et ce débat est plus politique, On a une rareté des ressources, on a des contraintes économiques, j’en ai parlé aujourd’hui, on met des millions dans le numérique dans plein de domaines, est-ce que c’est là-dedans qu’il faut mettre l’argent ? Et là, on a un débat politique : on est sur une rareté de ressources, on a des contraintes environnementales, on a des contraintes économiques, etc., comment priorise-t-on ? Et, pareil, ça peut nous amener à des tonnes de débats passionnants.

Donc, clairement, je pense qu’à l’école on devrait commencer, non par faire tous ces débats, mais par habituer les jeunes à questionner effectivement cette impression que le numérique est illimité, parce que, aujourd’hui, c’est un peu ça. Le numérique c’est vraiment l’écosystème sur lequel on a fait croire à cette notion d’illimité : on a des nuages dans lesquels on a du stockage quasi illimité, on a de la data sur nos smartphones en illimité, c’est quand même quasiment tout le temps gratuit et de manière illimitée ; on peut retweeter de manière illimitée, on peut liker de manière illimitée, on n’a jamais cette notion de limite. Je pense qu’il faut vraiment questionner cet aspect.

Nathalie : Et les limites ce sont des choix à faire, c’est une éthique. J’aime beaucoup le terme de désirabilité, effectivement.
On a de bons jours devant nous en tant qu’enseignant !

Louis Derrac : Oui. Il y a un format que j’aime beaucoup, ça s’appelle le débat mouvant. On met des gens dans une salle sans chaises et sans tables, pour le coup parfois dans des configurations scolaires mais pas que, universitaires, c’est très compliqué quand les chaises sont collées, on se rend compte de ce que la forme scolaire fait aux méthodes pédagogiques. Débat mouvant, on prend une salle et je mets deux axes : est-ce que c’est soutenable, c’est la question de est-ce qu’on peut le faire ? À ce moment-là, j’aime bien citer André Gorz, un des penseurs de l’écologie politique qui disait : « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. » Quand on parle de soutenabilité c’est : est-ce que c’est soutenable si tout le monde l’a. Si c’est soutenable que parce que 10 % des gens l’ont, ça amène à une autre discussion philosophique : est-ce que c’est éthique ?
Il y a donc le critère soutenable et après il y a le critère désirable. On pourrait avoir des trucs très soutenables mais dont on n’a pas du tout envie.
En tout cas ça crée un double axe hyper-intéressant parce que, après le débat mouvant, les gens se déplacent, on peut faire des tonnes de questions : la voiture électrique : désirable ? Soutenable ? La voiture autonome électrique partagée : est-ce que là ça devient désirable et soutenable. C’est hyper- intéressant. Les gens se déplacent sur les deux axes et on leur donne la parole pour expliquer pourquoi ils sont là où ils sont et ils se donnent des arguments. Parfois quelqu’un peut changer d’avis, donc se déplacer dans le double axe parce qu’il a été convaincu par des arguments qu’il a entendus et auxquels il n’avait certainement pas pensé. Tout le monde devrait faire ça aujourd’hui.

Nathalie : D’où la nécessité d’être ensemble.
Pour terminer, Louis, j’aurais envie de reprendre ce que tu as dit à plusieurs moments.
Il semble quand même qu’on soit un âge de raison. Un âge de raison, ça veut dire qu’il faut être critique et critique dans tous les sens du terme : prendre le bon, se poser les bonnes questions.
J’ai envie de dire « on est mûrs, il n’y a plus qu’à y aller, il faut acter. »
J’ai retrouvé le nom d’une personne dont j’ai regardé une conférence, qui est géologue et qui parle des ressources minières, elle s’appelle Aurore Stéphant. Ça m’a bluffé, je me suis dit « OK, on a du pain sur la planche » et, pour vraiment terminer, avant de te laisser le mot de la fin si tu en as un, c’est : on a de beaux jours devant nous en tant qu’enseignant si on se repositionne avec tout ce qu’on s’est dit durant cette heure sur l’esprit critique, sur les savoir-être, et philosophons. Est-ce que tu as quelque chose à ajouter à cela ?

Louis Derrac : Non. C’est très bien dit. Je rajouterai deux autres noms de femmes parce que le numérique est trop une affaire d’hommes, c’est aussi un truc à prendre en compte :
Asma Mhalla travaille beaucoup sur les questions politiques et géopolitiques du numérique, une très grande vulgarisatrice de ces enjeux, qui peut vous donner beaucoup d’idées de débats et de réflexions. Elle est passée chez Brut [9], donc sur avec des formats de temps assez courts, très intéressant ;
Anne Cordier, bien connue dans le monde enseignant, qui travaille sur les questions d’éducation aux médias et à l’information, qui vient de sortir un livre qui, pareil, est un bon un bon moyen de comprendre. C’est ce que je disais : maintenant qu’on a un peu plus de recul sur cette question, il y a des ouvrages qui sortent, là c’est sur la manière dont les jeunes s’informent. Il y a des choses qui sont rassurantes sur le fait que les jeunes ne sont pas non plus totalement des débiles, certains le savaient déjà mais d’autres ont tendance à céder un peu au jeunisme génération après génération, donc ça fait du bien de partir de là. Il y a des choses qui sont, pour moi, plus inquiétantes.

Là, comme tu dis, âge de raison, en tout cas en ce moment. D’un autre côté, ne soyons pas dupes : du côté des industries, il y a très envie de la révolution prochaine et elles essayent, elles continuent d’essayer les casques de réalité virtuelle, il y a eu la tentative du métavers, maintenant il y a ChatGPT et compagnie, mais, effectivement, il y a quand même pas mal d’éléments.

Pour finir, pas mal d’indices montrent que l’école fait quand même le job, petit à petit, sur cette question d’éducation aux médias et à l’information, de l’esprit critique. Par exemple, des études montrent clairement que les jeunes, justement, détectent bien mieux les fausses informations que leurs aînés. On a une jeunesse qui, globalement, est très informée, à la fois grâce à l’école et grâce à l’information, clairement elle comprend mieux les enjeux de son époque.
Je dirais enfin que, pour moi, de toute façon, il y a une alliance naturelle entre le jeune qui est à l’aise technologiquement, en général, mais qui n’a pas le regard critique et qui n’a pas tous les usages, notamment scolaires, et l’enseignant qui, parfois, ne comprend rien à TikTok, à Discord, à Twitch, à YouTube, il ne comprend rien à tous ces trucs-là, par contre lui a de la méthode, il a un peu de bouteille, il a vu des choses, il a ce côté historique donc moins amnésique. Pour moi il y a vraiment une alliance naturelle : si les enseignants et les élèves se font un peu plus confiance pour, justement, bosser ensemble sur cette éducation au numérique.

Nathalie : Merci beaucoup Louis.

Louis Derrac : De rien, merci à toi.