L’affaire TikTok et le spectre de la guerre cognitive : nos cerveaux comme ultimes champs de bataille ? CyberPouvoirs

Asma Mhalla pose la question de la militarisation de nos cerveaux : sont-ils devenus des armes de guerre ? Pour y répondre, elle s’est entourée de François du Cluzel et Bernard Claverie, deux références de la notion de guerre cognitive.

Asma Mhalla : Aujourd’hui l’affaire TikTok et sa dimension géopolitique avec deux des meilleurs experts français de la guerre cognitive, François du Cluzel et Bernard Claverie.

Bernard Claverie, voix off : Un des principes de l’IA cognitive c’est empêcher les personnes de prendre des décisions. Ces personnes sont atteintes dans le fonctionnement de base de leur cerveau, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent plus prendre de décision.

Asma Mhalla : Bonjour. Je suis Asma Mhalla et mon job consiste à décrypter les nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui sont en train de se recomposer actuellement autour de la question technologique. Chaque semaine, nous allons nous plonger dans une grande affaire pour tirer méticuleusement le fil de cette histoire, lever le voile sur ce qui est en train de se jouer en coulisses, déchiffrer ensemble les enjeux politiques, géopolitiques qui s’affrontent et qui nouent le cœur de ces nouveaux jeux de pouvoir et de puissance de ce début de 21e siècle.
Aujourd’hui, cette grande affaire c’est la polémique mondiale autour du réseau social chinois TikTok [1] .
CyberPouvoirs sur France Inter, c’est parti.

Voix off : États-Unis, Canada, Danemark, le boycott de TitTok initié fin février par la Commission européenne gagne toutes les puissances occidentales. Les fonctionnaires européens, américains, canadiens et danois ont une trentaine de jours pour supprimer l’application de leurs appareils mobiles. Le but de ces décisions : protéger les institutions contre un potentiel espionnage de la Chine.

Voix off : CyberPouvoirs Asma Mhalla sur France Inter.

Asma Mhalla : TikTok est l’une des applications les plus téléchargées au monde et surtout l’un des derniers litiges en date entre États-Unis et Chine. Le scandale de l’affaire vient initialement directement des États-Unis. L’administration américaine reproche à TikTok trois choses : d’abord l’accès à la donnée collectée. Vous le savez, vous produisez de la donnée sur les réseaux sociaux, évidemment vous en produisez donc sur TikTok si jamais vous l’utilisez. Que lâchez-vous comme informations ? Des données sur vos loisirs, votre santé, votre religion peut-être, vos croyances, vos appétences politiques, vos détestations, etc. Ces données-là sont souvent utilisées à des fins publicitaires, pour vous cibler, mais vous voyez bien la difficulté : ces mêmes données peuvent être collectées pour vous manipuler ou pour faire du cyberespionnage et c’est ce point-là qui est reproché à TikTok, être un cheval de Troie de Pékin. Par exemple, la journaliste britannique Cristina Criddle, qui enquêtait sur les conditions de travail de la société à Londres, a été traquée par TikTok via le compte qu’elle avait créé pour son chat [2].

Voix off : La journaliste Cristina Criddle a été pistée par TiTok. Regardez ce chaton. Il a l’air complètement inoffensif, mais c’est grâce à son compte que les enquêteurs du Financial Times ont découvert que la journaliste était espionnée. La maison mère de TikTok a reconnu la fuite et a déclaré que les employés concernés avaient été licenciés.

Asma Mhalla : La deuxième accusation des États-Unis vis-à-vis de TitTok c’est d’organiser des opérations d’influence et de manipulation de l’information. Pour l’administration américaine, il s’agit d’un principe de précaution : toutes les données, celles que j’évoquais tout à l’heure, celles qui concernent votre historique de recherche, de navigation, potentiellement même les modèles de frappe, les données biométriques, par exemple votre visage ou le pouce si vous avez enregistré ces données-là, le micro, les empreintes faciales, vocales, peuvent être utilisées pour des campagnes d’influence. Pour le directeur du FBI, Chris Wray, l’algorithme de recommandation, qui est ultra-puissant, pourrait bien être détourné par Pékin, On l’écoute.

Chris Wray, voix off du traducteur : Tout le monde parle de la capacité de TikTok à être utilisée par la Chine à la fois pour siphonner les données personnelles mais aussi pour servir d’outil de propagande.

Asma Mhalla : Le troisième reproche des Américains concernant TikTok c’est la fameuse démence numérique. Certaines thèses circulent aux États-unis disant que TikTok serait une arme biologique de Pékin contre le public américain. Par quoi ? Par l’addiction qui est créée par des mécanismes algorithmiques bien rodés : des formats très courts de vidéos, le scrolling sans fin qui capte le cerveau, la répétition des contenus, tout un tas de mécanismes d’addiction et d’obsession pour renforcer l’empreinte de certains contenus sur votre cerveau. La thèse est d’autant plus renforcée que l’intention politique supposée de la Chine repose sur le fait que PCC, le Parti communiste chinois, a exigé, dès 2019, que Douyin, le versant chinois de TikTok, limite l’usage du réseau social aux enfants à 40 minutes par jour et qu’il ne peut pas être consulté entre 22 heures et 6 heures du matin. En gros, on aurait un deux poids deux mesures.

Voix off : L’affaire TiTok, le spectre de la guerre cognitive, nos cerveaux ultime champ de bataille.

Asma Mhalla : La grille de lecture de l’affaire, sans doute la plus sulfureuse et plus sensible, c’est celle de la militarisation des cerveaux, c’est-à-dire que tout d’un coup on aurait une affaire qui visibiliserait, qui démontrerait que nos cerveaux sont en train de devenir des champs de bataille.
La manipulation de l’information dans le champ militaire, ce qu’on appelle la guerre de l’information, n’a rien de nouveau, mais l’ultime vague, celle qui risque de déferler, c’est ce qu’on appelle la guerre cognitive. Concrètement c’est quoi, une guerre cognitive ? Ce sont des opérations cognitives qui, en fait, vont essayer de cibler l’amont, c’est-à-dire les conditions mentales de réception des contenus. L’objectif est assez simple, c’est attaquer, détériorer, voire détruire les représentations collectives ou individuelles du monde. C’est aussi détériorer les capacités de prise de décision qui sont toujours nécessaires au fonctionnement d’un groupe, d’une société ou d’une nation, en gros, les paralyser. Chaque cerveau devient alors un bastion à conquérir et c’est là la nouveauté : la massification des attaques via des canaux à priori anodins, sympas, ludiques, comme les réseaux sociaux. Comment alors rester vigilant ? À qui donner sa confiance dans un monde où le vrai, le faux, le virtuel, le réel, sont devenus totalement fusionnels. Peut-être qu’en démocratie on établira un jour une nouvelle liberté, la liberté cognitive. Allez savoir !

Les cerveaux comme champ de bataille, le ludique comme arme de guerre, vous comme cible, de nouvelle règles du jeu et de nouvelles lignes de front, les guerres cognitives donnent à voir des formes renouvelées de puissance et de pouvoir, des cyberpouvoirs émergents qu’il va nous falloir domestiquer.
Dans un instant nous essayerons de mieux comprendre ce concept de guerre cognitive avec François du Cluzel et Bernard Claverie, les deux auteurs français [3] à l’origine du rapport de l’Otan sur le sujet.

Voix off : Les enjeux technologiques d’aujourd’hui, les enjeux politiques de demain. CyberPouvoirs sur France Inter.

Pause musicale : Home par Depeche Mode.

Asma Mhalla : Nous venons d’écouter Depeche Mode sur Inter. On continue à explorer la guerre cognitive dans CyberPouvoirs

Voix off : France Inter. Asma Mhalla. CyberPouvoirs.

Asma Mhalla : Dans le domaine, je reçois aujourd’hui deux rockstars : François du Cluzel qui a été responsable de projets innovants, l’Innovation Hub de l’Otan [4] et Bernard Claverie, professeur, psychologue et cogniticien, fondateur de l’Institut de cognitique [5] en France. Vous êtes surtout, tous les deux, parmi, je crois, les références françaises, et même peut-être mondiales, du concept de « guerre cognitive » et les auteurs du rapport référent sur le sujet de l’Otan, qui est paru en 2019.

François du Cluzel : Bonjour Asma.

Asma Mhalla : Merci beaucoup d’être avec nous.
Est-ce qu’on peut vraiment, s’il vous plaît, définir déjà ce dont on parle ? D’après vous qu’est-ce que la guerre cognitive ?

François du Cluzel : Le terme est apparu en 2017 aux États-unis, sous le vocable de Cognitive Warfare utilisé par le général Goldfein qui était chef d’état-major de l’armée de l’air des États-Unis. Il désigne plus précisément « les moyens d’action qu’un acteur étatique ou un groupe d’influence – ça peut d’ailleurs être un grand groupe commercial – qu’il utilise pour manipuler les mécanismes spontanés de la cognition d’un adversaire, quel qu’il soit, à des fins qu’il s’est choisies ». Quand c’est un État, c’est pour affaiblir un État adverse, le pénétrer, l’influencer, voire le soumettre, peut-être même le détruire ; quand c’est un grand groupe commercial, c’est naturellement déterminer les comportements futurs pour vendre quelque chose.

Asma Mhalla : En gros, en termes d’objectif, c’est venir cibler peut-être, et vous m’arrêtez si je me trompe, les fragilités ou les mécanismes cognitifs de chacun. Peut-être, Professeur Claverie, que vous pourriez nous expliquer de quoi il retourne quand on parle des mécanismes cognitifs pour essayer de comprendre comment, en fait, on décortique le système cognitif global humain pour le cibler et en faire, comme le disait justement peut-être James Giordano, « l’ultime champ de bataille » ?

Bernard Claverie : On pourra dire qu’il y a deux doctrines : une doctrine qu’on appellera top down, descendante, qui consiste à penser qu’on peut influencer, l’influenza russe, qu’on peut démoraliser avec des systèmes qui sont des systèmes descendants, c’est-à-dire que des phénomènes sociaux vont aller agir sur les individus.
Il y a une autre école qui consiste à penser qu’on peut taper directement dans la pensée des individus et que, évidemment, les effets seront des effets collectifs.
On a la conjonction de ces deux niveaux. Autant le niveau supérieur va taper sur les pensées les plus sophistiquées, autant le niveau montant va s’attaquer directement au fonctionnement du cerveau.

Asma Mhalla : C’est très intéressant cette histoire de bottom-up/top-down, et surtout, du coup, ça donne les mécaniques ou les techniques très concrètes de manipulation et de guerre cognitive.

Voix off : France Inter. CyberPouvoirs. Asma Mhalla.

Asma Mhalla : Nous sommes toujours en compagnie de François du Cluzel et Bernard Claverie, deux de meilleurs spécialistes du concept de guerre cognitive.
Professeur Claverie, on était à essayer d’expliquer, d’illustrer, ces techniques de guerre cognitive concrètement.

Bernard Claverie : Le plus bas niveau c’est l’intervention sur le fonctionnement des cerveaux. Il y a plusieurs méthodes : fonctionnement altéré par des drogues de manière positive. On peut très bien avoir aussi de la guerre cognitive favorable, positive, pour faciliter le fonctionnement des cerveaux de nos opérateurs ou de nos forces. Mais il y a aussi les actions négatives.
Un phénomène très étrange c’est celui du syndrome de La Havane [6]. Le syndrome de La Havane c’est quelque chose qui a été constaté auprès de diplomates en poste à l’ambassade des États-Unis à La Havane. Ces diplomates ont présenté des symptômes très étranges de déséquilibre, maladies, vomissements, etc. On a soupçonné des irradiations soit par des ondes, soit par des infrasons ou ultrasons, on ne sait pas. Ces personnes sont atteintes dans le fonctionnement de base de leur cerveau, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent plus prendre de décision. C’est un des principes de la guerre cognitive : empêcher les personnes de prendre des décisions. Ces personnes sont atteintes dans le fonctionnement de base de leur cerveau, c‘est-à-dire qu’elles ne peuvent plus prendre de décisions. Voilà typiquement un exemple qui consiste à attaquer le plus bas niveau.

Asma Mhalla : Là, disons, c’est de l’interférence chimique. D’un point de vue un peu plus invisible quand on parle justement de la guerre cognitive, on a beaucoup parlé – ça a d’ailleurs été tout le propos de la première partie de l’émission –, par exemple de l’affaire TikTok. L’affaire TikTok est très intéressante, parce que l’un des prétextes ou l’une des raisons, l’un des reproches qui est fait par les États-Unis à la Chine via TikTok est précisément de commencer à manipuler des applications de réseaux sociaux hyper-ludiques, qui ont l’air totalement inoffensives, comme arme biologique dans le cadre de cette émergence, de ce domaine qui est le domaine de la guerre cognitive.
Quand on préparait cette émission, on évoquait également, par exemple, le cas de Cambridge Analytica [7], qui aurait été peut-être la Préhistoire de ce qu’on peut anticiper comme technique.

François du Cluzel : Le cas de Cambridge Analytica est particulièrement intéressant parce que c’est une attaque masquée, finalement, d’un État contre un autre, à un point tel que le résultat final c’est la manipulation d’une élection présidentielle. Je vais rappeler ce que disait James Comey, l’ancien patron du FBI, en juin 2017, il disait : « Nous parlons d’un gouvernement étranger qui, avec des intrusions technologiques et d’autres moyens, a essayé de façonner la manière dont nous pensons, votons, agissons. C’est très grave. »
Cambridge Analytica est une société anglaise qui a été mandatée par un candidat américain, qui a été influencée par une société russe, une fabrique de trolls, utilisant donc des moyens dits hyper-connectifs, de l’hyper-connectivité, le monde cyber, pour utiliser ces moyens dans la guerre, et qui a spotté, identifié un swing state, un État hésitant, mais dont le rôle est extrêmement important dans la balance électorale américaine. Au sein de cet État, ils ont identifié un certain nombre de gens, jusqu’à 22 000. Ils ont créé des faux profils, souvent alimentés par des gens qui se sont mis dans la peau de ces personnes-là, c’est-à-dire des fermiers blancs du Michigan, etc., l’État était le Michigan en l’occurrence, et, au final, ils ont envoyé des messages anonymisés, permanents, récurrents, avec la même teneur finalement, pour influencer, favoriser, manipuler les mécanismes cognitifs et arriver à les faire voter pour le candidat, Donald Trump en l’occurrence. C’est finalement une ingérence dans les processus cognitifs qui a fini par fonctionner.
Si on veut résumer, le Cognitive Warfare, finalement, c’est une forme de guerre non conventionnelle qui s’appuie notamment sur les outils cyber mais pas que, ce sont aussi des techniques de guerre de l’information un peu plus classiques, dont le but c’est d’altérer les processus cognitifs de l’adversaire, d’exploiter les biais cognitifs, les automatismes, les processus mentaux, de provoquer des distorsions des représentations, des altérations de la décision, voire des inhibitions de l’action, et d’entraîner des conséquences parfois non voulues par les États à un point tel que ça peut changer les données d’une élection présidentielle.

Asma Mhalla : J’aimerais beaucoup qu’on revienne sur le détail, avoir des exemples très concrets de techniques. On en parlera après la pause.

Pause musicale : The foolpar Jain.

Asma Mhalla : C’était Jain sur Inter, dans CyberPouvoirs, avec mes deux invités ce matin, François du Cluzel et Bernard Claverie, deux des meilleurs spécialistes du concept de guerre cognitive. On continue d’explorer le cerveau comme arme de guerre.

Voix off : CyberPouvoirs. Asma Mhalla sur France Inter.

Asma Mhalla : Le ludique comme arme de guerre, est-ce que ça peut entrer dans ce champ-là ou est-ce qu’il est trop tôt pour le dire ? Par exemple, est-ce que TikTok peut entrer dans ce domaine-là, dans cette terminologie-là, quand par exemple on voit – et c’est d’ailleurs une de leurs forces – cet algorithme qui pousse des vidéos qui ont l’air très inoffensives, très ludiques, de danses, de je ne sais quoi, en fonction d’ailleurs de vos choix et de tout ce que vous avez regardé jusque-là et puis tout d’un coup bam !, en subliminal, vous allez avoir un message peut-être pro-PCC, un message pro-Chine, un message concernant Taïwan et après on reprend le fil du ludique.

François du Cluzel : Je pense que ça rentre en plein dans le champ de la guerre cognitive. Effectivement, on ne s’en rend pas compte.

Asma Mhalla : C’est à l’insu de nous-même.

François du Cluzel : C’est à l’insu de nous-même, c’est vraiment subliminal. TikTok est un exemple, YouTube fait à peu près la même chose parce qu’il y a un algorithme qui nous pousse à consommer. Le patron de Netflix dit : « Mon pire ennemi c’est le sommeil ! »

Asma Mhalla : Le patron de Netflix dit ça ! C‘est intéressant.

François du Cluzel : Le patron de Netflix disait ça, c’est quand même intéressant. Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1, parlait du « temps de cerveau disponible ». Il y a des mécanismes intrinsèques dont nous ne sommes pas conscients, de peur, on peut susciter la peur dans un film, etc., eh bien derrière vous avez des mécanismes de votre inconscient qui vous poussent à aller consommer. Quand vous mettez une publicité derrière une séquence un peu dure dans un film, il y a des mécanismes que vous ne maîtrisez derrière tout ça et c’est très inconscient. Les gens qui travaillent dans le monde de l’hyper-connectivité, et c’est particulièrement le cas dans les réseaux sociaux, ont bien compris tout cela : ça provoque des addictions, ça provoque des réactions que vous ne contrôlez pas alors que vous pensez les contrôler.

Asma Mhalla : Celles qui sont logées dans le fameux système 1 [8], ce qu’on appelle les systèmes heuristiques.

François du Cluzel : Exactement.

Asma Mhalla : En fait, c’est ce qu’on ne voit pas, dont on n’a pas conscience nous-même, nos biais, nos fragilités, nos réflexes plutôt que la réflexion.

François du Cluzel : Et souvent, quand on sort de ça, quand on s’arrête de consommer, quand on coupe son téléphone, etc., pendant une période suffisamment longue, on se rend compte qu’on change.

Asma Mhalla : On change ? Il n’y a pas de fatalité à ça.

François du Cluzel : Il n’y a pas forcément de fatalité à ça, mais c’est très difficile d’en sortir, en particulier pour les jeunes générations. On parle souvent des conséquences à long terme des technologies de l’information sur le cerveau des générations à venir, je pense qu’on a de quoi être inquiets.

Asma Mhalla : Ce que vous disiez très justement, avant qu’on commence notre émission, je reprends votre expression et c’est la vôtre, François du Cluzel, vous parliez de la « paupérisation des cerveaux ».

François du Cluzel : Je pense qu’il y a beaucoup d’études scientifiques, aujourd’hui, qui démontrent que trop de temps passé sur les écrans finit par avoir un impact significatif sur les cerveaux. Si on veut penser de façon un peu stratégique sur le long terme, il faut se poser la question : qu’est-ce que ça va donner dans 25 ans, c’est-à-dire après une génération, avec des gens qui sont totalement scotchés à leurs écrans et dont le cerveau, finalement, finit par être formaté par ces écrans ?

Asma Mhalla : Je ne peux pas m’empêcher de faire le lien avec les autres émissions de CyberPouvoirs, notamment celle sur l’intelligence artificielle [9]. Quand on parle de machines et d’algorithmes de plus en plus sophistiqués, avec des puissances de calcul de plus en plus fortes, en fait ça vient aussi en congruence, voire ça devient un enjeu pour nous non seulement militaire, civilisationnel, on y reviendra, sur la question démocratique, mais en fait aussi et surtout peut-être anthropologique et humain. C’est-à-dire que si, tout d’un coup, on a tout un écosystème informationnel et cognitif qui, je reprends l’expression, paupérise nos capacités cognitives avec, en même temps, des technologies qui, elles, au contraire, doivent nous pousser à les augmenter, on va avoir un enjeu de société absolument fondamental dans les années qui viennent.

Bernard Claverie : Vous vous posez le problème de la généralisation du Cognitive Warfare. On aurait pu dire que le Cognitive Warfare c’était l’envahissement du domaine de la guerre par les neurosciences. D’après ce que vous dites, c’est plus l’envahissement du domaine de la supériorité par les neurosciences.

Asma Mhalla : C’est intéressant !

Bernard Claverie : Il n’y a pas que les militaires qui s’intéressent au Cognitive Warfare, les grandes entreprises font ça depuis des années, les partis politiques entre eux. Le principal problème c’est celui de l’expérimentation, on ne peut pas étudier ! Nous sommes dans des démocraties, il s’agit de manipuler des cerveaux, on ne peut donc pas faire des expériences, car elles sont éthiquement difficiles, il peut y avoir des conséquences, notamment le syndrome de La Havane, par exemple, dont je parlais tout à l’heure, il peut y avoir des conséquences définitives sur les cerveaux, donc on ne peut pas les faire. Certains pays ne se gênent pas pour avoir ces pratiques, ne sont pas contraints par nos domaines éthiques.
Je voudrais préciser quelque chose : la guerre cognitive ou la supériorité cognitive, comme vous voulez l’appeler, peu importe, c’est quelque chose qui s’attaque au fonctionnement du cerveau, vous l’avez très bien dit. La première chose que l’on peut constater c’est que lorsqu’on s’en aperçoit c’est trop tard, c’est-à-dire qu’on a été manipulé, notre cerveau a fait quelque chose, a lancé un programme, etc., et c’est trop tard.
La deuxième chose que l’on rencontre, c’est un effet secondaire plutôt dans votre domaine, socio-politique, etc. : la plupart des personnes nient avoir été victimes. Il est préférable de cacher l’expérimentation, il est donc difficile de faire du RETEX.

Asma Mhalla : Du retour d’expérience, en fait de documenter le phénomène.

Bernard Claverie : ce qui fait qu’il faut absolument abandonner la culture de l’évacuation de l’échec. Aux États-Unis, vous faites faillite, eh bien ce n’est pas grave.

Asma Mhalla : On se relève !

Bernard Claverie : Non seulement on se relève, mais d’autres entreprises vont valoriser votre expérience pour éviter de faire faillite. Là c’est la même chose : il faut valoriser l’expérience de quelqu’un qui a été victime d’une attaque cognitique et non pas la sanctionner. C’est un problème qui est culturel chez nous.
La deuxième chose que je voudrais dire. Pour revenir un petit peu sur ce que je disais tout à l’heure top down, descendant, et bottom-up, montant, les approches politiques, sociales, etc., qui sont descendantes s’intéressent aux groupes, c’est-à-dire qu’on manipule des groupes, les individus ne sont que des exemplaires constituant ces groupes-là et c’est par voie de conséquence que les individus sont atteints. Là, la philosophie c’est d’attaquer les individus, les cerveaux des individus, en espérant qu’il y ait des effets sur les groupes, c’est donc quelque chose de complètement différent. Le danger c’est que si vous attaquez les cerveaux des individus et qu’ils ne s’en aperçoivent pas, ou trop tard, l’effet social est déjà installé.

Asma Mhalla : Absolument. Tout l’enjeu c’est que ce sujet éclose et entre dans le débat public et aussi auprès de nos décideurs.
Je terminerai cet entretien avec la fameuse question signature de l’émission CyberPouvoirs. On a parlé des guerres des cerveaux, des guerres de cognition sur fond de lutte idéologique et de conservation ou de conquête de puissance pour les nations. En un mot et dans le fond pour vous, Professeur Claverie, François du Cluzel, qui dominera le 21e siècle ?

François du Cluzel : J’aurais tendance à dire que c’est celui qui dominera le monde cyber, par la force des choses. Je ne vais pas citer de noms, mais je pense qu’il y a un vrai enjeu.

Asma Mhalla : Les jeux sont ouverts.

François du Cluzel : C’est évident, c’est un nouveau monde de conflictualité, il est important de voir comment s’y mouvoir. C’est un monde qui est très particulier parce que, d’abord, c’est le premier espace de combat qui a été créé par l’homme. Ensuite, c’est un espace de combat dans lequel il est difficile d’attribuer une attaque, c’est très facile de s’y cacher, donc de s’y mouvoir. Ça nécessite aussi, peut-être, de mettre en œuvre des actions cachées. Je pense que l’ensemble des nations le fait aujourd’hui, les grands groupes commerciaux le font aussi, il faut qu’il y ait un alignement de tout cela. Les grands groupes occidentaux doivent aussi contribuer. Bref !

Asma Mhalla : La question cyber.

François du Cluzel : Je pense que celui qui dominera le monde c’est d’abord la question cyber.

Asma Mhalla : D’un mot, Professeur Claverie.

Bernard Claverie : Dans la question cyber, il y a évidemment, vous le savez parfaitement, le domaine de l’intelligence artificielle, qui s’invite dans les débats depuis quelque temps, alors que ça fait quand même un petit moment qu’elle y est. Il faut savoir que là on a des grands acteurs et des compétiteurs internationaux, USA, Chine et Europe. À mon sens, l’Europe ne peut pas se contenter d’être l’espace qui ne va faire que réglementer. Il y a une compétition.

Asma Mhalla : Une proactivité en tout cas.

Bernard Claverie : Je pense qu’on ne peut pas laisser à d’autres personnes le domaine de la recherche.

Asma Mhalla : Eh bé ! Celui qui dominera le 21e siècle, si je vous comprends bien, sera celui qui dominera le domaine cyber et comme vous le dites, cognitique [10] et non pas cognitif.
François du Cluzel, Bernard Claverie, merci d’avoir été parmi nous aujourd’hui dans cet épisode de CyberPouvoirs particulièrement sensible.
La semaine prochaine, la guerre d’Ukraine. L’Ukraine est peut-être en train de marquer un tournant historique définitif en matière de doctrine militaire.
À la semaine prochaine et d’ici là, portez-vous bien.