Voix off : Next, Next, Next, Next.
Mathilde Saliou : Nous faisons face à de multiples crises environnementales. Celle que nous connaissons le mieux concerne le réchauffement de l’atmosphère et toutes les évolutions que cela entraîne en termes climatiques. C’est cette crise-là qui nous fait si régulièrement évoquer le problème de nos émissions carbone. Cette crise-là, toujours, qui a suscité, en 2015, la signature de l’accord de Paris sur le climat. Les pays signataires s’y engageaient à œuvrer pour maintenir le réchauffement de la température moyenne de la planète sous les 2 degrés Celsius de plus qu’à l’époque préindustrielle. Ils devaient travailler à atteindre une cible de seulement 1,5 degré Celsius d’augmentation de la température. Cela dit, dix ans après l’accord ces objectifs semblent de plus en plus difficiles à respecter. Les efforts de vulgarisation des scientifiques, de même que diverses crises comme celle de la Covid 19, nous ont permis de comprendre que l’enjeu – protéger la planète sur laquelle nous vivons toutes et tous – ne concernait pas seulement nos émissions de CO2. La planète est un écosystème fini. Or, comme le résument les travaux du Stockholm Resilience Centre, nous avons dépassé au moins six de ces neuf limites en introduisant à l’excès de nouvelles substances chimiques et synthétiques, en altérant le cycle naturel de l’eau, en bétonnant les sols ou encore en dégradant la biodiversité. La situation est critique et le numérique, en tant que partie de la société, en tant qu’industrie présentée comme solution à la transformation écologique, y joue un rôle.
Dans Écosystème, une nouvelle série audio produite par Next, je vous propose de l’explorer.
Épisode 1. Ce que la tech fait à la planète
Diverses voix off : S’envoient chaque jour dans le monde 288 milliards de mails.
Vous êtes des accros. Bienvenue à la réunion du numérique anonyme. Si on nous prend notre smartphone, on ne peut plus fonctionner à titre individuel.
Mathilde Saliou : Je suis Mathilde Saliou, journaliste chez Next et, dans cette première saison d’Écosystème, je voudrais analyser les effets de chaque étape de la chaîne de production des outils numériques sur la planète et, pour ce faire, quoi de mieux que commencer avec Green IT [1] ?
L’association Green IT existe depuis 22 ans. Ça paraît jeune, mais, à l’échelle du numérique, ça vaut un siècle ! Green IT a été leader, en France et dans le monde, dans l’appréhension des sujets que nous allons traiter dans Écosystème. J’ai donc contacté son fondateur, Frédéric Bordage, pour qu’il nous aide à planter le décor.
Au moment d’évoquer les considérations techniques de notre conversation, celui-ci m’a expliqué utiliser un téléphone trop ancien pour faire un enregistrement de qualité. Je vais donc commencer par là : qu’est-ce que c’est que ce smartphone préhistorique qu’il utilise ?
Frédéric Bordage : Pour mes usages courants, de tous les jours, j’ai un BlackBerry Bold qui a plus de dix ans. Comme c’est un téléphone qui n’intéresse pas les hackers, puisqu’on ne peut que téléphoner et envoyer des SMS, il y a peu de risques de piratage, donc je peux le conserver longtemps malgré les failles de sécurité qui existent probablement dessus – à priori tout le monde se fiche de mes conversations et de mes SMS, je ne suis pas un homme politique ! C’est un équipement de grande qualité, compatible 2G, 3G, donc, jusqu’à présent je pouvais utiliser mon BlackBerry sans aucune difficulté.
Mathilde Saliou : C’est terminé depuis ce week-end ?
Frédéric Bordage : Depuis un certain nombre de semaines, ça devient vraiment très compliqué de l’utiliser parce que je n’ai plus de roaming, donc, si je veux téléphoner dans ma voiture, je ne peux plus téléphoner sans qu’à chaque fois que je saute d’une antenne-relais à une autre antenne-relais la conversation se coupe toute seule, il faut que je relance. On capte de moins en moins souvent et de moins en moins bien en 2G et en 3G parce que les opérateurs libèrent des bouts d’antennes-relais pour mettre à la place de la 4G et de la 5G, ça devient donc vraiment compliqué.
Mathilde Saliou : Pourquoi avez-vous décidé de garder ce téléphone le plus longtemps possible ?
Frédéric Bordage : D’une part c’est très simple, très efficace, ça fait le job et j’ai juste besoin d’un téléphone qui téléphone et qui envoie des SMS, première raison.
La deuxième raison c’est que, compte-tenu de mon parcours et de ce que je fais, c’est-à-dire conseiller des entreprises pour qu’elles réduisent les impacts environnementaux de leur système d’information, donc réduire les impacts du numérique, c’était essentiel de montrer l’exemple et de ne pas être dans la surenchère du smartphone dernière génération. L’ambition que j’ai, en conservant et en utilisant tous les jours ce BlackBerry, c’est de démontrer que c’est tout à fait possible d’avoir une vie normale avec un téléphone qui téléphone et qui envoie des SMS.
Une autre raison me pousse, ces derniers jours, à abandonner mon BlackBerry, contre mon gré, c’est la mise en place par les banques d’une double authentification qui repose exclusivement sur un smartphone. Aujourd’hui, c’est obligatoire d’avoir un compte en banque et on accède à sa banque en ligne. Avec cette double authentification sur smartphone, il n’est plus possible d’avoir un compte en banque en ligne si on n’a pas de smartphone.
Mathilde Saliou : En 2004, vous avez lancé Green IT. Qu’est-ce que c’est et pourquoi, à ce moment-là, lancer cette association ?
Frédéric Bordage : En 2004, j’ai lancé le collectif Green IT [2], un collectif d’experts indépendants à l’origine des démarches de sobriété numérique, numérique responsable, écoconception de services numériques et, plus récemment, de la slow tech. Pierre Rabhi [3] s’était présenté à l’élection présidentielle de 2002. Toutes les personnes qui se sont intéressées sérieusement à cette élection ont découvert qu’il existait une autre voie, celle la sobriété heureuse. Cela m’a fait prendre conscience des impacts environnementaux du numérique dont on parlait très peu à l’époque, de la notion de développement durable dont on parlait aussi très peu en 2002. Ayant un profil technique d’informaticien, je me suis demandé comment je pouvais faire ma part, tout simplement. Je me suis posé la question : ne peut-on pas avoir une vie numérique plus sobre, mais tout aussi heureuse et satisfaisante ? C’est comme cela qu’est né le collectif Green IT, qui est devenu une association reconnue d’intérêt général, qui fournit des outils concrets pour aider au quotidien les entreprises et les particuliers à mettre en œuvre cette démarche de sobriété numérique.
Mathilde Saliou : À l’époque, avez-vous trouvé des personnes avec qui discuter de ces sujets, que ce soit en France ou à l’international ?
Frédéric Bordage : En 2004, nous étions tout seuls dans le monde, vraiment, c’était Sancho Panza sur son âne, avec sa lance, qui se battait contre des moulins à vent d’une certaine façon. D’ailleurs, j’ai choisi à l’époque le nom de Green IT qui était un nom propre puisqu’on parlait uniquement de green computing. Il se trouve que quelques années après le terme Green IT s’est imposé comme un nom commun.
En 2006, est né à Grenoble le GDS EcoInfo [4], un groupement de rechercher et de service au sein du CNRS, qui a été le deuxième acteur historique important sur ce sujet-là. Et après, à partir de 2008, on a commencé à s’intéresser un peu plus sérieusement au sujet, quand je dis « on » c’est la société française, puisque, entre-temps, Al Gore et le GIEC avaient obtenu le prix Nobel de la paix, entre-temps, il y avait eu un engouement sur ces problématiques climatiques, mais, au début nous étions vraiment tout seuls et, dans le reste du monde, il n’y avait rien du tout.
Mathilde Saliou : Quand vous vous mettez à travailler sur le sujet, comment définissez-vous le sujet ? Aujourd’hui, quand on se promène sur le site de Green IT, on tombe sur plein de termes qui sont utilisés dans les cercles de réflexion qui sont désormais plus nombreux : sobriété numérique, low-tech, vous venez de parler de slow tech aussi ; il y a même un glossaire. Pourquoi autant de termes et comment résumer tous les sujets qui vous intéressent ?
Frédéric Bordage : Pour faire simple, on s’intéresse à la rencontre entre le développement durable et le numérique. On essaye d’appliquer la démarche de développement durable au numérique, c’est-à-dire avoir un numérique qui soit le plus respectueux possible du vivant, voire qu’il contribue à réparer le vivant, tout en sachant que dès lors qu’on fabrique un équipement numérique on a des impacts environnementaux directs négatifs. On s’intéresse aux trois dimensions du développement durable : environnementale, sociale et sociétale, même sanitaire, et économique [Ajouté par l’intervenant].
On s’est rendu compte que pour pouvoir appliquer cette démarche de développement durable au numérique, on allait avoir différents interlocuteurs – des entreprises, des particuliers –, qui n’allaient pas suivre exactement la même démarche : une entreprise applique une démarche de Green IT ; un particulier adopte une posture et une démarche de sobriété numérique. Ce sont des démarches tout à fait complémentaires mais un petit peu différentes. La notion de slow.tech [5] a émergé depuis. On trouve la low-tech [6] géniale. Mais on sait que pour glisser vers un monde 100 % low-tech demain, il va falloir, à court terme, proposer un chemin intermédiaire, une voie médiane, c’est ce qu’on appelle la slow.tech. Cette démarche vise à créer des services numériques qui s’appuient uniquement sur les composants high-tech indispensables et elle remplace les composants numériques non indispensables par des composants low-tech. C’est ce qu’on désigne par l’appellation slow.tech.
Il y a effectivement pas mal de vocabulaire autour de ce sujet-là. Ce que j’aime retenir que le numérique le plus responsable, le plus durable, c’est celui qui respecte le vivant.
Mathilde Saliou : Pour définir un numérique qui respecte le vivant, je suppose qu’il est utile de parler d’analyse du cycle de vie des produits. C’est un concept qui est fréquemment utilisé quand on s’intéresse aux impacts environnementaux du numérique et il permet de s’intéresser à toute la chaîne de production. Pourriez-vous expliquer ce que c’est et montrer un peu les différents impacts que la tech a selon les étapes de sa fabrication et de sa consommation ?
Frédéric Bordage : La clé, pour quantifier les impacts environnementaux du numérique, c’est d’utiliser la méthodologie, qui est d’ailleurs la seule méthodologie internationalement reconnue, qui s’appelle l’analyse du cycle de vie et le standard nous indique quatre étapes :
- la fabrication de nos engins numériques, nos smartphones nos ordinateurs, etc.
- la distribution : il va sortir d’usine et il va arriver jusque chez nous
- la phase d’utilisation
- et puis évidemment, la quatrième étape qui est la phase de fin de vie.
C’est essentiel de penser les impacts environnementaux du numérique au travers de ce cycle de vie complet. Il y a à peu près 16 crises environnementales et sanitaires majeures. Le numérique, en France, contribue principalement à quatre d’entre elles. Il ne contribue pas de la même façon selon l’étape du cycle de vie où on se situe. Par exemple, en France, l’empreinte du numérique est constituée à 52 % par l’épuisement de ressources abiotiques, c’est-à-dire des ressources naturelles non renouvelables comme les métaux, les minéraux, et les ressources fossiles. Ces impacts sont essentiellement liés à la fabrication de nos équipements.
Le deuxième impact est constitué par les radiations ionisantes, principalement associées à la production de l’électricité dans une centrale nucléaire. Cela a potentiellement un impact sur la santé des êtres humains et des écosystèmes. Ces impacts ont lieu au cours de la phase d’utilisation de nos équipements numériques.
En troisième position, on a à peu près 11 % des impacts du numérique en France qui sont des émissions de gaz à effet de serre. Ces émissions de gaz à effet de serre contribuent au réchauffement global qui, lui-même, a un impact sur le changement des climats locaux.
Pour pouvoir quantifier ces impacts avec autant de détails, il faut faire une analyse du cycle de vie, résumée par le sigle ACV, cela nous permet ensuite d’agir efficacement.
Quand on regarde la structure des impacts environnementaux du numérique, en France ou ailleurs, on a globalement 2/3 à 3/4 des impacts qui sont liés à la fabrication des équipements, étape qui a lieu essentiellement en dehors de la France, et 1/3 ou 1/4 est lié à l’utilisation des équipements. Quand on connaît cette répartition, il est évident que les clés fondamentales pour réduire notre empreinte numérique sont :
- fabriquer moins d’équipements,
- faire en sorte que ceux qui existent durent le plus longtemps possible
- et enfin être plus sobres dans nos usages, c’est-à-dire arbitrer ce qu’on fait avec le numérique qui reste sur terre.
On doit comprendre un point clé : le numérique est une ressource non renouvelable, qui s’épuise à très grande vitesse, ce n’est pas en siècles qu’on compte le moment où on aura épuisé le numérique, c’est en décennies. Dès lors, en tant que société humaine, que souhaitons-nous faire, avec nos dernières réserves de numérique ? Est-ce qu’on souhaite permettre à nos enfants de passer des IRM, de se soigner grâce au numérique, de modéliser le climat grâce au numérique ? Ou est-ce qu’on souhaite augmenter indéfiniment la taille de l’écran qui trône au milieu de notre salon, changer nos smartphones tous les deux ans ? C’est un choix de société à faire, qui est critique aujourd’hui, parce que nous sommes tous totalement dépendants du numérique. Vous êtes des accros, je suis un junkie, bienvenue à la réunion du numérique anonyme ! Si on nous prend notre smartphone et notre ordinateur, qu’on ne nous les rend plus jamais, on ne peut plus fonctionner à titre individuel et professionnel. L’État, la nation française ne fonctionnent plus, l’Europe ne fonctionne plus. En fait, notre société occidentale ultra connectée s’écroule si on n’a plus de numérique. Or, les études montrent qu’au rythme actuel de consommation des ressources non renouvelables, dans quelques décennies nous n’aurons plus de quoi fabriquer de haute technologie, de high-tech. Il y a donc un enjeu, une urgence [Ajouté par l’intervenant] à adopter cette posture de sobriété numérique.
Mathilde Saliou : Est-ce que vous pouvez expliquer cette idée selon laquelle il n’y aurait plus de numérique d’ici une dizaine d’années ? Concrètement, que va-t-il manquer exactement ?
Frédéric Bordage : Quand on cherche à comprendre à quel rythme les ressources, notamment les métaux et les minéraux avec lesquels on fabrique le numérique, mais aussi toute la haute technologie, les éoliennes, les panneaux photovoltaïques, etc., auront disparu, on fait des calculs entre ce qu’on appelle les réserves rentables et le rythme auquel on consomme ces réserves rentables. Les réserves rentables sont les réserves qu’on connaît et qu’on peut exploiter à un coût humain, technologique, économique, acceptable. Cela nous permet de calculer qu’il nous reste des décennies et pas des siècles. D’ailleurs, la ressource qui aura disparu en premier c’est l’antimoine, au rythme actuel en tout cas. C’est pour cela que quand on fait des analyses du cycle de vie standards on compte en kilo équivalent antimoine, parce que c’est la ressource qui aura disparu le plus tôt, c’est pour cela qu’on ne compte pas en kilo équivalent en fer ou en kilo équivalent un autre métal.
Aujourd’hui, on sait même à peu près dans quel ordre chaque ressource va disparaître.
L’épuisement des ressources de type métaux et minéraux est directement lié à l’épuisement des ressources fossiles. On extrait l’or, l’argent, le zinc et les autres métaux avec du gasoil qui alimente les excavatrices. Donc, si on n’a plus d’énergie fossile, on n’a plus de métaux.
Les aciéries fonctionnent au charbon, si on n’a plus de charbon, on n’a plus de métaux.
Par ailleurs, dans la haute technologie comme le numérique, on utilise aussi des sous-produits d’autres boucles industrielles, qui n’existent pas l’état naturel. Qui sont par exemple des sous-produits de la métallurgie. Le recyclage est une vue de l’esprit dans le domaine du numérique puisque, si on veut fabriquer toujours plus de smartphones, il faut fabriquer toujours plus d’autres trucs à côté. On comprend donc que la notion d’économie circulaire, de recyclage, etc., est une notion complètement fumeuse au niveau du numérique.
Mathilde Saliou : Dans ce que vous dites, on entend qu’il y a beaucoup de questions de priorisation, des choix complexes, des choix politiques à priori. Dans les 20 dernières années, dans quelle mesure avez-vous vu l’intérêt pour ces sujets évoluer ? Y a-t-il des forces politiques qui sont déjà en train de travailler à la manière de faire ces choix ?
Frédéric Bordage : Sur la notion de matériaux nécessaires pour que le monde high-tech d’aujourd’hui continue d’exister, on peut dire que la prise de conscience a été assez tardive par exemple par rapport à celle du climat et que, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, c’était une question réservée aux ferrailleurs, quelque part.
La reprise économique a été très rapide après le Covid et a créé des pénuries. On s’est alors rendu compte qu’un certain nombre de ressources n’étaient pas accessibles en quantité infinie, tout de suite, de façon instantanée.
Depuis la reprise du Covid, les pays occidentaux se sont rendus compte que nos industries, celles qu’on a conservé, sont totalement dépendantes d’autres pays, notamment des pays émergents. Cela fait une vingtaine d’années qu’il y a une guerre économique entre certains pays dans le monde, par exemple sur les terres rares, notamment avec la Chine. On a donc pris conscience très progressivement de notre dépendance à ces matériaux. Assez récemment, en Europe comme en France, les pouvoirs politiques ont décidé de faire de ces ressources des ressources stratégiques et de ré-internaliser, en Europe et en France, les mines. On veut rouvrir des mines en Europe et en France ! C’est complètement anachronique, il faut le dire. C’est très compliqué et très long d’ouvrir des mines, il faut entre 10 et 20 ans avant que ce soit réellement en exploitation et cela engendre beaucoup de pollution et d’émission de GES . Or, le GIEC nous dit qu’on a moins d’un an, d’ici fin 2025, pour avoir atteint l’asymptote de nos émissions de gaz à effet de serre et que d’ici 2030 on doit les avoir divisés par deux. C’est complètement contradictoire de vouloir protéger le climat et rouvrir des mines dans les pays occidentaux. On ne devrait pas en ouvrir plus. On devrait faire des choix : que fait-on avec les mines qui sont déjà ouvertes ? Qu’est-ce qu’on fabrique ? Toutes ces problématiques sont liées : si on veut extraire plus de métaux, on va émettre plus de gaz à effet de serre et, si on émet plus de gaz à effet de serre, on n’atteint pas nos objectifs climatiques.
Les pouvoirs publics ont conscience, aujourd’hui, de la problématique stratégique des matériaux permettant de fabriquer le numérique, mais leur réponse est inadaptée puisqu’elle se résume par « ouvrir toujours plus de mines », ce qui ne résoudra pas le problème de fond.
En plus, on a un certain nombre de matériaux qui sont très mal répartis sur Terre et qui ne sont pas disponibles en France ou en Europe.
En plus, il y a un coût économique et un coût environnemental pour extraire ces ressources. Prenons l’exemple de l’extraction des terres rares. Malgré leur nom, ce sont des métaux qui dopent les propriétés physico-chimiques d’autres métaux. Si on a externalisé l’extraction de ces terres rares en Chine, c’est parce que, d’un point de vue humain, d’un point de vue sanitaire, d’un point de vue du coût économique et du coût environnemental, cette extraction est catastrophique. C’est pour cela qu’on ne les extrait plus chez nous.
Entre la non-disponibilité de certains métaux, le coût environnemental et sanitaire [Ajout de l’intervenant] de l’extraction de ces métaux, on voit qu’on est face à une barrière minéralogie qu’il va falloir commencer à accepter.
Mathilde Saliou : Si on commençait à l’accepter, il faudrait encore travailler sur les parties suivantes du cycle de vie. À priori, la question des usages numériques et celle du recyclage sont des domaines sur lesquels on peut travailler en France et en Europe. Y a-t-il eu des évolutions notables sur ces questions ?
Frédéric Bordage : Si on veut économiser le numérique, ce n’est pas tant sur les usages qu’il faut travailler mais plutôt sur les durées de vie et les taux d’équipement. C’est vraiment là-dessus parce que 3/4 des impacts sont liés à la fabrication des équipements. Une fois qu’ils sont fabriqués, ce qu’on fait avec ne change plus grand-chose.
Il faut donc vraiment se focaliser sur la durée de vie. Pour augmenter la durée de vie, on devrait avoir des durées de garantie légale qui soient proches de la durée d’usage réelle, c’est-à-dire qu’un smartphone, si on l’utilise correctement, devrait être garanti cinq ans et pas deux ans.
En termes de taux d’équipement, c’est un peu plus compliqué. Il faut faire prendre conscience qu’on n’a pas loupé sa vie à 40 ans si on n’a pas une connectée et que se suréquiper avec des équipements numériques c’est réduire les chances de nos enfants de se soigner demain avec du numérique. Tôt ou tard, il faudra légiférer.
On peut travailler sur les usages, mais cela n’aura que peu d’effets. Si tout le monde arrête d’utiliser le réseau internet en France, c’est-à-dire plus du tout d’usages numériques connectés, on fait baisser sa consommation électrique de seulement 30 % [Note de l’intervenant]. L’effet est relativement faible en termes de réduction de coûts environnementaux par rapport au coût global du numérique.
Le numérique, avec ses usages actuels, c’est 40 % du budget annuel soutenable d’un Européen. Un Européen a un budget soutenable, par exemple pour les gaz à effet de serre, de 985 kilos équivalent CO2 par an qu’il peut émettre pour ne pas dépasser les limites planétaires. Ces émissions dues aux usages du numérique représentent environ 400 kilos de gaz à effet de serre, soit 40 % de son budget annuel soutenable. C’est monstrueux ! C’est dix fois trop !
[Partie supprimée par l’intervenant, NdT.
Mathilde Saliou : Cela commence à entrer relativement dans le débat public ces dernières années, notamment quand il y a eu des grosses canicules, avec la question de l’eau. On a vu, par exemple à Amsterdam et à Londres, je crois, coup sur coup la même année, aux Pays-Bas Microsoft qui consomme beaucoup trop d’eau alors qu’on est déjà en période de stress hydrique et à Londres une autre entreprise dont les datacenters sont en shutdown, pour le coup, parce qu’ils ont trop chaud.
Ces datacenters sont des équipements qu’on voit peu en tant que grand public, mais qui sont essentiels pour le fonctionnement de nos outils numériques. Cela dit, il en va même de l’intérêt économique de ceux qui les fabriquent de les rendre plutôt efficaces en termes environnementaux. Les avez-vous vus évoluer d’une manière ou d’une autre ?
Frédéric Bordage : Oui. On a beaucoup parlé des terminaux depuis le début de l’interview, mais on a deux autres composants qui sont les réseaux et les centres informatiques, les fameux datacenters.
En ce qui concerne les datacenters, des progrès considérables ont été faits par les acteurs des datacenters, parce qu’ils ont un intérêt économique à consommer moins d’électricité, à la fois au niveau des serveurs mais aussi pour refroidir les serveurs. Ils ont aussi un intérêt économique à consommer moins d’eau.
Entre les terminaux utilisateurs, le réseau et les datacenters, le composant qui a beaucoup évolué de façon positive ces dernières années, ce sont les datacenters. On a divisé par trois leur consommation électrique en 20 ans pour le même nombre de traitements réalisés [et des quantité de données stockées qui ont été multipliées par un facteur supérieur à un million [Ajout de l’intervenant]. Mais comme on a besoin de toujours plus de traitements informatiques et de stocker toujours plus de données, on augmente le nombre de datacenters, donc en valeur absolue, même s’ils sont plus performants et plus efficients, l’impact des datacenters continue d’augmenter dans le monde. C’est ce qu’on appelle un effet rebond.
Pour progresser en termes de performance environnementale, les datacenters appliquent aujourd’hui des démarches de bon sens, mais qui étaient encore révolutionnaires il y a 15 ans. Par exemple le free cooling qui consiste à utiliser le froid de l’extérieur - l’air froid ou l’eau froide - pour ne pas avoir à produire artificiellement du froid. Ça permet de réduire considérablement la consommation électrique du datacenter. Pour pouvoir faire cela, on utilise des équipements qui répondent aux exigences techniques ASHRAE [American Society of Heating, Refrigerating and Air-Conditioning Engineers] classe A3 à A4. C’est un « gros mot » qui indique simplement qu’ils fonctionnent à des températures plus élevées, avec des variations hygrométriques qui peuvent être plus importantes. Donc, en gros, on n’a plus besoin de datacenters où il fait 18 degrés en permanence, avec un niveau d’hygrométrie hyper stable. On peut avoir beaucoup plus de fluctuations. On va évidemment confiner les serveurs pour avoir moins d’air froid à produire ou à apporter. On peut mettre en œuvre tout un tas de bonnes pratiques, qui sont généralisés aujourd’hui dans les datacenters, pour réduire notamment leur consommation électrique.
Il n’empêche que nous, les consommateurs du numérique, nous sommes à l’origine de la prolifération des datacenters. Si on consomme moins de services numériques et uniquement les services numériques les plus essentiels, alors on aura besoin de moins de datacenters. Il y a donc quand même un lien entre les consommateurs des services numériques et la croissance des datacenters, même si on n’est pas totalement responsable puisque les GAFAM et autres cloud providers et fournisseurs de services numériques poussent de nouveaux services qu’on n’a pas demandés, par exemple l’essor des IA génératives ces dernières années, alors qu’on s’en passait très bien [jusqu’à ce que les GAFAM nous les proposent [Ajout de l’intervenant].
Il faut à la fois que nous prenions nos responsabilités en tant qu’utilisateurs du numérique, mais aussi qu’on encadre, qu’on légifère sur ce qu’on fait avec les dernières réserves de minerais qui sont à notre disposition.
Mathilde Saliou : Quand vous dites que les datacenters se sont améliorés au fil des dernières années parce qu’ils avaient un intérêt économique à le faire, si ça n’évolue pas côté terminaux, c’est aussi qu’à priori ce n’est pas dans l’intérêt économique des fabricants des terminaux. Il y a, derrière, un problème de modèle économique qui n’est pas cohérent.
Frédéric Bordage : Oui. On a beaucoup progressé ces dernières années au niveau des datacenters parce qu’il y avait un intérêt économique de la part des opérateurs de datacenters à être plus efficients d’un point de vue énergétique.
Si on progresse moins vite du côté des terminaux utilisateurs, c’est clairement qu’on est toujours dans le modèle du jetable et qu’il n’y a pas de modèle économique pour des smartphones qui durent très longtemps. En tout cas, ces modèles économiques ne sont pas encore généralisés.
Cependant, on peut quand même noter un point important. Un certain nombre d’acteurs, dans le monde des smartphones par exemple, commencent à proposer des durées de mise à jour longues, je pense par exemple, et je ne fais pas de publicité, à Google qui propose des mises à jour jusqu’à huit ans pour ses smartphones Pixel haut de gamme. On a évidemment les acteurs du Fairphone [7], qui proposent des durées de mises à jour encore plus longues qui permettent de conserver très longtemps son smartphone.
Certains acteurs font le « job », entre guillemets, concernant la durée de mise à disposition des mises à jour, mais Samsung, par exemple, ne propose que deux ans de mises à jour. Encore une fois, il faut que les pouvoirs publics légifèrent pour contraindre ces acteurs à proposer des mises à jour pendant au minimum cinq ans et une durée de garantie légale de cinq ans pour que nous puissions conserver plus longtemps nos smartphones. C’est d’ailleurs ce que vient de faire la Commission Européenne [Ajout de l’intervenant].
Mathilde Saliou : Si je reprends l’exemple de votre BlackBerry qui vous pose aujourd’hui problème pour des raisons de sécurité numérique, selon vous quelle serait la bonne manière de procéder pour la société, en gros ? Faut-il choisir, par exemple, entre plus de sécurité numérique ou plus de durabilité des outils ? Y a-t-il une troisième voie ?
Frédéric Bordage : L’exemple du BlackBerry est intéressant. Avec un BlackBerry, on ne peut plus avoir de compte en banque aujourd’hui puisqu’il faut un smartphone de dernière génération pour s’authentifier avec une authentification double facteur. Il y a deux solutions pour pallier cette problématique et conserver le plus longtemps possible nos équipements.
La première, c’est de limiter les usages du numérique au niveau bancaire. Il n’y a jamais eu autant de vols d’argent dans les banques depuis que les banques sont toutes connectées et numériques. Il y en avait moins avant parce qu’il fallait se déplacer physiquement pour vider concrètement le coffre. On peut imaginer des solutions low-tech un peu radicales.
Il y a aussi des alternatives. Il existe des petites cartes à puce ou clés numériques physiques qui génèrent aléatoirement, en permanence, la clé de cryptage de l’authentification double facteur. On peut donc très bien imaginer avoir ce petit ustensile pour la banques et pour nos usages critiques – santé, etc. – [Ajout de l’intervenant] qui permettent de conserver un téléphone standard ou un BlackBerry qui a dix ans. [Partie supprimée par l’intervenant].
Mathilde Saliou : Encore de l’innovation à faire dans le domaine de la sécurité avec l’angle environnemental en tête du coup.
Frédéric Bordage : Oui. Ce que je trouve formidable c’est qu’on nous impose une double authentification avec un smartphone. Mais, le smartphone, c’est une exposition supplémentaire à des risques de piratage. Quand j’étais jeune, si on voulait voler de l’argent, il fallait braquer la banque avec un flingue. Aujourd’hui, il suffit de pirater un smartphone [Note de l’intervenant].
Mathilde Saliou : Salut. Rapide message pour vous dire que si vous aimez les podcasts de Next, nous laisser cinq étoiles sur la plateforme avec laquelle vous nous écoutez nous aide beaucoup. Vous pouvez aussi nous laisser en commentaire le nom d’experts ou d’expertes du numérique que vous aimeriez nous entendre interviewer. Allez, je vous laisse. Bonne écoute !
Depuis deux ans, il y a beaucoup de bruit autour de l’intelligence artificielle qui, en soi, a derrière plein de techniques qui ne sont pas neuves, etc. Pour vous, qu’est-ce que ça soulève comme questions, puisque pour ce qu’on en sait aujourd’hui, les modèles qui font le plus de bruit sont quand même très consommateurs ? Qu’est-ce que ça provoque chez Green IT de voir de l’IA partout ?
Frédéric Bordage : L’intelligence artificielle, c’est clairement le sujet hype, à la mode. Nous ne savons pas en calculer les impacts environnementaux. Nous savons très bien le faire techniquement, mais nous ne pouvons pas le faire tant que OpenAI, MistralAI, tous les acteurs de l’intelligence artificielle refuseront de nous donner leurs données d’inventaire, c’est-à-dire de nous dire sur quels types de serveur, sur combien de serveurs, etc., leurs modèles sont entraînés et combien il y en a derrière quand on prompte, c’est-à-dire qu’on fait une demande à une intelligence artificielle pour générer quelque chose. Tant que nous n’avons pas ces données-là, nous ne pouvons pas faire de calculs. Énormément de chiffres circulent sur les impacts environnementaux de l’IA, nous n’en voyons aucun qui soit fiable. Aujourd’hui on ne sait pas.
On a quand même des indices. On a les rapports de Microsoft et de Google qui disent que, finalement, ils ne seront pas « net zéro » en termes d’émissions de gaz à effet de serre. Ils disent que c’est à cause de l’IA, mais c’est aussi à cause du cloud qui se développe de plus en plus et ils ne disent pas précisément quelle est la part du cloud et la part de l’IA. On a effectivement des indices qui nous disent que l’IA risque d’avoir un impact important d’un point de vue environnemental. Encore une fois, ça va dépendre de ce qu’on fait avec cette technologie qui est formidable : grâce à l’IA on peut détecter des choses qu’on ne détecterait pas, on peut modéliser le climat, c’est quand même une formidable technologie. La question c’est : qu’est-ce qu’on veut en faire ?
Les impacts environnementaux de l’IA seront importants, énormes, colossaux, si on fait n’importe quoi avec. C’est toujours la même mécanique. Entre passer trois jours à faire des recherches sur Internet pour synthétiser tout ce qu’on trouve sur le Web ou faire un prompt sur ChatGPT et obtenir, en trois secondes, des chiffres qu’on aurait mis trois jours à trouver avec des moteurs de recherche classiques, l’IA peut nous faire gagner du temps et peut-être économiser des impacts environnementaux, si elle est bien utilisée, dans certaines conditions, etc.
C’est compliqué de savoir si l’IA aura un bilan positif ou négatif sur l’environnement.
Son bilan direct est forcément négatif : dès lors qu’on rajoute un ordinateur on a plus d’impacts. Par contre, comme pour toute technologie, son bilan indirect peut être potentiellement positif, tout dépend de ce qu’on fait avec l’IA.
Mathilde Saliou : Du coup, faudrait-il légiférer ?
Frédéric Bordage : C’est clair, c’est une évidence qu’il faut légiférer sur l’IA, comme on aurait dû le faire sur plein d’autres technologies numériques, puisque on n’a plus assez de numérique à notre disposition. On sait que d’ici quelques générations le monde sera inéluctablement plus low-tech, que ça nous plaise ou pas. On devrait donc éviter, aujourd’hui, que cette technologie qu’est l’IA soit dévoyée pour tout un tas d’usages anecdotiques et qu’on consomme les dernières réserves de ressources à notre disposition pour fabriquer de la haute technologie. On devrait légiférer en urgence sur l’IA, mais aussi sur un certain nombre d’autres technologies numériques, pour essayer de freiner cette consommation effrénée de ressources à partir desquelles on fabrique le numérique.
Mathilde Saliou : Si on va jusqu’au bout du cycle de vie d’un outil, il y a quand même la question de la fin de vie et du recyclage. Plus je creuse, plus j’ai l’impression que le recyclage ne fonctionne pas très bien. Tout à l’heure, vous disiez que le recyclage du numérique est une vue de l’esprit. Pourriez-vous expliquer un peu pourquoi ?
Frédéric Bordage : Parce que plus on avance dans le temps et plus les équipements numériques – nos smartphones, nos ordinateurs –, sont petits, légers, ce qui veut dire que plus les composants qu’on a à l’intérieur sont petits. Dans un smartphone, par exemple, on a 40 métaux qui sont intriqués moléculairement les uns dans les autres. Quand vous voulez désintriquer ces molécules pour récupérer les molécules de cuivre, d’argent et toute autre molécule, vous devez avoir des procédés physico-chimiques qui sont extrêmement coûteux d’un point de vue environnemental, pour la plupart d’entre eux. Si ce n’est pas réalisé dans des conditions absolument contrôlées, optimum, ce qui est rare, recycler rajoute des impacts environnementaux. Les données officielles de la Commission européenne montrent que sur les 40 métaux qu’il y a dans un smartphone, on en recycle peut-être deux ou trois à un taux élevé. On n’en recycle pas plus soit parce que, techniquement, on ne sait pas faire, soit parce que ce n’est pas rentable.
Même les rares procédés rentables sont potentiellement dangereux pour l’environnement [Ajout de l’intervenant]. Par exemple, quand on récupère l’or d’un microprocesseur, on le trempe dans un bain d’acide chlorhydrique. Ensuite on le passe dans un haut-fourneau. Une fois qu’il a été passé dans un haut-fourneau, on fait une électrolyse extrêmement consommatrice en électricité. On récupère l’argent, puis le cuivre, avec la troisième électrolyse on récupère l’or qui reste et on précipite les petites paillettes d’or qui restent en plongeant la plaque d’électrolyse dans un bain de cyanure. Ensuite, on passe à nouveau tout ça dans un haut-fourneau. Au final, le matériau passera dans trois ou quatre fourneaux et in fine, si tout cela est réalisé dans des conditions optimales, on finira par obtenir de l’or recyclé en qualité suffisante pour faire des implants dentaires, mais pas pour fabriquer de nouveaux équipements numériques [Note de l’intervenant]. [Partie supprimée par l’intervenant].
Mathilde Saliou : Quelles pistes recommanderiez-vous dans ce cas-là ?
Frédéric Bordage : Il y a deux pistes fondamentales très efficaces à court terme.
Il faut allonger la durée de vie des équipements et éviter de se suréquiper.
Comme on recycle très mal et très peu, réemployer donne plus de temps à la filière du recyclage pour essayer de trouver des procédés plus efficaces. Dans le cadre de l’allongement de la durée de vie des équipements, le réemploi est une des pistes absolument critique pour réduire notre empreinte numérique globalement. Mais elle ne fonctionne qu’à court terme : pour réemployer, il faut avoir des équipements à réemployer. Ce n’est donc qu’une piste à court terme mais très efficace qu’on devrait déjà avoir largement développée, ce qui n’est pas encore le cas.
La deuxième piste, plus difficile à mettre en oeuvre, est celle de l’écoconception. L’écoconception consiste à faire en sorte que, pour accéder au service x ou y – trouver l’horaire d’un train, prendre rendez-vous chez le médecin, etc. –, il y ait moins de serveurs dans les datacenters, qu’on consomme moins de bande passante et qu’on puisse utiliser ces services sur des smartphones ou des ordinateurs vieillissants, par exemple sur mon BlackBerry. L’idée de l’écoconception est aussi simple que ça. C’est techniquement assez facile à mettre en œuvre, mais, pour des raisons psychologiques, on a encore du mal à activer les pistes d’écoconception les plus radicales et efficaces : elles sont souvent perçues comme un retour à l’âge des cavernes, alors même que nous avons des retours d’expériences très positifs, qui montrent que quand on est un peu radical dans l’écoconception, cela satisfait beaucoup les utilisateurs. Mais on a une strate de décideurs marketing, certains product owners qui pensent que l’innovation rime forcément avec toujours plus de technologie de dernière génération, alors même qu’on peut, créer des services numériques un peu moins technologiques, qui répondent encore mieux aux utilisateurs.
L’écoconception est clairement une des deux pistes fondamentales avec le réemploi.
Mathilde Saliou : Est-ce que vous pouvez donner un exemple concret de cas où des utilisateurs étaient très satisfaits d’un service en écoconception ?
Frédéric Bordage : Je peux vous donner un exemple d’écoconception, ce que nous appelons aujourd’hui la slow tech, qui est le quatrième niveau d’écoconception sur quatre. C’est un service de prévision pluviométrique pour des agriculteurs. Il reposait sur une application smartphone 4G avec un supercalculateur à Toulouse pour les calculs de prévisions pluviométriques. Pour diviser par plus de 4 les impacts environnementaux, nous avons remplacé l’application 4G par de simples SMS qui alertent l’agriculteur lorsqu’il va pleuvoir en lui donnant quelques données techniques essentielles. Dans certains pays émergents, cibles de ce service, le taux d’illettrisme est parfois encore important. Nous avons donc remplacé le SMS par le tableau noir et la craie de l’instituteur de l’école du village ou le feutre et le tableau blanc Velleda du comptable de la coopérative agricole qui dessinent les prévisions pluviométriques ou les transmettent oralement aux personnes qui sont illettrées. Grâce à cette approche d’écoconception radicale – on est passé d’une application 4G à un simple SMS, voire un tableau noir et une craie – on a pu diviser par 4 les impacts environnementaux, tout en permettant à cette entreprise de conquérir le monde entier, c’est-à-dire tous les pays émergents où des agriculteurs n’ont pas forcément les moyens de s’équiper d’un smartphone 4G. Et, de toutes façons, en zone rurale il n’y a pas la 4G !
Autre exemple : quand vous sautez « à l’arrache » dans un tram dans un certain nombre de villes en France, vous pouvez prendre un billet directement dans le tram pour ne pas être en infraction, mais il faut un smartphone dernière génération permettant de flasher un QR Code. Quand je saute dans le tram à Grenoble, j’ai juste à envoyer un SMS. Vous voyez que dans un cas on conserve son BlackBerry, dans l’autre il faut un smartphone dernier cri.
On sait écoconcevoir des services numériques sans aucune difficulté. Cela évite en plus de créer de l’exclusion et de la fracture numérique, encore faut-il le faire.
Mathilde Saliou : Du coup, ce qui est intéressant dans ce que vous dites, c’est que la friction la plus importante c’est plus une friction d’ordre psychologique, de réflexion, de vision du monde.
Frédéric Bordage : Oui. Aujourd’hui, l’innovation se résume au progrès technique. Or les leviers qui sont à notre disposition pour atteindre un monde plus durable, sont d’abord des leviers sociaux, d’organisation, de changement de modèle économique, etc. Il y a vraiment un problème psychologique, dans les sociétés occidentales, qui pensent que si c’est plus technologique c’est mieux. Ce qui n’est pas forcément le cas. Les gens ne se rendent pas compte d’à quel point on est en train de consommer les dernières réserves rentables de métaux et de minéraux à partir desquels on fabrique le monde moderne, hyper technologique. Je pense que notre incapacité à bouger plus vite et plus profondément est directement liée à notre incompréhension d’où en sont les ressources physiques à partir desquelles on fabrique le numérique. Si on avait profondément conscience de l’état de ces ressources, je pense que tout le monde se mettrait dès aujourd’hui à les économiser.
Mathilde Saliou : Qu’est-ce qui bloque, selon vous, cette prise de conscience ?
Frédéric Bordage : Ce qui bloque, aujourd’hui, c’est que tout le monde est focalisé sur le climat. Aujourd’hui, quand on parle de développement durable, on nous dit « environnement » et ensuite on nous dit « environnement = climat ». L’humanité est monomaniaque. Il y a 16 crises environnementales et sanitaires majeures auxquelles on doit faire face. On a 16 trous au fond de notre barque et l’humanité ne regarde qu’un seul trou, celui du climat, en tout cas dans les pays occidentaux. Avec une telle approche, nous sommes certains de couler !
Dans les pays occidentaux, les intérêts économiques et politiques détournent les dirigeant des autres problématiques environnementales. Il y a des enjeux politiques économiques qui font qu’on ne sensibilise pas suffisamment les peuples à ces problématiques.
Mathilde Saliou : Comment allez-vous, au bout de 20 ans, à travailler sur ces sujets ?
Frédéric Bordage : Il y a 20 ans, quand on a lancé Green IT, on pensait qu’il était encore temps d’agir sur les grandes crises environnementales et sanitaires majeures et surtout qu’on pouvait les infléchir suffisamment pour revenir au monde d’avant. Aujourd’hui, 20 ans plus tard, on se rend compte qu’il y a une inertie complètement folle au niveau de l’humanité et on sait que tout ce qu’on fait aujourd’hui, toutes les études qu’on publie, tous les travaux de sensibilisation qu’on fait, vont nous aider à s’adapter un peu plus vite à l’effondrement en cours. Le terme « effondrement » ne doit pas nous faire peur [Note de l’intervenant]. C’est intéressant de s’adapter. On n’a pas le choix alors on va le faire dans la joie et la bonne humeur. Par contre on a loupé l’opportunité de stabiliser la situation et de rester dans un monde qu’on maîtrisait. Le monde de demain va être très « rock’n roll » : ça va brasser et, probablement, ça va être assez violent. Il va falloir qu’on redevienne des MacGyver, qu’on soit ingénieux. Ca sera très intéressant en termes intellectuels, en termes d’adaptation. Mais, plus on attend, plus le monde de demain sera violent sur un certain nombre d’aspect.
L’objectif de 1,5°C, c’est fini. La tendance est plutôt à 4 degrés ou plus. Même l’État français, pas forcément en avance sur ces sujets [Note de l’intervenant], commence à préparer le peuple français à cette perspective.
Même si la situation peut paraître un peu catastrophique, c’est un constat qui est neutre, au quotidien on s’éclate à essayer de trouver les solutions qui ont le plus gros effet de levier en termes de réduction des impacts, à essayer de changer la façon de faire du numérique. C’est hyper intéressant et joyeux.
Mathilde Saliou : Cette dépendance [au numérique] s’est faite quand même très rapidement. Moi-même je suis assez vieille pour me souvenir de l’arrivée de certains des nouveaux outils, je me souviens de l’iPod, je me souviens de l’arrivée des premiers BlackBerry. On a créé cette dépendance extrêmement rapidement.
Frédéric Bordage : En moins de 50 ans, nous sommes devenus totalement dépendants de ces technologies. C’est intéressant. À l’échelle de la civilisation humaine, on se rend compte que 50 ans ce n’est rien. Nous sommes tout à fait capables d’aller vers un monde où il y a moins de numérique, moins critique. Nous sommes tout à fait capables de construire un avenir différent. Pour cela, il faut que cet avenir soit enviable. Or, aujourd’hui, dans la tête des gens, si ce n’est pas une solution sur un smartphone ou si ce n’est pas de la haute technologie, ce n’est pas enviable. Il faut déconstruire ce mythe de la technologie et proposer une alternative.
Quand on pratique au quotidien la sobriété ou la frugalité, quand on pratique les moments de déconnexion numérique, on se rend compte à quel point c’est jouissif de ne plus être dépendant de ces outils, d’avoir du temps libre pour faire autre chose. Il faudrait pratiquement forcer les gens à redécouvrir le bonheur de ne pas être connecté.
Mathilde Saliou : Qui l’eût cru !
Après cette discussion renversante, un peu flippante par endroits, mais aussi joyeuse, en tout cas j’ai le sentiment que Frédéric Bordage nous transmet bien, en fin d’entretien, sa passion de la recherche de solutions pour s’adapter au monde qui change, au monde qui vient.
Cet épisode va se terminer sur ces quelques mots qui, donc, invitent à la déconnexion.
J’ai bien conscience du paradoxe étant donné que je l’ai fabriqué en passant des heures derrière mon ordinateur, que je vous parle à l’instant en enregistrant à mon micro, lui-même relié à un enregistreur acheté il y a un an. Néanmoins, j’espère que cet épisode vous aura autant passionnés que moi. Je vous donne rendez-vous dans deux semaines pour un deuxième épisode dans lequel on entamera une sorte d’analyse du cycle de vie de l’industrie du numérique dans son entier.
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Écosystème est un podcast écrit et tourné par moi, Mathilde Saliou. Il a été réalisé par Clarice Horn et produit par Next.
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À très vite.