Souveraineté numérique : faut-il vraiment y croire ? Le numérique pour tous

Souveraineté numérique : derrière ce mot à la mode, une réalité inconfortable, celle d’une France dépendante des technologies étrangères.

Voix off : Sud Radio – Le numérique pour tous – Vanessa Perez.

Vanessa Perez : Bonjour et bienvenue dans Le numérique pour tous, l’émission dédiée au digital, à l’innovation et à la tech responsable.
Aujourd’hui, nous allons parler de souveraineté numérique. Attention, derrière ce mot devenu à la mode se cache une réalité bien plus inconfortable, celle d’une France finalement dépendante des technologies étrangères. La souveraineté est-elle un mirage politique ? Privilégie-t-on réellement la préférence nationale et comment pourrait-elle devenir une réalité ? C’est ce que nous tenterons de comprendre avec nos invités.
Le numérique pour tous, spéciale souveraineté numérique, l’illusion française, c’est tout de suite et c’est sur Sud Radio.

Voix off : Voix off : Sud Radio – Le numérique pour tous – Vanessa Perez.

Vanessa Perez : Pour commencer cette émission spéciale souveraineté numérique, j’ai le plaisir de recevoir Philippe Latombe. Bonjour Philippe.

Philippe Latombe : Bonjour.

Vanessa Perez : Vous êtes député, élu dans la première circonscription de la Vendée et spécialiste des questions de cybersécurité, de souveraineté numérique et de protection des données. Philippe, quand on entend ce mot, « souveraineté numérique », on imagine une France indépendante, capable de tout contrôler, est-ce la réalité ?

Philippe Latombe : Non, c’est une illusion. On n’est pas capable de tout contrôler et on le voit bien avec l’ensemble des applications sur les téléphones que chacun utilise, on le voit bien sur les ordinateurs avec les systèmes d’exploitation. On est loin d’avoir la totale maîtrise de la chaîne et je ne parle même pas des puces des ordinateurs et de tout ce qui va avec.

Vanessa Perez : D’ailleurs, on a vu où cela nous a menés cette semaine.

Philippe Latombe : On l’a vu avec AWS [1]. On l’avait déjà vu avec Microsoft, souvenez-vous, juste avant le les Jeux olympiques, avec une mise à jour un peu désastreuse avec CrowdStrike [2]. Nous avions été épargnés, ce qui montre bien que, parfois, ça a du bon, parce que nous n’étions pas dans la mise à jour puisque nous étions tellement antédiluviens dans nos systèmes d’exploitation, que nous n’avions pas la mise à jour de Microsoft à l’époque. Avec AWS, c’est plus gênant parce que ça montre bien que les applications qui sont utilisées au quotidien sont hébergées dans du cloud et que, dès que ces entreprises prennent l’eau pour des raisons techniques ou pour des raisons de cybersécurité, c’est l’ensemble du système mondial qui tousse. Certaines entreprises ont méchamment souffert.

Vanessa Perez : Justement, de manière plus globale, quels sont les risques vraiment fondamentaux sur notre territoire, à terme, avec cette absence de souveraineté, puisque le processus va s’amplifier, Philippe ?

Philippe Latombe : On a doucement glissé d’une question qui reste d’actualité mais qui est un peu mise sous le boisseau pour l’instant, qui est la question de la captation des données, parce qu’on a du chiffrement, on a un ensemble de choses qui permettent quand même de s’en prémunir en partie, vers la question du kill switch, la possibilité, pour les Américains, de nous couper l’accès à des services. Ils l’ont fait auprès d’entreprises chinoises, auprès d’universités chinoises, auprès d’entreprises indiennes, ils l’ont fait avec la Cour pénale internationale. Ça nous pend au nez qu’un jour Donald Trump, n’étant pas content de la France pour une raison ou pour une autre, peut-être parce que notre engagement avec l’Ukraine n’est pas forcément de son goût, décide de nous sanctionner un tout petit peu, et ça peut passer par la coupure de services numériques. Là, par contre, ce serait dramatique pour notre économie.

Vanessa Perez : Conséquences ?

Philippe Latombe : On n’aurait pas de mises à jour sur nos systèmes d’exploitation de type Windows, on n’aurait pas forcément accès à un certain nombre de services qui peuvent nous être proposés, qui servent aux entreprises pour fonctionner. On pourrait avoir un petit problème, par exemple, avec Salesforce, on pourrait avoir un problème avec Palantir, on pourrait avoir un problème avec pas mal d’applications qui, pour certaines en tout cas, sont très liées au ministère de la Défense américain.

Vanessa Perez : On a vu récemment que la fameuse École polytechnique a suspendu ses abonnements à une plateforme américaine [3]. Est-ce un effet d’annonce pour montrer qu’on fait des grands gestes ou, alors, y a-t-il une réalité derrière ?

Philippe Latombe : Non. Ça a été un combat pendant quatre ou cinq mois de ma part, de la part de sénateurs, d’un certain nombre de personnes. On avait appris que Polytechnique voulait recourir à Microsoft dans son mode de fonctionnement, en plus, ce n’était pas passé auprès de l’ensemble des instances de Polytechnique. Je rappelle que, normalement, les universités sont agnostiques technologiquement. Il y a donc eu une vraie levée de boucliers. La patronne de Polytechnique avait été convoquée en commission d’enquête au Sénat et je pense que c’est à la suite de cette audition [4] qui s’est très mal passée pour elle, qu’elle a été obligée de rétropédaler. Pour l’instant, c’est une suspension. On est en train de voir, avec les sénateurs, comment on peut transformer la suspension en arrêt.

Vanessa Perez : Là, on parle de Polytechnique, mais il y a quand même beaucoup d’universités et de ministères qui confient leurs données à des serveurs américains, à des logiciels américains. On est dans le déni ? On est dans une inertie ? On est dans une forme de cynisme administratif ?

Philippe Latombe : Les trois mon capitaine !
La première raison, c’est que, forcément, ce sont des solutions super simples, qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour les déployer, donc pourquoi s’embêterait-on à prendre des systèmes un peu plus compliqués à déployer, alors qu’on a un truc simple ?
La deuxième c’est que, en façade, ça ne coûte pas cher. D’abord, ce n’est pas cher, sauf que, ensuite, l’augmentation des tarifs fait que le budget des DSI [Directeurs des systèmes d’information] explose et que ça ne va pas très bien. C’est aussi de la politique marketing de la part de ces opérateurs, notamment américains.
Et puis, globalement, c’est le vieux syndrome IBM des années 80 : je prends américain. Si je prends IBM, je suis sûr de ne pas tromper pas, de ne pas me faire engueuler, donc je le fais, c’est plus facile !

Vanessa Perez : Je suis sûr de ne pas pour me faire engueuler dans ma boîte puisque c’est le plus gros, donc je suis couvert.

Philippe Latombe : Comme ça, au moins, je n’ai pas pris un Petit Poucet qui va nécessiter beaucoup de travail et, s’il plante, on va me le reprocher.

Vanessa Perez : Philippe, on sait que les géants américains ne respectent pas forcément le règlement sur la protection des données, je rappelle que ce règlement s’appelle le RGPD. Est-ce qu’il a encore une crédibilité ? On force les petites entreprises à l’adopter mais les plus grandes, qui sont des rôles modèles, ne l’adoptent pas. Quelle est sa validité aujourd’hui ?

Philippe Latombe : Le RGPD est quand même une réglementation qui est absolument nécessaire pour protéger nos valeurs, pour protéger l’utilisation de nos données. C’est vrai que, parfois, il y a des biais d’utilisation. Ce que je reproche ce n’est pas que les entreprises américaines ne respectent pas le RGPD, c’est que l’Europe a décidé, par la possibilité de faire du transfert de données directement aux États-Unis, de s’affranchir du RGPD. Normalement, il devrait quand même s’appliquer et il s’applique de fait pour l’ensemble des entreprises qui travaillent directement sur le sol français ou sur le sol européen. Il s’applique. On voit qu’il y a quand même des avancées. Regardez sur les réseaux sociaux, un certain nombre de choses vont mieux en matière d’utilisation des données et de transparence. Je ne parle pas du contenu, je parle de l’utilisation des données. La vraie question, c’est : en quoi le RGPD est-il compatible avec l’intelligence artificielle, avec le règlement sur l’intelligence artificielle, ce qui risque d’être une vraie difficulté ? On ne peut pas faire rentrer un rond dans un carré. On a un vrai sujet sur les datasets, les collections de données qui servent à entraîner les modèles. Il va falloir qu’on arrive à faire évoluer le RGPD pour qu’il colle à l‘AI Act [5] et que l‘AI Act intègre aussi la question de la protection des données dans l’entraînement des modèles.

Vanessa Perez : D’ailleurs, pas mal de données de santé sont parties, il y a quelques années, avec le Health Data Hub. C’est un gros sujet. Est-ce qu’un jour on y verra clair ?

Philippe Latombe : Oui. Des évolutions très importantes sont en train de se passer avec la plateforme des données de santé puisque, depuis une condamnation, il fallait en changer le nom, donc on l’a rebaptisée en français. La plateforme des données de santé [6] est en train de changer de gouvernance, un nouveau directeur général par intérim vient d’arriver et un appel d’offres est en cours pour basculer l’hébergement des données vers du souverain. On est dans quelque chose qui évolue. La vraie question, c’est : est-ce que cet exemple-là, qui a été très médiatique et très emblématique, va servir de révélateur pour l’ensemble des ministères et des entités de l’État pour arrêter de fonctionner… ?

Vanessa Perez : Selon vous, est-ce que ça va être un révélateur ?

Philippe Latombe : Je pense qu’il y a une prise de conscience de la part des ministères, au moins dans la partie stratégique. Je pense que l’arrivée de Donald Trump, qui n’a rien changé à la politique américaine, qui est simplement un révélateur brutal de ce que sont les Américains, montre que nous ne pouvons pas durablement rester sur le modèle que nous avions avant, donc utiliser des services américains n’importe comment. Je trouve que les pays européens commencent à évoluer : les Hollandais ont un peu évolué sur le sujet, ils ont même proposé à leur gouvernement d’avoir un hébergement des données de l’État sur du souverain ; les Allemands sont en train de bouger aussi sur le sujet, ce n’est pas pour rien qu’un sommet franco-allemand sur la souveraineté a lieu mi-novembre, c’est qu’il y a quand même une prise de conscience européenne sur le sujet.

Vanessa Perez : Philippe, vous avez récemment interpellé le gouvernement sur la doctrine « Cloud au centre » [7]. Expliquez-nous un petit peu en quoi a consisté ce coup de gueule. Et, avec le changement de gouvernance, on va dire, au niveau de notre ministère du Numérique, est ce que le projet va être suivi d’effet ?

Philippe Latombe : En fait, avec la doctrine « Cloud au centre », c’est plus la question de la souveraineté, de la protection des données personnelles, des données sensibles de l’État qu’on a essayé de régler par la loi SREN [Loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, NdT], donc, normalement, ça devrait se décanter. J’attends les décrets, c’est là mon coup de gueule.
Le deuxième coup de gueule c’est sur la position de la DINUM sur le sujet, la Direction interministérielle du numérique qui, je trouve, n’assure pas son rôle de coordonnateur au sein de l’État, est plutôt dans l’envie de justifier son existence par la création de solutions technologiques qui sont même en concurrence avec le privé, ce qui fait crier l’écosystème, et ce n’est pas son rôle. Quand on a un appel d’offres à 700 millions pour recréer, d’un coup d’un seul, l’équivalent de Microsoft, Google et AWS, je n’y crois pas ! Les GAFAM, pourtant très agiles, ont dépensé des milliards pour le faire, je ne vois pas comment avec 700 millions, avec nos petits bras tout musclés, on arriverait à le faire en France. On est dans une situation budgétaire qui fait qu’on peut faire attention à 700 millions, quand même.
Je pense qu’il faut que la DINUM soit vraiment coordonnateur, qu’elle se pose la question de ce qu’est une donnée sensible de l’État, comment on la traite, et puis qu’elle serve d’ESN d’État, d’Entreprise de services numériques d’État, c’est-à-dire qu’elle arrive à aider les ministères, à définir leurs besoins, à les écrire, à écrire les appels d’offres, à les aider à choisir au moment des appels d’offres et ensuite à les aider, à accompagner la mise en place des chantiers numériques.
Dans ma circonscription et dans mon département on a expérimenté, à la CPAM, un logiciel qui s’appelle Arpège pour traiter les IJ, les indemnités journalières, et c’est un drame, ça ne marche pas. On est obligé de l’abandonner en rase campagne, mais le logiciel va rester dans ces deux départements parce qu’on n’a pas de machine arrière possible, on a donc des gens qui vont subir ce logiciel pendant quatre ou cinq ans avant qu’il soit remplacé. Ce n’est pas normal. la DINUM aurait dû intervenir.

Vanessa Perez : Et c’est un cas public, mais je pense qu’il y en a beaucoup d’autres.
Nous avons une nouvelle ministre du Numérique [Anne Le Henanff]. Vous l’avez saluée cette semaine. Que lui avez-vous souhaité au-delà d’une longue durée de vie ?

Philippe Latombe : Qu’elle puisse avoir les moyens de son action et, en fait, c’est là où je suis content qu’on ait une ministre déléguée. Une ministre a quand même un pouvoir, ce n’est pas un secrétariat d’État, c’est quelque chose d’un peu plus important. Malheureusement, elle est encore rattachée à Bercy, alors que le coup d’avant, qui n’a pas duré très longtemps, certes, mais Clara Chappaz était rattachée au ministère de la Fonction publique et ça avait un intérêt parce que la DINUM, notamment, est rattachée fonctionnellement au ministère de la Fonction publique. Elle aurait été de plein exercice en étant rattachée à la Fonction publique. C’est mon petit regret.

Vanessa Perez : Qu’est-ce qu’il faut lire entre les lignes avec ce rattachement ?

Philippe Latombe : Que Bercy a encore gagné, comme d’habitude !

Vanessa Perez : Merci Philippe Latombe. Je rappelle que vous êtes député à l’Assemblée nationale et spécialiste des questions de cybersécurité, de souveraineté numérique et de protection des données.
Restez avec nous sur cette émission spéciale numérique et souveraineté. Dans quelques instants Le numérique pour tous ça continue et c’est sur Sud Radio.

Voix off : Sud Radio –vLe numérique pour tous – Vanessa Perez.

Vanessa Perez : Pour continuer cette émission spéciale numérique et souveraineté, nous avons le plaisir d’accueillir Caroline Zorn. Caroline, vous êtes notamment présidente de l’ADCET [8], l’Association pour le développement citoyen des e-services sur le territoire, également vice-présidente de l’Eurométropole de Strasbourg et spécialiste, bien évidemment, des questions de souveraineté numérique.
J’ai envie de vous poser la même question que la question d’introduction à Philippe Latombe : la souveraineté numérique est-elle une illusion, Caroline ?

Caroline Zorn : Bonjour Vanessa. Oui, je pense qu’on peut le dire comme ça, je ne dirais pas mieux que le député Latombe précédemment. C’est une illusion, c’est d’ailleurs un élément de langage qui devient extrêmement courant. On se gargarise de souveraineté, souveraineté numérique, mais derrière cette appellation de façade, ça devient comme une IGP [Indication géographique protégée], il y a peu de choses, notamment il manque des moyens pour y travailler réellement.

Vanessa Perez : Mais est-ce qu’elle est compatible quand même avec la mondialisation ? On partage de plus en plus de serveurs, d’infrastructures qui viennent de l’étranger, des services, toutes les applications qu’on utilise au quotidien sans les citer, ChatGPT et les autres. On ne peut pas vivre sur son petit territoire sans se connecter au monde !

Caroline Zorn : Oui, c’est vrai, on doit être connecté au monde et je tiens à rappeler qu’il n’est plus temps de se poser la question : doit-on ou non accepter la mondialisation ? Elle est là, il faut donc en tirer le meilleur parti. Néanmoins, je pense qu’il faut que nous soyons absolument réalistes et, aujourd’hui, on ne l’est pas. On parle beaucoup de souveraineté numérique, mais on ne s’en donne pas les moyens, donc on n’a pas la capacité de faire face à ces géants du numérique. Ça devrait être nos données, nos villes, nos territoires, nos choix, et aujourd’hui nos choix sont complètement aliénés par la volonté des géants du numérique.

Vanessa Perez : Sommes-nous prêts à payer plus cher et à être moins performants pour être vraiment souverains aujourd’hui ?

Caroline Zorn : Vous dites « payer plus cher ». Pourquoi payer plus cher puisqu’on a aujourd’hui des capacités françaises et européennes qui permettraient de ne pas payer plus cher ? Ce qui m’agace vraiment énormément c’est que les géants du numérique ont réussi à nous faire croire que leurs services étaient accessibles et pas cher en ayant tout compris : vous avez votre licence, vous avez la maintenance, vous avez tout ce qu’il vous faut pour un prix qui est parfaitement lisible et, en général, dans les budgets des collectivités c’est du fonctionnement, ce n’est pas de l’investissement. Sans être trop technique sur le sujet, on a l’illusion que ça revient moins cher. Mais il y a des solutions européennes et françaises qui s’appuient sur du logiciel libre et open source et qui reviennent moins cher.

Vanessa Perez : Quand les collectivités locales font leurs appels d’offres, elles ont tout un tas de critères, néanmoins vous avez le sentiment que les solutions sont plutôt internationales que des solutions locales. D’ailleurs, est-ce qu’il existe des solutions locales ?

Caroline Zorn : Il en existe, mais par facilité, par habitude et aussi parce qu’on n’a jamais eu une grande stratégie nationale sur la question, eh bien on prend les mêmes et on recommence. C’est cela qui est insupportable !

Vanessa Perez : Avez-vous le sentiment que les élus comprennent suffisamment les enjeux du numérique, avec tout le respect que je leur dois, pour prendre des bonnes décisions stratégiques qui participent, on va dire, d’une vision nationale ou européenne du numérique ?

Caroline Zorn : Pas du tout ! Il faut le dire ici : peu d’élus comprennent quelque chose aux questions numériques, mais comme tout le monde finalement.

Vanessa Perez : Vous n’allez pas vous faire des amis !

Caroline Zorn : C’est vrai, je l’assume, mais comme tout le monde ! On manque cruellement d’éducation au numérique, une éducation populaire au numérique, une éducation scolaire au numérique, et les élus n’ont pas de formation obligatoire sur la cybersécurité, alors que leurs décisions par exemple, vont être les premières à impacter les questions de cyber sur les collectivités.
Si vous aviez vu la tête de mes collègues quand j’ai prononcé le mot « cryptomonnaie locale » dans l’hémicycle du conseil municipal, certaines personnes n’avaient jamais entendu parler de bitcoin et pensaient que c’était une illusion.

Vanessa Perez : Vous avez le sentiment qu’il y a une vision du numérique, qui gouverne notre pays, à laquelle les élus peuvent se rattacher, ou chacun fait les choses dans son coin.

Caroline Zorn : On y travaille quand même dans des associations comme l’ADCET, comme les Interconnectés [9], comme la Commission numérique de France urbaine [10]. Je suis dans beaucoup de mouvements qui préparent justement cette relève et cette prise de conscience. Néanmoins, quand vous avez aujourd’hui un budget – on va parler un petit peu argent – avec un projet de loi de finances qui prévoit qu’on va avoir, je crois, 14 millions d’euros sur l’inclusion numérique pour 16 millions de personnes absolument déconnectées du numérique, vous faites le ratio, ça fait très peu. Or, il ne faut pas imaginer qu’on arrivera à monter en compétences sur les questions numériques en France et en Europe si on n’a pas un accompagnement des personnes qui en sont les plus éloignées. Sinon, ce sont des personnes qui vont toujours se tourner vers les géants du numérique, qui ont le plus de moyens pour faire de la publicité, donc on retournera sur Microsoft, sur Google. D’ailleurs aujourd’hui c’est bien clair, on ne parle même pas d’un fichier texte ou d’un tableur, on parle de Word et d’Excel. Tout a été remplacé dans notre inconscient. Il faut lutter contre ça.

Vanessa Perez : Vous avez le sentiment qu’aujourd’hui mettre des milliards pourrait compenser justement ce retard et pourrait permettre d’accompagner nos citoyens ou alors c’est peine perdue ?

Caroline Zorn : Sur quoi met-on les milliards ? Il y a la question de l’investissement, il y a la question des infrastructures, il y a la question de revenir dans la compétition, reprendre du galon, c’est une chose. Mais si, derrière, vous avez une population qui n’est pas formée, qui n’est pas sensible, qui ne va pas comprendre les enjeux des investissements que vous avez faits, vous avez tout perdu.

Vanessa Perez : Vous avez une vision très intéressante sur la façon de repenser la ville par rapport au numérique, parce que les serveurs peuvent produire de l’électricité, peuvent alimenter justement une nouvelle économie. Est-ce que vous pourriez développer un peu cette façon avec laquelle vous inversez un peu les choses et vous repensez cette intégration numérique de manière holistique, on va le dire comme ça ?

Caroline Zorn : Les collectivités ne sont pas démunies. C’est vrai qu’on manque de moyens, c’est vrai que c’est compliqué de lutter contre cette mainmise des géants du numérique, mais on a quand même, en théorie, la mainmise sur son territoire. On a des plans locaux d’urbanisme, on a des stratégies du territoire, maintenant il faut les croiser aussi avec des stratégies d’aménagement numérique du territoire.
Lorsque vous avez des datacenters, parce que si on parle de souveraineté numérique il faut quand même se dire qu’on a de plus en plus besoin de datacenters sur notre territoire et qui n’appartiennent pas, qui ne tournent pas outre-Atlantique avec nos données, mais qui sont vraiment chez nous, il va falloir les accueillir. Pour les accueillir, que fait-on quand on est une ville ? Est-ce qu’on attend le dernier moment qu’un opérateur arrive et puis on fait une réunion de concertation avec les gens, dans le coin, qui ne sont pas contents, pour leur dire « on en a quand même besoin économiquement sur le territoire ». Non, ce n’est pas cela qu’il faut faire. Je pense qu’il faut réussir à intégrer intelligemment ces éléments d’infrastructures parce que l’avenir est aux infrastructures numériques. Et oui, un datacenter ça produit de la chaleur, ça peut avoir voir un impact sur l’artificialisation des sols et il faut y faire attention, mais ça dégage aussi de l’énergie. Il faut donc pouvoir penser cette énergie-là avec les réseaux de chaleur sur les territoires de la même manière que, aujourd’hui – ce que je vais dire ne va pas plaire à tout le monde non plus – si vous minez du bitcoin, vous pouvez avoir une stabilisation du réseau électrique : on a de plus en plus des énergies renouvelables dans le réseau électrique, sauf que, lorsque vous avez beaucoup d’énergie solaire, vous avez des hauts et des bas, l’Espagne a vécu un black-out il y a quelques mois. Miner du bitcoin permet de stabiliser.

Vanessa Perez : Pour nos auditeurs, miner du bitcoin, décryptez-nous.

Caroline Zorn : Pour créer un bitcoin, cette cryptomonnaie, on a besoin d’utiliser beaucoup d’énergie. Ce sont des gens qui utilisent de l’énergie, ils appuient sur le bouton on, ils utilisent beaucoup d’énergie, ils appuient sur off, ça s’arrête, c’est extrêmement agile. Alors que quand vous avez par exemple des datacenters vous ne les arrêtez pas. Ça veut dire qu’il faut réussir à réfléchir intelligemment les énergies du numérique pour les mettre là où on en a besoin en France, sur notre territoire. Je vais ajouter que lorsque vous avez un réseau qui est stabilisé, vous avez un réseau qui revient moins cher, ça veut donc dire faire baisser la facture d’électricité des Français.

Vanessa Perez : On vous écoute aujourd’hui ? Qu’est-ce qui freine cette réflexion ? C’est justement cette éducation au numérique ?

Caroline Zorn : Oui, c’est un gros problème d’éducation au numérique, ce n’est pas un sujet qui va intéresser le plus les élus, pardon de le dire.

Vanessa Perez : Nous en avons un en plateau qui semble intéressé.

Caroline Zorn : C’est vraiment un plaisir d’avoir un député comme le député Latombe parce que, effectivement, il pousse des sujets et ça fait réagir.

Vanessa Perez : Caroline, un sujet qui nous touche au quotidien. Vous défendez le territoire et le territoire ce sont aussi des langues. Et aujourd’hui, avec ces intelligences artificielles qui uniformisent le langage, avec la traduction de la langue anglo-saxonne pour les IA américaines et de langue chinoise, est-ce que toutes ces langues du terroir, demain, ont un avenir ?

Caroline Zorn : J’ai peur pour ces langues et j’ai peur pour ces cultures. Qui sait, pas assez de monde aujourd’hui à mon avis, que lorsque vous utilisez ChatGPT, vous utilisez une IA qui est un modèle californien ? Lorsque vous utilisez DeepSeek, ça va être chinois et ainsi de suite. En fait, Mistral est français, mais on a besoin de prendre conscience du fait que plus on utilise des IA générées sur des bases, sur des modèles de langage étrangers, plus on absorbe inconsciemment cette manière de voir la vie, cette manière de voir les choses. Ce n’est pas parce que vous utilisez ChatGPT que vous allez finir par remplacer votre jambon-beurre par un smoothie-avocat, néanmoins il faut quand même prendre garde à ces changements profonds de nos sociétés qui sont engendrés par des utilisations d’intelligence artificielle sans qu’on ait parfaitement conscience, en réalité, de ce qu’ont fait.

Vanessa Perez : Caroline, pour conclure, peut-on concilier le progrès technologique et la préservation de nos territoires culturels, numériques ?

Caroline Zorn : Mais oui, nous le pouvons, nous le devons et c’est pour cela qu’il faut réussir à investir sur cette éducation au numérique et sur cette réflexion sur le numérique sans avoir peur, sans être bloqué par des fantasmes. J’entends beaucoup parler, en ce moment, de technofascisme, de crypto bros. Il y a partout des gens qui ont intérêt à prendre le pouvoir, ce n’est pas une nouveauté.

Vanessa Perez : Et à faire du marketing de la peur.

Caroline Zorn : Exactement, et il faut résister à ça.

Vanessa Perez : Merci Caroline.
Le mot de la fin, monsieur le député Philippe Latombe : est-ce qu’on peut concilier le progrès technologique et la préservation de nos territoires ?

Philippe Latombe : Oui, c’est absolument nécessaire et pour revenir ce qui a été dit tout à l’heure, on a un exemple au niveau national, c’est la filiale d’EDF qui s’appelle Exaion, une filière qui fait du calcul, qui pourrait faire du minage et qui pourrait équilibrer notre réseau, et EDF souhaite la céder à une entreprise américaine. Ce n’est absolument pas normal qu’on puisse laisser l’interrupteur de notre réseau électrique aux Américains. Je partage l’idée qu’il faut intégrer maintenant, dans les plans locaux d’urbanisme, dans le développement des territoires, les infrastructures numériques, c’est l’avenir, il faut les penser en amont. C’est effectivement toujours trop tard quand on décide de mettre une antenne sans avoir demandé à nos concitoyens s’ils étaient d’accord ou pas. Pour les datacenters c’est pareil, on a besoin d’électricité, on a besoin d’eau, on a besoin d’artificialisation des sols. Peut-être qu’on peut les mettre dans des friches, dans des endroits différents, ça se pense.

Vanessa Perez : Repenser notre approche du numérique.
Merci beaucoup monsieur le député Philippe Latombe. Merci Caroline Zorn.
Le numérique pour tous, c’est fini pour aujourd’hui et, pour prolonger la discussion, on se retrouve sur vos réseaux sociaux préférés et ceux de nos invités.
Il est temps pour moi de vous souhaiter une excellente fin de week-end et de vous dire à la semaine prochaine.