Mettre en place une politique publique en faveur du logiciel libre Table ronde

Le logiciel libre incarne la devise française liberté, égalité, fraternité et est un pilier pour toute démocratie à l’heure informatique. Il garantit, par exemple, interopérabilité et indépendance technologique, favorise mutualisation et open data : des sujets essentiels pour toute administration publique.
L’April, accompagnée d’un panel d’intervenants, discutera des meilleurs moyens d’atteindre ce but.

[Avant le début de l’enregistrement Nicolas Vivant, directeur des systèmes d’information de la mairie de Fontaine (38), se présente.]

Marie-Jo Kopp Castinel : [Inaudible], directrice de la société OpenGo [1], prestataire dans notamment les migrations au Libre.

Véronique Torner : Bonjour. Véronique Torner. Je suis la coprésidente d’Alter Way [2]. Nous sommes une ESN [Entreprise de services du numérique] spécialisée en open source. Je suis, par ailleurs, membre du Conseil national du numérique [3] et je suis également administratrice à Syntec Numérique [4].

Loïc Dayot : Je suis DSI [Directeur des systèmes d’information] à Villejuif après être passé dans deux autres collectivités où j’ai eu quelques expériences de migration vers du logiciel libre. Je suis également membre de l’April et anciennement administrateur.

Italo Vignoli : Je suis un des fondateurs du projet LibreOffice. Je suis maintenant responsable du marketing du projet. Je suis aussi dans le bureau de l’Open Source Initiative [5] et je suis un des fondateurs et le président honoraire, à cause de mon âge, de l’association italienne de LibreOffice [LibreItalia].

Étienne Gonnu : Merci à tous de votre présence, de votre participation à cette réflexion. Je m’appelle Étienne Gonnu, je suis chargé de mission affaires publiques pour l’April - association francophone de promotion et de défense du logiciel libre - qui fête d’ailleurs ses 20 ans cette année. Donc 20 ans de combats et de luttes et on espère que ça continue. Moins ça continue, mieux ça veut dire qu’on a avancé, donc croisons les doigts. Merci à nouveau à tous d’être là.

En quoi consiste cette table ronde en deux mots ? Le but c’est de réfléchir à ce sujet, de la politique publique en faveur du logiciel libre. On va essayer d’avoir une conservation ouverte, la plus ouverte possible. N’hésitez pas à intervenir. On aura quelques interventions un peu plus formelles, on va dire, de présentation sur certains sujets. Bien sûr, en une heure et demie, on ne pourra pas balayer tous les aspects. L’idée c’est quand même de dégager les pistes de réflexion, les freins, les opportunités, les évolutions et comment continuer ce travail de promotion du logiciel libre. On va essayer de faire cela sur trois axes :
un premier axe qui sera une réflexion un peu sous le prisme du rôle de la loi, quelque part la politique publique : comment donner une impulsion, comment maintenir aussi l’impulsion et l’avancée du logiciel libre ;
ensuite on réfléchira autour des règles de la commande politique, finalement la politique publique de l’acquisition, comment on acquiert des solutions libres avec comme grosse part, je pense, la réflexion sur l’interopérabilité et les formats ouverts ;
et enfin, on réfléchira ensemble sur l’enjeu de la migration. On partira d’un angle de réflexion sur la bureautique libre, mais pas seulement. C’est une réflexion, je pense, plus globale sur la conduite du changement, la transformation numérique. On aura différents retours sur ces sujets.

Pourquoi est-ce qu’on pense que c’est si important, à l’April, de mettre en place cette politique publique du logiciel libre ?
Déjà, c’est une position qu’on a exprimée pendant le projet de loi pour une République numérique [6], qui a été promulguée le 7 octobre de cette année [2016], qui a reconnu un encouragement au logiciel libre, donc un terme bien faible et non normatif. J’y reviendrai rapidement. Nous, notre position s’exprimait dans cette idée de priorité au logiciel libre, qui s’axe, finalement, sur la devise républicaine liberté, égalité, fraternité. Je pense que c’est un moteur pour le logiciel libre. Au-delà de la potentielle gimmick apparente, il y a une vraie réflexion. C’est donc la liberté des utilisateurs, l’égalité des droits qui pose un peu cette réflexion d’un travail horizontal — on est tous au même au niveau, on travaille tous ensemble —, et qui vient ensuite se renforcer dans cette idée de fraternité, donc la collaboration, le partage, la solidarité. Ces considérations sont vraiment essentielles parce qu’elles placent l’individu et le citoyen et, à travers eux, l’intérêt général, au centre des préoccupations, ce qui doit être le cas de toute politique publique. Et c’est cela qu’on défend lorsqu’on parle de logiciel libre. C’est défendre l’idée que dans une société de plus en plus informatisée, interconnectée, à l’heure du numérique comme on dit souvent, les libertés informatiques sont une précondition essentielle pour l’exercice de toutes les libertés publiques. Et les libertés publiques n’ayant pas de valeur si elles ne sont pas réfléchies collectivement, il faut impérativement une politique publique, une réflexion commune sur le logiciel libre et les libertés informatiques.

Concrètement, pour les administrations, parce que ça va être un peu la focale quand même : comment ça se passe pour les administrations, notamment parce qu’on a la chance d’avoir deux DSI, directeurs des systèmes d’information, avec nous. Les arguments forts qu’on a portés pendant le projet de loi pour une République numérique [6] c’étaient le gage d’interopérabilité, avec les questions des formats, on y reviendra ; les questions de souveraineté, c’était un argument très fort, notamment parce que je pense que c’est dans l’air du temps, c’est un terme qui revient souvent, donc la souveraineté, cette idée de maîtrise et d’indépendance technologique. Et puis les arguments économiques aussi, notamment par la baisse des coûts, mais aussi cette idée de mutualisation et puis un lien fort avec le tissu économique local.

Je vais partir d’une considération un peu idéaliste, mais je ne pense qu’on ne fait pas de politique sans être idéaliste, c’est quelque chose à porter. Bref ! Au-delà de l’informatique en elle-même — quand je dis informatique en tant qu’outil —, si on réfléchit, il me semble qu’en poussant la réflexion en termes de langage informatique comme un patrimoine immatériel commun, en poussant dans ce sens-là il est très difficile, voire impossible, d’envisager tout ce qui pourrait en ressortir, que ce soit en termes de liberté, de progrès, d’essor économique, d’innovation. Et si les personnes publiques s’engagent véritablement en faveur du logiciel libre, pas seulement en soutenant, en s’engageant activement, en participant à leur développement, on peut difficilement savoir jusqu’où ça peut nous mener en termes de progrès et d’innovation.
J’ai conscience de l’idéalisme que j’exprime, mais je pense que le logiciel libre est une question éminemment politique et je pense que c’est le premier point quand on veut réfléchir à comment mettre en place une politique publique : avoir conscience de cette question du politique, à quel point le logiciel libre et les libertés informatiques sont intrinsèquement politiques et je pense que c’est quelque chose qu’il faut aussi développer.
C’est un peu théorique. Comment passe-t-on, finalement, de cette idée de politiser ce débat, de politiser le logiciel libre, à une mise en place d’une politique ? Donc premier axe de réflexion, comme je le disais : la loi, l’impulsion.

Pour donner un contexte très rapidement, il y a eu une évolution quand même, une première avancée assez importante en 2012, la fameuse circulaire Ayrault [7] sur le bon usage du logiciel libre, du nom du Premier ministre du moment, Jean-Marc Ayrault.
En 2013, on a eu la loi sur l’Enseignement supérieur et la Recherche [8] qui a énoncé que les établissements supérieurs devaient utiliser en priorité du logiciel libre.
En Europe, en 2015, dans un rapport sur les questions de surveillance, surveillance de masse, il me semble que c’était le titre exact, de Claude Moraes [9], du nom du rapporteur, qui préconisait, au niveau européen, le recours au logiciel libre.
Donc il y a toute une dynamique de développement de l’intérêt politique du logiciel libre.

Cette année, à l’April, nous avons défendu la priorité au logiciel libre pendant le projet de loi pour une République numérique [6]. Ça veut dire quoi priorité au logiciel libre ? Ça peut se traduire assez simplement par l’idée d’un choix raisonné. Quand une administration doit développer, doit acquérir du logiciel, elle doit prendre en compte les qualités intrinsèques du logiciel libre qui s’expriment donc dans les quatre libertés : usage, modification, partage et redistribution, étude du logiciel libre, donc accès au code source. C’est donc, finalement, une position intermédiaire qui prend un compte qu’il y a un temps d’adaptation, qu’il y a une conduite du changement, qu’il y a un accompagnement des administrations, ça ne se fait pas du jour au lendemain.
Pourquoi recourir à la loi ? Ce n’est, bien sûr, pas le seul angle d’attaque, mais c’est un angle qui est très important et qui se conjugue et qui doit se conjuguer avec tous les niveaux de promotion. La loi doit aiguiller les politiques publiques, ça donne aussi un signal politique fort et c’est cela qu’on poussait avec cette idée de priorité parce que ça envoie un message fort en faveur du logiciel libre, avec cette idée que des décrets viendraient détailler cette mise en place ; en renvoyant à décret et en maintenant juste un principe, ça permet une stabilité de la loi. La priorité c’est le principe et ensuite, selon comment on veut mettre ça en place, on passe par une voie plus réglementaire. C’est donc un simple encouragement qui a été retenu. Une sénatrice a parlé d’une « déclaration de bonnes intentions » [10]. Pourquoi ? Déjà parce que ce n’est pas normatif, il n’y a pas d’obligation : on invite juste les administrations à se pencher sur la question, donc ça a assez peu d’impact. Et puis, politiquement, c’est un terme très faible. Si on réfléchit en termes de signal, on voit qu’il n’est finalement pas très performant.

Avant d’arrêter de monopoliser la parole, je pense qu’il y a deux points qu’il est intéressant à soulever pendant les débats sur ce projet de loi pour une République numérique [6].
Pendant un projet de loi, différents amendements sont étudiés à tour de rôle. Les débats sur cette question du logiciel libre ont été très longs – 45 minutes à l’Assemblée et plus d’une heure au Sénat – ce qui est très long pour des débats sur des amendements, et ça a été trans-partisan : droite comme gauche se sont saisis du sujet et l’ont assez bien défendu. Mais bon, la loi ne fait pas tout et en Italie on a eu un exemple : en 2013 une loi a été passée, et je vais inviter Italo Vignoli à nous parler du texte en lui-même et de la suite que ça a pu donner.

Italo Vignoli : La loi dont on parle, s’est appelée Codice dell’ammistrazione digitale, « Code de l’administration digitale ». Un article, l’article 68, donne avant tout la priorité à la réutilisation de logiciels développés pour l’administration publique ; en second, le logiciel libre ; en troisième le cloud et en quatrième, si on ne peut pas utiliser ça, c’est le logiciel propriétaire.
Que s’est-il passé après la loi ? On peut dire que la loi a créé un problème de conscience aux gens qui ont une conscience, qui sont, je dirais, pas plus de 3 à 5 % du total. Donc les gens qui ont examiné le problème du logiciel libre dans l’administration publique, ce n’est pas plus que 3 à 5 % du total des administrations publiques. En Italie, on a un chiffre de 3 millions et demi de personnes travaillant dans l’administration publique à différents niveaux et il y a un total de 8000, ce ne sont pas des chiffres exacts, mais c’est aux alentours de 8000 organisations dans l’administration publique. Je pense que pas plus de 500 ont adopté le logiciel libre à différents niveaux, surtout qu’il faut faire une différence entre le desktop et la partie serveur. Sur la partie serveur, on peut dire que la loi a contribué, mais il y avait déjà une tendance à avoir des serveurs sur logiciel libre. Et c’est, je dirais que plus de 50 % des administrations publiques ont au minimum un serveur sur Linux.

La vraie différence, la différence vraiment politique, c’est sur le desktop.
Quand on parle de logiciel libre sur le desktop, pas plus que, je pense, 300 à 500 administrations publiques ont viré au logiciel libre, mais il y a un effet. Bien sûr, ce n’est pas évident parce que ça se passe dans les couloirs des ministères et des administrations publiques et pas en public : l’activité de lobbying du logiciel propriétaire a doublé année par année, a doublé sur différents axes, avant tout sur le format ; ils ont ouvert théoriquement le format Microsoft, ils ne l’ont pas ouvert effectivement. Pour avoir un fichier Office Open XML strict, c’est presque impossible. Presque ! J’ai demandé aux employés de Microsoft Italie de m’envoyer des fichiers stricts. Ils ne sont pas capables de les générer parce que c’est tellement peu évident que même les gens qui devraient connaître Office, ne savent pas comment avoir des fichiers stricts. Le processus pour les gérer est tellement différent du processus normal, du comportement normal de l’utilisateur : pour avoir un strict, il faut ouvrir un fichier et, avant de faire n’importe quoi, il faut que vous le sauvegardiez strict. Si vous ouvrez un menu différent de Save as, le fichier n’est plus strict, il est Transitional. Si vous ajoutez un seul caractère, il est 100 % Transitional, c’est donc presque impossible qu’un utilisateur aille produire un Office Open XML strict. Ce n’est pas documenté, bien sûr, et il y a vraiment peu de gens qui savent comment faire.
Il y a une activité importante de lobbying de Microsoft sur le fait que les formats sont ouverts qu’on peut utiliser des formats ouverts, alors qu’ils ne sont pas ouverts.

Ils ont étudié carrément pour empêcher l’interopérabilité.
Utilisation de fontes propriétaires : Calibri, Cambria, Candara, Consolas, Corbel et Constantia sont les six fontes propriétaires et sont les fontes par défaut de Microsoft Office. Elles font partie de la end-user license agreement, donc vous pouvez les utiliser seulement si vous avez une copie légale de Microsoft Office ou de Windows qui installe les fontes et toutes les versions de Windows n’installent pas les fontes.
On est donc vraiment dans un domaine qu’il faut très bien étudier pour avoir une situation légale, complètement légale.

En plus, bien sûr, maintenant il y a un effort important de Microsoft sur le cloud. Ils proposent Office 363, ce n’est pas 365, parce qu’il y a eu deux jours de black out dans l’année, donc on ne peut pas dire 365 +, et on attend un autre produit qui sera 362. Ils disent que c’est une solution qui n’est pas comparable à n’importe quelle autre solution, c’est différent : vous pouvez téléphoner, écrire, faire n’importe quoi, je pense aussi le café avec le cloud de Microsoft ! Bien sûr ils ne parlent jamais du parcours des données entre votre desktop et votre serveur. Et si on connaît Internet, on sait que le parcours des données est bien difficile à connaître. Même si le serveur est en Europe, ce n’est pas évident que les données ne passent pas par un autre continent entre un desktop qui est en Europe et un serveur qui est en Europe. C’est Internet, Internet protocol [11] est fait comme cela et ce n’est pas nous, du logiciel libre, qui avons décidé qu’il serait fait comme ça.

Le résultat final de la loi italienne, c’est que la loi est presque complètement ignorée par tout le monde, parce qu’ils n’ont fait aucun processus d’éducation des gens. Si vous parlez avec le directeur des systèmes informatiques d’une ville italienne de grande dimension, si c’est une personne avec une conscience, il a étudié, il a essayé d’étudier sur les documents créés par l’AGID – Agence pour l’Italie digitale –, c’est le groupe de gens le plus incompétent sur l’informatique qu’ont peut trouver en Italie et, bien sûr, c’est le groupe de référence.
Il y a deux mois, ils nous ont envoyé, comme association LibreItalia, un fichier Powerpoint et nous avons dit : « On ne peut pas l’ouvrir, on n’ouvre pas un format propriétaire ». It ils ne comprenaient pas que nous parlions du format ppt. Ils ont commencé à dire : « Mais c’est un e-mail, vous ne pouvez pas le lire ? — Bien sûr qu’on lit l’e-mail, mais on voudrait avoir un fichier qui ait un format ouvert. » Ils ne comprenaient pas ! Ça ce sont les gens qui doivent donner la direction aux gens qui travaillent dans l’informatique dans l’État italien. Si on part de ce point-là, on n’arrive jamais.

On a la chance de trouver des gens comme les gens du ministère de la Défense qui sont des gens qui ont lu la loi. Ils ont une conscience et ils ont dit : « Il faut faire quelque chose. La loi nous cite directement parce qu’on est un ministère. La loi dit l’administration publique. Un ministère c’est l’administration publique, donc il faut faire quelque chose. » Ils ont fait, bien sûr, une évaluation du logiciel, ils ont fait une évaluation de l’impact de la migration, ils ont demandé des assurances sur la qualité, sur la sécurité du logiciel, c’est absolument normal. En plus, étant le ministère de la Défense, ils travaillent avec du matériel classifié presque chaque jour, ils doivent donc être sûrs de ce qu’ils utilisent et nous avons été très contents de fournir toutes les informations qu’il fallait fournir. Après, ils ont mis ensemble un groupe de gens. Je suis des migrations à l’informatique libre depuis presque 10 ans, je pense que le groupe du ministère de la Défense italienne est le meilleur en termes de qualité que je n’ai jamais vu. Ils ont un groupe de trainers qui sont des militaires, qui sont des gens qui travaillent dans les écoles des forces armées italiennes. Nous avons formé ces gens et ces gens ont appris professionnellement : ils ont contrôlé, vérifié, étudié, testé le software ; ils ont fait des documents, ils ont fait des essais avec une approche vraiment complètement professionnelle. Ils sont maintenant capables de former les gens, parce que la migration va porter sur entre 120 000 et 150 000 PC, donc beaucoup d’utilisateurs. Ils sont en train de faire eux-mêmes la formation des utilisateurs. Le coût de la migration a été minimal, parce que, comme association, nous avons décidé de faire le training comme volontaires : nous n’avons pas été payés, parce que nous voulions donner un signal fort à l’administration publique. Après, tous les frais de la migration sont des frais internes : formateurs internes, techniciens internes du ministère de la Défense qui font l’installation des logiciels.

Je pense donc que si on trouve des gens motivés, bien sûr la loi est suffisante.
Si on ne trouve pas des gens motivés, il faut travailler, former les personnes, expliquer aux gens ce qu’est le logiciel libre. Si on ne fait pas ça, les gens vont utiliser la perception publique du logiciel libre : tout est gratuit, il est fait dans une cave par des gens avec une queue de cheval. Quand je me présente et que je dis : « Je suis le représentant de LibreOffice », ils me regardent et me disent « est-ce que vous êtes sûr ? — Bien sûr que je suis sûr. — Mais vous n’êtes pas jeune. — Ce n’est pas une métrique. — Vos cheveux ne sont pas blancs. — OK. Je n’ai pas le contrôle sur la couleur de mes cheveux. » Je sais que ça nous fait rire, mais la réalité c’est que ce sont les questions des gens qui n’ont jamais eu de relations avec le logiciel libre. Ils ont lu que le logiciel libre c’est mauvais, que si le code est ouvert, c’est moins sûr qu’un code propriétaire, et tout cela.

Étienne Gonnu : Je me permets de vous interrompre. On va peut-être ouvrir le débat.
Merci pour ce tour très complet et très enrichissant. Je pense que ça ouvre beaucoup de points à aborder. Je ne sais pas si quelqu’un veut réagir, veut compléter. Je pense qu’il y a beaucoup de points intéressants qui ont été soulevés sur les formats, sur l’accompagnement.

Véronique Torner : Juste pour rebondir. C’est intéressant cette analyse, dire qu’une loi ne suffit pas. Je crois que c’est important, en effet, qu’à un moment donné il y ait un sujet autour de la loi, parce que ça défend les valeurs d’une République et je pense que là, autour de la table, on partage ces valeurs fortes. Mais ça ne suffit pas, c’est vrai qu’il faut, derrière, un accompagnement de terrain, il faut mettre à la tête, derrière, un programme de diffusion de cette politique, des gens qui sont compétents. Il faut faire un travail de communication pour bien expliquer ce qu’apporte le logiciel libre.
Ce qui me paraît primordial aujourd’hui c’est qu’il y a quand même un changement important, c’est que le numérique est au cœur, aujourd’hui, de toutes les préoccupations. C’était moins le cas il y a dix ans quand nous, acteurs du logiciel libre, nous étions déjà activistes sur un certain nombre de sujets, on parlait de liberté. On était moins entendus, parce que le numérique était peut-être quelque chose d’anecdotique dans notre vie de tous les jours. Aujourd’hui, je pense que tout le monde prend conscience, en tout cas il y a un mouvement, une dynamique forte, de cette prise de conscience que le numérique est au quotidien dans notre vie. Du coup, il y a une sensibilité forte, aujourd’hui, sur l’impact de ce numérique sur nos vies. Les sujets de la liberté, de la transparence sont des sujets importants qui sont au cœur de la société. Et c’est peut-être un moment clef pour nous, acteurs du logiciel libre, de pouvoir réaffirmer les valeurs qui étaient moins entendables avant. C’étaient les mêmes, elles étaient aussi fortes, mais elles étaient moins entendables parce que c’était moins dans la préoccupation du quotidien. Aujourd’hui, c’est une préoccupation quotidienne du citoyen, c’est une préoccupation quotidienne de l’entreprise ; c’est, à mon avis, aussi une préoccupation quotidienne de la sphère publique. Et ça, ça nous permet de repositionner des valeurs fortes dans un moment où on se dit « on est train de construire une société numérique et il faut qu’il y ait un pacte de confiance ». Ce pacte de confiance ne peut se faire qu’avec les solutions libres aujourd’hui, parce qu’elles véhiculent de la transparence, de l’ouverture et ça me paraît important.

Étienne Gonnu : Quelqu’un a envie de réagir ?

Marie-Jo Kopp Castinel : Je réagirais sur ce qu’a dit Italo sur la notion d’expliquer. Avec l’association La Mouette [12], nous essayons d’être de plus en plus présents sur des salons surtout pas informatiques, surtout grand public, parce qu’il faut expliquer. Je pense que Nicolas nous parlera de la migration. Dès qu’on touche au desktop, au poste de travail ça pose problème, mais si on explique, parce que la conduite du changement c’est l’explication. Quand on explique aux gens, ils ne sont pas bêtes, ils comprennent, ils installent LibreOffice [13]le soir chez eux, et je ne vois pas pourquoi ça se passerait mal. Tu vas rebondir.

Nicolas Vivant : Peut-être plutôt tout à l’heure.

Étienne Gonnu : Comme vous voulez, oui. Je suis tout à fait d’accord, notamment sur cette idée de valeur, sur cette idée d’explication aussi au-delà de la loi, la loi c’est un début. Il faut qu’il y ait un engagement réel dans la politique publique et je pense qu’il y a des termes qui n’ont pas trompé et qui montrent encore, je ne sais pas si on peut parler de frein, mais on entend des discours : on n’a pas de neutralité technologique, on n’a pas de biais pour ou contre le logiciel libre, on a peur. Il y a une dépendance avec les communautés, c’est un frein potentiel et c’est là où on a envie de dire justement : « Engagez-vous, ayez un biais pour le Libre, ayez un biais pour ces valeurs. Engagez-vous ! N’ayez pas peur de dépendre des communautés, engagez-vous, faites partie des communautés ! ». Je pense que c’est tout un langage qu’il faut continuer à porter, à construire et ne pas oublier qu’il y a des valeurs qui doivent rester au centre des préoccupations du numérique, comme vous le disiez très bien.

Véronique Torner : Je vais peut-être rebondir aussi sur un autre point qui me paraît important, qu’on disait un peu en l’introduction, c’est que, jusqu’à présent, le logiciel libre était quelque chose un petit peu en périphérie du monde de l’IT [Technologie de l’information]. Je pense qu’aujourd’hui, par rapport à tous les sujets d’actualité que l’on rencontre, finalement toutes les solutions des nouveautés qui sont proposées sont en logiciel libre. Du coup, ça donne aussi une autre dimension au logiciel libre, c’est qu’il n’y a plus cette préoccupation de dire : « Ah, là, là, comment je vais travailler avec les communautés ! », en fait, ça devient quelque chose de lambda, on ne se pose plus la question. De toute manière, la solution proposée aujourd’hui c’est le logiciel libre. Je pense que ça change aussi le paradigme et ça va permettre de diffuser sur un autre créneau, qui sera moins sur les valeurs, mais sur le fait de dire « ces innovations sont les solutions les plus matures, les plus efficaces » et va permettre également de diffuser le logiciel libre.

Loïc Dayot : Je voulais juste mentionner une chose par rapport à l’intervention d’Italo c’était l’aspect contraignant ou incitatif de la loi. Il aurait été intéressant de savoir ce qui se serait passé si la loi avait été contraignante : étaler éventuellement sur plusieurs années, eh bien voilà, chaque année il y a 10 % de l’administration italienne qui passe au Libre. Quelle aurait été le scénario, exactement ? Parce que c’est quand même une différence fondamentale entre une loi qui est juste une incitation, un petit peu comme la loi française, ou une loi qui est contraignante et qui force la marche, même si ça devient un petit peu difficile.

Véronique Torner : Je peux répondre.

Étienne Gonnu : Juste pour compléter, l’idée d’un recours ; est-ce qu’il y a des recours sur cette loi ?

Véronique Torner : Je vais faire un parallèle, par exemple sur l’accessibilité numérique. C’est un sujet sur lequel nous sommes aussi beaucoup positionnés, ce sont des valeurs assez proches des valeurs portées par le logiciel libre.
Aujourd’hui il y a des lois qui sont contraignantes : il y a des amendes, notamment pour les sites qui sont en .gouv.fr. Pour tout le monde, l’accessibilité, c’est rendre accessible, à des personnes qui sont en situation de handicap, l’information de sites web. Eh bien aujourd’hui, malgré ces contraintes, c’est compliqué à déployer cette loi et cette réglementation. Pourquoi ? Parce que c’est compliqué d’aller contrôler, de mettre des amendes. Ce n’est pas non plus dans la culture, ce n’est pas dans notre culture d’aller derrière, je dirais, mettre des amendes.
Vous avez également des lois, je peux donner des lois, par exemple sur les règles de paiement. Aujourd’hui, vous devez payer vos fournisseurs à 30 jours. Bon ! Les fournisseurs ne sont jamais payés à 30 jours. Il y a des contraintes : vous devez payer des pénalités. Dans combien de cas c’est fait ? Je dis juste que même le fait de mettre une contrainte, de l’expérience, de ma petite expérience sur deux sujets – les délais de paiement et l’accessibilité numérique – je n’ai pas vu que ça boostait beaucoup plus. Mais bon !

Étienne Gonnu : Cette loi, ça ne reste pas suffisant en soi quand même.

Nicolas Vivant : On a d’ailleurs un exemple, le Référentiel général de sécurité [14] qui est quelque chose qui été imposé, de la même façon, avec des contraintes et qui n’a pas été respecté par la plupart des communes, parce que c’était lourd, il y a tout un tas de raisons.
Il y a une autre chose. Je ne suis pas particulièrement favorable, par exemple, à ce qu’il y ait quelque chose de très contraignant. Je pense qu’il y a une maturité aujourd’hui du logiciel libre qui est extraordinaire et dont les gens n’ont pas encore conscience. On sait tous que c’est un changement culturel qu’il faut opérer et, d’expérience, c’est plutôt de prêcher par l’exemple qui fonctionne que par la contrainte. Très récemment, à Fontaines, on a adapté pour la gestion de notre processus de recrutement, donc de l’arrivée des candidatures jusqu’au recrutement de la personne, un module d’un logiciel libre qui s’appelle Odoo [15], qui ne nous a absolument rien coûté, qu’on opère en interne et qui fonctionne merveilleusement bien. Il faut savoir que la plupart des communes gèrent leurs processus de recrutements à base de tableurs, très peu ont des logiciels. Ça c’est su très rapidement. On a eu des demandes d’installation de ce logiciel d’autres communes. Et comme, évidemment, nous sommes dans une démarche de promotion du libre, nous n’avons pas dit non, donc on a déployé ce module de Odoo sur quatre communes de l’agglomération grenobloise.
Je pense que la bonne façon de fonctionner c’est plutôt celle-ci, dire : « Il existe des outils qui sont libres, qui sont les meilleurs, en fait, qui ne vont rien vous coûter ou très peu, en tout cas beaucoup moins cher qu’un logiciel propriétaire que vous pourriez acheter, et on est prêt à vous expliquer comment les installer ou à vous indiquer un prestataire ».

Il y a une autre chose qui est important dans le fonctionnement du Libre : dès qu’on est sur du Libre, on revient sur une économie, sur un cercle vertueux au niveau économique. C’est-à-dire qu’au pire, puisqu’on n’achète pas de licences, on va acheter de la prestation, soit de formation, soit d’installation, de conduite au changement. Dans ces cas-là, on n’a pas de raisons de faire appel à une société qui se trouve en Australie. On est entourés de prestataires locaux qui savent faire tout ça. Pour une commune, c’est vachement important : quand on fait appel à un prestataire local, c’est un acteur économique de la commune, parce que ce sont des gens de la commune qui vont bosser, qui vont payer des impôts. Vous voyez le cercle vertueux dans lequel on rentre ! Il y a une proximité, il y a une réactivité et en même temps, au niveau économique, on est sur quelque chose de vertueux.

Moi je suis plutôt partisan de ce discours-là, de dire : « Vous savez, ça marche très bien, à un point que vous n’imaginez pas — parce que le problème c’est ça, les gens ne savent pas — et je suis prêt à vous le montrer et à partager avec vous. »

Étienne Gonnu : Je pense que vous m’offrez une transition sauf si quelqu’un veut rajouter un point ici, mais je pense qu’il y a une belle transition sur l’axe qui serait une réflexion plus sur le code des marchés publics. C’est une réflexion dans la façon dont les administrations et les collectivités acquièrent du logiciel libre, passent au logiciel libre.
Juste pour conclure, je pense qu’il faut multiplier les discours. Si la collectivité a déjà, peut-être, ces valeurs-là ou prend conscience de cela, je pense que c’est important d’avoir un message politique qui invite à se poser ces questions-là.

Je pense qu’on va pouvoir passer, pour respecter le chronomètre, à l’axe suivant, donc les réflexions sur l’acquisition. Je pense qu’on aura un gros axe sur les formats dont on pourra parler.

Je veux juste re-contextualiser un peu, rappeler un argument qui a été souvent difficile à faire comprendre au niveau du projet de loi pour une République numérique [6], notamment en lien avec le code des marchés publics. On parle souvent d’égalité d’accès : quand il y a un marché public, tous les candidats doivent être traités également, avoir un égal accès ; par exemple, on n’a pas le droit de citer de marques dans un appel d’offres. C’est important de rappeler que le logiciel libre, ce n’est pas un produit, c’est une licence. Ce n’est pas un critère technique, c’est un critère juridique. Déjà, dès 2011, le Conseil d’État a rappelé que si on peut faire des appels d’offres basés sur un logiciel libre, on fait un appel d’offres de prestation dessus, il n’y a pas de problème : parce que c’est un logiciel libre, n’importe qui peut venir travailler dessus [16]. Je pense que c’est un argument qui a été difficile à faire passer, mais on a senti, pendant les débats, que ça commençait à rentrer dans les têtes.

Vous avez parlé de Référentiel général de sécurité [14], je pense qu’il y a un référentiel qui est très important aussi, qui malheureusement manque encore d’application, c’est le Référentiel général d’interopérabilité [17] qui a connu cette année une évolution importante. C’est-à-dire qu’avant le format OXML, dont a parlé Italo, faisait partie des formats recommandés. Il a été déclassé, maintenant c’est seulement le format ODF.
On a également la circulaire Ayrault [7] dont je parlais, de 2012, du Premier ministre Jean-Marc Ayrault, sur le bon usage du logiciel libre.

Peut-être une première question à nos DSI, puisqu’on a la chance d’avoir deux DSI parmi nous. Je ne sais pas s’il y a un impact de ce référentiels, l’interopérabilité, la circulaire Ayrault, est-ce qu’il y a eu des évolutions suite à leur publication. Loïc peut-être ? Ou si vous avez d’autres choses à évoquer.

Loïc Dayot : Je vais répondre et puis je vais parler d’autre chose comme j’ai le micro.
Le RGI a pas mal aidé comme argument supplémentaire pour essayer de convaincre les décideurs politiques, les directions générales, je parle à l’échelle d’une ville. Il a aidé, mais il est loin d’être suffisant. Il y en plein de contraintes. On parle d’accessibilité, mais il y en a plein d’autres sur l’archivage, récemment sur la souveraineté. Plein de choses, et on ne respecte pas forcément tout. C’est un argument supplémentaire, ça sert beaucoup. Ça a fait beaucoup de mal quand il y a eu effectivement le Office Open — j’ai du mal à dire Open — XML de Microsoft, qui est apparu dans le RGI, ça a fait assez mal pour expliquer les nuances, les subtilités. Bon !
La circulaire Ayrault [7], c’est pareil en fait. C’est-à-dire que si on était dans une dynamique où on était en train d’essayer de convaincre, ou de se convaincre, ou des choses comme ça, ça pouvait être un argument supplémentaire, mais sinon, j’ai envie de dire, c’est presque lettre morte dans des administrations locales ou ministérielles, je ne sais pas.

Je veux bien revenir un petit peu sur les marchés publics puisque tu l’évoquais tout à l’heure.
Ça fait un petit moment que je suis effectivement dans les collectivités, j’ai eu l’occasion de monter des marchés publics pour toutes sortes de choses et, finalement, j’ai eu trois cas liés directement au logiciel libre.
Il y avait le cas que tu évoquais, qui est un marché de demande de prestation autour d’un logiciel téléchargé par la collectivité. Ça, ça passe très bien, c’est sans problème. En plus, on arrive à trouver des sociétés SS2L [Société de services en logiciels libres] qui répondent, qui sont aussi bonnes et aussi mauvaises que les propriétaires, les deux sont possibles. Donc de côté-là, il y a égalité. On y arrive.
Là où il y a un petit peu plus de problèmes, c’est lorsqu’on fait des marchés où on souhaite qu’il y ait une vraie concurrence, c’est-à-dire qu’on ouvre complètement avec un certain nombre de conditions sur, justement, les aspects d’interopérabilité. Ce n’est pas tout à fait nouveau mais c’est encore plus fort maintenant que les systèmes d’information sont de plus en plus intégrés, c’est-à-dire que tous les éléments du système d’information doivent communiquer entre eux, plus ça va, plus ça va dans ce sens-là. Eh bien là, malheureusement, ce n’est pas le montage du marché qui pose problème, ce sont les réponses. C’est-à-dire qu’on a quand même relativement peu de réponses, ou même pas de réponses. Dans les exemples que j’ai en tête ou que j’ai pu mettre en place, quand il y a des SS2L qui ont répondu, sur des choses qui n’étaient pas spécifiquement du logiciel libre, c’était parce que j’étais allé les chercher. C’est à la limite de la légalité, en réalité. Normalement, c’est publié et puis voilà ! Et en plus, ce ne sont pas forcément ces SS2L qui remportent. En fait, je n’ai pas de cas où elles ont remporté, pour tout dire.
J’avais un troisième cas de marché, c’est où on contraint que ce qui sera produit soit placé sous une licence libre. Ça fonctionne aussi. Pour peu que ce soit validé, bien sûr, au moment du montage, mais ça marche bien aussi et effectivement ça fonctionne, ou ça ne fonctionne pas, suivant les prestataires encore une fois, mais ça ne pose pas de problème. Du coup c’est effectivement reversé, réutilisé, on ne le sait jamais d’avance, mais voilà.

Il y a quelques difficultés, quand même, sur les marchés propres au logiciel libre. En fait, il y a une prime négative au premier entrant : quand il n’y a pas une solution complètement clefs en main, comme du propriétaire, ce qui ne donne pas de valeur ajoutée au logiciel libre finalement, ce qui est intéressant c’est justement, il va pouvoir y avoir des choses un peu hyper-adaptées, c’est qu’il faut payer parce qu’on est souvent le premier à le demander. Donc il y a une prime négative à l’entrée vers le logiciel libre, tant que ce n’est pas très répandu.
On pourrait se dire que le modèle du logiciel libre permet de faire autrement, c’est-à-dire qu’il permet de mutualiser les efforts, mais, en fait, les marchés publics ne sont pas du tout faits comme ça. Et ça, ça ne marche effectivement que quand il y a une confiance qui est établie entre un prestataire et la collectivité ou l’administration sur « on ne va pas être complètement réglo, marché public, etc., on va faire des choses de gré à gré, basées sur de la confiance », on va avancer sur des développements en mode agile, par exemple, qui vont être plus adaptés, des choses comme ça, et ça se paye aussi.

Petite autre difficulté liée aussi aux marchés, c’est que souvent, par exemple quand ce sont des marchés de prestation pour de l’installation, ça a plus de mal à passer en investissement, du coup ça coûte plus cher pour les administrations, puisque ça passe en fonctionnement. J’ai terminé.

Nicolas Vivant : Je n’ai pas grand-chose à ajouter sur cet aspect des marchés puisque je rencontre à peu près les mêmes difficultés ou les mêmes absences de difficultés, d’ailleurs, pour monter des marchés publics autour du Libre. Nous avons une dimension qui va un peu au-delà de l’indépendance, qui est plutôt de l’ordre de l’autonomie du fait qu’on fait relativement peu de marchés parce que, en général on installe, on paramètre et on supporte nous-mêmes les logiciels. On n’est pas non plus une commune gigantesque, donc, étant donné qu’on a les compétences en interne, on peut se permettre de le faire.

Je voulais juste rajouter un petit point important, une chose très importante sur la migration vers le Libre. J’ai la chance d’être dans une commune où il n’y a pas de ligne budgétaire liée à l’informatique en dehors de mon budget, ce qui me permet de piloter l’ensemble ou au moins d’avoir un regard sur l’ensemble des projets qui touchent de près ou de loin l’informatique. Pourquoi c’est très important ? Parce que le DSI est le garant de la cohérence du système d’information, l’interopérabilité est évidemment de plus en plus importante, et on peut se retrouver assez facilement, si on n’est pas organisé comme ça, avec des achats, des marchés, qui viennent disons perturber l’effort de passage au Libre.

Je vais prendre un exemple très concret, le marché des copieurs et imprimantes. Quand vous faites un marché pour des copieurs avec des imprimantes, il y a un gros travail à faire pour arriver, par exemple, à avoir suffisamment de réponses de prestataires qui sont capables de fournir des pilotes de qualité et compatibles avec Linux, si vous avez attaqué le passage à Linux, par exemple de vos écoles. Si on ne prend pas ça en compte, on risque de se retrouver avec des écoles qui ont des superbes destop sous Linux, qui fonctionnent très bien, qui sont stables, mais qui ne peuvent pas imprimer. Et là, les choses se compliquent énormément.
Rien, dans le code des marchés publics, nous aide à faire ça. Ça doit être un travail, je vais dire, intellectuel de la DSI que de s’assurer de cette cohérence-là. Et, tel que le code des publics est fait, ce n’est pas très facile à intégrer. Parce qu’on a, un petit peu comme Microsoft avec son format faussement ouvert, des constructeurs, notamment de copieurs, qui font des pilotes faussement Linux. Il y a des pilotes pour Linux, vous pouvez les télécharger, vous pouvez les installer, et puis ça fait n’importe quoi, mais ils sont là ! C’est donc compliqué pour arriver à faire de ça un critère discriminant dans le cadre d’un marché public !

Étienne Gonnu : Je vais relancer tout de suite sur quelque chose que vous avez mentionné. Considérez-vous que le code des marchés publics est construit avec un prisme considérant presque le logiciel privateur comme la norme et après, si on veut faire des marchés sur le logiciel libre, il faut s’adapter par rapport à cette norme ? Ou c’est juste que ça n’a pas été pris en compte et finalement le code des marchés publics n’est pas très adapté aux systèmes d’information et à l’acquisition de logiciels et tout ce qui s’ensuit ?

Nicolas Vivant : Le code des marchés publics est plutôt bien fait, en réalité. Pour ce qui est du contrôle du bon usage de l’argent public, il est plutôt bien fait. Il est là pour que le plus de gens possibles puissent répondre à une offre et puis que vous preniez celui qui coûte le moins cher, tout en correspondant à vos besoins. Je caricature, mais, en gros, c’est ça.
C’est plutôt que les pilotes pour Windows existent sur tous les types de matériels parce que c’est l’OS le plus utilisé aujourd’hui, on ne peut pas le nier. Les pilotes sous Linux existent dans la plupart des cas. Simplement, c’est comment tourner la phrase. Dans un marché que vous faites pour des copieurs si vous dites : « il faut qu’il existe des pilotes pour Linux », vous pouvez vous retrouver avec du matériel inutilisable, en fait. Comment aller plus loin que ça dans la définition de ce qu’on attend tout en conservant l’esprit du code des marchés publics qui est qu’un maximum de gens puisse répondre. On peut assez vite vous accuser de favoriser ce constructeur parce que vous êtes allé trop loin dans la définition technique de ce que vous attendiez.

Le code des marchés publics a aussi autorisé des clauses sociales, sur les marchés. Les clauses écologiques, ça n’existait pas avant, maintenant ça existe. On pourrait imaginer les clauses libres, pourquoi pas ? Les clauses sociales et les clauses écologiques, si on exagère, c’est une première violation de la concurrence, puis que le code doit permettre la concurrence libre. Toutes les entreprises doivent être capables de répondre, doivent pouvoir répondre à un marché public. On a mis des clauses sociales pour certaines choses. Par exemple, on fait maintenant des marchés sur des marchés de travaux où on dit « on veut que vous embauchiez des jeunes de tel bassin emploi ». C’est une clause discriminante ! Et la clause écologique pareil. Mais bon ! C’est parce que derrière la société a fait en sorte que ces choses-là soient considérées comme un plus. Donc pourquoi pas une clause libre ? Mais il faut faire pression.

Étienne Gonnu : Est-ce que le Référentiel général d’interopérabilité ne pourrait pas avoir… ? Je suis tout à fait d’accord avec ça, je pense qu’il faudrait tendre à ça. Et ça veut dire aussi, du coup, prendre conscience de l’impact politique, comme on pu avoir conscience quand on a politisé, finalement, le côté écologique, ce n’était pas juste à la marge, mais une considération centrale. Les libertés, à l’heure numérique, le sont aussi. Est-ce que le Référentiel général d’interopérabilité et la question sur les formats peut déjà être un pas dans cette direction-là ?

Loïc Dayot : Dans les marchés publics, en fait, on met toutes les normes, la législation, les référentiels qui s’imposent à nous, on les met obligatoirement. Ensuite, quand on demande effectivement les réponses, en fait il n’y en a jamais qui sont complètement carrées, qui sont à la fois accessibles, interopérables, sécurisées selon les trois référentiels, plus qui respectent la LCEN [18], la LOPPSI [19], toutes les lois qui s’appliquent, l’archivage, etc., en fait, il n’y en a pas qui répondent. Donc on est obligés, de toutes façons de composer. Ce sont des points en plus, en moins, ça fait partie des critères.

Étienne Gonnu : Pour revenir sur un autre un autre point que vous aviez évoqué, le problème de la réponse aux appels d’offres. À quoi ça peut être dû ? C’est un problème de maturité et ça va se résorber avec l’évolution des formations et des prises de conscience ? À quoi ça peut être lié ?

Marie-Jo Kopp Castinel : Je vais pendre ma casquette PLOSS-RA d’entreprises du Logiciel Libre établies en Auvergne Rhône-Alpes [20], entreprises du Libre. Je fais partie du CNLL [21]. Je crois que 95 % des entreprises du Libre sont des TPE de une à cinq personnes, à peu près. Donc répondre à un appel d’offre, c’est monstrueux. Pour vous, le faire, c’est monstrueux. Pour nous de répondre, c’est cinq jours d’investissement, quand ce n’est pas plus, quand ce n’est pas six jours. Une TPE ne peut pas se permettre d’investir cinq ou dix jours en se disant qu’il y a une chance sur deux que les dés soient pipés et que, de toutes façons, le fournisseur les a déjà invités plusieurs fois au restaurant avant. Je crois que c’est très clair. Je ne réponds pas à tous les appels d’offres, je n’ai pas les moyens !

Étienne Gonnu : Quand on parlait de normes construites autour des logiciels privateurs, c’est peut-être plus, c’est construit pour les grosses boîtes qui sont capables de répondre. Il y a un vrai problème, ce n’est pas adapté.

Véronique Torner : Je ne sais pas si c’est un problème là, que c’est construit pour les logiciels propriétaires. Je crois que la difficulté, aujourd’hui, c’est ce que n’est pas adapté à un écosystème de petites et moyennes entreprises, mais c’est global à d’autres problématiques, en dehors du logiciel, en fait. Aujourd’hui le code des marchés publics est lourd, ce qui fait que pour une PME, une TPE, il y a une difficulté. Le gouvernement, l’administration font quand même des efforts pour faciliter cet accès au panel des petites et moyennes entreprises, ils essaient de simplifier des réponses. Bon ! Je sais pas exactement où on en est aujourd’hui ; c’est plus l’accès pour des petites et moyennes entreprises. Je ne suis pas sûre que ça soit lié au fait que ça soit fait pour du logiciel propriétaire.

Par rapport à la réponse, tout à l’heure, des problématiques de drivers pour des copieurs, etc., j’imagine qu’on a aussi la problématique, que ce serait vrai pour des solutions propriétaires. À un moment donné il y a un choix qui est fait sur des critères qui sont papier. Peut-être qu’une évolution du code des marchés publics serait d’organiser des POC qui seraient financés pour prouver que les solutions marchent, parce que c’est aussi une problématique.

Étienne Gonnu : Vous pouvez préciser POC, peut-être ?

Véronique Torner : Proof of concept, faire des maquettes. Et c’est vrai que là, aujourd’hui, on est jugé sur des dossiers papier. Du coup, vous pouvez choisir une société finalement qui a bien rempli un beau dossier papier, avec des critères de prix intéressants, mais in fine ! C’est pour cela, aussi, qu’il est intéressant, et c’est souvent le cas, de demander un certain nombre de références pour s’assurer que la solution fonctionne, etc.

Nicolas Vivant : Je voulais dire que jusqu’à 15 000 euros d’achats, la mise en concurrence est extrêmement simple. On ne demande pas de remplir des dossiers gigantesques, etc. Il n’y a pas beaucoup d’achats, dans les communes, qui dépassent 15 000 euros.

Je voulais juste rebondir parce que vous avez parlé justement des compétences. C’est effectivement un vrai problème, dans les administrations, d’avoir les compétences pour être capable de juger ces réponses types. Ça demande une technicité qui est largement au-delà de ce qui est demandé pour n’importe quel logiciel propriétaire. Il ne suffit pas de s’arrêter aux critères, etc., il faut aller beaucoup plus profondément donc il faut avoir les compétences pour le faire, ce qui n’est pas forcément le cas si on a des petites DSI.

CC’est là qu’un projet de passage au Libre, vous avez tout à fait raison, va bien au-delà de l’informatique, c’est-à-dire qu’il ne faut pas seulement qu’il y ait une cohérence en termes que système d’information, il faut aussi qu’il y ait une cohérence en termes de recrutement. Dans le public on a la malchance de ne pas avoir ni de carotte ni de bâton. On ne peut ni licencier les gens ou menacer de les licencier, ni les augmenter et on a des gens qui peuvent rester là très longtemps sur des postes, on a un turn over qui n’est quand même pas gigantesque.
Si on n’a absolument pas de compétences au sein de sa DSI, de sa petite DSI, on a trois agents et, quand il y en a un qui part, il ne faut surtout pas rater le coche. C’est là qu’il faut pouvoir travailler avec le service recrutement pour dire « attention, je cherche des compétences bien spécifiques et ces compétences tournent autour du logiciel libre ».
C’est vrai que c’est un projet vraiment global, en tout cas si on veut que ce soit un succès, qui va bien au-delà de la seule informatique.

Étienne Gonnu : Sauf s’il y a une autre question, vous m’offrez à nouveau une transition vers l’axe suivant. Là, finalement, on ne touche pas seulement une question du pourquoi mettre en place une politique publique, ce qu’il faut c’est induire cette vision, on en a un peu parlé, il faut avoir une vision globale. C’est quelque chose qui peut être réfléchi effectivement en termes de matériels, en termes de formation, d’investissement sur le plus long terme.
Du coup, peut-être pouvez-vous nous parler de comment ça c’est fait, comment la ville de Fontaine s’est saisie de ces sujets-là et comment cette migration a pu être faite ?

Nicolas Vivant : La ville de Fontaine s’intéresse au logiciel libre depuis très longtemps, ça fait une quinzaine d’années, donc c’est vraiment long, et on a pris le temps de faire les choses. Au départ, le moteur, c’est une volonté politique. Il y a quinze ans, on n’était pas dans la situation financière dans laquelle les collectivités se trouvent aujourd’hui. Je ne dis pas qu’on roulait sur l’or, mais ce n’était pas un problème aussi prégnant qu’il peut l’être aujourd’hui, donc le choix s’est fait sur des valeurs. Au départ c’était la proximité : les valeurs du logiciel libre avec les valeurs du service public. Un certain nombre d’élus portaient ça. Vous connaissez les valeurs, ce sont les valeurs de transparence ; c’est quelque chose qui n’a pas pour objectif premier une recherche de profit ou d’économie. Ce sont donc les valeurs de partage, de transparence, de travail en communauté, qui sont des valeurs du service public.

C’était le moteur, au départ, et le premier travail qui a été fait c’est un travail qui était peu visible, finalement, au niveau des utilisateurs finaux, qui était un travail sur l’infrastructure : c’est-à-dire sur le serveur de fichiers, sur, je ne sais pas, l’adressage IP. Donc des serveurs qui tournaient sous Linux et puis un système de messagerie qui était Postfix [22] ; on est parti sur des solutions libres comme ça, c’était complètement invisible pour les gens.
Et puis assez rapidement, il y a donc une dizaine d’années, on a commencé à toucher à la bureautique, mais sur des choses qui n’étaient pas des enjeux forts. Typiquement le navigateur, il y a une dizaine d’années, c’est le moment où Firefox est devenu bien supérieur à Internet Explorer, donc ça n’a pas été très compliqué de demander à des gens d’utiliser, en mairie, des choses qui, de toutes façons, ils utilisaient à la maison pour la plupart. Là on a un petit peu Chrome qui nous bouscule, les gens ont tendance à mettre ça chez eux, parfois contre leur gré, mais bon !, ils ont tendance à essayer un petit peu ça. Donc le passage, le changement de navigateur n’a pas été compliqué. On parlait tout à l’heure de privé/public, dans une période où le navigateur recommandé par défaut c’était IE8 dans certaines entreprises de haute technologie française, nous étions sur la dernière version de Firefox !
Et puis, comme client e-mail, on est assez vite parti sur Thunderbird. C’est la même chose, le client de messagerie c’est rarement un enjeu parce que les gens sont habitués à avoir différents clients de messagerie. Ils sont habitués à utiliser un Webmail pour leurs besoins personnels chez Free, chez leur fournisseur d’accès, à avoir, éventuellement, un Outlook à la maison et puis autre chose au boulot. Une fois qu’ils ont trouvé la touche « supprimer, transférer, répondre à tous », voilà ! Disons que n’a pas vraiment été un enjeu.

Petit à petit, comme ça, le logiciel libre s’est imposé sur les desktop en partant de là. Et puis VLC [23] pour la lecture de fichiers multimédia et puis, on est arrivé à la suite Office. Et là les choses se sont un petit peu compliquées. Microsoft Office était évidemment la suite qui était installée partout et on a attaqué le passage à OpenOffice à l’époque, et on s’est heurté à une difficulté et c’est là que la stratégie de déploiement, en fait, prend toute son importance. Il ne suffit pas d’installer OpenOffice sur les postes pour que les gens l’utilisent ; il ne suffit pas, non plus, de dire aux gens que c’est bien de l’utiliser pour que les gens l’utilisent. En fait, quand les gens connaissent quelque chose et qu’ils ont des compétences, parce que c’est vraiment un problème de compétences, ils ont des compétences sur un outil et parfois, il a été compliqué d’obtenir ces compétences, ils n’ont pas forcément envie de se mettre en danger pour la cause ! Donc, pour que ce projet de passage à la suite libre soit un succès, il y a eu deux axes principaux.

Le premier ça a été de modifier les formations de bureautique qu’on avait en mairie, pour que ce soit des formations à la migration et puis des formations à la bureautique. C’est-à-dire comment faire sur Writer ce que je sais faire sur Word, en gros, et comment faire sur Calc ce que je sais faire sur Excel, avec une demi-journée de la formation qui était que les gens venaient avec leurs fichiers sur une clef USB et on les aidait à migrer leurs documents de travail, les documents qu’ils utilisaient au quotidien, sur la solution libre. Leur expliquer, par exemple, qu’il ne suffit pas de changer l’extension .xls en extension .ods pour que la migration soit effective ; que prendre un fichier et faire « fichier enregistrer sous », en faire un .ods, ça peut donner parfois des résultats bizarres. Il y a donc eu cette aide.

Et puis, en parallèle, on n’a pas touché aux postes installés. Simplement tout nouveau poste — parce qu’on a quand même un renouvellement des postes dans le temps, nous c’était 20 % du parc chaque année —, tous les postes qu’on changeait étaient livrés avec OpenOffice et plus Microsoft Office, mais ce n’était pas interdit d’avoir Microsoft Office. On n’a jamais tenu ces propos-là parce qu’on avait un certain nombre de logiciels propriétaires qui n’étaient pas compatibles. C’est de moins en moins le cas, heureusement, mais, à l’époque, il y a avait encore quelques logiciels qui étaient incompatibles. Donc si la personne souhaitait Word ou Excel, on avait un technicien du service informatique qui se déplaçait et qui essayait d’évaluer si c’était effectivement un problème technique, d’incompatibilité avec un logiciel, ou un problème de formation. Il nous est effectivement arrivé de réinstaller Word et Excel sur certains postes, une petite minorité. Et puis on a encouragé des gens à aller en formation quand on a vu que l’obstacle était culturel. Ça a pris donc un peu de temps puisque le renouvellement total du parc c’est sur cinq ans. Ça a pris un peu de temps pour se mettre en place et on a pu considérer que c’était un succès au moment où LibreOffice est devenu très majoritaire dans la mairie. Parce que, à ce moment-là, ce sont ceux qui envoyaient des .doc qui devenaient le problème et pas ceux qui envoyaient des .odt. On a mis du temps, c’est une migration qui a pris trois ans, trois à quatre ans et puis, aujourd’hui, on est en train de se séparer de nos derniers OpenOffice parce que ça part un peu en cacahuètes, mais aujourd’hui, LibreOffice est naturellement utilisé par tous. Voilà !

Assez rapidement donc, on s’est retrouvé, en 2014, avec des postes sous Windows, sur lesquels on n’avait quasiment plus que du logiciel libre, que ce soit la suite LibreOffice, le navigateur, le client de messagerie, le lecteur multimédia. 2014 est une période charnière pour nous et pour tout le monde je crois, c’est la sortie de Windows 8 et là les gens ont pris peur, ils ont dit « c’est horrible, on est perdus, machin ». Les dernières versions de Microsoft Office, pareil, avaient fait un peu peur aux gens avec les changements de menus complètement ! Et, en parallèle, la sortie d’Ubuntu [24] 14.04 qui était un modèle de simplicité et d’efficacité. On s’est donc posé la question du passage à Linux des postes clients à ce moment-là.

Encore une fois, on n’est pas parti sur quelque chose de contraignant. On est d’abord parti sur un bêta test, parce qu’on a tenu à travailler sur l’interface utilisateur de façon très sérieuse et très fine. Sous Windows 8, on a vécu l’angoisse du « windosien » qui n’a plus son bouton « démarrer ». Vous vous souvenez de cette levée de boucliers, il n’y a pas eu des manifestations dans la rue, mais on n’était pas loin, parce que « oh, là, là, je n’ai plus mon bouton démarrer ». Donc typiquement, sur la distribution Linux qu’on a choisie, on a tenu à ce qu’il y ait un bouton « démarrer », parce qu’on savait que c’était quelque chose de potentiellement bloquant. On est parti sur elementary OS [25] pour les gens qui connaissent. On l’a adapté, on a énormément travaillé sur l’interface graphique. On tenait à ce qu’elle soit belle, qu’elle soit efficace, qu’elle tourne sur des machines un peu anciennes, et qu’elle soit parfaitement au système d’information, c’est-à-dire qu’on ait exactement le même niveau de service, voire un niveau de service supérieur quand on passait sous Linux par rapport à celui qu’on avait sous Windows. Ça veut dire la remontée de profils automatiques, ça veut dire la remontée des disques partagés, l’intégration parfaite avec notre système d’annuaire, bon ! Ce qui permet donc à tout utilisateur de Fontaine de se connecter sur n’importe quel PC de la ville avec ses identifiants et son mot de passe et de retrouver son environnement de travail. Ça a été un énorme travail et, une fois qu’on a eu quelque chose d’à peu près fonctionnel, on a mis en place un bêta test — ça faisait aussi partie de la stratégie du déploiement — et dans ce bêta test, on a mis quelques personnes clefs, quelques utilisateurs clefs de la commune, une secrétaire, des personnes dans différents services et surtout, on a mis tous les décideurs. Donc on a mis toute la direction générale, du DGS au DGA [Directeurs généraux des services et leurs adjoints], et on a mis tous les élus.
Cette façon de procéder était un peu fourbe de notre part parce que l’objectif c’était de les faire bosser trois mois sur cette solution-là et on se disait s’ils survivent à ça, ça va être compliqué pour les autres agents de leur dire « non, non, ça ne marche pas du tout », alors qu’eux-mêmes sont dessus depuis trois mois. C’était une petite fourberie et un grand risque parce c’étaient les décideurs qu’on mettait en difficulté et puis ça s’est très bien passé, donc on a attaqué le déploiement aux agents sur la ville.

Encore une fois, on a souhaité prêcher par l’exemple plutôt que par la contrainte ou d’être dans les grands discours. Au départ c’est parti sur un plan de volontariat, nous on s’engageait à installer Linux et à le supporter aux gens qui souhaitaient l’avoir. Et, mine de rien, c’est 10 % du parc qui est passé comme ça sous Linux.

Ensuite on s’est intéressé aux écoles. Même chose, on a réuni les directeurs d’école et on demandé « qui est volontaire pour passer sous Linux ? ». On a attaqué le passage à Linux des écoles. Après cette phase de volontariat, qui continue, on continue à avoir des demandes, on est rentré dans une phase d’incitation. Maintenant, quand on remplace un poste, on propose Linux, mais si la personne dit non, on n’insiste pas, on installe Windows.

Aujourd’hui [2016], donc deux ans plus tard, on est à 25 % du parc. Ce n’est pas énorme, ce n’est pas énorme. On ne pense pas atteindre 100 % de machines sous Linux sur notre parc, ce n’est pas l’objectif. Il y a des gens qui ne pourront pas parce qu’ils ont encore des logiciels, malheureusement, des logiciels métiers, qui sont client/serveur qui tournent sous Windows. Mais on continue à avoir des demandes, on continue à migrer des écoles, avec une résistance qui est nulle, en fait, parce qu’on est, encore une fois, sur un plan de volontariat. Et puis des demandes qui nous font plaisir parce que des personnes qui étaient vraiment méfiantes par rapport à Linux et qui, parce qu’elles voient travailler les gens autour d’elles sous Linux et elles voient que ça se passe bien, nous réclament de l’installer. On a même des effets de groupe. C’est marrant, on a réussi à inverser un petit peu le truc. Quand il y a un service avec cinq personnes, qu’il y en a quatre qui sont sous Linux, eh bien la cinquième a honte en fait. Donc on a des demandes.

Aujourd’hui, je crois qu’il n’y a quasiment pas de service en mairie où il n’y a pas au moins un poste sous Linux. C’est un sur quatre. Et, la semaine dernière, on a passé la première personne du service communication sous Linux. C’est intéressant parce que, culturellement, le changement est autre : dans la communication comme dans la musique, c’est Macintosh. On a donc une personne, un journaliste, qui est passé sous Linux, ça nous a fait plaisir. Ça progresse doucement, comme ça. On se donne le temps. Vous voyez, on parle de temps long. On a attaqué Linux il y a deux ans, on en est à 25 % ; on a mis trois ans pour OpenOffice, donc prendre le temps de faire les choses. Parce qu’il n’y a pas de résistance au changement, qu’il n’y a pas de remontées d’utilisateurs énervés auprès du maire, on se dit que ce sera probablement plus compliqué de faire marche arrière si demain la politique prend une autre tournure, puisque ce passage au Libre n’est un problème pour personne.

Et puis ça nous fait faire des économies terribles. C’est un choix qu’on ne regrette pas du tout. On a fait des trucs assez innovants, notamment dans les déploiements des écoles. On déploie une école très rapidement et efficacement. Et quand je dis qu’on déploie très rapidement, c’est vraiment très rapide : en deux jours, on déploie une école complètement, en ayant sauvegardé tous les postes et installé le serveur. Il y a des solutions de déploiement, je ne connais pas d’équivalent sous Windows ; sous Linux on va très vite.

Et pour nous, le service, l’administration est vraiment simplifiée. Vous avez probablement, vous aussi, passé 24 à 48 heures à faire des mises à jour Windows, ça rend fou quand on achète une machine, et puis ça rend fou les services informatiques, même si on a un serveur de mises à jour local.

Donc voilà ! Ça se passe bien et puis on partage aussi. C’est une dimension très importante. On a la chance d’avoir des élus et une direction générale qui continuent à nous soutenir sur ce projet, évidemment, ce sont eux qui étaient à l’origine du projet. Ils nous autorisent deux choses qu’on ne trouve pas forcément dans toutes les communes : ils nous autorisent à nous rendre dans d’autres communes pour leur donner un coup de main sur leurs propres projets ; c’est une volonté politique de promotion du Libre et ils sont très tolérants quand une personne nous dit : « C’est super Linux, moi j’aimerais bien le mettre sur mon portable à la maison ». C’est compliqué, parce qu’on n’est pas loin de l’abus de bien social, mais il y a une tolérance, une bienveillance concernant ça aussi. C’est le cas des instits, par exemple, qui nous demandent certes Google Drive à l’école mais, en même temps, qui voudraient avoir Linux sur leur machine à la maison. Voilà ! Si vous avez des questions.

Public : Bonjour. J’avais une question sur le coût de choisir de faire ça dans le temps. Parce que, du coup, vous avez une infrastructure complètement hétérogène, vous avez des postes sous Linux, sous Windows, etc. Ce que vous gagnez pour Linux, vous l’avez quand même payé, parce que vous avez encore du Windows. Comment gérez-vous ça et pourquoi n’avez-vous pas choisi, finalement, d’imposer au bout d’un moment ?

Nicolas Vivant : Il faut savoir qu’on fait les économies à l’achat de matériel, et encore pas sur tous les matériels parce que acheter du matériel sans OS ce n’est pas simple. On passe par l’UGAP [Union des groupements d’achats publics], qui est une centrale d’achat ; si vous êtes dans les collectivités, vous la connaissez forcément, la centrale d’achat du service public. Ils peuvent nous livrer des PC pré-installés sous Linux, mais le coût de l’OS est le même que pour Windows. Ce n’est pas super incitatif.
Sur les PC portables j’arrive à faire de vraies économies. Sur les PC, sur les desktops, c’est un peu moins le cas. Là où on fait d’énormes économies, c’est sur le taux de renouvellement du matériel. Dans une commune comme la nôtre, renouveler le matériel tous les six ans au lieu de tous les cinq ans, c’est 100 000 euros d’économies, donc ce n’est pas rien. C’est évidemment sur toutes les licences bureautiques. J’ai fait un petit calcul avec une autre commune proche de chez nous qui, elle, est 100 % Microsoft, elle paye 250 euros de licence sur Microsoft Office sur chaque poste. Elle paye 130 euros de CAL [licence d’accès client], TSE [Terminal Server Edition], Exchange [compte de messagerie]. Voilà ! Vous doublez voire tripler très rapidement le coût de revient d’un poste quand vous êtes sur des solutions propriétaires. C’est moins de l’argent qu’on économise que de l’argent qu’on ne dépense pas, en fait. Ce n’est pas toujours facile à valoriser auprès des élus.
Ppour la solution qu’on déploie dans les écoles, c’est nous qui avons fait le serveur. C’est un serveur sous Debian qui fait absolument tout, qui respecte à peu près tous les référentiels,qui fait tout. On a l’image sur un serveur et qu’avec des solutions libres. Et comme on a fait l’image du serveur sur notre serveur d’images, on est capable d’installer un serveur très rapidement. On a une solution, aujourd’hui, qu’on déploie très rapidement et à un coût qui est nul, parce que quand je parle de serveur c’est un vieux PC qu’on a récupéré, mis une deuxième interface réseau, et il roule ! Donc ça ne nous coûte absolument rien.

D’ailleurs, les communes environnantes qui s’intéressent à nos solutions en ce moment, c’est surtout pour cet aspect-là, c’est sur l’aspect économique. C’est « je dois renouveler l’informatique des écoles, je vois qu’à Fontaine ça prend deux jours et ça ne coûte rien ! ». Les gens viennent voir, quoi ! Après ils nous demandent que le serveur supporte les clients Windows, on n’en est pas à... Mais bon ! C’est un premier pas intéressant. Voilà les économies.

À Fontaine, on est quasiment 100 % en Libre maintenant à l’exception de quelques logiciels propriétaires et la téléphonie sur IP. On va attaquer la bascule sur Asterisk [26] et c’est le dernier élément de l’infrastructure qui est encore sur une solution propriétaire. Là, la différence vous la voyez immédiatement, au niveau économique. pour faire mettre à jour la VoIP, je n’ai pas réussi à obtenir un devis en dessous de 12 000 euros ! Or 12 000 euros c’est le coût de la prestation pour l’installation d’un Asterisk dans mon infrastructure. C’est donc le coût pour me sortir des griffes de celui qui me réclame les 12 000 euros, donc on va les mettre là, les 12 000 euros. Et 12 000 euros c’est à chaque mise à jour qu’on nous les réclame. Une fois qu’on sera passé sous Asterisk, c’est réglé. Même chose sur l’achat des postes clients. On voit des économies à tous les niveaux.
C’est simple, ça fait huit ans que je suis à la mairie de Fontaine, huit ans que mon budget perd entre 5 et 10 % et que le panel des solutions qu’on propose a été multiplié par dix.

Dématérialisation du conseil municipal, on est sur du ownCloud [27]. On a notre cloud interne. Synchronisation de notre messagerie, on utilise Davdroid [application pour synchroniser la totalités de ses données sur Android]
et puis on est sur messagerie SOGo [28]. Donc tout ça ce sont des innovations qu’on a apportées et qui permettent au maire d’avoir son agenda synchronisé avec son assistant en temps réel.
On est quand même sur un truc assez sympa qui marche très bien. Et tout ça, ça ne nous a rien coûté, à part le temps qu’on y a passé. Il ne faut pas dire rien coûté, on y passe quand même du temps, mais le temps que ça nous a coûté. On pourrait faire l’évaluation de combien ça nous aurait coûté avec du logiciel propriétaire en partant sur une fourchette basse, je pense que j’aurais eu besoin quand même d’augmenter mon budget pour continuer à faire évoluer mon parc comme ça.

Étienne Gonnu : À la ville de Fontaine, vous le disiez, il y avait un moteur c’était les valeurs, il y avait un engagement politique, j’imagine que ce n’est pas le cas de toutes les collectivités. Comment les inciter à migrer ? J’imagine qu’il y a l’argument économique. Je soulevais la question, il n’y avait pas un consensus sur la réponse : est-ce que la bureautique est la porte d’entrée privilégiée, ou la seule, pour migrer vers le Libre ? Est-ce que c’est l’outil ou les formats à intégrer qui doivent prédominer ?

Nicolas Vivant : J’en envie de dire qu’il n’y a pas de bonne réponse à cette question. Toutes les portes d’entrée sont valables, et il n’y a sûrement pas une façon, pas une stratégie de déploiement du Libre. On en a choisi une, on fait le constat que ça fonctionne, on est plutôt contents. Après, il y a plein de façons d’aborder, je pense, une stratégie de migration.

Marie-Jo Kopp Castinel : Je dirais qu’il ne faut surtout pas dire que c’est gratuit. Vous avez répété plusieurs fois qu’il y a eu beaucoup de gratuité et je trouve que ce n’est pas le bon argument. Si on part pour la gratuité, il y a une marche arrière. Il faut vraiment expliquer l’importance de la pérennité. Je me souviens d’une conférence de la Gendarmerie aux Rencontres régionales du Logiciel Libre à Nantes [29], je ne sais plus le nom de ce capitaine qui était très brillant, qui a conclu en disant qu’ils ont mis dix ans à migrer complètement, dix ans à passer sur du Linux, etc., et s’affranchir de tout le système Windows. Et il disait « n’oubliez pas qu’au final on n’a pas fait d’économies. Au final, on est dans la sécurité et dans l’indépendance, mais on n’a pas fait d’économies ».
Les retours d’expériences, etc., c’est bien parce que je pense que si des communes le font, que ça marche, c’est que tout le monde peut le faire. Mais il faut faire attention à ne pas répéter « ça ne coûte plus rien, ça ne coûte plus », parce que ce n’est pas ça, ce n’est pas vraiment ça.

Nicolas Vivant : C’est vrai. C’est d’autant plus vrai qu’on n’a pas les compétences en interne, donc ce qu’on mettait souvent en licences on le met effectivement en prestation. Ce qui change, c’est où va l’argent, en fait, e que j’expliquais tout à l’heure. Ce n’est pas tout à fait pareil de donner son argent à une SCOP [Société coopérative de production] locale qui va nous donner un coup de main sur votre déploiement LibreOffice et de donner quelques millions d’euros à Microsoft pour que l’argent parte en Irlande et finalement aux États-Unis.
En fait, politiquement, même si l’économie n’est pas directe, dans un cas on est sur quelque chose d’économiquement justifiable et même « revendiquable » d’un point de vue politique, dans l’autre c’est un peu plus compliqué.

Loïc Dayot : Je vais essayer de répondre à la question : par où faut-il commencer pour essayer de faire de la migration ? Est-ce que c’est au niveau politique ? Est-ce que c’est au niveau administratif, on va dire, ou est-ce que c’est au niveau du respect des normes ? Je pense qu’il y a eu une sacrée évolution en 15 ans à peu près, pas seulement sur la maturité des produits, mais dans les préoccupations. J’ai donc été dans trois collectivités avec trois positionnements différents.

La première, il y a eu une sensibilisation de la direction générale et des élus, et il se trouve qu’ils ont retrouvé les valeurs politiques qu’ils portaient dans celles du logiciel libre. Ils n’y connaissaient pas grand-chose, ils n’étaient pas spécialement moteurs au départ, mais ils ont dit : « Banco, allons-y ! », et ça a relativement bien marché jusqu’à ce qu’il y ait un changement politique, un changement dans l’administration et qu’il y ait quelques reculs, mais finalement assez peu. Je n’étais plus là.

Deuxième collectivité : un élu extrêmement moteur, à la limite du dogmatique, qui était suivi par le reste des élus parce que solidarité — heureusement, il y en a chez eux aussi —, suivi par la direction générale, donc là un peu rouleau compresseur : on y va, on fait de la migration, on essaie de la faire correctement, ça marche. Ça marche jusqu’à ce que l’os, enfin le tas d’os des problèmes qui sont rencontrés dépasse un certain seuil et là ça explose. Et puis, là, il y a une remise en cause de la seule personne qui porte les choses et là, c’est fini. Donc, dans cette seconde collectivité, il y a eu deux migrations, de la messagerie et de la bureautique. Là encore quand je suis parti, et je pense qu’ils sont revenus en arrière alors que c’était migré à 80 %.

La troisième collectivité dans laquelle je suis, il n’y a pas de volonté politique, il n’y a pas de volonté de l’administration. On est dans une situation où il y a des choses qui sont mutualisées, l’informatique est en partie mutualisée, ce qui pose problème parce qu’il faut faire la sensibilisation à plein de niveaux différents.
En fait, c’est l’entrée justement relativement pragmatique qui fait que, petit à petit, ça entre dans la tête : « On veut mettre de l’interopérabilité, comment fait-on ? Toutes les solutions qu’on a depuis dix ans ne marchent pas ! ».
Il y a quand même la préoccupation, un petit peu plus qu’il y a dix ans, sur la surveillance et même sur l’intégrité, sur l’archivage des données. Ça vient aussi, pas seulement par les révélations avec fracas des dernières années, mais aussi par l’arrivée de tout ce qui est informatique en nuage. On se pose la question « où sont les données ? », etc., avant même qu’on ait des textes qui nous disent, qui nous incitent à les mettre sur le territoire national. C’est par là que ça entre.
J’ose espérer que même les aspects bureautiques vont entrer parce que nous, on n’est pas du tout migré dans cette collectivité-là, pour l’instant. Ce n’est pas une préoccupation sauf celle de, justement, l’archivage, le respect des formats ouverts. Je pense que ça va entrer par les formats et l’interopérabilité.

Il y aussi un autre gros changement qui est en cours, c’est que le poste de travail se transforme complètement. Et là, je pense que ça va permettre de se poser des questions qu’on ne se posait pas forcément : les logiciels, y compris les plus basiques ne sont plus forcément sur le poste, la suite bureautique en fait partie. Quand on la virtualise, quand on la met sur des serveurs ou qu’on la met dans un nuage, des choses comme ça, on peut se poser la question : c’est quoi la bonne suite bureautique ? Puisque, de toutes façons, il y a un changement, est-ce qu’on ne peut pas en profiter pour faire autre chose ? Le système, pareil. De plus en plus les applications, quand elles ont encore des contraintes sur le système en lui-même, on fait du TS, on virtualise les applications Du coup, est-ce qu’il y encore une raison de garder un système d’exploitation local ?
Là il y a un vrai changement en cours et ça va encore beaucoup bouger, enfin j’espère. C’est un levier assez important, je pense, qu’il ne faut pas qu’on loupe. Disons que la problématique ne va plus se poser de la même manière.

Public : Ce qui vient d’être dit pose aussi le problème du cloud : quelles sont les solutions libres dans le cloud, en sachant que là, a contrario, on est libre dans le sens le code qui tourne est aussi libre, mais dans le sens où est le cloud ? Est-ce qu’il est hébergé en local ? Est-ce qu’il n’y a, pas dans certaines administrations, des gens qui commencent à se garder des documents sur Google Drive ou je ne sais pas quoi, et, du coup, les données échappent à l’administration ?

Nicolas Vivant : Quand on parle de cloud il faut faire attention à ne pas parler de deux choses différentes.
Dans un cas on parle du cloud comme client, type Dropbox, ownCloud [27]. Et puis, dans l’autre cas, on parle simplement d’une technologie de dispersion des données sur un parc de serveurs. Ce n’est pas tout à fait le même truc.
Pour moi un des enjeux c’est effectivement qu’on sache où sont les données publiques, surtout les données nominatives mais pas seulement. Pour cela, les outils du type Dropbox ou Google Drive sont un vrai danger, parce que non seulement, on sait qu’elles ne sont pas chez nous, ça c’est sûr, mais on ne sait pas où elles sont et, à priori, pas dans le coin. Ça peut donc représenter un vrai danger, il y a quand même de gros problèmes de sécurité sur certains services de cloud.
Donc le Libre permet ça, mais très peu de gens savent qu’il existe des solutions de cloud libre et qui marchent très bien. C’est le cas d’ownCloud [27] sur un certain nombre de choses avec des limites, quand même. Avant de partir là-dedans, il faut se pencher dessus et vérifier que ça correspond bien à son besoin. Nous l’utilisons pour la dématérialisation du conseil, c’est de la synchronisation de fichiers, en fait, ce qui permet à nos élus, comme c’est une synchronisation, une copie locale des fichiers, de travailler par exemple dans le train, sans accès au Net forcément. C’est une solution qui fonctionne très bien pour ça.

Il y a des cas, c’est le cas dans nos écoles, par exemple, qui ne sont pas connectées aujourd’hui en réseau, qui ne sont pas interconnectées en fibre, qui ont un accès ADSL en fait, avec une box pro, mais un accès ADSL et où il y a des besoins quand même, pour les instits notamment, d’avoir accès à un certain nombre de documents depuis l’extérieur. Et là, la réponse qu’on a est moins… ! C’est difficile d’éviter Google Drive dans ces cas-là. On essaye de leur dire « Google Drive sur Linux ça marche, pas de souci, vous ne perdrez pas vos données on va continuer à les synchroniser » et en parallèle on réfléchit à comment on peut faire. Est-ce que justement on installe un ownCloud [27] en local sur les serveurs des écoles, par exemple ? Est-ce qu’on dit qu’on tient comme ça ?, parce qu’il y a quand même un objectif d’interconnecter les écoles sur un réseau fibre, avec ensuite un serveur qui sera centralisé au niveau de la ville ; est-ce qu’on attend ce moment-là pour se poser la question ? C’est en pleine réflexion chez nous, mais des solutions existent. Et puis il y a CozyCloud [30], de Tristan Nitot, qui est un projet qui part plutôt bien, quand même, parce qu’il y a des choses ultra-performantes libres, en ce moment.

Étienne Gonnu : Je pense qu’on peut finalement essayer de faire un bilan ou traiter des questions éventuelles.
Le titre c’était « Réflexion sur une politique publique en faveur du logiciel libre ». Au-delà du logiciel libre, parce que le logiciel libre n’est pas une fin en soi, on parlait beaucoup de valeurs. Je crois le terme de valeurs est souvent revenu et vous parliez, Véronique, de transformation numérique et de réfléchir. Comment réfléchir, globalement, à cette transformation numérique pour qu’elle serve. On voit qu’elle s’est opérée en très peu de temps avec des objectifs qui peuvent à la fois être extrêmement bénéfiques pour l’humain, pour la société, ou au contraire nous enfermer, nous rendre captifs et nous retirer nos libertés. Donc là, on a un enjeu qui est assez fondamental, dont le logiciel libre est une des réponses, mais pas la seule, et qui doit être effectivement intégré dans une réflexion beaucoup plus globale. Peut-être deux mots : vous abordiez le sujet des décideurs. Vous étiez à une réunion où des décideurs se sont rencontrés. Je pense que ça doit être quelque chose d’intéressant à aborder.

Véronique Torner : Deux choses. Je pense, déjà, que le sujet de la transformation numérique qui est, à mon avis, un driver important, que ce soit d’ailleurs dans la sphère publique ou privée. Je pense que, à côté de l’open source, il y a aussi le sujet de l’open data et, associé à l’open data, derrière, en sous-jacent, il y a l’open source aussi. Je pense que l’open data peut être aussi un vrai levier de diffusion de l’open source.

Estelle Grelier était, hier, au Social Events. Elle est venue remettre les prix à des collectivités, des communes, et elle disait que dans la loi pour une République numérique [6] qui a été passée récemment, il y a une réglementation autour de l’open data pour les collectivités. Le chiffre qu’elle donnait était intéressant, elle disait qu’aujourd’hui il y a eu à peu près une centaine de collectivités qui ont ouvert leurs données et les textes de loi invitent, finalement, des collectivités qui ont plus de 3000, peut-être que je me trompe…

Étienne Gonnu : 3500, je crois.

Véronique Torner : 3500, j’avais noté le chiffre parce que je trouvais que c’était intéressant, si la réglementation est suivie — mais on sait que ce n’est pas toujours suivi —, ça amènerait, en fait, 3800 collectivités à passer à l’open data et je me dis qu’il y aura aussi forcément de l’open source avec, dans ces collectivités qui passeront à l’open data.
Et, pour répondre à la question, hier on avait, en effet, un événement du Paris Open Source Summit [31], qui est un évènement à huis clos, qui rassemblait les décideurs de la sphère publique et privée pour parler de stratégie open source.
L’évolution intéressante à noter. On avait le sentiment, jusqu’à présent, que la sphère publique était en avance par rapport à la sphère privée, d’une part parce que je pense qu’elle était plus sensible aux valeurs que la sphère privée pour qui, jusqu’à présent, les valeurs de transparence, de souveraineté, n’étaient pas réellement la préoccupation et, du coup, elle était très en retard dans le déploiement de solutions open source dans ses systèmes d’information. Et on voit, depuis deux/trois ans finalement, que la sphère privée est en train de dépasser la sphère publique parce que le sujet va au-delà des valeurs, est un sujet de transformation numérique. La transformation numérique, aujourd’hui, dans les grandes entreprises, elle se fait avec des solutions open source et elle ne se discute pas.

Pendant longtemps, les DSI privés devaient justifier pourquoi utiliser de l’open source. Ils faisaient des tableaux de bord très importants pour expliquer : est-ce que la solution est mature, est-ce qu’elle est sécurisée, comment j’assure le support. Aujourd’hui, l’écosystème des SS2L s’est organisé. Aujourd’hui, on sait faire du support à grande échelle, ce qu’on ne sait pas faire du tout dans le monde propriétaire, etc. Donc tous ces freins se sont levés et puis, il y a une telle maturité, aujourd’hui, de solutions dans le cloud, dans le big data, dans la mobilité, dans l’IoT, portées par des solutions open source qui sont les solutions d’avenir pour les entreprises qui veulent aller dans la transformation numérique, que l’open source s’impose naturellement. C’est un changement de paradigme important et je pense que la sphère publique va suivre également parce qu’on parlait de l’open data, dans l’open data il va y avoir ces sujets autour de la donnée, qui vont être naturellement portés par des solutions open source, parce qu’il n’y aura pas, en face, de solutions propriétaires. Je trouve que c’est assez un message positif. Ça cache une réalité : ce choix-là ne se fera pas forcément sur des notions de valeurs, mais il va y avoir une diffusion massive de l’open source qui va avoir lieu dans les années à venir, dans la sphère publique et privée.

Et quand même, pour vous rassurer, parce que la notion de valeurs est importante, je pense quand même que ces entreprises-là ont conscience de l’utilité de la transparence et il y a de plus en plus de réflexion autour de l’éthique, quand même, autour des DSI, même dans la sphère privée, sur ces sujets de sécurité, de transparence, et également d’emploi. Un des éléments qui était surprenant, qui était dit par des DSI de la sphère privée, c’était le fait que aujourd’hui faire de l’open source permettait de mieux recruter. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, on le sait, quand on veut recruter des développeurs, c’est une galère pour tout le monde. C’est introuvable. C’est devenu une denrée rare. Eh bien aujourd’hui, le fait d’afficher l’open source, est un facteur d’attractivité. C’est quand même assez incroyable d’entendre ça !
Je dirais que ce sont des signaux très positifs pour nous acteurs du Libre, qui œuvrons depuis des années à la promotion et à la diffusion du Libre. Je vois un avenir positif. Voilà !

Nicolas Vivant : En tout cas, il y a une évolution des mentalités.

Véronique Torner : Tout à fait.

Étienne Gonnu : Une évolution de mentalité, oui.

Nicolas Vivant : Juste une petite précision, je vais aller vite.
On a parlé un petit peu d’open data. Sur l’open data j’ai parfois un peu de difficultés politiques, pas partisanes mais politiques. Je vais vous expliquer pourquoi.
L’open data, donc, est poussée très fortement par le gouvernement au travers, notamment, d’Etalab [32] et de ce type d’initiative qui promeut l’utilisation d’une licence qui est la licence ouverte. Cette licence promeut l’utilisation commerciale des données publiques. Et ça, c’est un petit souci pour moi, à mon sens et au sens des élus de Fontaine, qui est qu’on peut se retrouver dans la situation où les usagers payent deux fois les données publiques : c’est-à-dire qu’ils payent, avec leurs impôts, pour la production des données publiques, et puis ces données sont récupérées par le privé, hop !, réutilisées de façon commerciale – la licence ouverte permet de le faire – et donc on vous revend des données qui ont été produites avec votre argent. C’est un petit peu problématique.
Fontaine, aujourd’hui, n’a pas participé – on a un portail open data au niveau de la métropole – mais si on n’a pas participé c’est parce que, au départ, la licence par défaut c’était justement la licence ouverte. Donc voilà ! Il y a une réflexion à l’échelle de la métropole et on a réussi à faire bouger les choses et à avoir d’autres systèmes de licence un peu plus protecteurs des données publiques. Les gens confondent souvent open data et transparence des données, ce sont deux choses qui n’ont absolument rien à voir. On peut tout à fait mettre les données à disposition avec une licence qui interdit de les réutiliser. En même temps, je suis tout à fait conscient qu’il faut qu’un écosystème se déploie autour des données publiques, aucun problème avec ça. Simplement, attention de ne pas y perdre ce qui fait les valeurs du Libre et de l’open data, à mon sens, à l’origine, et, parmi ces valeurs-là, il y a celles de ne pas prendre deux fois de l’argent aux mêmes personnes pour des données qui leur appartiennent.

Véronique Torner : Tout à fait. Je pense que l’objectif c’est que ça doit permettre de rendre un service supplémentaire qui n’était pas offert. Si c’est juste pour de la donnée brute, c’est sûr qu’il y a un problème philosophique important.

Étienne Gonnu : Est-ce que quelqu’un a une dernière question, un dernier point qu’il voudrait évoquer. Je pense que le temps est arrivé à son terme. Merci. Merci pour votre attention.

Public : Peut-être un point qui n’a pas été abordé, c’est le problème de la sécurité, notamment la sécurité des serveurs. Est-ce que la migration du serveur Windows vers le serveur Linux a posé un problème au niveau des collectivités ?

Nicolas Vivant : On va supposer que les serveurs Linux sont mieux sécurisés. Il n’y a pas beaucoup de données qui vont dans ce sens-là.

Public : Vous n’avez pas mis en place de logiciels particuliers, au niveau sécurité ?

Nicolas Vivant : Un firewall.

Loïc Dayot : En fait la question ne se pose même pas. Si on a des problèmes, des préoccupations de sécurité, on ne va pas choisir du propriétaire à priori. On va plutôt chercher dans ce qui est stable, sécure, pérenne, etc., voire durci. Donc les solutions sont plutôt, justement, du côté du logiciel libre.

Nicolas Vivant : On a beaucoup d’appels de rançongiciels, en ce moment, dans nos infrastructures et ça peut rentrer par tout un tas de biais. Quand vous avez 25 % de votre parc sous Linux, vous êtes plutôt tranquille avec ça. En termes de sécurité, la différence est notable quand on arrive à des volumes comme ça.

Étienne Gonnu : Je pense qu’on peut applaudir nos intervenants, s’il vous plaît.

[Applaudissements]

Étienne Gonnu : N’hésitez pas, il y a mon courriel ici. Si je peux vous transmettre, avec l’autorisation des intervenants, leurs adresses si vous avez des questions à leur poser ou à me poser, n’hésitez pas. Je rappelle encore une fois que cette année ce sont les 20 ans de l’April. Le 26 janvier, à Paris, nous ferons une célébration et dans les régions il y a différents évènements. Vous pouvez aller voir l’Agenda du Libre [33], si ça vous intéresse.
Merci beaucoup.