Logiciel libre et administrations publiques

Delphine Sabattier : Vous êtes de retour sur le plateau de Smart Tech, votre quotidienne sur l’innovation. Dans cette deuxième partie de l’émission, on va aller découvrir une voie qui est promise à un long voyage d’une vingtaine d’années parmi les étoiles, mais d’abord c’est notre rendez-vous avec le monde du Libre et Jean-Paul Smets, le PDG de Rapid.Space [1]. Bonjour Jean-Paul.

Jean-Paul Smets : Bonjour.

Delphine Sabattier : On va parler de l’actualité du mois, c’est-à-dire la Déclaration de Strasbourg [2] sur les valeurs et défis communs aux administrations publiques européennes. Cette déclaration met en avant les logiciels libres pour les administrations. On y trouve même l’expression de « redistribution équitable ». Qu’est-ce qu’on peut déduire et retenir de ce texte ?

Jean-Paul Smets : C’est un texte qui change par rapport à ce qu’on a connu dans le passé. Je vais lire le texte, c’est assez nouveau quand même :
« Les ministres chargés de l’administration, la transformation et la fonction publiques, avec le soutien de la Commission européenne, déclarent leur intention de promouvoir les logiciels open source au sein des administrations publiques ainsi que leur partage en :

  • reconnaissant le rôle majeur joué par les solutions open source sécurisées dans la transformation des administrations publiques, qui permettent de mutualiser les investissements entre de multiples organisations, offrent une transparence et une interopérabilité par défaut et garantissent une maîtrise sur les technologies utilisées ainsi qu’une plus grande indépendance technologique ;
  • tirant parti des solutions open source pour renforcer la collaboration entre les administrations publiques, en favorisant le partage de telles solutions créées ou utilisées par les administrations au sein de l’Union européenne ;
  • promouvant une redistribution équitable de la valeur créée par les solutions libres, notamment pour ceux qui produisent et partagent du code source ouvert. »

Delphine Sabattier : J’ai l’impression de t’entendre. C’est toi qui l’as écrit ?

Jean-Paul Smets : Non, je ne touche plus à ça depuis 20 ans. D’ailleurs j’aurais préféré « logiciel libre » plutôt que l’anglicisme open source, on a un joli mot en français, pourquoi ne pas l’utiliser ?

Delphine Sabattier : C’est vrai !

Jean-Paul Smets : On trouve des thèmes classiques, mais on trouve aussi de grosses nouveautés par exemple par rapport au premier discours de Christian Pierret [3], en 1999, la loi Lafitte [4], ou la proposition de loi Le Déaut [5] qui ont un peu guidé, depuis 23 ans, les politiques de logiciel libre en France et au-delà.
On a le thème de la souveraineté qui devient explicite, donc c’est un peu plus fort.
Le Libre sert à mutualiser et collaborer, c‘est nouveau, mais aujourd’hui c’est à l’échelle européenne, dit de façon explicite.
On parle de création ce qui veut dire qu’il y a des auteurs. Donc on n’est plus dans les souches de logiciels libres produites par des bactéries !
Et enfin, on est dans la redistribution équitable de la valeur. C’est la première que je vois ça dans un texte et c’est, pour moi, une grande nouveauté.

Delphine Sabattier : Ce qui sous-entend qu’il n’y aurait pas de redistribution équitable dans les administrations aujourd’hui ?

Jean-Paul Smets : En France franchement oui. On a un gros problème d’équité et de redistribution. En fait on a des auteurs de logiciels libres d’une part, des entreprises qui ont des marchés publics liés au logiciel libre, et très souvent ce sont deux ensembles complètement disjoints. On peut prendre l’exemple du Socle interministériel des logiciels libres [6] qui est un catalogue avec toutes sortes de logiciels libres recommandés aux administrations. On trouve en première page 7-Zip pour l’archivage et Audacity pour éditer des échantillons sonores. On se demande qui a fait 7-Zip ? Qui a fait Audacity ? 7-Zip [7] c’est Pavlov et Audacity [8] c’est une société qui s’appelle Muse Group, qui est aussi éditeur de partitions musicales. Mais ni Yvan Pavlov, ni Muse Group ne sont affichés dans le Socle interministériel des logiciels libres. Et si on parle de redistribution équitable, il faut bien commencer par savoir à qui, vers qui ? Donc la première porte d’entrée, dans l’administration française, pour promouvoir les logiciels libres, que fait-elle ? Elle cache les gens qui ont produit le code et à qui redistribuer équitablement la valeur. Donc on voit mal comment elle va arriver à trouver à qui la redistribuer.
C’est un avis personnel, je vais plus loin. Pour moi ne pas mentionner dans un catalogue le nom des auteurs, c’est une violation du droit moral, donc une contrefaçon. En droit d’auteur on a le droit patrimonial sur lequel se fondent, par exemple, la liberté de copier et de redistribuer les logiciels libres, mais le droit moral est inaliénable. On l’applique à la musique, au cinéma, à la peinture. Si on va voir, par exemple, le site du Centre national du cinéma, quand il liste des films à usage éducatif, on a Le voyage dans la Lune, titre du film, auteur : Georges Méliès. Là on devrait avoir 7-Zip, nom du logiciel, auteur : Yvan Pavlov.

Delphine Sabattier : C’est ce qui est inscrit dans les licences libres aujourd’hui.

Jean-Paul Smets : Elles parlent plutôt de droit patrimonial, elles ne parlent pas trop du droit moral parce qu’elles ont été inspirées par le monde du copyright, common law aux États-Unis.
Si on ne parle pas de l’auteur comment savoir à qui redistribuer ?, donc c’est, pour moi, le premier gros problème en France.

Delphine Sabattier : On ne peut pas dire non plus que l’État ne redistribue rien, puisqu’il y a des exemples de soutien au logiciel libre, des subventions qui sont données aux éditeurs aujourd’hui.

Jean-Paul Smets : D’énormes subventions, Rapid.Space en a bien bénéficié. On ne serait pas où on en est si on ne les avait pas eues. On a une grande différence entre l’État développeur industriel qui a compris depuis longtemps qu’il fallait travailler directement avec les PME plutôt qu’à travers des intermédiaires pour accélérer la source de l’innovation qui est plutôt dans des PME pour le logiciel.

Delphine Sabattier : Point très positif donc ?

Jean-Paul Smets : Oui, excellent. C’est un grand changement par rapport à il y a 30 ans ou 40 ans, aujourd’hui c’est complètement dans les gènes de l’État développeur industriel.
L’État acheteur, lui c‘est différent, il a tendance à passer par des intermédiaires, il a fait des grands contrats de support avec des intégrateurs qui sont censés ensuite passer le relais aux éditeurs. Ce que dit le Conseil national du logiciel libre [9] en 2019 c’est qu’en fait ça ne marche pas bien, « que le métier d’éditeur open source n’est globalement pas reconnu dans ces marchés et que les solutions d’éditeurs où se concentre une grande partie de l’innovation ne sont pas présentes ou très mal supportées, ce qui casse la chaîne de valeur ». On a un problème dans l’approche actuelle.
Je me souviens par exemple de l’éditeur Maarch [10] qui a un logiciel de gestion du courrier administratif largement utilisé au ministère de l’Intérieur. D’un côté le ministère de l’Intérieur passait des bons de commande à un intégrateur, de l’autre côté les utilisateurs parlaient à la société Maarch pour dire « on aimerait telle ou telle fonction », mais en termes d’argent de l’intégrateur vers Maarch il n’y a pas eu grand-chose et Maarch, à une époque, a même dû se fâcher.
Aujourd’hui l’approche de l’administration par ces grands contrats est un beau contre-exemple en termes de partage équitable de la valeur.

Delphine Sabattier : Mais là on a cette déclaration de Strasbourg, c‘est quand même un acte important, ça veut dire que ça y est, la donne est déjà en train de changer ?

Jean-Paul Smets : Il y a encore beaucoup de choses à faire.
On prend le cas des messageries, on a quatre logiciels de messagerie européens : Open-Xchange allemand, Kopano néerlandais, Twik et Blue Mind en France. Que fait l’administration française ? Elle développe depuis 10 ans la messagerie collaborative de l’État qui est tellement faible en termes de fonctionnalités qu’elle est limite inutilisable. On entend encore, quand on se promène dans certaines administrations, « oui, votre logiciel n’est pas vraiment libre parce qu’il est fait par une entreprise, mais à la rigueur, si vous étiez une coopérative, pourquoi pas ! ». Mais même quand il y a une coopérative comme Entr’ouvert [11], tous ses logiciels ont en fait été redéveloppés par l’administration via des intégrateurs. Par exemple Amélie de Montchalin va au dernier salon Open Source Experience [12], les organisateurs, c’est-à-dire le Pôle Systematic, ont eu comme instruction de surtout ne pas faire rencontrer les entreprises à la ministre.

Delphine Sabattier : Pourquoi ?

Jean-Paul Smets : Je ne sais pas. Elle rencontre XWiki [13] qui a justement fait un très beau produit récemment pour le ministère de la transformation numérique et là tout le monde était terrorisé, « au secours la ministre risque de voir une entreprise ! ». Donc on a vraiment un problème.

Delphine Sabattier : Eton retrouve la même chose au niveau européen ?

Jean-Paul Smets : Pareil. On envoie une liste de 200 éditeurs de logiciels libres que la Commission a payés. Quand elle fait le rapport à Brême, dans le cadre de la présidence allemande, 1, elle ne cite aucun éditeur européen ; 2, elle met quelques éditeurs américains et 3, le Fraunhofer, qui est l’équivalent en Allemagne de l’Inria, explique que « éditeur de logiciel libre ça n’a pas de sens ». C’est ça l’état des choses aujourd’hui.

Delphine Sabattier : Cet état des choses va peut-être bouger avec cette déclaration de Strasbourg, en tout cas on l’espère et vous nous permettrez de le suivre. On n’a plus le temps maintenant.

Jean-Paul Smets : Je pense que ça va s’améliorer.

Delphine Sabattier : Super. Jean-Paul Smets, PDG de Rapid.Space pour la découverte du monde du Libre.
À suivre dans Smart Tech, la dernière séquence, la séquence « Et demain ? ».