Rémunérer les contenus à l’ère de l’IA : l’équation impossible ? Smart Tech

Le Grand Debrief

Delphine Sabattier : Cette semaine dans Smart Tech, dans le Grand Débrief, nous avons autour de la table Vanessa Bouchara. Bonjour Vanessa.

Vanessa Bouchara : Bonjour.

Delphine Sabattier : Je devrais d’ailleurs dire maître, avocate spécialisée en droit d’auteur. Vous êtes au cabinet Bouchara Avocats.
À côté de vous Angélique Gérard. Bonjour Angélique. Vous êtes présidente fondatrice de Stem Academy [1], et Alain Staron président d’Artifeel [2]. Voilà pour les présentations. Maintenant nos sujets. On va s’intéresser à une levée complètement folle, historique même pour la Silicon Valley, de Thinking Machines Lab, qui a été fondée quand même en début d’année, il n’y a pas si longtemps, il y a quelques mois, par l’ancienne CTO d’OpenAI, madame Murati. On va aussi parler du plan national « Osez l’IA » qui a été annoncé par la ministre de l’IA et du Numérique Clara Chappaz et puis on va parler de Carmat, on n’aura peut-être pas beaucoup de temps, mais quand même, c’est pour moi un crève-cœur ce qui se passe en ce moment, sur ce cœur artificiel.

Alain Staron : C’est le cas de le dire !

Delphine Sabattier : J’ai fait exprès de faire ce jeu de mots, merci Alain de le signaler.
Nous allons commencer ce debrief par un autre sujet.

GenAI et rémunérations des contenus utilisé

Delphine Sabattier : La GenAI [Intelligence artificielle générative] pose de nouvelles questions en matière de rémunération des contenus utilisés. La ministre de la Culture, Rachida Dati, a confié le lancement de deux missions au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, le CSPLA, un volet transparence qui doit permettre d’exiger aux plateformes d’IA un résumé détaillé de leurs sources et puis un volet rémunération confié à la fois à Alexandra Bensamoun pour la partie droit et à Joëlle Farchy pour la partie plutôt économie [3]. Bonjour Joëlle Farchy. Vous êtes connectée avec nous, vous êtes professeure à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’économie des industries culturelles, vous êtes directrice de la Chaire Pluralisme culturel et Éthique du numérique. L’objectif de cette partie de la mission c’est vraiment de penser qu’elle serait le cadre juste de valorisation des œuvres utilisées par les IA génératives.
Première question, Joëlle. Est-ce que cette IA, finalement, change fondamentalement la donne par rapport à la première révolution numérique qui est l’apparition d’Internet avec la possibilité de diffuser très largement les contenus, de les partager entre les internautes, de créer aussi de nouvelles façons de produire de la culture ? Est-ce qu’avec l’IA générative, c’est très différent de cette première révolution numérique ?

Joëlle Farchy : Oui bien sûr, c’est très différent, pour une raison très simple. Effectivement, ce n’est pas la première fois que des contenus protégés par la propriété intellectuelle sont appropriés par un certain nombre de gens, ce que les ayants droit appellent du pillage. Simplement il y a 20 ans, quand il y avait des pillages, il n’y avait pas quelque chose qu’il y a avec l’IA : non seulement l’IA absorbe des données, disons des données œuvres qui sont protégées par la propriété intellectuelle pour fonctionner, mais, par ailleurs, elle produit en aval ce qu’on appelle dans le rapport des quasi-œuvres synthétiques, c’est-à-dire des choses qui ressemblent à des œuvres. Il y a donc un double concurrence. Il y a à la fois le fait d’aller chercher des contenus qui sont protégés sans l’autorisation des ayants droit et, en plus, il y a cette idée que ça va faire de la concurrence, ensuite, aux œuvres humaines et, progressivement, de moins en moins d’œuvres humaines seront créées si effectivement ces contenus, ces quasi-œuvres synthétiques se généralisent.
Donc oui, c’est quelque chose de tout à fait différent par rapport à des formes d’appropriation que le numérique a déjà connues.

Delphine Sabattier : On se retrouve dans une situation où les créations, les œuvres réalisées, créées par des humains vont subir une concurrence et vous dites aussi un risque d’appauvrissement, de saturation, qui va invisibiliser, ce qui va avoir une deuxième conséquence économique sur le secteur culturel.

Joëlle Farchy : En fait, il ne faut surtout pas opposer : beaucoup de débats ont opposé l’innovation dans l’IA et la rémunération des ayants droit. Je pense que cette opposition est totalement stérile. C’est dans l’intérêt à la fois des ayants droit et de l’innovation dans l’IA de trouver des accords. Pourquoi ? Je ne reviens pas sur le fait que, pour qu’il y ait de la création humaine, il faut effectivement qu’il y ait des investissements donc qu’il y ait des transferts de valeur.
Par ailleurs, si on se place simplement du point de vue non plus des ayants droit mais du point de vue des gens de l’IA, que ce soient les développeurs ou les déployeurs, quelque chose a été montré dans des travaux récents de façon extrêmement claire, qui est ce qu’on appelle la dégénérescence. On pourrait se dire que, finalement, on va créer un monde dystopique dans lequel il n’y aura plus que des contenus synthétiques générés par de l’IA, pourquoi pas. Sauf que, indépendamment de tout autre problème philosophique, les travaux récents montrent que si on alimente les IA uniquement avec des contenus synthétiques, au bout d’un certain temps ça appauvrit les résultats qui sont créés. On a donc besoin d’une certaine dose de contenus humains, un peu disruptifs, pour alimenter les IA, sinon il y a de la dégénérescence et, finalement, les modèles vont aussi s’écrouler.
C’est le double intérêt à la fois des ayants droit et des gens de l’IA de développer des partenariats.

Delphine Sabattier : C’est terrible de se dire que, finalement, on va aussi servir à alimenter ces IA génératives, que nous faisons partie de l’économie, du business modèle des géants de l’IA.
Le rapport final est attendu courant 2025, mais vous en avez fait une première présentation fin juin. Quelles sont les grandes mesures que vous pouvez nous citer très rapidement ?

Joëlle Farchy : Le rapport final a déjà été rendu. On est dans une autre phase aujourd’hui qui est la phase de concertation qui a été lancée par les deux ministres, du Numérique et de la Culture. La phase de concertation, qui a commencé il y a un mois, est une phase dans laquelle on va utiliser le rapport pour voir quelles pistes pourraient être utilisées. Dans le rapport, il y a beaucoup de choses sur la façon dont on évalue. Il y a le cadre mais, évidemment, il y a la question du combien ça vaut, il y a donc beaucoup de pistes dans le rapport et puis il y a des pistes sur le cadre pour dire qu’au-delà des accords négociés directement entre les partenaires, il y a des formes d’incitation à mettre en place, en particulier autour d’infrastructures techniques, ce qu’on appelle dans le rapport économique des places de marché qui vont permettre de diminuer les coûts de transaction et faciliter les négociations.

Delphine Sabattier : Un commentaire, Vanessa Bouchara.

Vanessa Bouchara : Ce rapport est passionnant. On voit que Joëlle et Alexandra Bensamoun ont beaucoup travaillé à la fois sur les aspects juridiques et les aspects économiques pour arriver à poser le sujet, parce que ce rapport c’est vraiment ça. Il pose le sujet, on voit comment on arrive à avoir des pistes pour le régler et pour, finalement, qu’il n’y ait pas cet appauvrissement.
En matière d’utilisation de l’intelligence artificielle, je pense que l’intelligence artificielle auto-générative va effectivement très vite avoir des limites et elle ne peut fonctionner que s’il y a un rapport, un fonctionnement très imbriqué entre l’homme qui va créer, qui va donner des instructions précises et la machine.
Ce rapport qui passe, comme le disait Joëlle, dans une seconde phase aujourd’hui, est là pour arriver à faire une sorte de point médian entre l’innovation, la régulation, comment on arrive à trouver le juste équilibre entre la rémunération des auteurs, qui est indispensable, et l’utilisation de l’intelligence artificielle qui, dans le contexte qu’on connaît aujourd’hui, l’est tout autant.

Delphine Sabattier : Joëlle, pour véritablement passer à la phase action, prendre les bonnes mesures, trouver où mettre le curseur précisément, il va falloir trouver un consensus européen.

Joëlle Farchy : Attention. Il faut trouver un consensus européen si on veut faire de la régulation hard, c’est-à-dire si on veut faire des lois, des réglementations. Le but de la concertation ce n’est pas de changer la loi pour l’instant. Je ne sais pas si ça marchera ou pas. Le but de la concertation c’est de faire en sorte que les gens se parlent. Ce sont des milieux qui ne se comprennent pas, qui n’ont pas le même vocabulaire, donc, parfois, il y a des incompréhensions simplement dans les mots qui sont utilisés, dans la façon dont on perçoit ce que l’autre fait. La phase de concertation va déjà permettre de mettre face à face les acteurs et de leur demander : qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous pouvez accepter ?
Si cette phase de concertation marche, on n’a pas forcément besoin de changer les lois. Changer les lois et ce que vous dites sur l’Europe, c’est tout à fait vrai si on veut changer les règles. Si on arrive à ne pas trop changer les règles et à faire ça intelligemment, on n’aura pas besoin de consensus européen.

Delphine Sabattier : Un commentaire, Alain. Peut-être une question aussi.

Alain Staron : En fait deux. Le deuxième est une question.
Premier commentaire. Je crains que la bataille soit un peu perdue pour les humains en matière de création, en matière de production.

Delphine Sabattier : Quand même !

Alain Staron : En matière de production. Tout le monde a bien compris que ça allait beaucoup plus vite et que c’était beaucoup moins cher.
Ma question et mon deuxième commentaire. Effectivement aujourd’hui tout le monde dit que de l’IA qui travaille sur de l’IA s’appauvrit. Vous vous souvenez comment DeepMind a fait le jeu de go ? Il a fait marcher deux IA ensemble qui ont inventé des solutions qu’aucun humain n’avait comprises. Au-delà de l’adversarial learning [4], c’est ma question : avez-vous réfléchi pour le jour où ça vient ici ?

Delphine Sabattier : Joëlle Farchy ?

Joëlle Farchy : C’est marrant parce que je ne crois pas du tout que l’humain va être tué par l’IA, je pense qu’il va y avoir des formes de collaboration, qu’on n’anticipe même pas, qui vont se mettre en place. C’est marrant lorsqu’on dit « l’IA, comment l’IA a fait, etc. », comme si c’était une entité qui venait toute seule, qui arrive ad hoc, qui nous tombe du ciel. Je rappelle quand même que les IA, de toute façon, sont des choses qui sont faites par les humains. À un moment donné, il y a toujours des humains qui sont derrière l’IA. Après il y a une certaine autonomie, tout ce que vous voulez, mais une IA qui fonctionne toute seule, sans jamais avoir l’humain qui intervienne à aucun à aucun stade, ça n’existe pas.
Je sais que le transhumanisme est quelque chose d’assez à la mode. Personnellement je suis assez optimiste et je ne crois pas du tout que les humains vont disparaître dans la création. Je suis persuadée que la manière dont on va créer avec les humains, dans cinq ou dix ans, sera totalement différente de ce qu’on connaît aujourd’hui. Ça c’est sûr.

Alain Staron : Quand vous aurez des milliards de contenus générés de manière autonome, quelle place restera-t-il à la génération humaine ?

Delphine Sabattier : Ce qui est vrai c’est qu’il y a énormément de data disponibles pour l’apprentissage des grands modèles et que là on est arrivé au bout du système, maintenant on risque d’être dans une sorte de régression.

Angélique Gérard : Je suis aussi résolument optimiste sur le sujet et ce rapport tombe au bon moment parce qu’on est vraiment à la croisée de deux mondes : celui de la création et de la tech et, à côté de ça, on voit bien que l’IA générative est en train de devenir un marché colossal. On a quand même GPT, Mistral, LLaMA qui valent des milliards. Je suis convaincue que sans contenus, notamment culturels, on n’aurait pas d’IA, donc pas de création, pas de contenus, pas d’IA.
En fait, je pense que c’est normal de rémunérer les ayants droit, ce n’est pas un frein à l’innovation, c’est même, à mes yeux, une condition de pérennité, je trouve ça très important parce que c’est important de stimuler l’IA. L’IA est quand même le reflet de notre société, c’est quand même notre miroir, nous sommes les utilisateurs. Si elle commence effectivement à créer ses propres modèles, avec des collaborations, avec d’autres algorithmes, je ne suis pas sûre qu’on s’y retrouverait, on reviendrait chercher ce qui nous plaît aujourd’hui dans l’IA et qui est encore en train d’évoluer.
Après je pense qu’il ne faut pas monter une usine à gaz, il ne faut pas mettre en place un système si complexe qu’il viendrait finalement à tuer l’innovation européenne dans l’œuf. Il faut être extrêmement vigilant parce qu’il y a les petites startups françaises et européennes et on a besoin d’accélérer en innovation. Il faut que ce soit simple, lisible, il ne faut pas non plus qu’il y ait des coûts disproportionnés. Il faut qu’on accompagne ce mouvement.
Et, pour moi, il y a aussi un sujet de débat de souveraineté sur notre diversité culturelle et je pense que c’est important de la protéger.

Delphine Sabattier : Absolument. Joëlle Farchy, j’avais une dernière question pour vous. On a mis en place le système de redevance pour la copie privée. Est-ce qu’on pourrait imaginer un mécanisme identique qui s’imposerait justement à tous ceux qui créent des grands modèles à partir des contenus disponibles ?

Joëlle Farchy : On peut toujours tout imaginer, l’imagination n’a pas de limites. Simplement, pour l’instant je suis totalement hostile à ça parce que c’est un modèle extrêmement contraignant et, dans un monde qui bouge aussi vite, mettre en place des systèmes qui nécessitent parfois deux ans, trois ans de négociations avant de pouvoir être changés, avant que les montants évoluent, etc., ce n’est pas maintenant. Peut-être dans cinq ans si on ne trouve pas d’autre solution, si les gens ne négocient pas, faudra-t-il en venir à ça, mais je crois que pour l’instant ça serait prématuré et totalement anti productif.

Delphine Sabattier : Merci beaucoup Joëlle Farchy. Je rappelle que vous êtes professeure à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directrice de la Chaire Pluralisme culturel et Éthique du numérique. Merci pour vos éclairages. Bravo pour vos travaux.

Thinking Machines Lab lève deux milliards de dollars

Delphine Sabattier : On continue autour de la table sur nos autres sujets. Je voulais vous faire réagir sur cette levée, je dis une levée folle, quand même deux milliards de dollars levés en amorçage, on n’a encore jamais vu ça, pour Thinking Machines Lab, nouvelle entreprise, toute jeune entreprise de l’IA qui affole les compteurs. Fondée il y a moins de six mois par l’ancienne CTO d’OpenAI, Mira Murati. Qu’est-ce que ça vous inspire ? Vous dites « là, vraiment, ils sont en train de péter les plombs, de faire n’importe quoi » ou au contraire vous vous dites qu’il y a une vraie stratégie. Les Américains sont en train de dire « vous n’allez pas pouvoir nous suivre, on tue le marché ! »

Angélique Gérard : Ils crantent ! Ils sont en train de cranter. C’est incroyable parce que c’est quand même un seed [amorçage], je trouve ça bluffant, de deux milliards. En fait, on a déjà un séquoia qui s’est érigé et on se dit que la phase A va être une forêt de séquoias.
Cette levée c’est à la fois fascinant et puis c’est aussi inquiétant.
C’est fascinant parce qu’elle prouve que l’industrie mondiale de l’IA ne se satisfait déjà plus des modèles existants et ça sent un peu ce parfum de révolution technologique comme on avait pu le voir avec Google et Yahoo, ça me rappelle ça. Et puis c’est inquiétant parce qu’on assiste à une concentration assez vertigineuse des capitaux et des talents autour de quelques stars de la tech. C’est très questionnant et on ne peut pas non plus écarter le risque de bulle, parce que deux milliards en phase d’amorçage, ça prend aussi de court le marché et il n’y a pas de produit en face, il y a un produit non fini aujourd’hui. C’est donc purement spéculatif, je trouve ça vraiment bluffant. Et puis deux milliards ça ne paye pas juste des serveurs, ça paye du talent et ça paye du pouvoir. On voit bien que les Américains sont effectivement en train de cranter. Il y a un vrai débat de souveraineté technologique, économique et scientifique sur le sujet, c’est pour cela que c’est inquiétant et ça envoie ce signal très fort que la bataille de l’IA ne se joue pas seulement sur la performance des algorithmes mais aussi sur cette souveraineté des États.
Voilà. Je ne peux que regretter, malheureusement, que nous soyons en attente d’un mouvement aussi fort en Europe.

Delphine Sabattier : Vanessa.

Vanessa Bouchara : Ça peut venir. Je pense que ça se joue beaucoup sur le potentiel de Mira Murati qui a fait ses preuves chez OpenAI, qui a beaucoup de potentiel, qui a des projets très prometteurs. C’est vrai que les montants sont complètement incroyables. Hors sol. Clairement.

Delphine Sabattier : Délirants.

Alain Staron : Quatre mois, février 2025 – juin 2005, on estime une valorisation de dix milliards.

Delphine Sabattier : Ça fait rêver un startupeur !

Alain Staron : Je dis chapeau. Je ne sais pas comment je pourrais faire, pour l’instant c’est trop tard. C’est tellement gros que, de toute façon, c’est hors de mon champ de compréhension.
Après, ce n’est pas le projet, ce sont des humains, ce sont les hommes et les femmes, c’est l’équipe.

Angélique Gérard : Ce sont les talents.

Alain Staron : 21 des 29 premiers salariés viennent d’OpenAI. Elle a pris son équipe d’OpenAI dont on sait ce qu’elle sait faire, elle a dit : « Je les prends ailleurs. – Pour faire quoi ? – Pour faire ce qui manque. » Quand on dit qu’on est à la prochaine révolution, ce qui manque c’est quoi ? C’est la recherche causale, c’est être capable non pas de faire de la statistique, de faire des choses qui ressemblent, mais de comprendre les relations de cause à effet et c’est un super beau programme. Je me suis demandé pourquoi autant de gens d’OpenAI rejoignent Thinking Machines Lab. Simplement parce qu’il y a une mission, une vraie mission : je veux faire une IA qui comprenne les relations de cause à effet qui, aujourd’hui, n’existe nulle part. Je pense que ça vaut probablement dix milliards. Après, la conséquence, c’est que les États-Unis font encore la course en tête, c’est malheureux mais ce n’est pas juste maintenant : ils ont fait OpenAI avant, Microsoft a investi dans Open AI à ce moment-là, même Elon Musk était là au début. C’est une histoire qui est longue, simplement elle s’accélère et comme toujours dans les exponentielles, si on ne prend pas des premières marches avec le bon niveau, on ne rattrape jamais.

Angélique Gérard : Malheureusement.

Alain Staron : Je me souviens des écrans à cristaux liquides, il n’y a plus que deux fabricants dans le monde. À l’époque à chaque étape, à chaque génération, c’était un milliard, mais quand vous êtes la quatrième génération, c’est fini, plus personne ne peut suivre.

Delphine Sabattier : Je suis quand même convaincue que du côté des Américains l’idée c’est vraiment de se dire que, de toute façon, il ne va y avoir qu’une poignée de colosses qui vont remporter cette bagarre, cette bataille de l’IA, qu’il n’y aura pas de place pour énormément d’acteurs, donc là, quand vous dites qu’ils crantent, oui. Ils disent clairement au monde entier « vous ne pouvez plus suivre. » Nous, dans le meilleur des cas, nous serons peut-être des sous-traitants, des partenaires technologiques, mais, aujourd’hui c’est effectivement un rythme qu’on ne peut pas suivre.

Plan « Osez l’IA »

Delphine Sabattier : On passe à notre autre sujet, ce plan national lancé, en France, « Osez l’IA » [5] avec l’objectif de faire adopter cette technologie aux entreprises. On a découvert quelques chiffres grâce à Bpifrance, 8 % seulement des TPE, 13 % des PME utilisent l’IA et à peine 30 % des dirigeants de TPE considèrent l’IA comme stratégique. On peut se dire que c’est une catastrophe, il faut effectivement lancer un plan national. Ou on peut se dire que finalement ces entrepreneurs sont peut-être raisonnables. Ne faut-il pas y aller un petit peu plus doucement ? Quel est votre sentiment ?

Vanessa Bouchara : On parlait tout à l’heure de souveraineté, de la façon dont nous nous positionnons, nous, par rapport à l’IA. On ne veut pas rater la course, en France, et on veut essayer de faire en sorte que ça soit effectivement adopté, que ça fasse partie…

Delphine Sabattier : Mais là on parle d’appropriation, pas de fabrication.

Alain Staron : C’est le problème. On utilise des technos américaines.

Vanessa Bouchara : Finalement l’appropriation, c’est rentrer dans ce fonctionnement, arriver à bien le comprendre pour, après, l’intégrer et créer quelque chose à partir de là. Aujourd’hui, on a effectivement beaucoup d’hostiles, beaucoup de gens qui regardent ChatGPT, Claude [6], tout ça, mais pour un peu s’amuser. Finalement peu s’en servent au quotidien, pour fonctionner et pour produire, comme vous disiez tout à l’heure. Je pense que c’est bien d’avoir lancé ce projet, que ça va nécessairement donner quelque chose. On passe par de la sensibilisation, on passe par de la formation. Plus on sensibilise, plus on est capable, après, de se dire que c’est un sujet central, primordial et qu’il faut mettre les outils et les ressources pour pouvoir créer et se l’approprier.

Alain Staron : Il manque un truc là-dedans. C’est obliger à utiliser des technos françaises ou au moins européennes.

Vanessa Bouchara : C’est compliqué !

Alain Staron : Les Américains le font très bien, les Chinois le font très bien, je ne veux pas entendre que c’est compliqué.

Vanessa Bouchara : C’est un autre sujet de dire qu’on oblige.

Alain Staron : Oui, mais les Chinois le font, les Américains le font, nous ne le faisons pas.

Angélique Gérard : Tu as raison. Ça pourrait être un prérequis parce qu’on en a besoin. C’est un sujet important. Je trouve que c’est un super plan, il faut l’applaudir, l’encourager. On a effectivement un vrai retard dans l’adoption de l’intelligence artificielle en France, notamment dans les PME. Il y a encore trop d’entreprises qui voient ça comme un coût, une menace, un concept, un gadget. Former massivement, accompagner, c’est vraiment la clé.

Delphine Sabattier : Si l’adopter permet de comprendre comment ça fonctionne, quels bénéfices on peut en tirer ou pas, montrer que ce n’est pas juste consommer bêtement une technologie, c’est la condition, ce n’est pas juste adopter pour adopter.

Angélique Gérard : L’adoption n’est pas qu’un enjeu de compétitivité, et là je te rejoins totalement, c’est un enjeu économique, culturel et linguistique. Pourquoi linguistique ? Aujourd’hui les IA sont entraînées sur des modèles anglo-saxons qui n’ont pas nos références historiques, culturelles, qui n’ont pas notre humour. Je trouve que la souveraineté numérique c’est aussi pouvoir s’exprimer et réfléchir dans sa langue, donc je suis d’accord, ça pourrait être un prérequis.
Après, un point qui me tient très à cœur, oser l’IA oui, mais oser la mixité, oser la diversité. Chez Women in STEM Europe, nous avons pris l’engagement de former 1000 femmes avant la fin de l’année, gratuitement, à des modules d’intelligence artificielle. J’utilise le plateau du Grand Débrief aujourd’hui pour lancer une bouteille à la mer à Clara Chappaz, pour lui dire « on veut vous rencontrer parce qu’on est capable de doubler, tripler, quadrupler, ce nombre de femmes que l’on peut former à l’IA gratuitement », puisque les femmes sont sous représentées dans les métiers de l’IA mais ce sont elles aussi qui l’utilisent le moins et qui sont moins à même à se former. C’est un énorme sujet et je pense que la souveraineté numérique passera aussi avec l’adoption par les femmes.

Delphine Sabattier : Nous sommes aussi ravis de passer ce message.
Il y a quand même une bonne initiative, je suis dure avec ce plan « Osez l’IA », mais c’est vrai que ça me pose question quand on est juste dans « il faut absolument utiliser ce qu’on a et aujourd’hui, ce qu’on a ce sont les Big Tech américaines. » Ce qui m’a intéressée dans ce plan « Osez l’IA », c’est l’idée de faire une journée, comme le Business Day au moment du Sommet pour l’action sur l’IA, une journée qui va rassembler l’écosystème. Aujourd’hui, on ne connaît pas l’écosystème européen en matière d’IA. On parle tout le temps de Mistral [7], il n’y a pas que Mistral ! Il faut aussi que les entrepreneurs, les entreprises à qui on dit « il faut absolument adopter l’IA », qu’elles aient conscience qu’il y a tout un écosystème d’IA qui est en train de se construire chez nous, c’est important.

Vanessa Bouchara : Ça me semble plus important que d’imposer. Je suis d’accord, plus sensibiliser, informer, qu’on sache fédérer plutôt que d’imposer. Je trouve que le côté imposer c’est un peu trop…

Alain Staron : Mais ne pas imposer les choix technologiques européens, continentaux, c’est ça qui tue l’Europe.

Angélique Gérard : En fait, on est peut-être trop en retard pour imposer, c’est ça le sujet. Nous sommes effectivement trop en retard comparés aux Américains, on peut aussi parler de la Chine, on a deux géants technologiques mondiaux, on n’est pas encore en phase d’accélération. Regrouper, fédérer tout le monde ce serait effectivement précieux. Là on est sur un sujet de souveraineté intellectuelle. Si on avait des prérequis pour utiliser nos propres modèles, de la formation sur nos modèles, l’adoption se ferait peut-être beaucoup plus vite et puis il y a des enjeux géopolitiques derrière.

Alain Staron : Cinq cents millions d’Européens, je pense qu’on saurait faire le poids. Il faut juste s’y mettre.

Delphine Sabattier : Si on sort juste du prisme, 500 millions de consommateurs de technologies américaines.

Société Carmat

Delphine Sabattier : Je voudrais qu’on garde un petit peu de temps pour mon crève-cœur, ce qui se passe autour de Carmat [8]. On parle d’une tech française quand même assez extraordinaire, une aventure du professeur Carpentier que j’ai suivi pratiquement depuis le début, à l’époque de Science et Vie micro pour ceux qui ont suivi. Quand j’entends Stéphane Piat, le directeur général de Carmat, nous dire « on est une des nombreuses victimes d’un marché français des capitaux qui ne fonctionne pas », je me dis OK, c’est grave en fait, il n’arrive pas à trouver 100 000 euros, on en est là ! Ils ont fait un appel aux dons, ils n’ont pas réussi non plus à lever trois millions et demi sur un projet qui est énorme, on parle de deep tech, aujourd’hui ils trouvent porte close. Comment est-ce possible ?

Angélique Gérard : Il y a finalement deux appels finalement dans cette émission aujourd’hui !

Delphine Sabattier : Exactement !

Vanessa Bouchara : Il est possible que tout ce qui se passe sensibilise finalement mieux tout le monde à ce sujet qui est quand même un sujet de société, pour le coup de souveraineté.

Alain Staron : Je peux être cash ?

Angélique Gérard : Tu l’es généralement !

Alain Staron : Tu ne sais pas ce qui va arriver ! Il se trouve que j’ai travaillé un peu pour Carmat, je faisais de l’IA prédictive, c’est-à-dire s’assurer à l’avance que le cœur pouvait avoir un problème. C’est un projet extraordinaire, il est allé trop lentement. Stéphane a tout à fait raison, c’est un problème de marché des capitaux en Europe et en France. On n’a pas financé assez ce développement. Vous voyez bien ce qu’est Carmat, c’est une pompe mécanique qui vient se greffer sur des oreillettes.

Delphine Sabattier : En fait c’est un cœur entièrement artificiel, implanté dans le corps, qui remplace l’ensemble de la machine et c’est unique au monde.

Alain Staron : C’est unique au monde. À quoi ça sert aussi ? Ça permet de ralentir le moment où on a besoin d’une greffe, c’était le plan initial et, de toute façon, il y a tellement besoin de cœurs qu’il faudrait en faire beaucoup plus. Le fait que la MedTech est extrêmement lente c’est aussi un problème, il faut un temps fou pour faire valider leur système, leurs différents marchés. C’est national, malheureusement ce n’est pas européen, ils ont commencé par la Hollande, le Danemark, avant d’arriver en France, c’est un peu ubuesque. Mais le vrai sujet c’est que plus le temps passe plus les technos bougent. Aujourd’hui, il faut regarder ce qui se passe du côté du Japon puis se poser la question sur la pertinence de la solution Carmat en 2025.

Delphine Sabattier : Je suis d’accord avec la remise en question. Certains critiquent certains choix stratégiques faits, peut-être.

Alain Staron : Il fallait aller plus vite, pour cela il leur fallait des moyens supplémentaires qu’on ne leur a pas donnés.

Angélique Gérard : C’est souvent une question d’argent.

Alain Staron : Ce n’est que ça. La pauvre équipe, ce sont les mêmes qui sont à Vélizy depuis 20 ans, qui bossent comme des tarés, c’est un problème ultra compliqué et on ne leur a pas donné assez de moyens.

Vanessa Bouchara : Est-ce que c’est complètement fini ? Peut-être pas.

Delphine Sabattier : Là, ils sont en redressement judiciaire.

Vanessa Bouchara : Ils peuvent encore s’en sortir.

Alain Staron : Je regarde un peu l’évolution des technos et ce ne sont pas forcément les moyens qui vont régler tout ça. À un moment, il faut être capable de sauter sur la bonne technologie.

Delphine Sabattier : Visiblement ils chiffrent leurs besoins de financement à 35 millions d’euros pour les 12 prochains mois, 20 millions avant fin décembre. J’ai l’impression que c’est très difficile à trouver. Après il peut y avoir une réaction au niveau de l’État, peut-être.

Angélique Gérard : Ce serait souhaitable.

Delphine Sabattier : J’ai vu le ministre de la Santé réagir en disant que pour l’instant il ne les avait pas encore rencontrés mais qu’il allait le faire, peut-être que tout ça est en train de se discuter au moment où nous vous parlons, on le saura que prochainement.
Merci beaucoup à tous les trois pour vos réactions sur cette actualité qu’on a commentée ensemble, Vanessa Bouchara de Bouchara Avocats, Angélique Gérard de Stem Academy et Alain Staron d’Artifeel. Merci encore.
Merci à vous de nous regarder sur Smart Tech, vous regardez sur la B SMART 4CHANGE. À très bientôt.