La contribution aux communs numériques - Jean Couteau

Bon nombre d’organisations dépendent de produits, données, services sous licence libre. Ces dépendances sont parfois critiques comme a pu le démontrer la faille Heartbleed et souvent soutenues par un très faible nombre de personnes bénévoles.
Chez Code Lutin nous essayons de financer nos dépendances (mais pas que), et je vais vous montrer comment nous nous y prenons afin que vous aussi vous puissiez passer le cap.

Jean Couteau : Bonjour à tous.
Est-ce qu’il y a des gens, ici, qui contribuent au logiciel libre ? Plein de monde, super !
Maintenant, qui financent du logiciel libre ? Toujours pas mal, ça a un peu diminué.
Et maintenant, qui font juste des dons ? Parce que, quand on finance, ça peut être de la formation, etc., qui font juste du don pour du développement de logiciels libres ? Ça diminue quand même vachement.
Ça tombe bien, on va parler de ça aujourd’hui.

Public : Ce n’est pas exclusif, on peut participer et aussi faire du don.

Jean Couteau : Oui, on peut aussi, ça va ensemble. Pour moi, oui, le financement du logiciel libre ça peut être par du don et, du coup, je réduis petit à petit. Donc, il y a quand même moins de monde.

Je suis Jean Couteau, je travaille chez Code Lutin [1]. On fait du développement Java, JavaScript, sur mesure pour nos clients, à base de logiciels libres, et on milite pour que ce soit sous licence libre, que nos clients mettent sous licence libre ce qu’on développe pour eux.

The sad state of funding in open source Software

Pour commencer, j’ai repris un tweet de Gary Kramlich, le développeur principal de Pidgin [2], qui réagissait à un bug bounty à 100 000 dollars, si quelqu’un arrivait à casser son code, alors que lui bataille pour se financer à 25 000 dollars par an pour réussir à vivre du développement de Pidgin. Il était un peu dégoûté. On va essayer de voir comment on peut réussir à financer un peu plus.

Mécénat CodeLutin (et avant)

Chez Code Lutin, on contribue au logiciel libre depuis notre création.
Au début, on avait beaucoup de temps parce qu’on n’avait pas encore beaucoup de clients et on n’avait pas beaucoup d’argent, donc, on contribuait beaucoup en code. Petit à petit, on n’a plus eu beaucoup de temps parce qu’on avait pas mal de clients en plus, on avait grossi, et on avait de l’argent. Du coup, on a commencé à financer en 2011.
Petit à petit ça a grossi. Maintenant on fait des dons tous les ans, 25 000 euros en 2021.
On a de super retours, mais on se sent un peu seuls, impuissants. On a l’impression qu’on est un peu les seuls au monde. C’est un peu l’impression que nous renvoient les gens à qui on donne. On voudrait donner plus. Ça nous crève le cœur de devoir tailler et de ne pas pouvoir donner à tout le monde. Donc, on aimerait un peu essaimer, que d’autres prennent le relais et nous accompagnent.

Stratégie

La stratégie a été de faire parler de notre initiative. Au démarrage, on a communiqué sur les réseaux sociaux avec le hashtag #Mécénat CodeLutin, pour communiquer un peu plus sur notre démarche.
Ensuite, la deuxième phase a été d’ouvrir les candidatures, de faire candidater les gens, dire « j’ai un projet libre, j’ai besoin de tant d’euros parce que j’ai envie de faire ça, mais je n’ai pas les finances, je ne peux pas me libérer un jour par semaine de mon boulot pour passer du temps là-dessus ». Donc, on a ouvert les candidatures à l’extérieur. On passe par des outils, Framaforms [3], au passage merci à Framasoft [4]. Cette année on a eu 23 candidatures de projets, alors qu’on ne peut donner qu’à deux ou trois projets candidats par ce biais-là.
Chaque salarié donne aussi, j’en parlerai un peu plus tard.

On s’est donc posé des questions sur comment inciter les entreprises à faire comme nous.

Pourquoi les entreprises ne financent pas ?

Pourquoi les entreprises ne financent-elles pas le logiciel libre ?
Il y a pas mal de raisons.
Une des principales, c’est qu’elles ont du mal à déterminer un montant : je donne combien ? C’est un produit qui est gratuit, il n’y a pas forcément de service autour. La table ronde précédente en parlait encore, il y a du service qui arrive à financer, ça fait vivre la société, OK, c’est très bien. Maintenant, à côté, il y a des projets où les gens sont bénévoles, qui font ça en plus, sur leur temps libre, et qui aimeraient bien avoir un financement pour y consacrer plus de temps. Ils sont obligés de garder un travail parce qu’il faut vivre, il faut manger. Ils n’arrivent pas à financer ça.
Pas mal de ces projets-là sont utilisés en entreprise, on en utilise chez Code Lutin, ce sont des briques logicielles qu’on utilise dans nos développements et on a du mal à évaluer combien ça coûte : est-ce qu’il faut que je donne autant que s’il fallait payer le développement from scratch ?
Est-ce qu’il faut que je donne autant que ce qu’il faudrait donner à un produit concurrent propriétaire, le coût d’une licence d’un concurrent propriétaire, par exemple ?
Est-ce qu’il faut que je donne le surcoût qui serait engendré par l’absence de solution ? Combien ça me coûterait de me passer de cette brique ?
C’est très difficile à chiffrer. Une étude avait été faite pour le produit WhatsApp. On avait demandé à des gens combien il fallait leur donner pour qu’ils abandonnent WhatsApp. Je n’ai pas pu retrouver l’étude exacte, mais il me semble que c’était 600 dollars par mois, c’était aux États-Unis.

Public : Inaudible.

Jean Couteau : Je n’ai pu le truc en tête. On avait demandé à des utilisateurs de WhatsApp combien il fallait qu’on leur donne pour qu’ils arrêtent d’utiliser WhatsApp et ils ont testé progressivement. À 100 dollars par mois, ils retournaient sur WhatsApp.

Public : Pas dans l’autre sens, combien pour avoir WhatsApp ?

Jean Couteau : C’était dans ce sens-là : combien ça te coûterait pour de passer de la solution. C’est, en gros, le surcoût engendré.

L’autre problème, c’est qu’il n’y a pas d’élément déclencheur équivalent à l’acte d’achat. Quand on prend une licence propriétaire, on a une facture, on paye, on se dit « tous les ans, il faut que je paye pour ma licence », on ne se pose pas la question, en fait, on est obligé.
Pour un projet libre, quand est-ce qu’on paye ? Je n’ai pas de facture. Il faut se mettre une alarme. Est-ce que c’est tous les premiers janvier ? Est-ce que, à chaque fois qu’une nouvelle personne arrive dans la société, il faut que je rajoute un montant ? Comment je fais ? C’était la première réflexion.

Un fonds

On s’est dit peut-être qu’il faut qu’on crée un fonds pour financer. On met des sous, on va se regrouper à plusieurs, on va mettre une grosse cagnotte, on va financer en mettant plein de sous.

On sait qu’il y a déjà une tentative en France, qui est le Fonds de dotation du Libre [5], mais on a l’impression que ça vivote un peu. On a cherché, le site n’est pas hyper-engageant au niveau des projets financés, etc. On s’est dit qu’il fallait peut-être faire le nôtre puis communiquer dessus, etc., sauf que ça coûte un peu cher, en fait, puisqu’il faut des commissaires aux comptes, etc., et on n’a pas envie que l’argent serve à ça, on veut que l’argent aille au projet. Ça nous semblait un peu démesuré.

L’autre idée c’était de faire plus simple, une association, une SAS [Société par actions simplifiée], une structure avec des coûts très limités, mais ça reste toujours une structure à faire en plus. Ça nous gênait, on voulait rester très simple. Dans le logiciel libre, en général, on cherche à rester simple. Voilà ce qu’on voulait faire.

Nos modèles/alliés

On a quand même regardé ce qui se faisait. Si vous avez des projets à faire financer, vous pouvez aller regarder sur ces choses-là. Pour le coup, ce sont des fonds qui ne sont pas français : la fondation NLnet aux Pays-Bas, je sais qu’il y a pas mal de monde en France qui va y chercher des fonds parce qu’ils re-flèchent des fonds européens ; Prototype Fund en Allemagne, OpenTech.fund aux États-Unis. On a regardé un peu ces choses-là, ça a fait mûrir notre réflexion. Je vais présenter maintenant ce à quoi nous sommes arrivés.

Proposition

La copie publique.
Si ça ressemble à la copie privée, c’est normal, c’est fait exprès. On a voulu faire un peu un pied de nez. Le logo regroupe un peu les trois règles qu’on veut mettre en place pour cette chose-là.

Proposition en 3 règles

Alors, qu’est-ce que c’est ? L’idée, derrière la copie publique, c’est une répartition démocratique d’une redevance annuelle dont le montant est déterminé par une formule – redevance est peut-être un mot qui peut faire peur, etc., on n’a pas réussi à trouver un mot qui nous plaise, on cherche, si vous avez des propositions, on prend – et qui bénéficie au Libre. Ce sont les trois règles principales.

Répartition démocratique. On cherche à ce que ce soit les salariés de l’entreprise qui disent « j’utilise un plugin super bien sur mon Firefox quand je développe, qui est développé par Tartempion et il faut l’aider, parce que j’en ai vraiment besoin. C’est un projet qui m’aide vraiment. » Tout à l’heure on parlait de Nextcloud [6], « on a installé Nextcloud en interne, on ne prend pas de service, ce serait bien de donner là. ». Plein de choix différents peuvent être faits, mais on veut que ce soit les salariés qui participent au choix. Ce n’est pas un choix de l’entrepreneur, du chef d’entreprise, c’est vraiment tout le monde.

La redevance annuelle, c’est une formule qui est basée sur les états de l’entreprise, comme ça, on ne se pose pas la question. C’est une formule qui est déterminée par chacun, dans vos structures, en fonction de ce qui est le mieux. J’en parlerai un petit peu après avec des exemples. Ça peut être en fonction du chiffre d’affaires, du bénéfice, de ce que vous voulez.

Et, au final, ça va sur des projets libres, qui n’essaient pas de financer Microsoft comme ça.

L’intérêt pour les entreprises

Quel est l’intérêt pour les entreprises ?

Premièrement, c’est une forme de rémunération indirecte pour les salariés parce que les salariés se disent « c’est un bénéfice que je touche de financer tel projet, c’est un peu comme du salaire que je redonne directement, ça me permet d’avoir une action. » C’est un avantage, pour le personnel, qui est très bien vu.

Pour l’entreprise, c’est un investissement dans son outil de travail et c’est hyper-important. Je vais reprendre l’exemple du plugin pour Firefox, si vous l’utilisez, s’il est hyper-important pour votre outil de travail, il faut le pérenniser pour que vous puissiez encore vous en servir dans un an, dans deux ans, dans trois ans s’il est si important que ça, c’est un peu critique.
Et c’est aussi une forme de mécénat. On parle beaucoup, maintenant, de RSE [Responsabilité sociétale des entreprises], mais, en fait, c’est une forme de mécénat, ça valorise aussi l’entreprise là-dessus et ça donne une très bonne image de l’entreprise.
Je ne l’ai pas mis mais c’est aussi vachement bien pour les RH. On n’a plus trop de problèmes de recrutement parce que, quand les gens savent qu’on fait des dons, ils se disent que l’entreprise parle de logiciel libre et, dans ses valeurs, c’est vrai, elle donne aussi et ils ne se posent pas de questions : il y a un alignement entre les actions et les valeurs, et les gens viennent. On a des candidatures spontanées, on n’a plus de soucis de ce côté-là.

Intérêt pour les projets

Pour les projets, l’intérêt principal, c’est la rémunération, c’est d’avoir des sous pour financer le développement, mais ce n’est pas le seul.
Il y a la visibilité, le fait qu’on en parle sur les réseaux, qu’on dise à qui on donne, ça leur donne de la visibilité.
Et, quelque chose qu’on oublie très souvent, c’est la reconnaissance. Par moments on ne donne pas grand-chose à des projets, une centaine d’euros, mais finalement, quelqu’un qui est tout seul dans son coin, qui n’a jamais un don, quand il reçoit 100 euros, les sous en soi ce n’est pas grand-chose, mais la reconnaissance ! Vous lui envoyez plein d’amour et il repart gonflé. On aimerait donner plus à des projets, mais la reconnaissance c’est presque, finalement, ce qui est le plus important, en tout cas pour les gens qui reçoivent et, vraiment, il ne faut jamais l’oublier.

Exemples

Les exemples, j’en parlais tout à l’heure.
Chez Code Lutin, on verse 1 % du chiffre d’affaires. On ne se pose pas la question : tous les ans, on prend 1 % du chiffre d’affaires.
Chez Néréide [7], une autre entreprise qui applique déjà ça, c’est 3 % de l’excédent net de gestion. C’est un état qui n’est que dans les Scop [Société coopérative de production], il me semble, si vous ne connaissez pas c’est que vous n’êtes pas une Scop.
Comme toujours, vous choisissez vraiment en fonction de l’entreprise, de sa façon de fonctionner ; s’il y a beaucoup d’achat de matériel, c’est peut-être plus le bénéfice qu’il faut prendre parce que le chiffre d’affaires va être moins pertinent.

Comment reverse-t-on ?
Chez Code Lutin, on reverse 10 000 euros qu’on détermine en équipe. Typiquement c’est l’appel à candidatures dont j’ai parlé tout à l’heure. On dépouille toutes les candidatures, il y a des gens qui regardent, qui présentent à tout le monde. On fait un vote ensemble et on choisit deux/trois projets qui se répartissent ces 10 000 euros et, ensuite, on divise les sous qui restent en nombre de salariés, chacun a son enveloppe, répartit et dit « je mets là, là et là ». On fait un grand tableau, on regroupe et c’est plus facile pour faire un chèque, en l’occurrence un virement, à chacun.
Chez Néréide il me semble que c’est 2/3 en équipe et 1/3 chaque salarié, si je ne dis pas de bêtise.

Ça fonctionne ?

Est-ce que ça fonctionne ? Oui, ça fonctionne. Depuis 2011, où on a commencé à recenser, au début ça monte en puissance, on compte presque 100 000 euros donnés comme ça.
Pour l’instant deux entreprises, on sait qu’il y a en d’autres, mais qui ne sont pas forcément avec la même formule et on est en train d’essayer de regrouper pour en avoir un peu plus.
Ce sont 154 projets qui ont reçu des fonds, comme ça, des projets qui, parfois, étaient portés par des structures, des associations, des personnes toutes seules,etc. Depuis 2011, ça fait quand même un petit peu et nous sommes très contents de ça.
Maintenant, pourquoi je suis là, c’est pour que l’an prochain je puisse revenir faire la conférence et qu’il y ait partout un « 0 » derrière, ce serait top.

Si on veut mettre ça en place ?

Si vous voulez mettre ça en place, j’ai des flyers qui pointent vers le site. On a mis un site web, copiepublique.fr [8], qui regroupe un peu tout ce que je vous ai dit. On a mis deux guides : « Comment je fais », pour les entreprises, on met nos exemples plus en détail, avec tout un guide ; pour les salariés qui veulent que les entreprises donnent, pareil, un guide « Comment convaincre mes dirigeants de donner ».
Sinon vous pouvez passer sur le stand A21, on pourra en discuter plus en détail.
Merci à vous.

[Applaudissements]

Jean Couteau : Je ne sais pas si vous avez des questions, je pourrai y répondre volontiers.

Questions du public et réponses

Public : Pourquoi pas une participation sur les contrats de support des différents éditeurs du libre ?

Jean Couteau : Pourquoi ? Parce que, pour nous, c’est en complément. Quand on prend un produit libre pour lequel on a besoin de support, on prend un contrat de support, la question ne se pose pas, en fait, on achète un service. Là, c’est vraiment pour les projets où, justement, il n’y a pas forcément d’entreprise derrière, il n’y a pas de structure déployée, et ces projets-là sont essentiels, en tout cas pour nous. Quand on fait du développement on a des petites librairies qui ne font pas grand-chose, mais qui ont besoin d’être maintenues, il n’y a pas d’entreprises derrière, il faut les financer, il faut que la personne puisse le faire. En fait il y a les deux niveaux, il faut faire les deux, clairement.

Public : Il faut prendre toutes les sources d’approvisionnement financier pour les logiciels. Je suis pas éditeur du Libre, je suis client du Libre donc aujourd’hui ma société n’a pas vocation à faire du don ou du financement. Inaudible.
Par contre, demain, on va dire que j’ai payé dix euros de plus par mois sur mon contrat de support pour reverser à Code Lutin ou à un comité du Libre, je trouve que c’est très pertinent et ça justifie largement le fait de payer dix euros de plus par mois.Inaudible.

Jean Couteau : Oui, tout à fait. Là, l’idée c’est vraiment de se dire qu’on n’a pas forcément de support derrière, en fait on n’achète pas une prestation. Alors que si je donne dix euros « en plus », entre guillemets, sur un contrat de support, derrière il y a quand même cette notion de prestation.
Chez Code Lutin on ne le fait encore, mais on aimerait mettre ça sur nos factures, dire que quand on prend une prestation chez Code Lutin on contribue, un peu comme le principe des déchets électroniques : quand on achète son frigo on participe pour dix euros au recyclage derrière, etc.
Toutes ces petites librairies ont besoin. Elles n’ont pas de contrat de support parce que, souvent, la personne derrière n’est pas capable tout simplement parce qu’elle n’a pas de financement de base et c’est un peu un cercle vicieux. L’idée c’est de commencer à amorcer la pompe pour que des gens puissent ne bosser qu’à 80 % dans leur boulot alimentaire et prendre 20 % pour le projet libre, mais il faut que ces 20 % aient un financement, etc. Ils ont besoin de se lancer et c’est toujours compliqué. L’idée c’est d’amorcer la pompe.

Public : Est-ce qu’il y a des dons pérennisés ? Inaudible.

Jean Couteau : Je vois l’idée. Actuellement on n’a pas fait ça. Mine de rien, on a des projets auxquels, finalement, on donne presque tous les ans, mais on n’a pas fait cet exercice-là. Potentiellement ça pourrait aussi être une bonne idée. Oui, la question a pu se poser. Pour l’instant on n’a pas ça en place, mais c’est clairement une piste.

Public : Le terme redevance c’est vraiment pour troller la copie privée ou... ?

Jean Couteau : Oui, aussi. Ce n’est pas forcément le mieux. Je sais qu’il fait peur.

Public : Il peut être repoussoir pour pas mal de gens.

Jean Couteau : Exactement, on me l’a déjà dit. L’idée était partie complètement de la copie privée donc nous sommes allés à fond.
Il n’y a plus de questions. Merci à vous.

[Applaudissements]