L’IA, défi pour la créativité humaine Parlez-moi d’IA - Radio Cause Commune

Si l’IA produit textes, images, sons et vidéos de manière de plus en plus sophistiquée, où commence vraiment la créativité ? Une réflexion essentielle pour comprendre ce qui nous rend uniques ou pas face aux machines qui nous ressemblent de plus en plus.

Voix off : Parlez-moi d’IA.

Diverses voix off : Mesdames et Messieurs, bonjour. Je suis un superordinateur CARL, cerveau analytique de recherche et de liaison.
C’est une machine qui ressent les choses.
On nous raconte n’importe quoi sur l’IA !
Qu’est-ce que tu en dis ?
Moi, je n’en dis rien du tout.
La créativité, elle reste du côté de l’humain.

Voix off : Parlez-moi d’IA, présenté par Jean-Philippe Clément.

Jean-Philippe Clément : Bonjour à toutes et à tous. Aujourd’hui, deuxième entretien avec Serge Abiteboul. On se pose une grande question : au-delà de leurs capacités productives de textes, d’images, de sons, de vidéos, les IA peuvent-elles faire preuve de créativité ? Sujet passionnant, en perspective, alors, accordez-vous trente minutes pour interroger une nouvelle fois ce que provoque l’éruption de l’intelligence artificielle dans nos vies.

Voix off : Caause Commune – 93.1 FM

Jean-Philippe Clément : Vous êtes bien sur Cause Commune, la voix des communs, la voie des possibles. Vous nous écoutez sur le web, sur cause-commune.fm, sur notre app mobile Android ou iPhone, sur la bande FM, bien sûr, 93.1, et le DAB+, et sur votre plateforme de podcast préférée.
Chères auditeurices, nous n’avançons que grâce à vous, à votre écoute et à vos partages. Vous avez donc un grand pouvoir. Si vous appréciez Parlez-moi d’IA, si vous pouvez nous aider, likez et partagez notre émission pour nous emmener plus loin.
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Voix-off : C’est cool de manipuler un algorithme ! Vous écoutez Parlez-moi d’IA.

Jean-Philippe Clément : Nous continuons notre série d’entretiens avec Serge Abiteboul. C’est un fin connaisseur de notre domaine de prédilection. C’est un éminent chercheur de l’ENS [École normale supérieure] Paris, directeur de recherche émérite à l’Inria [Institut national de recherche en informatique et en automatique], membre de l’Académie des sciences et, comme dirait un bon ami, en plus, il est sympa !

Nous avons débuté cette série par une émission précédente, que vous pouvez retrouver en replay podcast sur le site de la radio [1] sur YouTube, sur toutes les bonnes plateformes.
Nous y avons partagé, sous la forme d’une introduction à l’IA, un état de l’art. Nous avons conclu que l’IA avait à la fois de grandes capacités, des limites, mais que, malgré tout, il pouvait parfois être de plus en plus difficile de différencier les spécificités humaines et celle de l’IA.
Aujourd’hui, nous allons nous interroger sur un focus particulier de la créativité avec Serge Abiteboul. Bonjour Serge.

Serge Abiteboul : Bonjour Jean-Philippe.

Jean-Philippe Clément : Merci d’être à nouveau avec nous dans le studio de Cause Commune.

L’émergence cognitive : mythe marketing ou réalité ?

Jean-Philippe Clément : Serge, nous reprenons un peu notre discussion, finalement, sur les grandes questions qu’on ne s’était pas encore posées.
J’avais envie de vous interroger sur votre vision de l’émergence cognitive, qu’on voit apparaître dans ces « perroquets stochastiques », dans ces LLM [Large Language Model], qui ne sont, soi-disant, que de la statistique et que de la probabilité. Est-ce que, à un moment donné, à force d’ingurgiter beaucoup de données, beaucoup d’informations, ne seraient-ils pas un peu capables de créer des choses ?

Serge Abiteboul : Oui, l’émergence cognitive, c’est la tarte à la crème. Intuitivement, on a l’impression que ces logiciels s’améliorent, s’améliorent et que, tout d’un coup, il y a une émergence. Ils vont acquérir certains aspects cognitifs, d’où l’émergence cognitive.
Je pense que c’est un fantasme. En fait, les IA s’améliorent constamment, elles acquièrent de plus en plus de facilités. Les IA génératives ont appris à manipuler du texte, de la langue, du coup on se dit « si elles manipulent la langue, c’est qu’il y a une certaine émergence cognitive ».
Quand elles étaient capables de prouver, de vérifier des théorèmes, quand elles étaient capables de stocker des informations, de répondre à des questions, etc., on ne parlait pas d’émergence cognitive. C’est juste une facette supplémentaire. La langue étant quelque chose de très complexe, on a l’impression, tout d’un coup, qu’il y a un peu de magie.
Il y a une autre dimension, dont on parle moins, qui est un peu du même niveau, ce sont les images. Quand tout d’un coup, ces logiciels, qui étaient incapables de comprendre ce qu’il y a dans une image, se mettent à comprendre ce qu’il y a dans une image, il y a presque un côté un peu magique. Non, ce n’est pas magique, c’est juste de la techno. D’une certaine façon, si on a l’impression que c’est de la magie, c’est parce qu’on ne comprend pas très bien ce qu’elles font.
C’est vrai aussi qu’avec ces réseaux neuronaux, qu’on entraîne essentiellement sur plein de choses, on fixe des tas de paramètres, et puis, après, on ne sait plus très bien comment ils travaillent. Ils travaillent sur tout ce qu’ils ont accumulé, du coup, c’est vrai qu’on est moins capable d’expliquer, d’ailleurs ils ne sont pas du tout capables d’expliquer leurs résultats. Dans le domaine scientifique, ce n’est pas nouveau : quand ça devient très complexe, il y a plein de choses qu’on n’est pas capable de tout expliquer : on n’est pas capable d’expliquer les phénomènes météo, par contre, on est capable de les simuler. Ce n’est pas très nouveau en sciences.

Jean-Philippe Clément : Vous dites « fantasme », mais quand même, pour vous challenger un petit peu, le 37e coup d’AlphaGo [2], qui fait complètement basculer la partie, AlphaGo, c’est l’IA de DeepMind [3] qui sait jouer au Go, qui a appris, comme vous nous le disiez dans l’émission précédente, à la fois en regardant les grands maîtres et en jouant contre lui-même et qui, finalement, a fait un coup qui était complètement fou. Je n’y connais rien en go, je ne sais pas si vous savez jouer, mais visiblement, ce coup était d’une créativité assez forte.

Serge Abiteboul : Oui, c’était impressionnant. Pour raconter un peu l’histoire, j’assistais de loin à ce match et c’était commenté par un grand maître. À un moment donné, le grand maître regarde le coup, puis dit : « AlphaGo s’est planté. », en gros, c’était à peu près ça. Il a dit : « C’est une faute. On ne fait pas ce coup-là. Personne ne le fait parce qu’on ne l’a jamais joué, c’est une erreur, il va perdre la partie ». Puis, quelques coups plus tard, le grand maître revient sur son avis, en disant : « Finalement, ce qu’il a fait n’était pas sot, c’était même brillant ». Certains joueurs de Go appellent cela « le coup de Dieu », parce qu’il y a eu une fulgurance.
Peut-être que les fulgurances humaines sont du même niveau, c’est-à-dire qu’on accumule plein de connaissances, on calcule beaucoup, on s’entraîne. Je vais essayer de prendre un autre exemple, Matisse. Matisse, ce sont des heures et des heures de dessin, et après, au bout de tout ça, il est capable de dessiner une silhouette avec deux traits et ça nous paraît absolument génial. Oui, mais c’est parce qu’il y a eu tout un travail avant pour arriver à cette maîtrise du crayon, cette maîtrise du pinceau, pour faire quelque chose qui nous semble brillant. Là, je pense que c’est un petit peu la même chose.

Jean-Philippe Clément : Il n’y a donc pas eu émergence. C’était dans tout ce qu’il avait acquis avant, c’était déjà là.

Serge Abiteboul : Tout était là, ça avance, ça avance, et, à un moment donné, ça nous blouse.

L’IA générale et ses limites : est-ce une fin en soi ?

Jean-Philippe Clément : Deuxième question, un peu tarte à la crème, désolé, mais il faut qu’on les aborde : l’IA générale. Serge, qu’est-ce que vous en pensez ?

Serge Abiteboul : D’abord, c’est difficile d’expliquer ce que c’est, je vais vous donner ma définition, mais il y en a peut-être d’autres. L’IA générale st une intelligence artificielle qui est capable d’effectuer, ou d’apprendre, n’importe quelle tâche cognitive qui est propre aux humains. C’est quand même un peu pourri comme définition ! Il faudrait déjà savoir ce que sont les tâches cognitives que les humains savent faire, et puis, voir si une IA serait capable de les faire.
Si on prend ces tâches une par une, elles sont toutes en train de tomber : les humains savent calculer, les AI savent calculer, les humains savent se rappeler, se souvenir, elles savent se souvenir, les humains savent créer, générer du texte, elles savent le faire, etc. Les tâches cognitives des humains sont donc en train de céder les unes après les autres.
Après, est-ce que on veut créer une IA qui serait capable de tout faire, qui serait capable de faire comme un humain ? Peut-être, mais je m’en fous un peu, ce n’est pas ça le but de l’informatique. Le but de l’informatique, c’est de faire des machines, de faire des logiciels qui aident les humains. Une tâche dont on a besoin, comme multiplier des matrices d’un million par un million, les humains n’y arrivent pas, c’est donc intéressant d’écrire un logiciel qui fasse ça.
Écrire un logiciel qui ferait exactement comme votre voisin, oui, peut-être, je ne sais pas, mais ça ne me fait pas rêver. Ce qui me fait rêver, c’est de faire des logiciels qui résolvent des problèmes, qui savent faire quelque chose. Juste imiter l’humain, c’est sympa, mais je ne sais pas trop si c’est un but en soi. Après, est-ce qu’on y arrivera, ou pas ? Je ne suis pas futurologue.
C’est pas tellement la compète avec les humains qui m’intéresse dans ces machines. On est en train de perdre la plupart des compètes avec elles, et je n’ai pas envie de rentrer en compétition avec elles. Ce qui m’intéresse, et on va peut-être arriver un peu à ça, c’est que, quand on les regarde, ce soit un peu comme dans un miroir, on se dit « mais nous, comment fonctionne-t-on ? », on essaye de comprendre. Aujourd’hui, on va parler de créativité. Quand on se demande si on peut faire une machine créative, ce qui m’intéresse beaucoup, c’est que ça me pose des questions sur ce que veut dire « un être humain qui est créatif. » Ce n’est pas si évident que ça à répondre. Déjà, la question de base posée avec l’intelligence artificielle : c’est quoi l’intelligence humaine ? Ce n’est pas très clair dans mon esprit.

La créativité artificielle vs humaine : question de la définition de la créativité et exemples de créativité

Jean-Philippe Clément : On vous connaît en tant que mathématicien, chercheur, mais aussi, finalement, comme créateur d’œuvres littéraires. On cite votre vie professionnelle : vous avez écrit des pièces de théâtre, on vous a déjà reçu ici et on a beaucoup parlé de Qui a hacké Garoutzia ? [4]
.
Vous avez écrit aussi beaucoup d’essais, beaucoup d’œuvres, de romans, notamment le dernier, on peut en parler, il vient de sortir, Liora et ses morts, que l’on peut trouver sur Amazon pour ceux qui sont intéressés. Est-ce que les IA, dans votre pièce de théâtre et dans les romans, sont de bonnes sources d’inspiration pour vous ?

Serge Abiteboul : Oui, parce que le sujet m’obsède. On écrit sur les sujets qui nous obsèdent. Le sujet qui m’obsède aujourd’hui, c’est : comment va-t-on interagir dans un monde dans lequel on a des bots, des assistants personnels, avec qui on parle, dialogue, et qui nous aident dans notre vie quotidienne ? Avant, il y avait des assistants personnels pour les gens super friqués, mais maintenant tout le monde peut en avoir. Comment cela va transformer nos vies, c’est ce qui me turlupine vraiment, qui m’intéresse.
C’est ce que je mets dans mes romans. C’était déjà dans Garoutzia, la pièce que j’ai écrite avec Laurence Devillers et Gilles Dowek, mais aussi dans Liora et ses morts, le rapport, le lien qu’il peut y avoir entre ces logiciels qui parlent et nous.

Il faut quand même bien réaliser que les gens peuvent devenir complètement dingues pour un chien, un chat, un poisson rouge. Ils peuvent devenir dingues de leur bagnole, ils peuvent devenir dingues de leur téléphone. Là,vous allez avoir quelque chose qui peut échanger avec vous, parler de vos sentiments les plus profonds, vous aider à vivre, vous donner à réfléchir sur votre vie. C’est évident que vous allez développer des rapports très particuliers avec ces objets.

Jean-Philippe Clément : D’ailleurs, il y a beaucoup de témoignages sur cette capacité à se projeter sur une espèce d’alter ego, une identité avec laquelle on échange, avec parfois des formes d’addiction, avec aussi des problématiques de guidage dans la vie, globalement via IA. C’est vrai que ça pose des vraies questions d’interaction.

Serge Abiteboul : Ça pose de vraies questions sociétales, des vraies questions de psychologie. Laurence Devillers [5] travaille beaucoup là-dessus.
Plein de gens regardent tous les risques et tous les dangers, il y a des risques et des dangers, etc., et c’est très bien que les gens les regardent. Moi, je regarde plutôt comment ça peut transformer ma vie d’une façon intéressante, c’est-à-dire comment je peux interagir. C’est ce que j’ai essayé de mettre dans Liora et ses morts : comment on peut interagir avec avec ces animaux-là. C’est intéressant parce que vous avez de vraies discussions. Par exemple, dans le livre, Liora se pose des questions sur le 7 octobre, et ça la traumatise complètement, et elle ne peut en parler qu’avec son bot. Pourquoi ? Parce qu’il a un regard décalé, il va dire des conneries, ce n’est pas grave. Parce qu’elle peut échanger avec et puis c’est moins difficile que d’échanger avec des humains avec qui on peut avoir de vrais problèmes. Typiquement, le 7 octobre c’est une machine à baffes, c’est une façon pour vous engueuler avec vos meilleurs amis ou votre famille. Là, elle le fait avec son bot et, d’une certaine façon, elle peut prendre ce décalage. Je trouve ça particulièrement intéressant.

Jean-Philippe Clément : Nous allons parler de cet apport et de cette différenciation de l’humain et de l’IA, notamment sur ce focus créativité. Vous avez commencé un peu à en parler : quelle définition pourrait-on donner à la créativité ? Pour vous, qu’est-ce que la créativité vis-à-vis de l’IA ?

Serge Abiteboul : Voilà, c’est ce que j’aime bien avec l’IA ! Quand on se met à parler d’IA, on tombe tout de suite sur des problèmes philosophiques : on va faire des IA créatives. Mais qu’est-ce que la créativité pour un être humain ?
Vous filez un vélo à un enfant et il va apprendre à en faire. Vous allez l’aider, lui expliquer, etc., mais il faut quand même qu’il crée sa propre façon de faire du vélo, qu’il découvre l’objet. Quand un enfant prend n’importe quoi dans la cuisine, qui se met à faire de la musique avec, il a découvert, il a créé une nouvelle façon d’utiliser un objet. Peut-être qu’il vous a vu faire, peut-être qu’il va vous imiter ; la créativité, c’est toujours dans un contexte. Quand, Picasso crée… Je suis passé du gosse à Picasso, tu vois le saut ! Quand Picasso crée, il crée avec tout ce qu’il a vu de Velasquez et des autres maîtres, de tout ce qu’il a appris.
La créativité, c’est quelque chose qui est difficile à comprendre, c’est découvrir comment faire quelque chose de nouveau.
Là, spoiler, ces machines vont être créatives, en tout cas à mon avis, et on va voir plein d’exemples. Aujourd’hui, elles ne sont pas créatives au point d’être capables d’inventer une nouvelle poétique comme Verlaine, une nouvelle physique ou chimie comme Marie Curie, une nouvelle politique comme Olympe de Gouges, elles ne sont pas à ce niveau de créativité, mais, elles sont quand même très bluffantes dans ce qu’elles peuvent créer.
D’une certaine façon, ce qui est intéressant, même dans les exemples que je vais vous donner, c’est que vous essayiez de vous poser vous-même la question : qu’est-ce que veut dire créer ?, parce que ce n’est pas si évident que ça.

Jean-Philippe Clément : Justement, quels sont vos exemples pour nous illustrer un peu cette créativité des IA ?

Les interactions humain-IA dans la création littéraire : L’IA comme assistant créatif et la question éthique de labellisation

Serge Abiteboul : Je vais commencer par un exemple concret que j’ai fait avec des élèves.
J’étais un peu énervé par ces logiciels qui font de la musique, Deezer, par exemple, et dans lesquels on vous refourgue toujours la même musique. Si vous aimez du jazz, ils vont vous refiler du jazz, etc, c’est la recommandation. J’ai expliqué à mes élèves que c’est le logiciel qui fait ça. Vous pouvez faire un logiciel qui fait complètement autre chose. On pourrait imaginer un logiciel qui ne vous met que de la musique que vous détestez. Ce n’est pas un logiciel qui va être très populaire ! Je leur faisais programmer un logiciel qui faisait de la recommandation musicale pour essayer d’amener à découvrir de nouvelles musiques. C’est le concept de sérendipité : on va vous faire découvrir autre chose, que vous allez peut-être aimer ou peut-être pas.
L’idée, c’était : on va vous faire écouter plutôt des choses que vous aimez bien, mais, de temps en temps, on va vous faire écouter autre chose. Et puis, à la limite, il y a même un bouton que vous allez tourner pour dire : « Aujourd’hui, je suis un peu fatigué, file-moi que des trucs que j’aime bien. Si tu me files du Brassens et du Beatles, je vais être heureux. » Puis, vous allez commencer à tourner le bouton, et puis, à la fin, il va vous faire découvrir d’autres choses. Évidemment, si vous n’écoutez que de la musique classique et qu’il vous met du heavy metal, vous allez flipper. Il faut donc qu’il vous amène graduellement à découvrir de nouvelles musiques, en partant des choses que vous aimez, en y allant petit à petit.

Jean-Philippe Clément : Du coup, l’enseignement de cela, c’est que, finalement, la créativité de l’IA est quand même potentiellement maîtrisée du côté de l’humain.

Serge Abiteboul : Absolument. Quand j’entends dire « les IA ne sont pas créatives », c’est juste une bêtise. Si vous écrivez une IA qui ne fait que de la création, elle ne vous fera que de la création. Si vous écrivez une IA qui ne fait qu’imiter les humains, peut-être parce que c’est ce que vous voulez. Par exemple, une IA qui aide à choisir la liberté sous condition, la liberté conditionnelle, vous ne voulez surtout pas qu’elle soit créative mais qu’elle imite, suive la loi le plus près possible et qu’elle suive les exemples qu’on lui a donnés.
Donc, ça dépend de ce que vous voulez. Si vous voulez faire écrire de la poésie, vous voulez peut-être écrire de la poésie qui ne soit pas exactement celle de quelqu’un d’autre.

Jean-Philippe Clément : Ça me fait un peu penser aux paramètres de chaos et de style dans Midjourney où on tourne le bouton, comme vous l’avez évoqué, pour provoquer plus ou moins de chaos et plus ou moins de style.

Serge Abiteboul : C’est quelque chose qui nous manque énormément dans les logiciels qu’on nous fournit aujourd’hui, le plus souvent, on n’a pas ce genre de bouton, on vous force à choisir. Prenez un réseau social, on vous force à choisir la recommandation, on vous force à choisir un algorithme de modération, vous n’avez aucune latitude.

Jean-Philippe Clément : C’est pour cela qu’on blague un peu ici, en introduction, en disant qu’il faut manipuler les algorithmes. C’est un peu cette idée d’arriver de temps en temps à se libérer des algos en appuyant sur des boutons pour arriver à les manipuler.

Serge Abiteboul : Et on peut rêver que l’intelligence artificielle va nous aider à manipuler, à gérer des algorithmes.

Jean-Philippe Clément : C’est ça. Vous me parliez aussi, en préparant cette émission, de cette super expérimentation du robot cassé. J’ai trouvé cet exemple génial. Est-ce que vous pouvez nous l’illustrer ?

Serge Abiteboul : Oui, là encore, ce qu’il faut bien voir ce sont les calculs qui ont amené à ça. Si je me souviens bien, c’est un genre de machine à six pattes, avec des moteurs, des articulations ; il y a plein de moteurs, plein d’articulations et ça avance, ça marche de la façon dont on lui a appris à marcher. Évidemment, les concepteurs se sont demandé « que se passe-t-il si un moteur tombe en panne, si une articulation est bloquée, une patte cassée ? ». Ils ont donc fait mouliner des ordinateurs sur « comment peut-on se déplacer, bouger, quand on a cette partie qui est bloquée mais qu’on peut faire fonctionner les moteurs qui restent ? ». Ils ont calculé, calculé. C’est la thèse d’Antoine Cully en 2017 [6]. À un moment donné, si je me souviens bien, ils ont dit : « Maintenant qu’on a tout ça, voyons ce que la machine fait quand tel moteur est bloqué, et telle jambe est cassée. ». La machine a commencé à bouger, et puis, elle a inventé, d’une certaine façon, et c’est de la création, une nouvelle façon de marcher qu’on ne lui avait pas apprise. Si je me souviens bien c’était « je tombe du côté de la pâte qui est cassée, puis je saute et j’avance comme ça. »

Jean-Philippe Clément : Une sorte de roulé-boulé ?

Serge Abiteboul : Voilà, « j’avance en sautillant », un peu comme quelqu’un qui a une jambe cassée, qui va apprendre à marcher d’une autre façon parce que sa jambe ne fonctionne plus.
Donc la machine a été créative, elle a appris à marcher d’une nouvelle façon. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle a appris parce qu’elle avait beaucoup d’heures de calcul avant pour prévoir « qu’est-ce qui se passerait si… »

Jean-Philippe Clément : C’est ça. On lui a laissé le temps, finalement, d’imaginer, donc d’être créative, si cette situation venait.

Serge Abiteboul : Je reviens aux exemples de tout à l’heure : Matisse et Picasso ont été créatifs parce qu’ils avaient eu beaucoup d’heures de vol avant, ils avaient fait énormément de dessins, ils avaient appris énormément de choses avant.

Jean-Philippe Clément : Oui, ils ont réussi à déconstruire, aussi, cette expérience.

Serge Abiteboul : Un petit peu.

Jean-Philippe Clément : Dans votre domaine, l’expérience créative littéraire, est-ce qu’il y a un exemple qui vous a marqué ?

Serge Abiteboul : Il y a un exemple hyper marquant. Cette année, je crois, Le Nouvel Obs a organisé une compétition entre une IA et Hervé Le Tellier [7], qui est quand même une plume. Il a écrit L’Anomalie en 2020, que j’ai beaucoup aimé. Il a une belle écriture.
La règle de la compétition était assez simple : on leur a demandé d’écrire une nouvelle de 3000 mots. On leur a donné la première et la dernière phrase, et on leur a dit : « Allez-y ! ». Évidemment, l’IA est allée beaucoup plus vite que Le Tellier, mais ce n’est pas grave. La question, après, c’était : « qu’est-ce que ça donne ? ». Là, on tombe déjà dans la difficulté : comment noter deux nouvelles ? Tout ce qu’on peut dire, c’est déjà qu’on peut croiser.
Donc, Hervé Le Tellier a regardé la nouvelle faite par l’IA et il a dit : « Oh la vache, c’est bluffant ! ». Il a quand même été impressionné par le niveau d’écriture.
Dans l’autre sens, encore plus drôle, on a demandé à une autre IA de comparer la nouvelle de Le Tellier et la nouvelle qui avait été générée par une IA, sans lui dire qui avait écrit quoi. Elle s’est gourée, elle a cru que celle qui avait été écrite par l’IA était celle de Le Tellier, et elle a trouvé plutôt meilleure celle qui avait été écrite par l’IA, mais bon, ce n’est pas juste comme comparaison. Les gens qui ont lu les deux nouvelles ne sont pas tous du même avis.
On s’arrête une seconde : qu’une intelligence artificielle soit capable de créer un texte de même niveau, comparable — peut-être meilleur, peut-être moins bon — à celui d’Hervé Le Tellier, cela veut dire que si vous aviez demandé à l’IA d’écrire le texte, de se battre contre monsieur Michu, votre voisin, qui n’a jamais écrit de sa vie, elle aurait été bien meilleure. En tout cas, elle joue déjà dans la cour des grands.
Donc, si vous doutez de la créativité des IA, faites-les écrire et posez-vous des questions. Quand je lis un livre, j’imagine que, derrière l’écrivain, il y a un humain qui va me faire partager des sentiments, que je vais, d’une certaine façon, réagir, raisonner avec un humain en face de moi. Si je lis un texte qui est écrit par une machine, je ne sais pas très bien ce que je lis, d’une certaine façon. Pour l’instant, on n’est pas encore arrivé à cette situation-là, mais c’est une situation qui va se poser. C’est d’ailleurs pour cela que je pense qu’il est très important qu’on puisse toujours imposer de savoir qui est en face.

Jean-Philippe Clément : Donc vous êtes pour le label ?

Serge Abiteboul : Je suis complètement pour le label. Quand je lis un texte, j’ai envie de savoir d’où il vient, s’il a été créé par un humain, s’il a été créé par une IA.

L’avenir de la créativité humaine

Jean-Philippe Clément : Vous m’avez tendu une perche, vous avez parlé de science-fiction. On connaît tous les deux Lisa Bretzner, qui est d’ailleurs déjà venue ici, dans Parlez-moi d’IA n°71, si vous voulez l’écouter, nous parler de sa fiction audio qui s’appelle Man-œuvre [8]. Pourquoi avez-vous voulu qu’on écoute un extrait de Man-œuvre ? Qu’est-ce que cette fiction a réveillé en vous comme réflexion ?

Serge Abiteboul : D’abord, j’aime beaucoup cette fiction et, d’une certaine façon, c’est pour encourager les gens à aller l’écouter. Surtout, elle pose une question qui va être de plus en plus prenante, qui est : si les IA se mettent à faire de la création, si les IA se mettent à faire de la musique, quelle place va rester pour les humains ?

Jean-Philippe Clément : On l’écoute, cet extrait de Man-œuvre dans lequel l’héroïne parle avec sa sœur, qui lui révèle ce paradigme de l’IA, qui, désormais, est la seule à pouvoir faire des créations, mais qui n’était qu’un fait peut-être historique. On écoute.

[Extrait de Man-œuvre de Lisa Bretzner]

Isbrina : J’ai découvert, nous avons découvert quelque chose : les machines n’ont pas toujours été créatives. Avant, c’étaient les humains qui faisaient de l’art.

Kaoryn : Isbrina, ce sont des mensonges. Tu en as vu, toi, déjà, de l’art humain ? Personne n’en a vu.

Isbrina : Dans mon cercle, certains disent que c’est parce qu’on ne pouvait pas emporter les œuvres d’art quand on a quitté la Terre, qu’on a préféré oublier et qu’on a demandé aux machines de tout réinventer. Moi, je ne suis pas vraiment d’accord.

Kaoryn : Comment ça ?

Isbrina : Je pense que c’était plutôt parce que les machines ont demandé, parce qu’elles nous ont fait croire que nous, ce qu’on faisait, ça ne voulait rien dire, parce que tout ça, elles y ont pensé.

Kaoryn : ⁣Écoute Isbrina, tu divagues complètement. Les machines sont au service des humains, un point, c’est tout. C’est la deuxième loi.

Isbrina : Réfléchis bien. Tu ressens quoi quand tu vois ce qu’ils font ? C’est fort, non ?

Kaoryn : Bien sûr, c’est incomparable à aucune autre expérience. Ça apaise, ça soigne, ça libère.

Isbrina : ⁣Eh bien, peut-être qu’elles pensent que tout ce dont on a besoin, c’est un art qui fait du bien, alors que peut-être l’art, le vrai, ça doit faire mal. Tu comprends ?

Kaoryn : Mal ? C’est du terrorisme.

[Fin de l’extrait]

Jean-Philippe Clément : On vous invite à écouter la suite de la fiction Man-œuvre sur YouTube. Il y a six épisodes, si ma mémoire est bonne. On a toutes cette montée en puissance de la compréhension que les IA ont pris le pouvoir créatif et que, peut-être, les humains pourraient aussi le reprendre.

Jean-Philippe Clément : Serge, en tant qu’auteur, comment vous utilisez l’IA, finalement ?

Serge Abiteboul : Un peu comme un assistant un peu sophistiqué, c’est-à-dire que je lui fais relire, trouver les fautes d’orthographe et les lourdeurs. De temps en temps, même maintenant, je lui demande « pour cette expression, est-ce qu’on ne pourrait pas trouver une façon de le dire un peu plus baroque, un peu plus comique, punk, etc. ? ». Je l’utilise donc un peu comme un lecteur privilégié qui me donne son avis.
C’est un peu compliqué, parce que, première chose, ces IA sont programmées pour dire que tout ce que vous faites est génial. Si vous avez écrit le texte le plus bidon possible, elle va vous dire : « Oh, mais c’est génial ! Vos personnages sont d’une profondeur ! ». C’est un peu énervant, il faut en faire un peu abstraction.
L’autre difficulté, c’est qu’elles veulent toujours en faire plus. Elles veulent toujours me réécrire le chapitre, m’écrire le chapitre suivant, mais mon kif, c’est d’écrire, je ne veux surtout pas qu’elle fasse ça pour moi. Mon plaisir, c’est d’écrire et de créer. Si elle fait tout le boulot intéressant, je ne sais plus très bien à quoi je sers.

Jean-Philippe Clément : Parce que la créativité reste du côté de l’humain, comme le dit le générique de l’émission.

Serge Abiteboul : Les IA sont probablement plus créatives que la plupart des gens de l’humanité, déjà aujourd’hui.

Jean-Philippe Clément : Comme votre voisin, monsieur Michu !

Serge Abiteboul : Exactement.

Jean-Philippe Clément : C’est l’heure de conclure.
Merci pour cet entretien, Serge. On se retrouve bientôt pour creuser d’autres grandes questions concernant les capacités de l’IA. Merci, Serge.

Serge Abiteboul : Merci à toi.

Jean-Philippe Clément : Merci à vous, chères auditrices et chers auditeurs. Si cette émission vous a plu, n’hésitez pas à utiliser votre grand pouvoir : likez et partagez. Ça nous fait toujours plaisir de pouvoir vous lire, éventuellement sur un commentaire d’Apple Podcast, par exemple.
Restez sur 93.1 FM, sur Cause Commune. À très bientôt !