Interview du député Philippe Latombe, président de la commission spéciale Cybersécurité Les Rendez-vous du numérique

Le rôle de la commission spéciale Cybersécurité, les différents sujets chauds de l’actualité du numérique en élargissant le champ aux bouleversements de la situation géopolitique.

Emmanuel Mawet : Bonjour Monsieur le Député.

Philippe Latombe : Bonjour.

Emmanuel Mawet : Merci d’accepter cette interview pour nos auditeurs. L’actualité est riche, que ça soit au niveau international ou sur le numérique. On va faire un premier focus sur le numérique. Vous avez pris la présidence d’une nouvelle commission [Commission spéciale Cybersécurité], pouvez-vous nous en dire plus sur le sujet ?

Philippe Latombe : C’est une commission spéciale qui s’est formée à l’Assemblée, à l’instar de ce qui s’était fait au Sénat, pour la transposition de trois directives européennes, je ne sais pas si les acronymes vont parler aux auditeurs, ce sont DORA [1], REC [Résilience des entités critiques] et NIS 2 [2] essentiellement.
DORA touche plutôt la partie financière, c’est un spin-off de NIS 2 pour les entreprises financières, d’assurances, de banque, etc.
REC, c’est la résilience d’une entité critique.
Et NIS 2, c’est une directive qui a pour objet de rehausser le niveau de protection en cybersécurité de toutes les organisations, privées comme publiques, en France, avec des niveaux différents en fonction de la taille et de la criticité de ces organisations, dans le cadre du fonctionnement de l’État ou de la France. Ça veut donc dire que, pour la première fois, les collectivités seront directement engagées à rehausser leur niveau de cybersécurité, ce qui va être un gros changement. Disons-le, NIS 2 est en cybersécurité ce que le RGPD [Règlement général sur la protection des données] a été à la protection des données personnelles. C’est un peu ce type de révolution que ça va implémenter.

Emmanuel Mawet : Je vais tout de suite émettre une objection qui est souvent faite, y compris par des acteurs du numérique, disant que les États-Unis, l’Asie innovent et que l’Europe régule. Est-ce que ces réglementations sont des freins à l’innovation ou, au contraire, peuvent-elles être aussi des leviers à l’innovation du côté européen ?

Philippe Latombe : Ce sont clairement des leviers à l’innovation. Ça va créer de nouveaux marchés en matière de protection cyber, des marchés qui, aujourd’hui, ne sont pas couverts du tout. Très clairement aujourd’hui, quand vous regardez la surface d’exposition d’une collectivité, par exemple d’une métropole régionale, on peut prendre n’importe laquelle – Bordeaux, Nantes, Rennes, Strasbourg –, même si elles en ont pris conscience parce qu’elles ont une taille suffisamment importante et qu’un certain nombre d’entre elles se sont déjà fait attaquer, elles vont avoir besoin de cartographier leur système d’information, de protéger leur système d’information, de faire des modifications importantes du système d’information. Ce n’est pas une réglementation qui est faite pour contraindre, elle est faite, justement, pour dire qu’il faut rehausser le niveau. Du coup, ça veut dire aussi passer de la commande publique vers des solutions qui sont des solutions françaises et européennes. Nous allons tout faire pour et le contexte géopolitique va aussi nous y aider.
À mon avis, ce n’est pas un frein à l’innovation, bien au contraire.

Emmanuel Mawet : Pour parler de ces réglementations et comment elles vont s’appliquer, dans le domaine cyber on parle souvent de cyber-menaces, on voit tout de suite les cyberattaques de type crapuleux, les cyberattaques de type étatique et on pense tout de suite à la Chine, à la Russie. J’aime bien parler d’un autre sujet qui est lié à la souveraineté, ce ne sont pas nécessairement des attaques au sens propre du terme, mais le fait d’utiliser des technologies essentiellement américaines avec les lois extraterritoriales, comment s’en protège-t-on aussi ?

Philippe Latombe : Il y a plusieurs choses.
En matière de cybersécurité, il y a très clairement les attaques de type étatique, brutales, style attaques DDoS [3], déni de service. On a des outils pour essayer de s’en prémunir ; dans la majeure partie des cas c’est désagréable mais ce n’est pas dangereux. C’est désagréable, ça peut parfois être dangereux quand ça touche des infrastructures extraordinairement critiques comme des réseaux d’électricité, mais on arrive à s’en sortir.
Ce qui est plus embêtant, vous l’avez dit, c’est la partie cybercriminelle qui, parfois, peut être aussi subventionnée par des États, accessoirement : des groupes criminels s’introduisent dans le système d’information pour aller capter des données, pour ensuite cryptolocker le système d’information et demander une rançon. La première rançon c’est pour déchiffrer le système d’information, pour permettre son déchiffrement, la deuxième rançon, parce qu’il y a toujours un deuxième coup de rasoir, c’est « au fait, on a oublié de vous dire qu’on a des données qui vous appartiennent, vous payez combien pour les récupérer ? » et troisième coup de rasoir, c’est généralement « au fait, on a négocié, vous avez payé deux fois, vous avez oublié de déclarer à la CNIL qu’il y avait eu une intrusion dans votre système d’information, payez-moi pour éviter que je rende ça public. » On sait que ça existe, que c’est important et c’est une des questions que NIS 2 va résoudre.
Là où vous avez raison – la géopolitique nous le montre de façon un peu plus claire depuis quelque temps –, il y a aussi des ingérences, des immiscions dans les systèmes d’information, absolument pas pour chiffrer des données ou pour négocier des rançons, mais pour capter de l’information pour faire de l’intelligence économique et aussi, parfois, pour s’assurer qu’un pays est bien conforme à la politique qu’on souhaiterait qu’il ait. À ce petit jeu, les États-Unis notamment sont assez forts. Pour cela, ils profitent très clairement de la position dominante qu’ils ont sur le marché avec, notamment, des clouders qui sont les hyperscalers qui sont extrêmement majoritaires pour ce qui est de leurs parts de marché. Les règles extraterritoriales qu’ils ont imposées à ces hyperscalers leur permettent de le faire sans que nous le sachions. C’est donc une vraie menace aussi.
Je pense qu’un shift de conscience a été fait, ce n’est pas nouveau comme politique. Trump ne fait pas quelque chose de nouveau, il faut qu’on soit clair là-dessus, c’est la politique américaine depuis déjà plus de quatre présidents américains. Déjà Obama le faisait, donc Obama, Trump, Biden, Trump ça fait quatre présidents qui font la même chose, sauf que Trump le fait avec un style tellement décoiffant qu’il fait peur et c’est ça qui, aujourd’hui, nous aide, pour être très clair.
On voit un mouvement de réflexion de la plupart des entreprises de taille intermédiaire ou de taille internationale qui se disent « on avait tout mis chez un hyperscaler américain, comment fait-on pour rapatrier une partie en Europe et éventuellement sur du on-premise. » On va voir si ces interrogations d’aujourd’hui se concrétisent en actes. Ce serait quand même la bonne solution.

Emmanuel Mawet : Justement, il y a les entreprises et puis il y a les administrations. Je sais que j’apporte un peu d’eau à votre moulin, je sais que je suis assez choqué de voir des décisions récentes de grandes administrations de passer sous 365 de Microsoft comme l’Éducation nationale ou Polytechnique, avec des explications de la directrice de Polytechnique qui nous dit que ça ne concerne que la partie administrative, comme si la partie administrative n’avait aucune donnée sensible. J’ai du mal à comprendre, avec la doctrine « Cloud au centre », pourquoi il n’y a pas d’effet contraignant. Y a-t-il des sanctions possibles à faire envers des fonctionnaires qui sont là pour appliquer une politique décidée par les hommes politiques ?

Philippe Latombe : C’est vraiment la bonne question.
Aujourd’hui, nous avons un vrai problème : il y a des mots et il n’y a pas les actes, il n’y a pas les actes du tout. Je remercie la ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique qui prend des positions très claires en disant qu’il y a un certain nombre de sujets qui ne sont plus acceptables, qu’il faut absolument que non seulement qu’on bâtisse la souveraineté numérique mais qu’on arrive vers de la commande publique. Sauf que l’administration n’exécute pas l’ordre du politique, du chef, du ministre qui est normalement responsable de l’administration, donc ça pose un vrai problème.
Il y a plusieurs cas, je vais prendre les deux plus gros, il y a le Health Data Hub et il y a l’Éducation nationale.
Le scandale de l’Éducation nationale, parce que là c’est un vrai scandale. J’ai commencé à interroger le gouvernement à plusieurs reprises [4] et je le referai dans les jours qui viennent de façon beaucoup plus virulente. J’avais déjà dit, en 2020, que ça posait un problème et la réponse qui m’avait été faite à l’époque c’est « oui, on en a conscience, mais c’est un appel d’offres de renouvellement et, comme on est déjà sur Microsoft, c’est plus simple de rester sur Microsoft, mais ne vous inquiétez pas, on travaille pour que la prochaine fois ce ne soit plus le cas. » La prochaine fois arrive et on refait la même salade « oui, mais c’est un renouvellement, on était déjà chez Microsoft, on reste donc chez Microsoft ». Non ! Non ! Très clairement, de mon côté, je vais voir ce que je peux faire. D’ailleurs, j’ai déjà demandé à l’autorité de la concurrence de se saisir de la question de Microsoft et des tarifs de Microsoft extraordinairement bas pour tout le milieu de l’éducation, ça s’apparente à du dumping, donc j’aimerais que l’autorité de la concurrence se saisisse de ce sujet de la question des coûts.
Ensuite, sur la question de cet appel d’offres, je suis en train d’essayer de voir avec un certain nombre de personnes, qui ont un intérêt à agir, comment elles peuvent s’opposer à l’appel d’offres.
Parallèlement, je le dis très clairement, je vais harceler, avec bienveillance, le gouvernement sur le sujet, tous les jours ; je ne le lâcherai pas.
Très certainement aussi, comme avec de la commission d’enquête sénatoriale en cours, notamment avec ma camarade Catherine Morin-Desailly, ça fera partie des sujets que je mets sur la table de cette commission d’enquête. C’est une commission d’enquête, j’espère que la commission va pouvoir avoir le temps de s’en saisir, pouvoir convoquer les responsables administratifs pour savoir pourquoi ils ont fait ça, comment ils ont fait leur appel d’offres, quelles étaient les spécifications, et que la commission puisse apporter une contradiction à ce que dit l’administration.

Et puis il y a le Health Data Hub qui, aujourd’hui, a encore bénéficié d’une autorisation de la CNIL sur une recherche européenne, qui a été contesté en référé au Conseil d’État il y a deux jours [5].
Là encore, Clara Chappaz a dit qu’il y aurait un appel d’offres pour faire la réversibilité du système. J’ai l’impression que l’administration ne veut pas suivre ce que dit la ministre, on va donc aider l’administration à suivre ce que dit la ministre, là aussi en harcelant gentiment, ce n’est pas du harcèlement méchant : « Où en êtes-vous ? Que faites-vous ? Quels sont les documents de travail sur lesquels vous êtes ? »
Ça fait très longtemps qu’on parle du Health Data Hub, c’est épidermique, mais je pense que ça y est, l’administration du ministère de la Santé commence à comprendre que c’est un tellement gros caillou dans sa chaussure qu’il faut qu’elle fasse quelque chose. Elle va le faire.
Vous avez pointé quelque chose : dans la loi SREN [visant à sécuriser et réguler l’espace numérique], on avait prévu un article spécifique justement pour que l’administration n’ait plus le choix. Nous attendons le décret. Le décret a été soumis à la Commission européenne pour avis, parce qu’on touche à un domaine qui est de l’ordre de la Commission européenne, il faut donc que la Commission européenne nous dise si elle est d’accord ou pas avec la rédaction et ensuite il y aura promulgation du décret. Je le dis très clairement, si le décret qui est promulgué est celui qui a été présenté à la commission, ça ne me va pas. Il est tellement fait par l’administration pour qu’elle puisse faire ce qu’elle veut, qu’il n’est pas conforme à l’esprit de la loi et à ce que les parlementaires voulaient, donc on verra ce qu’on en fait. On va essayer de faire en sorte qu’il soit modifié et réécrit, justement pour que l’administration ne puisse plus faire ce qu’elle est en train de faire, c’est-à-dire ne pas suivre les directives du pouvoir politique.

Emmanuel Mawet : C’est vrai que pour le citoyen que je suis et probablement pour beaucoup d’auditeurs, c’est assez surprenant. Encore une fois l’administration, là la haute administration, est effectivement là pour avoir une certaine continuité, mais elle est aussi là pour obéir aux instructions. Le législateur et l’exécutif sont là pour aller dans le sens du vote populaire, donc démocratique. Ça interroge beaucoup.

Philippe Latombe : Ça interroge beaucoup, par contre ce n’est pas quelque chose de nouveau. Très clairement, sur ce sujet de la souveraineté numérique, je pense qu’on est passé d’un état de déni de la part du politique à une volonté du politique de bouger. Ensuite, il faut que le politique fasse bouger l’administration. On l’avait connu sur d’autres sujets avant, malheureusement.
Le gros avantage, quand même, que je constate, c’est que quelle que soit la couleur politique, quelle que soit l’assemblée, que ce soit le Sénat ou l’Assemblée nationale, il y a dorénavant une forme d’unanimité pour que nous puissions avoir une souveraineté numérique française et européenne. On est quand même passé du déni – en 2020 ça n’existait pas –, à quelque chose qui est aujourd’hui mis dans les textes. La loi SREN a quand même fait l’objet de discussions Assemblée nationale/Sénat concordantes, unanimes, sur ce sujet-là. Les discussions n’ont pas été simples avec le gouvernement, souvenons-nous de discussions un peu houleuses, gentilles mais houleuses avec le gouvernement sur ce sujet-là. Un compromis unanime a été trouvé par les sénateurs et les députés, sans couleur politique, il faut le dire. C’est peut-être un des seuls sujets sur lequel on a eu une unanimité au sein d’une assemblée, quelle que soit la couleur, et entre les deux assemblées, Sénat et Assemblée nationale. Fêtons-le, youpi, ça n’arrive pas souvent, surtout quand on parle de budget et de choses comme ça. On a réussi à le faire, il ne faut pas que, derrière, on ait des décrets d’application qui disent l’inverse de ce que le législateur veut et nous y serons très vigilants, en tout cas moi je le serai.

Emmanuel Mawet : On va élargir un peu la problématique. Effectivement, l’élection de Trump secoue au niveau mondial. Il y a, à priori, en tout cas dans les paroles, une prise de conscience de notre dépendance aux États-Unis, et pas seulement numérique, sur d’autres sujets aussi, et, avec le revirement actuel, ça interroge beaucoup. Cependant, il y a le discours et les actes. Par exemple la Belgique vient d’annoncer qu’elle continue d’acheter des F-35 américains, ils sont complètement assujettis aux États-Unis pour pouvoir faire voler leurs avions.
Est-ce que, au niveau européen, avec cette prise de conscience de notre dépendance et de couper le cordon ombilical avec les États-Unis quel que soit le sujet – industriel, numérique, agriculture, énergie – on bouge vraiment ou est-ce que c’est juste de l’agitation, des paroles et puis on espère qu’après le mandat de Trump ce sera à nouveau un démocrate et on pourra faire comme si rien ne s’était passé ?

Philippe Latombe : Il y a plusieurs choses.
La première, je pense que ça y est, l’Europe a pris conscience que la position américaine n’est pas simplement la position de Trump, c’est une position qui est là depuis longtemps. Les Américains disent depuis des années qu’ils en ont assez de payer et d’être ceux qui fournissent la protection, la défense à l’Europe, sans que les Européens la prennent en charge financièrement. Ce n’est pas nouveau, ça avait déjà été dit par Biden, ça avait déjà été dit par Trump premier mandat, ça avait déjà été dit par l’administration d’Obama. Simplement Trump aujourd’hui, avec son déficit budgétaire et son déficit commercial, n’a pas les moyens de gérer deux fronts. Il a deux fronts, il faut qu’on soit clair, il a un front en Europe avec la Russie et il a un front, c’est celui qui nous intéresse, qui intéresse les Américains, c’est le front avec la Chine dans le Pacifique. Et il n’a pas, aujourd’hui, les moyens stratégiques et financiers de garder deux fronts, donc il faut qu’il ferme le front européen. Ça veut dire régler la question de la crise en Ukraine, même si c’est pour tout donner à la Russie, parce qu’il veut arrêter ce front-là, et ensuite il veut dire à l’Europe « débrouillez-vous avec la défense ». Je pense qu’il ne quittera pas l’Otan. Il veut simplement que l’Europe finance sa propre défense et ne soit pas simplement locataire, à faible coût, de la défense américaine. Il fait donc tout ce qu’il faut pour contraindre les Européens et ce n’est pas simple. Il le dit avec ses mots, c’est dur, mais ça restera. Même si on a un nouveau un nouveau président américain, démocrate, même du style de Biden ou d’Obama, ça ne changera pas le fond de la doctrine américaine qui est de dire à l’Europe « débrouillez-vous toute seule pour gérer votre défense ».
Je pense que les pays européens commencent à le comprendre.
L’avantage que nous avions en France et que nous avons toujours un peu en France, c’est que nous sommes une puissance militaire un, nucléaire, et deux, nous étions, avec les Anglais – même si les Anglais sont souvent un peu moins vaillants en ce moment –, une des seules armées européennes, voire mondiales, capable de se projeter à l’étranger. Nous avions développé nos propres outils de souveraineté en matière de défense et les autres pays européens ne sont pas dans cette culture-là, ils sont en train de se rendre compte qu’il faut qu’ils l’aient, mais ça prend du temps. La vraie difficulté, jusqu’à présent aussi, c’est que les Allemands, qui étaient dans la volonté de pouvoir construire des choses avec la France mais en étant majoritaires dans la construction, on l’a bien vu sur un certain nombre de projets notamment militaires, se rendent compte que la France avait une position stratégique qu’il fallait pouvoir suivre et que, maintenant, il faut la changer. Je sens un changement chez deux de nos partenaires, notamment en numérique : les Hollandais et les Allemands sont en train de changer de position. Ce ne sont pas simplement des mots, c’est un vrai changement de mentalité, maintenant ça met du temps et il ne faut pas oublier que quand on doit se réarmer, ça me fait mal au cœur, quand on a déjà une flotte de F-35, qu’on a des pilotes qui savent piloter du F-35, que le F-35 est disponible assez rapidement, eh bien on va reprendre du F-35.
Par contre, les Belges sont en train de réfléchir sur des armes du futur et à la façon de les construire avec nous et ça c’est intelligent. Mais dans l’urgence, il faut absolument qu’on puisse se réarmer et on se réarme avec quoi ? Ce n’est pas avec cinq Rafales par mois qu’on va pouvoir permettre la construction de flottes d’avions type 30 ou 40 avions par pays européens dans les deux ans qui viennent, on ne sait pas faire une telle production.

Ce ne sont pas que des mots, il va falloir qu’il y ait des actes aussi, à mon avis, ces actes sont en train de se construire et le règlement de la crise ukrainienne générera un mouvement de fond très fort. Si ça se règle sur le plan tel qu’il est prévu par les Américains, ça sera à l’Europe d’assurer la défense de l’Ukraine, donc d’être face à la Russie. Ça veut donc dire que les pays européens vont devoir se réarmer vite et penser stratégique sur du long terme. C’est nouveau et ce ne sont pas que des mots.

Emmanuel Mawet : J’espère que ce mouvement se concrétisera effectivement. Après, j’ai certaines réserves sur les programmes communs, notamment qu’on a avec l’Allemagne, où j’ai l’impression, encore une fois, que c’est la France qui est un peu le dindon de la farce. Notre industrie de défense reste, je dirais, le dernier bastion d’une industrie qui reste performante, avec des talents, et je serais très déçu si elle venait à péricliter petit à petit parce qu’on transfère les savoir-faire aux Allemands qui, par contre ont effectivement beaucoup plus les moyens financiers.

Philippe Latombe : Disons qu’ils ont les moyens financiers, ils n’ont pas de déficit budgétaire comme nous avons pu en avoir depuis des années, il faut quand même qu’on le reconnaisse sur ce sujet-là, en revanche, leur situation économique n’est pas bonne du tout en ce moment. Allez en Allemagne, rencontrez des Allemands, je n’ai jamais vu les Allemands aussi déprimés qu’en ce moment. Leur industrie automobile est en train de se casser la figure. Quand vous avez quasiment la moitié de l’économie qui, de près ou de loin, en comptant les sous-traitants, en comptant un certain nombre de choses, dépend de l’industrie automobile, que les automobiles ne se vendent plus aux États-Unis parce que Trump n’en veut plus, qu’elles ne se vendent plus en Europe parce qu’on a des voitures électriques chinoises qui arrivent, qui ne sont pas chères, que globalement le pouvoir d’achat des Européens a baissé, ça pose un problème. Le nouveau chancelier n’est plus du tout dans la même logique que celle de son prédécesseur, il ne doit plus répondre aux mêmes contraintes et aux mêmes obligations.
Il y aura forcément des programmes communs. Je pense que le fait que la France qui avait développé ses propres systèmes d’armes, qui sont compatibles avec les forces de l’Otan mais qui ne sont pas dépendantes des Américains, est une vraie force. Regardons ce qu’on fait : nos frégates multi-missions, nos FREMM, sont des fleurons. Tout le monde veut des FREMM françaises qu’on a construites notamment avec les Italiens en plus. On sait faire des choses vachement bien. Le Rafale est un bijou de technologie.
La vraie question c’est : fallait-il qu’on construise le Rafale ? C’est du luxe. On en fait cinq par mois. Ne faudrait-il pas trouver un avion qui serait entre le Rafale et le F-35 ? Un truc qui soit un peu plus… Mais on sait faire des choses très bien. On sait faire des missiles très bien, simplement on n’a pas l’outil industriel pour les faire. Là où les Allemands pourraient nous apprendre quelque chose c’est comment on développe cette industrie, comment on recrée de l’emploi industriel, de la BITD [base industrielle et technologique de défense] avec nos savoir-faire et avec une capacité de production accrue. Aujourd’hui, cela peut être le bon partenariat avec les Allemands qui vont devoir tourner leur industrie automobile vers autre chose. Il y a donc un shift à faire de leur part. On peut être dans un rôle gagnant-gagnant, en tout cas je l’espère.

Emmanuel Mawet : Pour pouvoir réussir cette réindustrialisation il y a quand même, je dirais, un écueil que je trouve important et on le voit en France sur d’autres domaines. Quand on cherche à retrouver notre souveraineté par exemple sur les terres rares, ça veut dire qu’il faut construire des usines, éventuellement ouvrir des mines, et là on se retrouve avec la contradiction je dirais très française « oui, mais pas chez moi » et avec une mobilisation de certaines forces de l’échiquier politique qui nous tirent des balles dans le pied, si on veut redevenir une nation industrielle.

Philippe Latombe : Si on veut redevenir une nation vraiment industrielle, il y a un premier travail qu’il faudrait qu’on fasse, je pense que les entreprises sont en train de le faire, en tout cas l’État ne le fait pas assez, il faudrait qu’il le fasse un peu plus, le haut-commissaire au plan devrait se pencher sur le sujet, c’est regarder où sont nos dépendances dans la chaîne d’approvisionnement logistique et regarder où on a le plus de soucis.
On parle des terres rares, parlons des terres rares. Si on veut récupérer le processus de traitement pour pouvoir produire des terres rares, il faut un outil industriel très fort, il faut le construire à partir de rien parce qu’on ne l’a plus.

Emmanuel Mawet : On l’avait.

Philippe Latombe : On avait cet outil il y a très longtemps, mais on ne l’a plus, il faut qu’on le reconstruise
Dans un premier temps, posons-nous la question : à quoi servent les terres rares ? Ça sert notamment à faire des aimants, ça sert notamment à faire des circuits imprimés avec des métaux très particuliers, ça sert à faire un certain nombre de choses. Est-ce que, aujourd’hui, on a la filière d’approvisionnement de ces matériaux-là ? Je ne pense pas. D’ailleurs c’est un des problèmes de Tesla : Tesla utilise beaucoup d’aimants et les aimants viennent de Chine. Les Chinois sont en train de dire à Musk « tes aimants pour tes Tesla, hop ! ». Les droits de douane n’aident pas non plus, donc tant qu’à faire, pendant qu’on y est !
Il faut, aujourd’hui, qu’on retrouve cette capacité de gérer nos filières d’approvisionnement. On a eu un coup de semonce au moment du Covid. On avait dit, à ce moment-là, il faut qu’on réintègre nos filières d’approvisionnement et qu’on les fasse en Europe pour ne pas dépendre des Chinois. Personne n’a retenu les leçons et on se retrouve dans la même situation cinq ans après ! Là, comme ce n’est plus simplement une pandémie mais c’est un mouvement de fond géopolitique de longue durée, il va falloir qu’on s’en occupe.
Ensuite vous avez raison, on a un vrai problème sur la réindustrialisation. Je le vois régulièrement en tant que député en Vendée, c’est la question des éoliennes : « Il faut qu’on mette des éoliennes. – Oui, c’est très bien de mettre des éoliennes », mais chacun les veut ailleurs qu’au fond de son jardin et ailleurs que près de chez lui ! Il va falloir qu’on arrive à régler ça.
Et puis, on a effectivement une question à se poser : comment est-ce qu’on réindustrialise tout en essayant de respecter au maximum les règles de l’écologie, mais une écologie pragmatique et pas systématiquement dire non à une industrie. Si elle est extraordinairement polluante et qu’elle détruit les sols, je peux comprendre, mais quand on dit non parce que c’est une entreprise qui travaille pour l’aviation et que, en plus, c’est de l’aviation de défense, que l’armée ce n’est pas bien, dans le contexte actuel, ce n’est pas raisonnable. Voilà ! Je ne peux pas dire plus que ça. Ce n’est pas raisonnable de se dire qu’on va se passer de construire des turbines d’avion qui vont peut-être aussi nous servir à faire de la défense. Dans le contexte actuel, non !
On l’avait déjà vécu, c’est français, mais il n’y a pas qu’en France que ça se voit. Regarder aux États-Unis un certain nombre de mouvements qui étaient sous cette forme-là, notamment dans les universités, et la cristallisation que ça a fait quand Trump a décidé de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière, ça ne se passe pas bien.

Emmanuel Mawet : Juste pour finir, puisqu’on a élargi un peu les choses. Que ce soit d’ailleurs pour le numérique ou pour se réindustrialiser, il faudrait revenir justement à une énergie abondante et bon marché, donc vraiment se relancer sur la filière nucléaire, c’est quand même celle-là qui nous a permis, pendant très longtemps, d’être compétitifs puisque ça nous permettait d’avoir une énergie abondante et peu chère. N’y a-t-il pas, quand même, une question à se poser sur les accords européens d’énergie qui, pour l’instant, ne nous sont pas favorables ? On se tire des balles dans le pied alors qu’on a quand même des atouts qui nous permettraient, dans une situation budgétaire, pour la France, qui est pour le moins problématique et qui pourraient nous donner, par la création de valeur, des bouffées d’oxygène ?

Philippe Latombe : Oui. La France est coincée entre le marteau et l’enclume. L’enclume, c’est la propension française à se dire systématiquement que l’énergie est un moyen, pour l’État, de faire de l’argent et de faire du budget. Donc systématiquement, dès qu’EDF gagne de l’argent, on lui pique son argent sous forme de dividendes au lieu de lui permettre d’investir, de pouvoir provisionner le démantèlement des centrales qu’il faudra qu’on arrête à un certain moment. Il faut qu’on arrête de penser qu’EDF est simplement une vache à lait pour l’État. Premier point.
La deuxième chose. Il faut effectivement qu’on renégocie l’accord européen. Ce n’est pas qu’il nous est défavorable, c’est que les modalités même de la discussion de l’accord se sont faites avant les changements géopolitiques que nous avons, dans une trajectoire où on était censé développer plus la partie des énergies renouvelables, sauf qu’on se rend bien compte que les énergies renouvelables – les Allemands le vivent – font que le mix énergétique, surtout en hiver, est très défavorable au niveau écologique. La quantité de kilos de COsmall>2 par mégawatt consommé est monstrueuse, c’est beaucoup plus important en Allemagne qu’en France. En fait, toute la négociation est à reprendre sur ces bases-là et, si on le fait sur ces bases-là, on se rendra compte que le nucléaire est une énergie moins salissante. Oui, il faut gérer les déchets ultimes, d’ailleurs peut-être qu’on trouvera des solutions pour les utiliser. Ils sont, en volume, beaucoup moins importants et beaucoup moins impactants pour la planète que des kilos et des tonnes de CO2 qu’on balance parce qu’on utilise des centrales à charbon.
C’est parce que nous avons une filière nucléaire notamment de défense, c’est parce que nous sommes un pays doté, qu’on a gardé cette capacité à faire du nucléaire. Donc là aussi, la spécificité de la défense française est quelque chose qu’il faut qu’on souligne. D’ailleurs, et ce n’est pas pour rien, puisqu’il faut du tritium pour faire des bombes nucléaires, on va utiliser du nucléaire civil, la centrale de Civaux de mémoire, pour pouvoir recréer du tritium. C’est vraiment le bon exemple, ça permet d’avoir de l’énergie, ça permet de faire les choses et c’est parce qu’on a une position de pays doté, avec une défense et une autonomie sur ce sujet, qu’on est en capacité de pouvoir développer des centrales, alors il faut qu’on le fasse. Tout le monde le fait. Les Chinois développent des centrales nucléaires dans tous les coins et puis on a les meilleurs sur le sujet. On a quand même passé un stade : la France est le pays qui a pu maintenir une fusion le plus longtemps possible, 22 minutes ; on a dépassé des Chinois de plus de 30 % parce que nous sommes très bons dans la recherche. Continuons dans ce domaine-là parce que c’est peut-être de là que viendra une énergie qui sera très abondante, pas chère et pas polluante.
Il faut peut-être trouver quelque chose là pour essayer de nous réindustrialiser de façon intelligente.

Emmanuel Mawet : Nous arrivons à la fin de cet entretien.
Si vous aviez, peut-être avec un retour sur le numérique, des messages assez importants à faire passer, que ce soit aux entreprises et aux administrations, quels seraient-ils ?

Philippe Latombe : Le premier, c’est la cybersécurité. Très clairement aujourd’hui plus aucune organisation, publique comme privée, peut se passer de se poser la question de la cybersécurité.
Pour une entreprise, une attaque cyber peut conduire à la mort de l’entreprise.
Pour une organisation, le fait de ne pas se préoccuper de la protection des données des utilisateurs, des usagers – je pense par exemple à ce qui s’est passé chez France travail, ce qui s’est passé dans d’autres administrations –, ça n’est plus acceptable et les Français ne l’accepteront plus.
Il faut donc absolument qu’on intègre la cybersécurité non pas comme une contrainte et comme un coût mais comme quelque chose d’absolument nécessaire, au même titre que d’autres risques que les entreprises doivent considérer parce qu’il faut aussi se dire que si une attaque arrive le chiffre d’affaires de l’entreprise peut dramatiquement baisser parce que plus personne ne lui fait confiance.
Il y a donc une question cybersécurité.
Deuxième message : regardons le monde tel qu’il est vraiment et ne soyons plus naïfs. La crise que nous vivons en Ukraine, avec les Américains mais aussi avec la Chine, fait que nous devons absolument avoir notre propre autonomie stratégique. Ça veut dire qu’il faut que nous reconquérions notre autonomie stratégique. Dans le numérique, ce n’est pas tout basculer des Américains vers les Chinois, parce que les Chinois ne sont pas nos amis, il ne faut pas non plus tomber dans « comme ce sont des ennemis de Trump et nous aussi, les ennemis de mes ennemis sont mes amis. » Non, ce n’est pas vrai, ça ne marche pas avec les Chinois. Il faut donc absolument qu’on développe les choses. Il faut que l’administration comprenne que, maintenant, il faut qu’elle puisse faire que la commande publique se déverse vers les entreprises et européennes sur le sujet et qu’elle arrête de se voiler la face en disant « les outils américains c’est vachement bien, parce que je suis sûr que ça marche et, de toute façon, je ne me ferai jamais engueuler si jamais je les utilise. » Eh bien si, on va faire en sorte que vous vous fassiez engueuler quand vous les utiliserez et qu’il y avait d’autres solutions. Et j’espère que les entreprises vont faire selon le mouvement qu’elles annoncent, c’est-à-dire revenir vers des solutions françaises et européennes. Nous avons, en France et en Europe, toutes les briques logicielles, toutes les briques du numérique en soft. On a une grosse partie des briques de hardware, on a un problème sur les puces qu’on va régler, mais on a quand même des entreprises qui marchent très bien et qui sont en capacité de faire des choses. Allons-y, ne nous posons pas la question, fonçons, on n’a pas le choix !

Emmanuel Mawet : Merci beaucoup Monsieur le Député.

Philippe Latombe : Merci à vous.