Démonter, remonter, recycler Écosystème [6/7]

Le patron de l’entreprise EcoMicro, Julien Maranon, détaille les enjeux du reconditionnement et du recyclage d’équipements numériques.

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Mathilde Saliou : En 2022, les humains ont produit 62 milliards de kilos de déchets électroniques. Ce chiffre était déjà en hausse de 82 % par rapport au total des déchets électroniques produits en 2010.
Dans les précédents épisodes d’Écosystème, nous avons parlé ressources et infrastructures pour construire nos équipements numériques et stocker les données. Nous avons parlé de l’énergie qui alimente tout cela et puis nous avons aussi parlé des tactiques de développement, côté logiciel, qui permettent de maîtriser les impacts environnementaux du numérique. Mais même avec la meilleure volonté du monde, il arrive toujours un moment où un ordinateur ou un smartphone atteint sa fin de vie, on ne peut plus l’utiliser qu’il soit cassé ou que nous ayons décidé de le remplacer.

Je suis Mathilde Saliou, journaliste chez Next et vous écoutez Écosystème

Épisode 6. Démonter, remonter, recycler

Quand l’ONU a publié son rapport, elle a alerté sur le fait que le volume de déchets technologiques augmentait cinq fois plus vite que celui des déchets qui terminent recyclés [1]. Elle a souligné un autre élément qu’il est utile de garder en tête : les Européens sont les plus gros gaspilleurs. En 2022, nous produisions en moyenne 17,6 kilos de déchets électroniques devant les 16,1 kilos relevés en Océanie. Ces chiffres veulent aussi dire que les Européens produisent sept fois plus de déchets électroniques que les Africains.
Dans un tel contexte, le besoin de recycler nos équipements numériques paraît évident, urgent même.
Pour comprendre comment fonctionne la filière, ce qui, éventuellement, freine son développement, j’ai appelé un expert, Julien Maranon. Julien Maranon est patron d’EcoMicro [2], une société bordelaise de l’économie sociale et solidaire, spécialisée à la fois dans le reconditionnement et dans le recyclage du matériel informatique. Je le laisse vous en dire plus.

Julien Maranon : EcoMicro est une PME qui a bientôt 30 ans, qui intervient sur l’univers qu’on va appeler aujourd’hui le numérique responsable. Nous intervenons auprès des entreprises et des collectivités pour récupérer notamment les parcs informatiques en fin d’utilisation, pour leur donner soit une seconde vie soit une fin de vie si on doit les recycler. Nous sommes donc à la fois reconditionneurs et recycleurs. Mon rôle dans tout cela : aujourd’hui, je suis le dirigeant de l’entreprise et, pour tout vous dire, c’est une entreprise familiale, mes parents ont fondé la boîte et ça fait à peu près 30 ans que je gravite dans cet univers.
On va dire que nous sommes une petite trentaine : 20 personnes, aujourd’hui, sur le site principal, industriel, et 10 personnes dans le cadre d’un partenariat ESAT [Établissement et service d’accompagnement par le travail] : des personnes en situation de handicap psychique se réinsèrent sur le métier justement du tri des composants, la déconstruction de vieux PC. Une dimension sociale est toujours étroitement liée au modèle.

Mathilde Saliou : Comme EcoMicro travaille à la fois sur le recyclage et sur le reconditionnement, je demande à Julien Maranon de nous aider à bien différencier les deux.

Julien Maranon : On parle de plus en plus de fin d’utilisation, même nous, nous avons changé notre vocabulaire.
Pour donner un peu d’éléments de contexte : à la base, EcoMicro vient du monde de l’informatique. On va beaucoup parler sur la fin de vie de déchets électroniques, le D3E [Déchet d’équipement électrique et électronique]. Certes c’est vrai et c’est important qu’on parle de déchets parce qu’il y a toute la dimension risque environnemental sur lequel il faut qu’on soit tous très attentifs, donc la réglementation va s’appliquer. Pour autant, à la base nous restons une entreprise de la tech. Donc, quand nous recevons un parc informatique qui n’est plus utilisé, on essaie de proposer autre chose que la solution standard du marché qui est de mettre ça dans un gros broyeur, parce que notre ADN d’informaticien se dit « si cet ordinateur fonctionnait hier, il y a quand même de grandes chances qu’en faisant pas beaucoup plus, il puisse fonctionner aujourd’hui et même demain. » Lorsqu’on reçoit du matériel, on va séparer ce qui est ce potentiel encore de nouvelle vie, d’allongement du cycle de vie, donc le réemploi avec de la réparation, du changement de pièces, du diagnostic, c’est ce qu’on va appeler aujourd’hui le reconditionné, qui a quand même plus ou moins intégré nos vies au quotidien.
Pour le recyclage, on est vraiment sur « on ne peut plus s’en servir pour des raisons techniques » : il est trop vieux, il est cassé, il est profondément obsolète, du coup les mises à jour de sécurité ne sont plus du tout possibles. Pour toutes ces raisons-là, on se dit qu’on ne peut plus le mettre dans les mains d’un utilisateur, donc on va le recycler. On va le déconstruire, on va désosser tous les composants, c’est vraiment le processus inverse de l’assemblage de PC, on désassemble un PC, et on va séparer l’acier, l’aluminium, le cuivre, les cartes électroniques. Tout cela sera orienté vers des filières qui vont permettre de récupérer les métaux à l’intérieur, ou les plastiques, pour les réinjecter dans l’industrie pour refabriquer des choses avec.

Mathilde Saliou : Depuis 30 ans, même si le contexte actuel peut faire craindre quelques retours en arrière, on parle de plus en plus fréquemment de lutte, voire d’adaptation aux bouleversements environnementaux. Comme EcoMicro a précisément 30 années d’existence, je me dis que Julien Maranon doit avoir du recul sur les pratiques, sur les évolutions de la clientèle. Est-ce qu’il a constaté des changements dans les profils qui cherchent à recycler ou reconditionner leurs équipements ?

Julien Maranon : Étonnamment oui et non. Ce n’est pas forcément plus facile. Je vous partage une petite anecdote très perso. Je me souviens, quand j’étais gamin et que mon père a lancé l’entreprise et vendait les services d’EcoMicro, la valeur des matières premières était très basse par rapport à ce que c’est aujourd’hui. Du coup pour déconstruire, par exemple un écran, ça coûtait de l’argent, vraiment beaucoup plus qu’aujourd’hui. Il arrivait à convaincre des gens de payer, je me souviens que c’était 50 francs, 7,50 euros, pour un seul écran. Plein d’entreprises, à ce moment-là, étaient d’accord pour payer ce coût-là alors que le concept du développement durable était tout juste naissant.

Mathilde Saliou : Elles étaient d’accord pour payer 50 francs pour faire recycler leur écran ?

Julien Maranon : C’est ça, en comprenant qu’il y avait plein de métaux lourds à l’intérieur et que, pour les dépolluer, ça coûtait forcément de l’argent, donc elles jouaient le jeu. Aujourd’hui, personne sur Terre, en tout cas personne en France, ne serait prêt à payer ce prix-là, ce qui est, au vu de l’inflation, serait un autre prix.
C’est là où je vous réponds un peu de temps, parce que, à la fois les mentalités ont changé, à la fois plein de gens nous disent effectivement qu’il faut récupérer du matériel, parce que je sais que chez vous on va réduire l’empreinte environnementale, parce que vous allez rallonger, parce que vous faites du mécénat, on a aussi tout un volet entreprise sociale et solidaire. On a vraiment ce double mouvement : plus de gens sont sensibilisés à la cause, culturellement on sait que les impacts environnementaux nous permettent aujourd’hui de toucher les limites planétaires et il faut faire attention, et en même temps, pour les individus, l’effort demandé est vachement plus dur aujourd’hui qu’il y a 30 ans. C’est très surprenant.

Mathilde Saliou : Du coup, quel est votre business modèle aujourd’hui ? Autrefois vous étiez payé pour valoriser les outils informatiques et aujourd’hui les gens ne veulent plus payer ?

Julien Maranon : C’est ça. Notre business modèle est complexe. On est vraiment sur les modèles économiques de l’économie circulaire, on est pas du tout sur de l’achat-vente, on n’est pas sur ces choses-là.
Aujourd’hui, j’ai trois façons d’équilibrer l’entreprise.
Les premières prestations qu’on vend sont plutôt des prestations de déménageur. Quand on nous demande d’aller, pendant trois/quatre jours, récupérer du matériel dans des bureaux ou dans des stocks, on met à disposition du personnel et des camions et cela est commercialisé.
Une fois que le matériel arrive chez nous, on va le transformer des deux manières possibles soit en le réparant soit en le déconstruisant
À la toute fin de la chaîne, on vend des produits reconditionnés qu’on met sur le marché ou alors on vend des matériaux issus de la déconstruction.
Cela fait, finalement, que notre vie n’a pas tant changé que ça, c’est-à-dire qu’on fait beaucoup moins payer en entrée, par contre les métaux ont tous largement évolué. Ça fait donc des vases communicants et notre équilibre tient toujours.

Mathilde Saliou : Il me semble aussi que la manière dont on construit nos équipements numériques s’est beaucoup complexifiée au fil des 30 dernières années, notamment qu’il y a, par exemple, des toutes petites portions de métaux très complexes qui sont mêlées, que ce n’était peut-être pas le cas au début d’EcoMicro.

Julien Maranon : C’est vrai. Il y avait beaucoup moins de métaux sur une carte électronique, aujourd’hui on est à plusieurs dizaines. J’ai vu passer une étude : il n’y a pas si longtemps, on était sur une petite quinzaine, donc on a au moins multiplié par quatre le nombre de matériaux qu’on met sur une carte électronique.
En revanche, si je vous fais un petit comparatif, la quantité d’or sur une carte électronique a été divisée par quatre ou cinq. On en met donc moins parce que les technologies de dorure pour les composants, par exemple pour les connectiques, ont évolué, on a donc moins besoin de mettre de matière pour un résultat équivalent. Ça répond en partie à la question.
La deuxième qui est sur la récupération de ces métaux. Aujourd’hui, il n’y a pas 50 000 solutions pour récupérer les métaux, même si on aimerait qu’il y ait des choses plus légères, c’est l’hydrométallurgie, c’est-à-dire que ce sont des très grosses fonderies. Pour une fonderie, l’investissement c’est un milliard d’euros. Il n’y en a que quatre dans le monde qui vont vraiment jusqu’au bout du process et qui garantissent de dépolluer correctement toutes les cochonneries qu’il y a dans les cartes électroniques, parce qu’il y a beaucoup plus de toxiques que de choses valorisables à récupérer et c’est important de l’avoir en tête.
Aujourd’hui, quand on va utiliser un processus chimique pour récupérer par exemple l’or ou le palladium, par conséquent on va éliminer d’autres métaux qui sont liés ou qui sont à l’état de traces dans la carte. Je parle bien de traces, c’est-à-dire que, malheureusement, les métaux qu’on met dedans sont vraiment critiques et stratégiques, par contre ils sont dans des quantités tellement infimes que, technologiquement, personne ne sait aller les chercher aujourd’hui.

Mathilde Saliou : Donc en définitive, quand on dit qu’on recycle un ordinateur, on ne recycle pas tout, c’est ce qu’on vient de dire.

Julien Maranon : C’est ce qu’on vient de dire. Par contre, si on parlait en termes de poids de métaux à recycler dans une carte : on va être à 97 ou 98 %, donc 3 % vont représenter peut-être une vingtaine ou 25 métaux en quantité extrêmement fine et aujourd’hui on ne sait pas aller chercher ces 3 % restants.

Mathilde Saliou : En revanche, quels types de métaux arrive-t-on à bien à recycler ?

Julien Maranon : Les plus parlants sont l’or, le palladium, l’argent, le platine et le cuivre qui sont vraiment les focus principaux qui vont être recherchés dans les cartes électroniques et, avec ces cinq métaux-là, on est à 97 %, 98 % des métaux en présence dans une carte.

Mathilde Saliou : Là, Julien Maranon parle des métaux les mieux récupérés. Mais à côté du palladium, de l’or, de l’argent, il y a aussi tous ces matériaux dont on parlait déjà avec Frédéric Bordage [3] et Philippe Bihouix [4] dans les premiers épisodes d’Écosystème, je pense à l’antimoine qu’on trouve dans les boîtiers de smartphones, au lithium ou au cobalt qui servent aux batteries, ou encore au gallium, au germanium, au béryllium. Ils ont beau avoir été classifiés comme métaux critiques par l’Union européenne, ils sont présents en si petites quantités dans les composants électroniques qu’en réalité on est plus ou moins incapable de recycler tous ces éléments.
L’autre enjeu c’est que ce qui est effectivement recyclé en provenance de l’industrie numérique ne sert pas nécessairement à fabriquer de nouveaux ordinateurs ou de nouveaux smartphones. En l’occurrence, je demande à Julien Maranon s’il a une idée de ce à quoi servent les métaux qu’il récupère chez EcoMicro.

Julien Maranon : On n’a pas la maîtrise de à qui sera revendu par exemple le cuivre ou l’or. En revanche, on a la certitude que c’est commercialisé à nouveau sur le marché européen, donc plutôt à des fabricants de l’aéronautique, ça peut être évidemment de l’électronique. Après, là encore, si c’est pour revendre l’électronique à Lenovo, une entreprise asiatique ! Ce n’est donc pas forcément garanti que l’or d’un vieux PC serve à un nouveau PC. En même temps, vu qu’il y a peu de fabrication de cartes électroniques informatiques ou numériques en Europe, on change effectivement un petit peu d’univers métier quand c’est remis sur le marché.

Mathilde Saliou : Maintenant qu’on comprend mieux ce qui se passe côté recyclage, il faut qu’on souligne que les choses ne sont pas exactement les mêmes selon que vous soyez professionnel ou particulier. En l’occurrence, les services d’EcoMicro sont avant tout dédiés aux entreprises.

Julien Maranon : Il y a une filière qu’on va appeler la filière professionnelle pour les entreprises et les collectivités ou les administrations et il y a la filière des ménages qui est plutôt tout ce qu’on voit en collecte déchetteries ou grande distribution.
C’est vrai qu’on ne dit jamais non à un particulier qui nous appelle en disant « je veux à tout prix venir chez vous pour ne pas aller à la déchetterie », ce n’est pas notre job premier mais ça nous fait plaisir de voir quelqu’un qui est engagé, qui vient déposer parce qu’il sait que la fin de vie de son matériel est faite chez nous. Mais notre positionnement est effectivement plutôt celui de l’univers de l’entreprise, même si on récupère tout type de numérique et d’électronique : on récupère des scanners médicaux, des pompes à essence, tout ce qui est générant de D3E. Pour autant, on reste quand même une boîte de la tech, du coup du numérique, et naturellement les parcs informatiques sont dans les boîtes. Tout ce qui est informatique, téléphonie, datacenters, c’est vraiment notre cœur de business.
Pour les particuliers, c’est géré par les éco-organismes. Il y en a deux en France, Ecosystem [5] et Ecologic [6], ça fonctionne un petit peu comme des syndicats, on va dire, pour simplifier, de metteurs en marché de fabricants ou de distributeurs, donc Toshiba, Phillips, HP, Whirlpool et les distributeurs, Auchan, Carrefour, Boulanger, je n’en cite que quelques-uns, qui se sont mis ensemble à travers un syndicat qui a un agrément de l’État pour représenter leurs intérêts, ils répondent à une obligation européenne qui est la responsabilité élargie des producteurs.
Comme je le disais en introduction, comme un écran, avant, ça coûtait cher à être recyclé, la Commission européenne a dit « on ne va pas demander aux particuliers de payer pour le recyclage de leur vieil appareil électronique, on va organiser une filière qui va être pilotée par les metteurs en marché et qui devra trouver un système de collecte et de traitement dans les meilleures conditions. » Ce n’est pas notre univers parce que les matériels qui sont collectés en déchetterie sont moins préservés que ce que l’on récupère et ça va être aussi bien le chauffe-biberon que la tondeuse à barbe et le micro-onde. On retrouve un peu moins notre culture de passionnés de la tech.

Mathilde Saliou : Outre ces différences dans les pratiques de recyclage, Julien Maranon m’explique que les entreprises doivent gérer quelques défis liés à leur taille.

Julien Maranon : Elles ont une contrainte supplémentaire. Comme il y a beaucoup de matériels, cela prend de la place et elles n’ont pas un garage géant ou un tiroir géant pour mettre tout ça, elles doivent donc s’en débarrasser, elles doivent libérer leur stock de ces matériels. Comme c’est un sujet qui va apparaître tous les trois, quatre, cinq ans pour la plupart des boîtes, pour certaines un petit peu plus court, mais on est quand même sur du ponctuel, la problématique a souvent été au dernier moment « hou là, là, on a une pièce à réinvestir, qu’est-ce qu’on fait ? Il faut libérer ces 500 PC » et là, généralement, une personne s’auto-désignait et disait « je crois qu’il y en a qui nous récupèrent la benne à carton, la benne à tout venant, on va les appeler pour voir s’ils peuvent aussi nous débarrasser de ça. » C’est donc là où on était sur une gestion de déchets, je reviens à mon broyeur.
Aujourd’hui, on a une grosse prise de conscience post-Covid qui se poursuit pas forcément toujours avec des obligations, en tout cas des encouragements à mettre en place des politiques RSE [Responsabilité Sociale des Entreprises], à aller vers la décarbonation, en tout cas à intégrer ces sujets-là dans la stratégie entreprise, donc, de plus en plus, on a des directeurs de services informatiques ou des responsables RSE qui se disent « on va essayer de s’y prendre un peu plus tôt que d’habitude et voir quelles sont les solutions. » Il y a toute cette dimension, aujourd’hui, de rallonger les cycles de vie des produits pour verdir le parc, en tout cas pour verdir les pratiques, qui sont vraiment en train d’infuser les cultures des DSI [Directeurs des systèmes d’information], ce qui permet des discussions absolument extraordinaires, qu’on n’aurait jamais imaginées avoir il y a quelques années. Pour dire quand même un truc positif sur la façon dont les comportements ont évolué, on n’a jamais eu autant de plaisir à parler de notre métier.

Mathilde Saliou : C’est intéressant cette limite que Julien Maranon discerne au moment du Covid. Clairement, la pandémie a forcé beaucoup d’entre nous à nous réfugier chez nous et à reporter beaucoup de nos usages vers les mondes connectés. En termes de recyclage, en revanche, c’est-à-dire ce qui vient après l’usage, je ne vois pas bien ce que ça a changé. Julien Maranon m’explique qu’en réalité ça a bousculé le regard que nous portions sur nos équipements.

Julien Maranon : Le Covid a eu l’intérêt – pardon, le terme est extraordinairement mal choisi –, a eu une conséquence positive qui a été de se dire « je suis en télétravail, je n’ai pas d’ordinateur pour travailler ou pour suivre les cours, jusque-là j’en aurais voulu à tout prix un neuf parce que c’est trop cool. » À ce moment-là, on a vu plein de pubs à la télé qui disaient que ce qui est trop cool c’est le reconditionné, ça a donc changé les pratiques. Plein de personnes, un peu par la force des choses, se sont retrouvées dans une situation où elles avaient un matériel de seconde main qui, finalement, faisait tout à fait le job. En plus on leur a dit, d’un point de vue marketing, que c’était bien, ça a donc bien consolidé tout ça. À partir de 2021, il y a vraiment eu un essor important du reconditionné.
Ensuite, sur tout ce qui est quand même rattaché mais un peu plus macro, les pratiques de numérique responsable, il y a eu les projets de loi de la CSRD [Corporate Sustainability Reporting Directive], directive [7] qui est malheureusement plus ou moins abandonnée, sur les objectifs CO2. Ça fixe des enjeux sur la décarbonation sur le bilan carbone, des choses hyper concrètes pour les moyennes et grosses entreprises.

Mathilde Saliou : La directive CSRD est un texte européen dédié au suivi d’indicateurs financiers pour les entreprises. Au mois d’avril 2025, elle a été suspendue et ça a fait grand débat.

Julien Maranon : C’est quelque chose qu’on regrette. Après, il y a toujours les politiques RSE, les feuilles de route « Numérique responsable » [8], il y a quand même pas mal de choses et les gens sont vraiment engagés aujourd’hui dans les organisations. Il y aura moins d’obligations, on sera plus sur le volontariat et la bonne volonté. J’ai envie de vous dire que ça fait 30 ans qu’on fonctionne comme ça, on va continuer à les encourager.

Mathilde Saliou : La directive européenne aurait été une opportunité d’accélérer le mouvement.

Julien Maranon : Il aurait fallu apporter la preuve qu’on fait vraiment des actions et être capable de mesurer les gains en carbone, notamment permis par le recyclage le plus vertueux possible ou l’allongement du cycle de vie, toutes ces choses-là.

Mathilde Saliou : Avant cet aparté régulatoire, on évoquait la question de l’évolution des usages et ce fil de pensée me fait m’interroger. Une fois qu’EcoMicro a développé ces ordinateurs reconditionnés, est-ce que l’entreprise les rend ou les revend aux sociétés qu’elle a débarrassées ?

Julien Maranon : C’est possible. À la base, ce n’est pas aux mêmes personnes, on était vraiment sur des acteurs qui vivent sans ordinateur.
Il y en a qui fonctionnent, la plupart ne fonctionnent plus, d’autres sont à réparer, en tout cas il y en a quand même une bonne partie qu’il va falloir remettre en état, effacer les données, toutes ces choses-là. On se chargeait et on se charge toujours de trouver ce nouvel utilisateur soit par de la revente, donc de la revente plutôt à prix solidaire parce qu’on pense profondément que le numérique est aussi un vecteur d’inclusion. Nous avons notre propre site internet, monreconditionné.fr [9], qui permet tout simplement de dire aux gens qu’à l’époque où il y a des boîtes absolument internationales et mondiales qui achètent du reconditionné aux États-Unis pour le faire reconditionner à l’autre bout du monde et le faire livrer par la poste, on leur raconte une histoire : il y a aussi une petite boîte locale – et nous ne sommes pas les seuls, il y en a plein – qui fait du sourcing régional et qui revend plutôt en régional aussi. À ce moment-là, on vend à des particuliers, à des entreprises, on vend à tout type de public et on fait également du don. On donne à peu près 600 machines tous les ans. Avec tout ce qu’on reconditionne, on estime qu’à un moment on est capable de redistribuer au territoire une partie de la valeur qu’on a créée et on le fait de cette manière-là. On est donc plutôt e-commerce à ce jour, c’est comme cela qu’on touche les clients.

Mathilde Saliou : Et vers qui les dons vont-ils ?

Julien Maranon : Que les publics qui sont en difficulté sociale ou professionnelle. On a un beau partenariat avec plusieurs acteurs comme Bordeaux métropole ou la CAF de la Gironde pour ne citer qu’eux. Une commission d’attribution se réunit tous les deux mois, avec les partenaires sociaux, pour examiner les dossiers. On a des demandes de personnes qui, par exemple, ont besoin d’un ordinateur pour s’inscrire dans une formation. Ça fait par exemple plusieurs années qu’elles sont au chômage, elles ont trouvé une formation mais pas de PC portable, pas de formation. On arrive avec ce qu’on sait faire, il y a des choses qu’on ne sait pas faire, ça on sait le faire : on leur met dans les mains un PC portable avec tous les outils bureautiques qui vont bien, avec une garantie offerte comme si c’était acheté, ça permet de donner à ces personnes un petit coup de pouce à notre manière, pour ne citer que la formation, mais c’est le retour à l’emploi, les recherches sur les droits, sur toutes ces choses-là.

Mathilde Saliou : Pourriez-vous nous donner quelques chiffres sur le nombre d’ordinateurs que vous récupérez ou le nombre de parcs que vous videz par an et le nombre d’ordinateurs que ça donne en sortie ?

Julien Maranon : C’est une question à laquelle il est toujours difficile, pour moi, de répondre. Quand on raisonne collecte et recyclage, notre habitude est de raisonner en tonnes, parce qu’on ne sait pas ce qu’on rentre, on va rentrer 1350 kilos de D3E et parmi ça on va découvrir qu’il y a des PC et des écrans ou des imprimantes. Par contre, je sais dire comment on le transforme et ce qu’on sort.
Pour faire une réponse en deux temps : on est environ sur 400 tonnes de D3E collectées sur l’année, à coups de trois ou quatre kilos pour un écran ou un PC portable, ça fait quand même beaucoup de matériel. On avait fait une estimation, je crois qu’on a 20 à 25 000 pièces, par mois, collectées en informatique et notre production tourne aujourd’hui entre 3 et 5 000 éléments, que ce soit informatique ou téléphonie, qui sont reconditionnés tous les mois.

Mathilde Saliou : Comme EcoMicro est implantée dans un endroit précis, en Gironde, à Bordeaux, je demande à Julien Maranon de me dessiner l’image du secteur en France. Est-on actif partout de la même manière sur les logiques de recyclage des objets électroniques ?

Julien Maranon : Ce qui est dur à comparer c’est qu’on a vraiment ce double métier de reconditionneur et recycleur. Sur ce modèle-là, nous sommes quand même très avancés et, sur un positionnement similaire, s’il y a une dizaine de structures sur tout le territoire national, c’est le bout du monde. Je ne suis même pas sûr qu’on les atteigne et la plupart sont en train d’abandonner les métiers du recyclage. C’est très dur de tenir ce double métier en même temps, parce que ce sont des cultures métiers différentes, les outils sont différents et ce n’est pas simple.
En revanche, il y a des milliers de reconditionneurs pure player, de toutes tailles, petits, moyens, gros, voire très gros, mais ça reste encore une filière qui se structure. Il n’y a pas vraiment de compétences environnementales, on est sur la récupération d’un parc le plus récent possible, de la réparation et de la remise en marché. Il y a quelques années on parlait vraiment de spécialistes de l’occasion, aujourd’hui on parle de reconditionné, sachant que le terme « reconditionné » est encore naissant et pas très bien cadré. À notre sens, il lui manque, et c’est plutôt dans cette direction que ça va, un référentiel qualité. Aujourd’hui, on ne sait pas garantir à un client ce que c’est vraiment qu’un produit reconditionné. Nous avons notre interprétation, et on est un peu en prospective là-dessus, mais ça ne fait pas du tout l’uniformité par rapport aux acteurs.

Mathilde Saliou : Quand vous dites que ceux qui s’occupent du reconditionné et du recyclage abandonnent le recyclage, quelles sont les difficultés en fait ?

Julien Maranon : Les difficultés c’est d’être capable de comptabiliser : la valeur n’est pas la même entre un tonne recyclée et une tonne réutilisée ou réparée. Un arbitrage peut souvent se faire, motivé par le côté économique. Il y a aussi un appauvrissement du matériel et une complexité réglementaire à vraiment faire du recyclage un peu pointu et il y a surtout une traçabilité qui est de plus en plus draconienne. On doit comptabiliser à la fois des kilos et des tonnes pour répondre à l’exigence du Code de l’environnement, c’est-à-dire qu’on est une vraie boîte de gestion de déchets dangereux ; on parle de déchets et le D3E est vraiment considéré comme un déchet dangereux du fait qu’il contient tout un tas de toxiques potentiels. Cela fait que le métier est ultra contrôlé et, pour ces raisons-là, ce n’est pas facile pour certains acteurs de rester positionnés sur ce segment. En même temps, si on a commencé à faire du réemploi et du reconditionnement, il faut avoir une vraie logique de gestion de stocks, d’unités. Cette double culture, suivre à la fois des tonnes de métaux, plastiques et suivre des dizaines ou centaines de pièces, composants ou articles, fait qu’à un moment ce n’est plus tenable par les entreprises.

Mathilde Saliou : On a beaucoup parlé de reconditionneurs, un tout petit peu de reconditionneurs et recycleurs. Est-ce qu’il y a beaucoup de recycleurs tout court ? Je me dis qu’ils ne sont pas spécialisés dans l’informatique et le D3E, etc., que ce sont juste des recycleurs au sens large.

Julien Maranon : Oui, c’est plutôt ça. Il y a quelques recycleurs qui font du D3E leur activité principale, mais on est encore sur la culture du recyclage des métaux. Ceux qui se sont positionnés sur le recyclage des déchets électroniques sont ceux qui se positionnaient sur le recyclage par exemple des véhicules hors d’usage, les casses autos, avec des gros broyeurs à métaux, j’en reviens à mon broyeur, malheureusement on n’aime pas trop, mais c’est quand même un peu l’unanimité chez beaucoup. On va avoir soit des gens qui sont dans le recyclage du tout-venant, qui ont des contrats avec les entreprises et qui recyclent à peu près tout, du coup, de fait, au fil des années ils ont récupéré pas mal de D3E, ils ont donc développé la compétence de broyer du déchet électronique. Et puis il y a tous les acteurs qui étaient déjà organisés pour recycler les métaux, faire de la récupération de métaux, qui font également ça. Il y a donc un maillage national plutôt très large, c’est assez mature, par contre, ce n’est pas toujours facile, pour ces acteurs-là, d’imaginer qu’il y a une autre solution que le recyclage et qu’on puisse effectivement allonger la vie du produit ou lui donner une nouvelle vie.

Mathilde Saliou : Étant donné qu’il est à un endroit idéal pour envisager les deux axes, j’ai une dernière question à poser à Julien Maranon : selon lui, qu’est-ce qui permettrait d’être plus efficace dans le réemploi comme dans le recyclage des équipements numériques ?

Julien Maranon : Le respect des obligations serait déjà un bon point de départ, en tout cas une vraie sensibilisation à cet endroit-là.
C’est aussi notre responsabilité d’être plus visibles, d’être plus connus des acteurs pour qu’ils aient le choix de ce qu’ils veulent faire du matériel.
En ce moment, on parle beaucoup de souveraineté, donc forcément, plus on va traiter en local, en tout cas en national, ces matériels, plus on va réduire la dépendance à des achats hors Europe, en tout cas quand on n’a pas conservé les ressources en Europe, pour vivre les choses sur les années à venir.
Ensuite, si je dois parler du reconditionné, ce qui est fondamental c’est d’avoir un référentiel qualité qui devrait, j’espère, émerger cette année.
Notre parti pris, aujourd’hui, c’est de rendre visible ce que permet écologiquement tout ce recyclage et ce reconditionnement. Quand on dit à une boîte « c’est super, ensemble on a mieux recyclé que si tu étais allée dans un broyeur » – ce qui nous fait très plaisir si elle le fait –, pour autant il manque quelque chose. Nous faisons un énorme travail cette année et nous avons de la chance, nous venons d’apprendre que nous sommes soutenus par l’ADEME [Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie] là-dessus dans le cadre de France 2030, sur le développement de l’analyse de cycle de vie, vraiment des algorithmes qui permettent de traduire tout ce qu’on fait bien en équivalence CO2 mais certifié et forcément, c’est comme pour les bons points à l’école. Quand demain on va expliquer que, parce qu’on a bien travaillé ensemble, on a économisé 35 tonnes de CO2, ce sera beaucoup plus visible que quand on dit juste qu’on a fait de notre mieux.
Notre axe, aujourd’hui, c’est vraiment de rendre visible les effets positifs.

Mathilde Saliou : J’espère que les explications de Julien Maranon vous ont permis de bien mieux comprendre les défis à relever pour réduire un peu le gâchis de matériel informatique dont nous avions longuement parlé dès le début de cette série.
Avec les étapes du reconditionnement et de l’éventuel recyclage, nous atteignons le terme de notre tentative d’analyse du cycle de vie de l’industrie numérique. Dans un sens, Écosystème pourrait s’arrêter ici. Cela dit, l’industrie technologique ne se serait pas développée et n’aurait pas pris l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui sans ses utilisateurs et sans les pouvoirs publics. Pour leur donner leur place dans nos réflexions, je vous propose de nous pencher sur un cas précis de développement d’un numérique maîtrisé en termes environnementaux à l’échelle d’une ville. Pour se représenter ce que ce type de projet implique, dans le prochain épisode nous irons rencontrer Louise Vialard, spécialiste du numérique responsable et conseillère municipale de la ville de Nantes.

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Écosystème est un podcast écrit et tourné par moi, Mathilde Saliou. Il a été réalisé par Clarice Horn et produit par Next.
À très vite.