3 questions à Isabelle Collet - Féminiser les métiers du numérique

Peut-on vraiment parler d’autocensure des femmes ?

Quand on interviewe des femmes et des filles sur leur parcours, leur volonté de faire de l’informatique, souvent, on recueille des discours qui sont de l’ordre de l’autocensure : je ne sais pas si je vais en être capable. Est-ce que c’est là que je suis naturellement la plus compétente ? Est-ce que je vais y arriver ? Est-ce que c’est vraiment pour moi ?
D’où viennent ces discours ? Est-ce que les femmes sont programmées, condamnées à avoir des discours où elles doutent d’elles-mêmes ?
En fait, quand on regarde le parcours de ces femmes et de ces filles, de la petite enfance jusqu’à l’université, elles sont soumises à un ensemble de signaux qui leur expliquent que l’informatique ce n’est pas forcément pour elles, que ce soit des jouets genrés, que ce soit des stéréotypes qui leur laissent assez peu de place, en tout cas dans le monde de la technique, mais que ce soit aussi des enseignants ou enseignantes trop peu formé·es sur les questions de genre, des manuels scolaires qui n’ont pas encore fait le ménage parmi tous ces stéréotypes. Finalement des conseils d’orientation un peu ambigus ou des amis, des parents qui ne les soutiennent pas, elles ont de bonnes raisons de se dire « eh bien l’informatique ce n’est pas pour moi, ce n’est pas ma place ! »
Ce n’est pas de l’autocensure, c’est de la censure sociale, une censure sociale qui s’applique tout au long de leur parcours et qui, dans le même temps, dit aux garçons « allez-y, c’est bien votre place puisque ce n’est pas la place des filles. »

Quand on veut faire des mesures incitatives envers les femmes et les filles, on a deux voies.
La première, c’est de lutter contre ces discours d’autocensure parce que, de fait, ils se sont installés, certes à cause de la censure sociale, mais ils sont bien là, alors il va falloir faire du renforcement, il va falloir encourager.
Mais, en même temps, on comprend bien que ce n’est pas durable : tant que la censure va s’appliquer, on aura continuellement besoin d’encourager et de renforcer
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C’est beaucoup plus efficace, quoi que plus difficile, de lutter contre la censure sociale. Par contre, ce sont vraiment les actions qui valent le plus la peine parce que, dans ce cas-là, on n’aura plus besoin de lutter contre l’autocensure des femmes.

Que faire avec les rôles modèles ?

En ce moment, on parle beaucoup de rôles modèles, c’est-à-dire de modèles positifs d’identification qui permettent d’aider les jeunes filles à se projeter dans les métiers du numérique. On parle aussi de femmes inspirantes dont la carrière pourrait susciter des vocations ou encourager des femmes à aller dans ces métiers.

Parfois, on se dit que l’histoire de l’informatique peut nous aider à trouver ces rôles modèles ou ces femmes inspirantes : Ada Lovelace [1], Grace Hopper [2], les programmeuses de l’ENIAC [3], il y a, dans l‘histoire de l’informatique, des femmes qui ont fait des avancées scientifiques considérables. Malheureusement, elles ne peuvent pas être des rôles modèles. Bien sûr, il faut parler d’elles, ne serait-ce que pour leur rendre leur place dans l’histoire des sciences et pour montrer que la science ne se fabrique pas entre hommes. Par contre, elles sont trop éloignées de la réalité des jeunes filles pour qu’elles puissent devenir réellement des modèles.

Qu’est-ce qu’un rôle modèle ? C’est quelqu’un qui nous ressemble, mais peut-être un pas plus loin : c’est une lycéenne pour une collégienne ; c’est une étudiante pour une lycéenne ; c’est une femme en entreprise qui va accueillir et peut-être encadrer une jeune femme qui vient d’entrer dans cette entreprise. C’est là qu’on arrive aux notions de marrainage, mais on peut également avoir des marraines quand on est encore à l’école, même au collège. C’est-à-dire qu’on a une femme dans laquelle on peut se projeter et qui va nous ouvrir la voie. L’important c’est que ces femmes soient normales, comme vous et moi, pas extraordinaires.
C’est difficile de se projeter dans quelqu’un qui a une carrière un peu extraordinaire, c’est même un peu écrasant comme modèle. Si elle vient un peu du même milieu que vous, du même endroit que vous, si elle peut vous ressembler, si elle a fait un peu le même genre d’études que vous, c’est plus simple de se dire pourquoi pas moi ?

Il est intéressant de noter que les hommes peuvent également faire de bons parrains.
Quand les jeunes filles se projettent dans les métiers de l’informatique, elles ont bien compris qu’elles vont aller dans un monde où les hommes sont largement majoritaires. Si elles ont un parrain, un parrain qui a été évidemment formé aux questions de mixité, aux questions de genre, ce parrain, en quelque sorte, leur dit « je suis un homme du monde numérique, mais je crois en toi. Je crois en l’importance d’avoir des femmes et je suis prêt à t’ouvrir la voie. » Et c’est important de se dire qu’on va arriver dans un domaine où, certes, on va être minoritaires mais que les homes qui sont là seront ravis de nous y accueillir et de nous aider à y faire notre place.
C’est pour ça, finalement, qu’on peut tout à fait avoir des parrains pour encadrer des jeunes filles qui veulent se diriger vers le numérique.

Pour ou contre les quotas ?

Le mot quota met souvent mal à l’aise. On imagine que si on fait un quota, on risque de recruter des femmes pas tellement pour leurs compétences, mais juste pour faire de la diversité et, en conséquence écarter des hommes qui, eux, auraient été compétents.

Et puis, en tant que femme, ça ne met pas à l’aise non plus. Est-ce que ça ne va pas être deux fois dur pour nous de faire notre place parce que nos collègues vont savoir qu’on a été recrutées par quota et qu’il va falloir deux fois plus faire la preuve de nos compétences ? Et puis, si je suis recrutée non pas parce que je suis compétente mais parce que je suis une femme, c’est un petit peu infamant.

Soyons clairs. Moi je préfère être recrutée parce que je suis une femme, que pas recrutée parce que je suis une femme. Au moins, dans le premier cas, je peux prouver ma valeur, alors que dans le deuxième cas, même pas, vu que je n’ai pas été recrutée.

Je pense que le quota, certes est une solution intellectuellement décevante, mais efficace, rapide et somme toute pas très chère.

Il faut se rendre compte qu’actuellement les meilleurs élèves ne vont pas en informatique, parce que les meilleurs élèves en maths et en sciences ce sont les filles. Vous mettez un quota, je fais le pari que vous montez le niveau.
En fait, il ne faut pas faire des quotas honteux, en n’osant pas l’avouer, c’est ça qui met les gens mal à l’aise. Il faut faire des quotas avec fierté, en se disant : si nous faisons un quota c’est pour devenir une meilleure institution, une meilleure entreprise. On va réussir à attirer des personnes de valeur qui ont été écartées non pas parce qu’elles ne sont pas compétentes, mais à cause de la censure sociale qui pèse sur leur parcours. Un quota c’est une mesure de rattrapage.