Panne géante sur le Web : le réseau est-il suffisamment robuste ?

Morgane Tual : Bonjour. Je m’appelle Morgane Tual et il est L’Heure du Monde.
Aujourd’hui on revient sur une panne mondiale qui a touché de nombreux sites web et généré quelques frayeurs. Le 8 juin, une défaillance chez l’entreprise américaine Fastly [1] a rendu inaccessibles, pendant environ une heure, des sites internet comme celui du Monde ou du New York Times, mais aussi d’immenses plateformes comme Amazon, Twitch, Spotify, ou encore les sites de la Maison-Blanche et du gouvernement britannique. Une seule entreprise tombe et c’est un pan du Web qui vacille. Est-ce que ça veut dire que nous sommes trop dépendants de certains services, voire que le Web n’est pas assez robuste ? Peut-on craindre des dysfonctionnements plus importants à l’avenir ?
Damien Leloup est journaliste au service Pixels du Monde, il va nous aider à y voir plus clair.
Panne géante sur le Web, le réseau est-il suffisamment robuste ?, un épisode produit par Cyrielle Bedu, réalisation Amandine Robillard.

Nous sommes le mardi 8 juin 2021 à la rédaction du Monde. Il est 11 heures 50 et sur la messagerie interne de l’entreprise c’est l’agitation. Le site internet du journal ne fonctionne plus, à la place, c’est un message d’erreur qui s’affiche. La courbe d’audience s’effondre, plus personne ou presque ne peut accéder à notre site et à nos articles. L’équipe technique se met au travail pour trouver l’origine du problème. Mais aussitôt, on se rend compte que nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. D’autres sites de grands médias sont eux aussi inaccessibles comme L’Obs en France, mais aussi The New York Times, The Guardian, la BBC ou encore CNN. S’agirait-il d’une cyberattaque visant les médias ? Les esprits s’emballent, mais en fait le problème dépasse largement les sites de médias : Amazon, Twitch, Paypal ou encore le site de la Maison-Blanche sont eux aussi touchés.

Voix off : Les sites Internet de la Maison-Blanche, du système de paiement Paypal et d’une série de grands médias internationaux très difficilement accessibles ce matin, que se passe-t-il ?

Morgane Tual : Les spéculations sont toutefois rapidement interrompues, l’origine du problème, aussi impressionnant soit-il, n’est finalement pas très palpitante. C’est une simple panne, une panne chez une entreprise américaine nommée Fastly, un fournisseur de services informatiques dont le monde.fr, comme les autres sites perturbés, est client. Résultat : le souci a été réglé en une heure environ et tout est revenu à la normale. Ouf ! Soulagement, rien de très grave. Il ne reste que l’impression, un peu étrange, que les technologies sur lesquelles on se repose au quotidien ne sont pas si infaillibles.

Damien, cette panne a été très courte et pourtant elle a suscité pas mal de remous, chez nous au Monde évidemment, mais pas seulement. Comment ça s’explique ?

Damien Leloup : Cette panne a été très courte, mais elle a aussi été très visible pour une raison très simple, c’est qu’elle a touché des sites qui ont un très fort trafic. Typiquement, en France, ce sont plusieurs millions de personnes chaque jour qui consultent le site du Monde, donc, évidemment, c’est très visible tout de suite. Cette panne a aussi eu un effet un peu pervers qui a pu laisser penser qu’elle était plus importante que ce qu’elle n’était en réalité parce qu’elle a touché d’abord et avant tout des sites de médias. Typiquement, si vous êtes un internaute anglais, vous êtes à Londres et vous voulez voir les dernières actualités sur le site du Guardian, le site est inaccessible, vous vous demandez ce qui se passe, du coup vous vous dites je vais aller voir ce qui se passe sur le site de la BBC et le site de la BBC aussi est en panne. Vous vous dites que ça touche peut-être les sites britanniques et vous cliquez sur l’adresse du New York Times et The New York Times aussi est en panne ! Vous avez tout de suite l’impression que c’est une panne gigantesque, mondiale, qui touche l’ensemble d’Internet alors qu’en réalité ça n’a touché « que », entre guillemets, une petite partie du Web. Ce sont quelques sites à très fort trafic qui ont été concernés, mais pas du tout l’ensemble des millions de sites web qui existent au monde.

Morgane Tual : Donc c’est une panne qui reste limitée sur le nombre de sites web concernés. Est-ce que ce genre de panne peut avoir des conséquences économiques, parce que, parmi les sites touchés, il y avait par exemple Paypal qui permet tout de même d’effectuer des transactions financières ?

Damien Leloup : Bien sûr, toute panne de grands services et de grands sites sur Internet a des conséquences. Même si elle ne dure qu’une heure comme ça a été le cas le 8 juin, même si elle ne touche qu’une petite partie des sites du monde, ça a des conséquences pour les sites marchands qui, pendant ce temps-là, ne peuvent pas effectuer de ventes effectivement, ça a des conséquences pour les sites de médias qui, pendant tout ce temps, ne peuvent pas être consultés, n’affichent pas de publicité, donc ça a aussi des conséquences économiques. Plus largement, ce genre de panne a aussi des conséquences sur le bon fonctionnement de sites qui ne sont pas directement touchés. Typiquement, si vous avez une boutique en ligne, votre boutique a pu ne pas du tout être impactée par la panne, mais effectivement, si votre système de paiement Paypal ne fonctionne pas, vous avez aussi des conséquences pour votre site même si vous n’avez rien à voir avec Fastly et rien à voir avec l’entreprise qui a connu cette défaillance.

Morgane Tual : Justement tu viens d’évoquer Fastly, le responsable de cette fameuse panne. C’est quoi Fastly ?

Damien Leloup : Fastly c’est ce qu’on appelle un CDN, un Content Delivery Network. Fastly n’est pas la seule entreprise à faire ça. Il y a, on va dire, une vingtaine de très grands CDN dans le monde et leur rôle principal c’est d’améliorer l’accès aux sites internet dans le monde. Comment font-ils ça et comment ça marche ?
La technologie de base c’est que ce sont des services qui font des copies, mises à jour en temps réel, d’un site web, pour rendre son accès plus rapide. Je vais prendre un exemple très simple : si vous êtes expatrié en Australie, vous êtes Français expatrié en Australie, et vous lisez régulièrement le monde.fr. Sans CDN, votre téléphone ou votre ordinateur devrait se connecter directement au serveur du Monde à Paris, ce qui veut dire que votre connexion devrait traverser la planète, littéralement, dans un sens pour dire « je veux afficher la page du Monde » puis dans l’autre pour que le serveur du Monde vous renvoie la page web.
Évidemment ça prend beaucoup de temps, ça consomme aussi de l’énergie par ailleurs, donc le rôle des CDN c’est d’héberger des copies mises à jour en temps réel du monde.fr, un peu partout dans le monde, ce qui vous permet, internaute depuis Canberra, de vous connecter à une version du monde.fr qui est à Adélaïde en Australie, ce qui sera donc beaucoup plus rapide, elle s’affichera quasi immédiatement sur votre ordinateur. Tout cela permet de gagner de la qualité de connexion, de la qualité de service. Donc la quasi-totalité des principaux sites au monde utilise un CDN.
Une des particularités de Fastly, qui est, en fait, un petit CDN à l’échelle de ce type d’entreprise – c’est une beaucoup plus petite entreprise que Akamai [2], par exemple, qui est le leader historique de ce type de service – c’est que, parmi ses clients, elle compte énormément de médias. C’est aussi pour ça que, d’un seul coup, on a eu l’impression que tous les grands médias internationaux étaient touchés et aussi parce que Fastly est spécialisée dans la fourniture de ces services pour les médias et comptait parmi ses clients effectivement Le Monde, The Guardian, The New York Times, la BBC et tout un tas d’autres grands médias mondiaux.

Morgane Tual : Comment Fastly a expliqué cette panne ?

Damien Leloup : Fastly a expliqué cette panne 24 heures après la résolution, de manière très simplifiée : la panne trouve son origine dans un problème de configuration. Un cas de figure, a expliqué l’entreprise, très particulier où une certaine configuration pouvait provoquer des erreurs en cascade, ce qu’ils n’avaient pas détecté quand ils ont conçu leur système. Il se trouve que, ce 8 juin, un client a justement mis en place cette configuration spécifique qui a déclenché toute une série de pannes en cascade, ce qui a fini par bloquer l’intégralité des services de Fastly.

Morgane Tual : Ça paraît quand même fou qu’un seul service subisse une panne et que ça rejaillisse, comme ça, sur des dizaines de sites web, pas n’importe lesquels en plus. C’est la première fois que quelque chose comme ça arrive ?

Damien Leloup : Non, la même chose, quasi exactement, s’est déjà produite il y a deux ans lors d’une panne de Cloudflare [3] qui est un autre service de CDN. On s’en rend plus compte aujourd’hui parce qu’on a oublié à quel point les CDN ont amélioré la qualité de notre navigation sur Internet. Dans les années 90, pour nos auditeurs qui naviguaient déjà sur Internet à l’époque, les sites mettaient parfois plus de 10 ou 20 secondes à s’afficher ; une page mettait un temps infini à se charger, parfois ça plantait, du coup on rafraîchissait à nouveau la page. Quelque part c’est un peu paradoxal, mais les CDN ont aussi beaucoup amélioré notre qualité de navigation et la qualité de fonctionnement du Web de manière générale. La centralisation de ces services ça ne concerne pas du tout que les CDN.

Morgane Tual : Tu parles de centralisation des services sur le Web, à quoi d’autre penses-tu à part les CDN ?

Damien Leloup : Le plus visible, en tout cas pour l’internaute lambda, c’est Google, puisque les services de Google sont utilisés par les internautes, mais aussi par les concepteurs de sites. Une écrasante majorité des sites sur Internet utile Google Analytics qui est l’outil de statistique proposé par Google pour suivre le nombre de visites qu’a une page, le trafic, la manière dont les internautes se déplacent sur un site ; c’est un service qui a une part de marché gigantesque sur Internet. De la même manière, si un jour Google Analytics tombe en panne ça aura des conséquences en cascade pour l’écrasante majorité des sites sur Internet.

Morgane Tual : Et tous ces services ont-ils déjà connu des pannes ?

Damien Leloup : Fin 2020, il y a eu une panne assez importante de Google qui n’a pas duré très longtemps encore une fois, environ deux heures.

Voix off : Une panne mondiale a affecté la grande majorité des services de Google entraînant un petit vent de panique.
L’annonce de ce bug s’est vite propagée sur Twitter et le moins que l’on puisse dire c’est que les internautes sont vite devenus fous.
This is a major issue for those of you trying getting even to your own gmail right now or either personal personal entreprise, you are not alone

Damien Leloup : Dans ces moments de pannes, on se rend compte à quel point on peut être dépendant de services qui sont proposés par une poignée de grandes entreprises.
Si le service de travail collaboratif de Google, Google Docs, est en panne, en fait il y a une centaine de milliers d’entreprises, rien qu’en France, qui s’en servent au quotidien. Donc cette problématique de concentration par une poignée de grands acteurs, dont les services sont d’excellente qualité, mais, du coup, sont utilisés par tout le monde et quand ils sont en panne ça pose un problème, ne concerne pas uniquement les sites web et la face, on va dire, entre guillemets, « visible » d’Internet et des sites que l’on visite. C’est l’ensemble de nos outils numériques qui est concernée par cette problématique.

Morgane Tual : Ça veut dire qu’on est ultra-dépendants de quelques sites, de quelques services. Dans ce cas, est-ce qu’il ne vaudra pas mieux qu’on s’en émancipe un peu ?

Damien Leloup : Bien sûr, la sécurité et la raison voudraient qu’on ne soit pas dépendants d’une poignée d’acteurs, pas uniquement pour des raisons techniques, aussi pour des raisons commerciales. Effectivement, si demain Google multiplie ses tarifs par 10 pour x ou y raisons, eh bien, de la même manière, ça a des conséquences pour les entreprises qui s’en servent.
La difficulté c’est qu’aujourd’hui monter un service en ligne ou un gros site web qui va connaître un fort trafic c’est techniquement très complexe. Ça fait appel à tout un tas de compétences différentes. Il faut une très grosse équipe informatique pour gérer les différents aspects du bon fonctionnement du site et il faut aussi avoir accès à des ressources en ligne qui peuvent être très coûteuses si vous les faites vous-mêmes.
Je reprends l’exemple qu’on évoquait au début de cette discussion. Si Le Monde devait monter une série de serveurs en Australie, évidemment ça coûterait assez cher. Il faut trouver des gens sur place ou envoyer quelqu’un en Australie, assurer la maintenance, les mises à jour du logiciel, tout ne peut pas forcément se faire à distance et si vous multipliez ça par 180 pays ça devient tout de suite très onéreux, très compliqué.
Il se trouve que des entreprises comme Fastly ou ses concurrents vous proposent de faire ça pour vous. Elles peuvent faire des économies d’échelle puisque c’est leur cœur de métier, qu’elles sont spécialisées là-dedans, elles ont déjà l’infrastructure, donc elles vous proposent de faire ça pour un tarif qui est ridiculement inférieur à ce que ça vous coûterait à faire vous-même.
On ne s’appuie pas tous sur une poignée de grandes entreprises par plaisir, mais aussi parce que c’est plus efficace, plus simple, moins cher et que c’est aussi comme ça que ces entreprises ont conquis ces parts de marché gigantesques.

Morgane Tual : Cette centralisation du Web autour de quelques grands acteurs, est-ce que ça ne va pas un peu à l’encontre des idéaux fondateurs du Web ?

Damien Leloup : C’est totalement à l’encontre des idéaux fondateurs du Web puisque le Web a été conçu comme un réseau décentralisé par nature en fait. L’idée n’a jamais été que quelques grands acteurs concentrent la majeure partie des infrastructures techniques utilisées au quotidien par les sites et les internautes, que ça soit Google, les grands CDN, Amazon Web Services ou même Microsoft Azure qui est le service de cloud de Microsoft. Ce n’était pas vraiment envisagé par les fondateurs, on va dire les plus libertaires d’Internet, qu’une poignée de grandes entreprises puisse avoir un contrôle aussi important sur une grande partie des infrastructures d’Internet et du Web.

Morgane Tual : On comprend les problèmes que pose cette centralisation d’un point de vue idéologique, mais est-ce qu’elle ne l’est pas non plus d’un point de vue technique quand on voit ce qui s’est passé avec cette panne ? Est-ce que ça rend Internet moins robuste ?

Damien Leloup : Ça crée à la fois un point unique de vulnérabilité puisque si cette entreprise tombe, eh bien tous ses clients tombent avec elle, mais, de l’autre côté, on tombe moins souvent parce qu’on aurait peut-être eu dix pannes sur l’année, peut-être que The Guardian aurait été en panne pendant une journée à un moment, peut-être que le monde.fr aurait été en panne pendant deux heures à un moment dans l’année. Là, on « achète », entre guillemets, une qualité de service constante ou à peu près constante au prix, effectivement, d’une vulnérabilité qui est plus systémique, on va dire, puisque tout est concentré sur un seul acteur qui est certes très fort et probablement meilleur que ce qu’on pourrait faire chacun, nous médias, individuellement, mais qui, le jour où il tombe, emporte tout le monde avec lui.

Morgane Tual : Là il s’agissait d’une panne. Si on imagine, par exemple, une cyberattaque est-ce que ça pourrait durer plus longtemps et générer des perturbations bien plus graves ?

Damien Leloup : Après, ça fait aussi partie un peu du cœur de métier des CDN. La plupart des CDN propose aussi des services de protection contre les attaques par déni de service [4], ce sont des attaques qui consistent à saturer un site de tentatives de connexions pour essayer de le rendre inaccessible, d’ailleurs les CDN sont attaqués quotidiennement ou quasi quotidiennement par des attaques de ce type, de déni de service, elles sont un peu spécialisées là-dedans. Théoriquement tout peut arriver, surtout en matière de cyberattaque. On pourrait imaginer une cyberattaque de très grande ampleur qui mette hors ligne un CDN. Après, ce sont quand même des entreprises qui sont spécialisées dans la protection contre ce type d’attaque, donc ce n’est pas non plus le risque le plus évident.
Même dans le cas d’une cyberattaque d’ampleur, qui permettrait de mettre hors ligne temporairement un CDN, ce n’est pas Internet qui est cassé, c’est le CDN, donc les sites qui sont clients peuvent trouver une autre solution, contourner le problème en allant chez un concurrent de manière transitoire. Le site originel reste accessible, il n’est pas en panne, donc il suffit de changer une configuration pour le rendre à nouveau accessible. Il risque d’avoir des problèmes parce qu’il ne saura pas gérer l’afflux de visites, etc., il sera très lent, des soucis vont se poser, mais Internet continue de fonctionner, le Web est toujours accessible. Même avec une cyberattaque d’ampleur sur ce type d’acteurs que sont les CDN, Internet n’est pas cassé.

Morgane Tual : Justement, cette idée de voir Internet cassé, à priori, on n’a pas à s’en inquiéter ?

Damien Leloup : C’est un vieux fantasme que cette idée qu’on pourrait casser Internet, qu’il pourrait y avoir un événement qui mette le réseau complètement hors-ligne. Historiquement on n’a jamais vu un événement — que ce soit une cyberattaque, une panne, un problème — qui s’approche du fait de casser ou de rendre le réseau inaccessible dans son ensemble. À l’échelle globale Internet a été justement conçu, pas toujours de la meilleure manière peut-être, mais quand même globalement conçu pour faire en sorte qu’un point de blocage puisse être contourné et que le réseau trouve toujours une manière de continuer à fonctionner, même en cas de problème important à un endroit.

Morgane Tual : Je me souviens d’ailleurs qu’au moment du premier confinement il y avait des craintes que le réseau ne tienne pas la charge vu que, soudain, la place d’Internet allait devenir encore plus importante dans nos vies, avec, en plus, des services très gourmands comme la visioconférence ou le streaming et, en fait, ça a tenu.

Damien Leloup : Ça a très bien tenu et sans surprise aucune puisque tous les responsables des fournisseurs d’accès à Internet français avaient dit, redit et confirmé qu’il n’y avait pas de problème, qu’ils avaient fait des simulations, que les infrastructures tenaient largement la charge. Il y a eu, clairement, un petit côté bug de l’an 2000 où on a joué à se faire peur dans une période où, d’ailleurs, c’était aussi très compliqué pour beaucoup de gens, où il y avait beaucoup de stress, où il y avait aussi un peu d’agitation politique autour de cette question. Ce qui ne veut pas dire que sur des points précis, sur certaines applications, sur les logiciels de classe à distance, par exemple, il n’y a pas eu des problèmes, mais cela n’est pas une problématique d’Internet en tant que tel, c’est une problématique de l’application et de la manière dont elle a été configurée, dimensionnée. Oui, il y a des services qui ont planté pendant le confinement, mais Internet n’a pas planté pendant le confinement.
Historiquement Internet n’a jamais cassé. On n’a jamais cassé Internet dans sa globalité, ce qui ne veut pas dire que sur des endroits spécifiques ou sur des pays spécifiques il n’y a pas pu y avoir des problèmes majeurs.

Morgane Tual : C’est-à-dire ? Qu’est-ce qui peut arriver par exemple ?

Damien Leloup : Le pire ennemi d’Internet c’est le coup de pelleteuse, c’est l’accident bête de chantier où une pelleteuse coupe une gaine à fibre optique qui dessert une région entière, voire un petit pays en entier, ça peut arriver. C’est la même chose avec le chalutier qui attrape, par erreur, un câble sous-marin et le sectionne, du coup tout s’éteint sur les écrans de contrôle et là on n‘est pas très loin d’une coupure d’Internet. Sauf qu’Internet est quand même aussi conçu pour contourner ce genre de problème, donc le trafic va emprunter un autre chemin dans le réseau et va quand même, en théorie, réussir à passer. Après, ça dépend un peu de comment un petit pays, par exemple, est relié à ces grands câbles, transatlantiques notamment, qui ont la plus importante des bandes passantes. Donc l’essentiel des problèmes qu’on a pu connaître par le passé c’est l’accident de chantier ou le câble sectionné. Il y a eu un ou deux cas où des pays ont pu être brièvement bloqués ou avoir un trafic extrêmement ralenti en cas de cyberattaque majeure qui dégénère un peu, ça dure rarement très longtemps.
Et puis, il y a une troisième catégorie, qui est malheureusement de plus en plus fréquente, qui est la coupure politique où là c’est un gouvernement qui décide de couper Internet dans son pays.

Morgane Tual : Tu as un exemple particulier ?

Damien Leloup : Le premier exemple de coupure politique d’Internet c’est en Égypte, en 2011, pendant les manifestations de la place Tahrir.

Voix off : Banques, entreprises, Web cafés, ambassades, écoles, sont totalement coupés du monde, une coupure qui concerne également la téléphonie mobile. Là encore, selon Vodafone, les opérateurs auraient été obligés de suspendre leurs services.

Damien Leloup : Je me suis levé un matin pour venir à la rédaction et il n’y avait plus d’Internet en Égypte, c’était totalement nouveau. On savait que théoriquement c’était possible, à ma connaissance ça n’avait jamais été fait à l’échelle pays aussi important, de cette manière-là, et c’est quelque chose d’assez terrifiant. Effectivement, on s’imagine bien la situation pour les gens qui étaient sur place, dans une situation politique en plus déjà très compliquée où tout le monde avait peur, qui n’ont plus accès à Internet donc n’ont plus accès aux informations, ne peuvent plus, pour une bonne part, parler avec leur famille, leurs amis, etc., c’est un scénario un peu de science-fiction, mais qui était réel et qui se passait vraiment, en plus, en plein cœur d’un événement majeur d’actualité ; c’était quand même quelque chose d’assez fort.

Morgane Tual : Et là, techniquement, comment ça s’est passé ? Comment peut-on bloquer un pays, comme ça, politiquement ?

Damien Leloup : Ce qui s’est passé en Égypte, en 2011, c’est que le gouvernement a appelé tous les fournisseurs d’accès à Internet et leur a demandé de couper un outil qui permet de savoir comment le trafic doit s’orienter sur le réseau. Ça a été radical : 99,8 % du trafic a été bloqué dans l’ensemble du pays, il restait juste un tout petit filet d’Internet, si on peut dire, qui passait par un fournisseur d’accès très spécialisé, qui desservait globalement la bourse du Caire et une partie des services de l’État. Là, évidemment, on est plus dans la censure que dans le problème technique. C’était consciemment choisi et décidé par le gouvernement égyptien.

Morgane Tual : Si je comprends bien, la question de la résilience d’Internet n’est pas si simple à trancher ; ça dépend du pays, du contexte politique, mais aussi de la façon dont techniquement est construit le réseau à tel ou tel endroit.

Damien Leloup : Oui, c’est ça. Pour prendre un exemple assez parlant, la Chine, aujourd’hui, n’a pas tout à fait exactement le même réseau qu’un pays comme l’Allemagne ou la France. Elle a mis en place tout un tas de limitations techniques et politiques aussi pour avoir une forme d’Internet souverain – c’est un concept dont on parle parfois – qui fait qu’elle peut très facilement couper l’accès à plein de sites, ce qu’elle ne se prive pas de faire, il y a énormément de sites qui sont bloqués en Chine. Si, demain, la Chine décide de couper complètement l’accès de ses citoyens au reste de l’Internet elle peut techniquement le faire. C’est aussi un risque assez important qu’on soit en train d’assister à une forme de balkanisation d’Internet où le réseau des réseaux se retrouverait à être une espèce de collections d’internets nationaux très différents les uns des autres et où, finalement, l’idéal initial d’un Internet qui soit l’ensemble de la connaissance humaine accessible tout le temps, par tout le monde, de la même manière, disparaîtrait complètement.

Morgane Tual : Tu évoques une balkanisation du Web, mais est-ce que ça n’entre pas en contradiction avec ce qu’on évoquait tout à l’heure, à savoir une centralisation grandissante du Web ?

Damien Leloup : Les deux ne sont pas incompatibles. Ce n’est pas parce qu’on a, d’un côté, une balkanisation avec plusieurs internets qui pourraient coexister les uns à côté des autres que dans certains de ces internets-là on ne va pas avoir une centralisation gigantesque. Pour caricaturer, un des risques c’est qu’on se retrouve avec un Internet Google ou un Internet Facebook qui couvre une partie des pays occidentaux et d’autres pays où il y aura aussi une centralisation autour de Baidu en Chine, par exemple, donc on se retrouve avec plusieurs internets très centralisés les uns et les autres.
Il y a un exemple assez intéressant, un cas de figure similaire, qui est aujourd’hui la Birmanie, qui est un des rares pays dans lequel Internet c’est, en fait, Facebook de manière assez littérale puisque la plupart des Birmans ont accès à Internet uniquement par le biais de l’application Facebook sur leur téléphone mobile. C’est un pays dans lequel, il n’y a quasiment pas de sites internet. C’est assez amusant, les fournisseurs d’accès à Internet birmans n’ont pas site internet, ils ont des pages Facebook. L’écrasante majorité de l’usage que font les Birmans de leur accès en ligne c’est d’aller sur Facebook, qui est la plateforme universelle, pour parler avec leurs amis et leur famille, s’informer, faire des achats, etc.
C’est un peu caricatural, mais, d’une certaine manière, en Birmanie Internet c’est Facebook. Du coup c’est à la fois un système qui est très concentré, très centralisé, et c’est aussi un système un peu balkanisé parce que ce n’est pas le même Internet que celui que vous demandez à utiliser au quotidien.

Morgane Tual : Merci Damien.

Damien Leloup : Merci Morgane.

Morgane Tual : Si vous souhaitez en savoir plus le sujet, vous pouvez retrouver les articles concernant cette panne dans la rubrique Pixels sur notre site lemonde.fr.
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