Les communs numériques et le Libre Journées du Logiciel Libre 2025

On assimile systématiquement les communs numériques et le Libre (logiciels libres, open data, open hardware, open knowledge). Pourtant, cette conception des communs numériques n’est pas vraiment conforme aux définitions des communs, ni forcément d’intérêt général. S’il existe des projets libres qui sont des communs, l’idée est d’interroger, à partir d’une recherche en cours, la vision politique portée par un projet qui s’obstinerait à être uniquement défini par une licence, c’est-à-dire un contrat de cession de droits d’auteur.

Rebonjour et bonjour à ceux et à celles que je n’ai pas vues.
Je m’appelle Valérian Guillier. Je suis chercheur en post-doctorat au Centre Internet et Société [1] et je travaille sur les communs numériques. Je suis également membre d’une association qui s’appelle Résine [2], qui est fournisseur d’accès associatif à Internet, on a un stand pas loin de l’entrée, et s’il y a des Lyonnais, ça ressemble à Illyse [3], et s’il y a d’autres gens ça ressemble au principe des associations de la Fédération FDN [4]. Je ne parlerai pas de Rézine spécifiquement aujourd’hui ; si vous avez des questions, ça pourra être durant les questions.
Je vous ai dit que je suis membre du Centre Internet et Société, le CIS, ce sont des chercheurs qui travaillent sur la façon dont fonctionne Internet en s’intéressant à la technique et, plus spécifiquement, aux organisations humaines en fait. Nous sommes chercheurs en SHS, sciences humaines et sociales. Si je fais des acronymes que vous ne comprenez pas, vous me faites signe, ça peut arriver, j’essaye d’éviter mais ça peut arriver.
On travaille sur la manière dont les gens s’organisent pour imaginer, produire, négocier, implémenter des infrastructures numériques, on s’intéresse donc aux sciences humaines sur les objets numériques.

NGI Commons

Mon contrat est financé par un magnifique projet européen qui s’appelle NGI Commons [5], je vais vous en parler deux secondes, peut-être avez-vous entendu parler de NGI, Next Generation Internet et si NGI vous dit quelque chose peut-être que vous connaissez le NLnet [6] ou OW2 [7]. Bref ! NGI est un programme européen qui est un sous-programme de Horizon [8]. Deux secondes de trucs européens après j’arrête, promis. Horizon est un gros programme de financement, sur sept ans, qui finance la recherche et le développement. Dans ce gros programme Horizon, il y a un tout petit bout qui s’appelle NGI, qui a notamment financé plein de projets super intéressants, plein de projets libres. Je sais que nous sommes diffusés sur PeerTube, typiquement, des plugins de PeerTube ont été développés, ont été financés grâce à NGI.
Pour information, je ne suis pas sur NGI le financeur, je suis financé dans le même sous-programme, mais sur la partie recherche, donc je ne pourrai pas vous parler en détail de NGI. Une lettre ouverte est passée l’an dernier, c’est un programme qui est en train de mourir sous sa forme actuelle, qui va renaître peut-être sous une autre forme, on verra, nous sommes tous un peu dans l’attente. S’il y a des questions là-dessus, vous y revenez au moment des questions, mais je ne développerai pas sur la partie financement.
Le projet européen c’est avec des partenaires, moi je suis au CNRS. Il y a des partenaires européens : Martel Innovate, ce sont des gens qui ne font que du projet européen ; Openforum Europe, Open Future, et Linux Foundation, ce sont des gens qui font, entre autres choses, pas mal de lobbying sur les questions de logiciel libre, etc.

NGI at a Glance

Je n’ai même pas pris le temps de le traduire, c’est de la poésie européiste, faites attention, ça pique les yeux. En première partie c’est NGI, ce que c’est en général, et, en deuxième partie, c’est NGI Commons, la partie que nous faisons. Si je résume, NGI Commons cherche à étudier les politiques publiques autour du Libre et des communs numériques, je vais y revenir. II y a aussi des études d’impact, combien rapporte un euro investi dans le logiciel libre, etc.

Rapport sur les communs numériques

Au CNRS, on travaille à essayer de comprendre ce qu’on appelle les communs numériques, à étudier les acteurs des communs numériques en Europe et on a récemment publié un magnifique rapport qui s’appelle Active communities of commoners and relevant commons [9]. C’est à partir de cette recherche-là, qui a duré un peu plus d’un an et qui n’est pas encore terminée, mais il y a déjà un rapport intermédiaire, que je vais vous parler aujourd’hui, c’est de ça dont je vous parlais. Si ça vous amuse de le lire, vous pouvez le télécharger là ou là, ça fait 100 pages et c’est en anglais.

Voilà, qui je suis et d’où je vous parle.

Plan

Globalement aujourd’hui, l’idée c’est de tenir à peu près 30 minutes et qu’on ait du temps pour discuter à la fin. Je vais probablement dépasser parce que souvent je dépasse, je peux aussi parler trop vite, le cas échéant faites-moi signe, ça m’arrive.
Les choses dont j’aimerais vous parler, l’idée c’est de revenir sur le Libre en général. Ici, je devrais avoir des gens qui sont plutôt connaisseurs de ça ; ensuite je vais arriver sur les communs et on va finir sur la question des communs numériques.
Mon argument c’est d’essayer de vous montrer que le Libre, les communs et les communs numériques ce n’est pas la même chose, qu’il faut faire en sorte de bien les interfacer et ça demande un peu de travail, que ça ne se superpose pas complètement. On va voir ça.

Libre ?

Commençons par le commencement.
À main levée, qui sait de quoi on parle quand on parle de Libre ? Normalement ici, à peu près…
Qu’est-ce que vous entendez par Libre, allez-y. Lancez-moi des mots clés, je vais les répéter.
Pas propriétaire. Libre d’usage. Modifications. Allez le troisième, distribution. Autre chose ? Libéral, c’est intéressant. Opposé à open source, OK. Ce n’était pas mal.
De quels objets parle-t-on ? Qu’est-ce qui est libre ?
Le logiciel, oui. Des ressources, des œuvres, des savoirs, des connaissances, des données, en général c’est toujours oublié, mais il y a aussi le hardware. Les œuvres ça a été dit.

Je l’ai résumé comme ça.
—  FLOSS [10], donc c’est le logiciel. J’aime bien utiliser cet acronyme-là parce qu’en général on enlève des lettres là-dedans. Free/libre, parce qu’il y a eu une discussion sur le terme free en anglais, du coup ça permet de clarifier ; open source parce que la source est effectivement ouverte. Il y a des débats entre free et open source, je me permets de les évacuer en partie. Je vais y revenir rapidement. Pourquoi je ne les distingue pas ? On va voir juste après la manière dont je visualise tout ça ;
—  open data, intéressant ;
—  open contents, tous les contenus ouverts, les œuvres, la connaissance, etc., j’ai juste tagué ça par contents , ce n’est pas idéal ;
—  open hardware, donc le matériel aussi, en gros, en général,c’est de la connaissance, on va toujours arriver à cette discussion intéressante. Ça va être des plans de matériels, etc. ; la caricature ce sont des objets 3D, imprimables facilement, mais vous pouvez tout à fait avoir des meubles, des ordinateurs ou des puces wifi qui sont en open hardware et, dans ce cas-là, ce n’est pas juste un fileà imprimer sur une imprimante 3D.
—  les protocoles. Très souvent un protocole spécifie la façon dont les machines vont parler entre elles et vous avez envie que ce protocole soit partagé sinon c’est plus compliqué pour parler. Globalement, quand vous voulez parler avec quelqu’un, il faut parler la même langue et les machines sont assez scrupuleuses sur la façon dont on parle une langue. Il faut avoir les mêmes protocoles. Typiquement, vous connaissez peut-être Matrix qui est un protocole qui permet de dialoguer sur des applications comme Element [11], eh bien les spécifications de Matrix, l’ensemble des règles pour communiquer entre deux machines est évidemment open source pour que d’autres gens puissent s’en saisir et implémenter Matrix dans d’autres logiciels, ce qui est en train d’être fait, ce qui est fait plusieurs fois.

Le point commun, pour moi, dans toutes ces définitions-là, c’est le régime de propriété, en gros, c’est la licence libre et c’est pour cela que je ne distingue pas vraiment open source et Libre. Licence libre et open source c’est juridiquement le même objet. Globalement il y a un contrat de cession de droits d’auteur.
Je fais une parenthèse rapide. Le droit d’auteur s’applique aux logiciels depuis le milieu des années 80 aux États-Unis et fin des années 80 en France, parce qu’on cherchait une manière de protéger ce truc-là pour pouvoir le vendre, donc mettre quelque chose qui permette de dire « c’était à moi, tu l’as volé », on a donc utilisé le droit d’auteur en lui faisant faire des contorsions intéressantes. Quelques années plus tard est apparue l’idée des licences libres qui est un contrat de droit d’auteur qui renverse ça. Vous avez tous levé la main, vous savez ce qu’est le Libre, je ne vais pas plus loin. Pareil, vous revenez aux questions si vous avez besoin.
Du coup, cette idée qu’on a un régime de propriété qui est défini par une licence, qui s’applique à un objet spécifique, donc qui s’applique à une ressource, pour moi c’est ce qui définit le Libre et c’est ce qui définit aussi l’open source. Il se trouve que certaines licences sont philosophiquement plus validées côté libre et philosophiquement plus validées côté open source, mais, au final, le fonctionnement reste très similaire.
Les licences Creative Commons, c’est plutôt, en général, pour les contenus ;
ODbL [Open Database License], c’est plutôt pour les bases de données ;
GPL [GNU General Public License], AGPL [GNU Affero General Public License,] et MIT, c’est plutôt pour du software.
Il y a d’autres licences, il y en a plein, pléthore, il y a même des gens qui font des listes de compatibilité, etc. Bref, je m’arrête là.
C’était le Libre en général, vous connaissez.

Communs ?

Le deuxième aspect est en général un plus compliqué : de quoi parle-t-on quand on parle de communs ? Allez-y, je vais répéter.
Déjà, à main levée, est-ce que vous voyez de quoi on parle quand on parle de communs ? Ah ! ça commence à tanguer, j’aime bien. OK, donc moitié de la salle pour les gens qui ne verraient pas la salle.
Si vous avez des mots clés, qu’est-ce qu’on entendrai par communs ?
Communauté. Pas de la propriété privée. Gouvernance. Partage. Usage. Ostrom, je vais parler d’Elinor Ostrom. Collectif, communauté/collectif. Gestion partagée, gouvernance partagée, on commence à voir des thèmes se dégager.
Je ne vais pas résumer en une slide parce que je vais développer un tout petit peu plus.
Je vais faire une histoire vraiment à la hache. Je ne suis pas historien des communs, vous allez me pardonner les imprécisions.

Historiquement les commons en Angleterre, les communaux en France, ce sont des biens qui parfois avaient un propriétaire, parfois pas, mais, même quand il y avait un propriétaire, il n’avait pas le droit d’empêcher certains usages. Je donne un exemple : jusqu’à la fin du Moyen Âge voire jusqu’à la révolution industrielle en certains endroits, vous êtes un seigneur propriétaire d’un bois, vous n’avez pas le droit d’empêcher que, dans ce bois, les gens ramassent du bois mort, vous avez le droit de les empêcher de chasser, mais vous n’avez pas le droit de les empêcher de ramasser du bois mort ; vous avez le droit de leur empêcher de couper des arbres mais pas de ramasser des champignons. Il y a des choses, comme ça, qui sont des règles établies et si un seigneur ne respecte pas ça, en théorie, quand justice a été rendue, ce qui n’est pas souvent le cas, mais, dans l’histoire il y a des cas où les gens ont réussi à faire valoir ces droits-là.
On a des subsistances des droits des communaux dans la façon dont aujourd’hui encore, si vous allez dans un champ après que la récolte a été faite, vous avez le droit de ramasser l’ensemble de ce que le paysan a laissé, à condition que vous y alliez en journée, je crois. C’est du droit coutumier, c’est du droit qui n’est pas écrit dans la loi mais qui est coutumier, c’est-à-dire qu’il est reconnu par la jurisprudence comme une coutume qui date d’avant le droit écrit et qui est encore valide aujourd’hui. Ce sont des subsistances des communaux. II y a des juristes et des historiens bien plus précis sur ces choses-là, je m’arrête là.
Les communaux disparaissent entre la fin du Moyen Âge et la révolution industrielle pour laisser place à une propriété privée plus monolithique, on va dire, qu’on résume souvent par les termes latins de usus, fructus, abusus ; usus l’usage d’un bien, fructus l’ensemble des fruits et abusus le droit d’en faire ce qu’on veut, y compris de le détruire. Si je résume, vous avez un verger, l’usage d’aller vous balader dans le verger est à vous, les fruits qui tombent des arbres, sont à vous, le fait d’avoir droit de mettre le feu est à vous et c’est parce que vous êtes propriétaire. C’est une conception de la propriété qui est tout à fait moderne, pour le coup, qui date, en France, du 18e.

Le moment où les communs sont fermés, on appelle ça les enclosures dans l’histoire des communs, et ça correspond peu ou prou, ce n’est pas exactement superposé mais en partie, à ce que Marx a appelé l’accumulation primitive. En fait, à un moment, on a besoin des enclosures pour pouvoir faire une accumulation primitive, accumulation primitive qui rend possible le capitalisme industriel tel qu’on le connaît depuis quelques siècles.

C’était un bref historique, je concède volontiers qu’il est fait un peu rapidement. J’accélère.

Le terme communs réapparaît dans les années 60 sous la plume d’un auteur qui s’appelle Garrett Hardin [12]. Garrett Hardin fait une expérience de pensée qui est assez simple : imaginez que vous avez quatre paysans qui possèdent en commun un champ, une propriété commune qui serait le champ. Chaque paysan a un nombre identifié de bêtes sur le champ, donné, et puis chaque paysan, mû par son intérêt personnel, se dit « si je rajoute une bête, ça passe. » Donc un en rajoute une, l’autre en rajoute une, et hop !, il y a plus de bêtes. Et puis tout d’un coup, ils disent « si j’en remets une, ça passe ». Donc on en remet une, ça passe, etc., et, au bout d’un temps, le champ est détruit parce que vous avez trop de bêtes sur le champ. Je ne sais pas si vous avez grandi à la campagne, mais si vous mettez trop de bêtes sur un champ, elles défoncent le champ. Du coup, tout le monde a perdu le champ, donc propriété commune mène à la ruine de la propriété ; Hardin qui écrit ça dans les années 60.

Première chose à savoir sur Hardin, Hardin ne parle pas d’économie. Pour Hardin, les bœufs c’est nous et le champ c’est la Terre. En fait, le monsieur est malthusianiste, c’est-à-dire qu’il veut réduire la population. En fait, il veut réduire la population en disant « il faut réguler, contrôler les naissances, on ne peut pas laisser les humains produire, comme ça, de nouveaux bestiaux tous les jours, il faut réguler ça, donc régulons ». Sa proposition c’est globalement un contrôle des naissances. Sauf qu’il tombe en pleine guerre froide, qu’il est quand même économiste, du coup la « Tragédie des communs » [13], c’est le nom de l’article, a été cité des milliers de fois pour dire à quel point la propriété commune c’est forcément une hérésie, donc vive la propriété privée. Il a été cité par des gens qui, clairement, ne l’ont pas lu, parce que la métaphore est explicitée à la fin, il n’y a pas de doute. Bref ! Sur cette métaphore-là, on nous explique encore, des années plus tard, que « oui, vous comprenez bien, la propriété commune mène à la ruine ».
Dans les années 70, Elinor Ostrom [14], qui a été mentionnée un peu plus tôt, arrive et dit « sauf que vous avez oublié un truc, les paysans se parlent entre eux et ça change tout, parce que, vu qu’ils se parlent, à un moment ils vont se dire qu’ils ont un problème, que s’ils continuent comme ça ils vont détruire le champ. » Elle ne sort pas ça de son chapeau, elle sort ça d’études de terrain, elle va effectivement voir des communs fonciers, des communs matériels, ça va être des pâturages dans les alpages suisses, ça va être des systèmes d’irrigation dans le sud de l’Espagne. En fait, à un moment on a une ressource qui est suffisamment rare et suffisamment critique pour que des gens se disent « on a besoin de s’organiser pour la gérer le mieux possible ensemble et la propriété privée n’est pas forcément la meilleure solution. »

Elinor Ostrom est la chercheuse principale qui a eu un prix pour tout l’ensemble de sa recherche et Vincent Ostrom,le sidekick, est aussi son mari. Ils reprennent une caractérisation des biens de Samuelson qui date 54 [15], ils définissent les biens, ils reprennent historiquement cette définition-là pour ensuite la critiquer en fonction de deux critères :

Est-ce que le bien est rival ?

  • Rivalité faible : vous utilisez la lumière du soleil pour bronzer, je me mets à côté de vous, j’utilise la lumière du soleil, je ne vous prive pas de votre lumière du soleil, vous avez toujours la lumière du soleil.
  • Rivalité élevée : vous avez une pomme, je la mange, vous n’avez plus de pomme.

Exclusion ?

  • Exclusion facile : vous êtes en mesure de mettre une barrière autour, par exemple autour d’une autoroute on peut mettre des barrières et dire « tu ne rentres pas si tu n’as pas payé ».
  • Exclusion difficile, c’est un phare. Ce n’est pas simple d’expliquer aux gens s’ils n’ont pas payé pour le phare, ils n’ont pas le droit de s’en servir ; le phare est là, donc c’est difficile d’exclure.

En fonction de cette double entrée, les économistes institutionnalistes des années 50, Samuelson en tête, disent :
« si c’est difficile et faiblement rival, on en fait un bien public, le système de gouvernance optimal c’est le public ;
si c’est une exclusion facile et la rivalité est faible, parfait, le privé est là pour ça ;
si c’est une rivalité élevée et une inclusion difficile, ils n’appellent pas encore ça Common-Pool Ressources dans les années 50, c’est Ostrom qui commence à introduire ça ;
et puis si c’est une exclusion facile et une rivalité élevée, c’est ce qu’on appelle un bien de club. Pensez, par exemple, justement à des clubs, le truc où vous pouvez pas rentrer si vous n’êtes pas membre.
Ça va pour ça ? OK.

Public : Inaudible.

Valérian Guillier : La question est est-ce que j’ai fait une erreur dans le tableau ? Il est possible que j’aie fait une erreur dans le tableau. Je réfléchis.
Pourquoi le bien de club est-il rivalité élevée et pas rivalité faible ? Parce que tu peux imaginer que dans un bien de club, il y a un nombre limité de ressources. Si tu penses à un club où il y a un spectacle, il y a nombre de places et quand le club est plein, il est plein. Il y a donc une rivalité, tu ne peux pas augmenter indéfiniment le nombre de personnes qui vont avoir accès à cette ressource sans, à un moment, créer de la rivalité, c’est pour cela. OK.
Ne vous attardez pas trop là-dessus parce que je vais le critiquer.

Public : Inaudible.

Valérian Guillier : Oui, mais parce c’est aussi facile d’exclure les gens. En général les pommes sont derrière un portique et tu dois payer avant de sortir. La question était sur la pomme, l’exemple que tu donnais, c’est une rivalité élevée… Je suis en train de me perdre. Je vois ton point, mais globalement tu peux exclure facilement sur la pomme et il y a une rivalité faible au sens où on arrive à produire énormément de pommes, les pommes sont limitées, mais... Je vais arrêter là, si ça se trouve j’ai fait une erreur et je suis en train de dire un truc qui est nul. On s’en fout.
Globalement, ce qui est intéressant dans ce tableau-là et c’est cela que je voulais critiquer avant de rentrer là-dedans et surtout de perdre du temps – pas toi, moi –, c’est le fait que là on définit en fonction de caractéristiques intrinsèques aux biens comment ils doivent être gérés en termes de gouvernance, or c’est très discutable. Mais les Ostrom reprennent ça et ils vont globalement formaliser un ensemble de choses sur des règles. Je vous parlais des communs, les communs gérés aujourd’hui encore, en général ce sont des traditions y compris séculaires ; en Suisse, pour les pâturages, on a des traces de plusieurs centaines d’années de cette gestion en commun.
Il y a donc un ensemble de règles, des limites clairement définies à la communauté, qui incluent la possibilité d’exclure des gens, en fait, on borne les gens qui ont effectivement besoin, des règles adaptées aux besoins, un système permettant aux individus de partager régulièrement la définition et la modification des règles, globalement les règles peuvent être rediscutées, etc.
Je vous mets juste les règles, pareil, on y reviendra s’il y a besoin. Ce sont les huit règles d’Ostrom [16]. Là elles sont reprises de Wikipédia parce que la formulation m’allait bien. Ce n’est pas vraiment comme cela qu’elles sont formulées par Ostrom, mais c’est l’idée.

Communs (numériques) ?

Ce qui est intéressant, c’est que cela court à peu près jusqu’aux années 2000. Dans les années 2000, il y a à la fois les gens qui font du Libre et qui disent « ça a l’air intéressant votre théorie des communs » et à la fois des gens dans les communs qui cherchent à étendre un petit peu au-delà de simplement les pâturages et les systèmes d’irrigation, si je résume. Notamment une personne, Charlotte Hess, une chercheuse qui, à la base, est bibliothécaire dans la bibliothèque de l’Université de Ostrom et qui a beaucoup collaboré avec Ostrom.
Quand elle parle des nouveaux communs, Hess dit globalement qu’il existe un ensemble de paramètres, des nouvelles lois, des nouvelles règles, des nouvelles technologies, des nouveaux usages ou des nouvelles communautés d’usagers qui font qu’un bien peut changer de catégorie et, du coup, que sa gouvernance la plus évidente ou celle qui a été classifiée par les économistes comme la plus évidente, ne soit finalement pas celle qui soit choisie. Vous avez des exemples assez flagrants de ça avec l’eau. On pourrait dire que la gestion de l’eau, par définition, c’est censé être public et en fait non, ce n’est pas public, on l’a déléguée au privé et puis tiens, il y a des gens qui s’organisent pour que l’eau soit gérée en commun et j’espère qu’on n’arrivera jamais à un moment où ce sera géré comme un bien de club ! Du coup, globalement, on se rend compte que le néolibéralisme économique des 40 dernières années en France et en Europe montre très bien qu’on est capable de faire changer le système de gouvernance, des gouvernances publiques à des gouvernances privées sans trop de scrupules, finalement ce n’est pas si intrinsèque aux biens. Ce que théorise Hess c’est cette possibilité et aussi la possibilité que des choses soient gérées en commun.
J’ai tout mis à partir de biens publics parce que c’est comme cela qu’elle l’a représenté, mais globalement on peut aussi changer, les flèches pourraient courir dans d’autres directions, ce n’est pas que du public vers les autres, c’est aussi de chaque case vers les autres.

Le rapprochement du Libre est le fait de plusieurs chercheurs, notamment des juristes anglo-saxons autour des années 2000 qui travaillent sur le domaine public et la lutte contre l’extension du droit d’auteur.
Je vous l’ai dit le droit d’auteur a été récupéré dans les années 80 pour s’étendre aux logiciels, il a ensuite été étendu aux bases de données quelques années plus tard. Donc, des gens comme Boyle parlent d’enclosure 2.0 [17]. On retrouve le système d’enclosure, sauf que lui parle du fait que le domaine public est réduit, le délai avant qu’une œuvre rentre dans le domaine public a été étendu aux États-Unis de 50 à 70 ans il y a une vingtaine d’années et c’est le cas partout ou quasiment partout dans le monde d’aujourd’hui. Cette extension de la propriété intellectuelle est à la fois sur les objets que ça concerne – on rajoute les logiciels, les bases de données et d’autres choses –, et à la fois en durée.
En fait Boyle, mais aussi Benkler et Lessig [18], des noms que vous connaissez peut-être, n’utilisent pas forcément toujours le vocable de commons en tant que tel, ils sont tous anglophones, certains oui, par exemple Benkler parle de production par les pairs fondée ou basée sur les communs [19] et ils défendent l’idée que les individus devraient être libres d’accéder à des ressources et des productions intellectuelles soit parce qu’elles sont dans le domaine public soit parce qu’elles ne devraient pas déclencher de droit d’auteur à l’ère du numérique. L’argument de Lessig est que le droit d’auteur a été créé à un moment où il y avait 50 auteurs qui publiaient et maintenant chaque micro-expression que vous avez sur Internet déclenche le droit d’auteur et le droit auteur n’a pas été conçu pour cette chose-là. C’est donc pour cela que vous cliquez sur « J’accepte » au début de chaque service où, entre autres choses, vous cédez vos droits de propriété intellectuelle sur absolument tout ce que vous allez faire sur la plateforme parce qu’en fait tout va être copié, donc va déclencher le droit d’auteur à chaque fois que ça va être copié, s’afficher, etc.
Leur lutte contre la propriété intellectuelle est effectivement essentielle dans les années 2000 et l’adversaire principal à l’époque, l’antagoniste principal, c’est Microsoft, notamment mais pas que, c’est aussi le gouvernement étasunien pour l’extension de la durée domaine public, etc. En fait, c’est cette idée que la propriété intellectuelle doit partir, donc leur vrai adversaire c’est la propriété intellectuelle.

Mais…

Premièrement, leur idée, leur argument était de dire qu’on allait avoir une espèce de marché libre dans lequel il allait y avoir une concurrence libre et non faussée entre des choses libres et des choses pas libres et que du coup, forcément, naturellement les consommateurs allaient se tourner vers le Libre, donc qu’on allait gagner et qu’on allait tuer Microsoft. Ce n’est pas clair !
Ça allait permettre de lutter contre la marchandisation du numérique. Ce n’est pas clair !
Du coup, l’idée initiale, l’ambition initiale qui était de lutter contre la marchandisation numérique pour l’autonomie des utilisateurs, même Google utilise beaucoup de Libre, Facebook aussi, voire ils en produisent et ils le partagent à tout le monde, c’est merveilleux, ils sont super généreux ! Ce n’est pas quelque chose qu’on découvre aujourd’hui !
Attention, warning, c’est du communisme pur. En 2010, Kleiner écrit un texte qui s’appelle The Telekommunist Manifesto [20], c’est très drôle, c’est super bien écrit et ça pose les problèmes qu’on verra 10 ou 15 ans plus tard. L’argument de Kleiner, je vous l’ai écrit là en plus compliqué, globalement c’est de dire que la licence libre c’est du capital gratuit pour le capitalisme : vous êtes juste en train de travailler gratuitement pour produire du logiciel, pour produire de la donnée, pour produire de la connaissance qui va ensuite être accaparée par les seuls qui ont les moyens de la la valorisation, par les seuls qui ont les moyens de la captation et qui ont le pouvoir. Donc, même si vos intentions avec le logiciel libre sont très pures, vous n’allez pas – c’est ce que dit Kleiner – réussir à renverser la distribution de la richesse, la distribution du pouvoir. Quinze ans plus tard, m’est avis qu’il a pas complètement tort, globalement on s’en rend compte. Ce qu’il écrit en 2010 est à l’époque assez, je ne vais pas dire précurseur, mais assez acéré comme critique, ça paraît même acerbe à certains endroits et, en réalité, ça s’avère assez juste quand on le relit aujourd’hui.
C’est le premier mais.

Deuxième mais

On partait du principe que vu que c’était libre alors les gens allaient s’organiser, qu’il allait y avoir une communauté. Il y avait une espèce d’utopie de la communauté qui ne se préoccupe pas trop des règles de fonctionnement, c’est La Cathédrale et le Bazar [21] , c’est un bouquin de Raymond, qui nous explique que la cathédrale c’est l’entreprise organisée traditionnelle et le bazar c’est le développement du logiciel libre, regardez tout le monde va se parler, tout le monde va échanger, tout le monde va communiquer et ça va être mieux fait, plus rapidement, plus efficacement parce qu’il y aura des contributions de chaque côté. Avec une mauvaise prise en compte du fait que potentiellement, dans ces communautés, on ne va pas se poser des questions de racisme systémique, de sexisme systémique, etc.

Je vous ai mis trois articles que j’aime beaucoup :
"Free as in sexist ?" : Free culture and the gender gap, c’est 2013, on peut dire que c’est résolu depuis ! Non.
The Tyranny of openness : what happened to peer production ?, Nathan Schneider, 2021 ;
Codes of conduct in Open Source Software—for warm and fuzzy feelings or equality in community ?, 2020.
Ce sont trois parmi beaucoup et je ne prends que les articles scientifiques.
Allez regarder les communautés, il y a régulièrement des discussions intéressantes sur ces sujets-là. Il y a un besoin, par exemple, de faire des canaux spécifiques, des mailing-lists, il y a Debian Women [22], il y a des choses comme ça qui ont été créées parce qu’à un moment il y avait ce besoin-là et, en général, ces canaux-là sont rejoints par des personnes qui ont, à un moment, besoin de parler entre elles et de se dire qu’il y a un problème.

Cela ne veut pas dire que tout ce qui est open source et tout ce qui est libre est forcément mauvais, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des endroits où des communautés ont pris les choses au sérieux et ont vraiment résolu le problème. Juste, on nous répond régulièrement « oui, mais attention, la seule chose qui compte ce sont les quatre libertés de la licence et la licence ». On en revient toujours à un régime de propriété sur une ressource. Il y a des problèmes de communauté, il faut gérer les problèmes de communauté, en tout cas c’est une proposition que je défends.

Dernier mais

Et le dernier gros mais, c’est un fantasme d’immatérialité qu’on trouve encore pas mal. On sait que son logiciel est duplicable avec un coût marginal nul, c’est la formule consacrée, qu’il tourne magiquement, qu’il ne pose pas de questions et, en fait, on oublie toute l’infra, on oublie les machines, on oublie les pollutions diverses et variées que ça produit de les fabriquer, potentiellement de les utiliser, et tout ce soubassement-là a aussi plein d’autres implications sur la matérialité des gens qui produisent. On a oublié, en tout cas au début, que le logiciel libre était produit par des humains qui ont besoin de manger, donc on a vu comme ça beaucoup de burn-out de gens qui étaient contributeurs, donc burn-out de contributeurs ou burn-out de militants. Il y a tous ces problèmes, cette supposée immatérialité dans le Libre pose plein de questions, donc le rapprochement n’est pas évident. Au moment où Hess et Ostrom voient venir ces communautés du Libre et ces chercheurs sur les questions du Libre, dire « regardez, nous aussi on fait du commun », elles sont assez sceptiques et elles sont assez prudentes.

C’est une c’est une histoire que raconte très bien Calimaq, Lionel Maurel, qui a tenu un blog pendant très longtemps – si vous avez traîné sur les internets il y a dix ans vous avez forcément lu Calimaq –, sur la question de la propriété intellectuelle et du Libre, mais pas que. Sur la fin du blog et de son travail de recherche, parce que même s’il n’était pas officiellement chercheur c’est ce qu’il faisait, globalement il s’est posé ces questions-là et il parlait de faire atterrir [23]. C’est juste une émission de radio d’une heure, une conférence d’une heure qui est vachement intéressante où il rappelle – et je reprends son argument textuellement, c’est pour cela que vous avez sa tête est en gros plan – que Hess et Ostrom disaient « attention, quand vous parlez de communs, vous parlez aussi des infrastructures parce que le commun n’est jamais juste une communauté sans rien, sans matérialité. » En fait, il y a toujours des conditions, une caractérisation biophysique de la communauté, donc où est-ce qu’elle s’ancre, où est-ce que sont les gens, où est-ce que sont aussi les machines, en l’occurrence ?

Communs numériques

Avec ces trois mais, il y a des questions sur les rapprochements et j’aimerais essayer de défendre aujourd’hui qu’il n’y a pas de superposition entre communs et Libre. Pourquoi ?

À chaque fois, sur ces trois problèmes-là, une licence libre ne peut pas apporter de réponse pertinente, une licence libre appliquée sur la ressource ne peut pas proposer de réponse suffisante. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas construire des réponses suffisantes autour de cette licence libre, c’est ce qui a été fait. Je reprends l’exemple de Debian, il y a une constitution, il y a un code of conduct, il y a des communautés, donc tout cela a été structuré mais à côté de la licence. À chaque fois qu’on vous répond, et c’est typiquement ce que les féministes, dans les articles que j’ai mentionnés plus tôt, renvoient comme réponse, « il ne faut pas limiter, en gros il ne faut pas dire du mal du logiciel libre, il ne faut pas le dire », c’est un classique dans toutes les communautés.
Deuxième chose. « Il ne faut surtout pas faire une licence plus compliquée parce que ça limiterait l’ouverture, ça limiterait la liberté, donc on ne rajoute pas des choses dans la licence. – Pas de problème, on va faire une licence à côté. – Ah, non, ça va complexifier l’environnement des licences, il y en a déjà trop, n’en faites pas plus. » Donc, globalement, la conclusion c’est « n’agit pas », c’est donc aussi pour cela qu’on a des problèmes dans certaines communautés.
Les licences ne résolvent pas non plus la question de la matérialité, ne résolvent pas non plus la première question qui est le fait que le Libre est aujourd’hui approprié par un ensemble de grosses boîtes pour l’exploitation et la non-autonomie des personnes.

Ceci est une définition que je reprends d’un édit de The European Digital Infrastructure Consortium, en gros ce sont des États qui se mettent ensemble, qui veulent faire des choses sur le numérique. Ils prennent un sujet donné et il y a un édit qui est en train de se constituer sur les communs numériques. Ils nous ont demandé gentiment de contribuer à leur définition, on a pondu ça et c’est la définition qu’ils ont retenue. En fait, nous sommes partis de la leur, je n’en suis pas pleinement satisfait, mais c’est la meilleure que j’aie aujourd’hui.
Ce qui est intéressant :
« Les communs numériques sont des ressources numériques qui sont définies par leur production, propriété et gouvernance commune. » Ça veut dire qu’on ne s’arrête pas juste à la propriété, on l’inclut dedans. Vous ne verrez pas, et ça m’a été reproché par nos amis de la Linux Foundation, « licence libre » dedans, parce que ce qu’ils considèrent comme licence libre est super restrictif. Je vous donne un exemple parmi 1000 : CoopCycle [24]. CoopCycle est une coopérative de gens qui font un logiciel pour les livreurs à vélo, en disant que si les livreurs à vélo s’organisent en coopérative alors ils ont le droit d’utiliser le logiciel ; si jamais ils sont exploités par une multinationale américaine, elle n’a pas le droit d’utiliser notre logiciel. C’est bête comme chou mais ça rajoute une condition qui fait que la licence est considérée comme pas libre. Typiquement, c’est une licence qu’on appelle à réciprocité renforcée, ce sont des choses qui ont été inventées par Kleiner dans le The Telekommunist Manifesto, dont je vous ai parlé, en 2010, il était vraiment très radical là-dessus et très strict dans sa licence, plusieurs versions coexistent et typiquement on ne parle pas licence libre pour cette raison-là. Il y a même des ressources qui sont dans le domaine public et, dans ce cas-là, elles ne sont pas libres parce qu’en fait il n’y a pas de droit de propriété intellectuelle, vous n’avez pas le droit de mettre une licence sur quelque chose qui est dans le domaine public, c’est s’approprier quelque chose qui est à tout le monde. Il peut y avoir des communautés qui s’organisent autour d’un domaine public, autour de ressources dans le domaine public, sans qu’on ait forcément besoin d’avoir une licence. La licence libre n’est pas constitutive de cette chose-là.
Par contre, « la production, la propriété et la gouvernance commune et distribuée ». C’est « commune » au sens où c’est partagé entre les utilisateurs et « distribuée » au sens où ce n’est pas un gentil dictateur pour la vie qui s’en occupe.

« La gouvernance inclut les règles d’accès et de partage pour assurer le développement, la soutenabilité de la ressource – c’est important – et de la communauté – c’est aussi important – contre l’usage exclusif, le profit exclusif ou l’extraction de valeur. » Profit exclusif, extraction de valeur, on a eu des discussions là-dessus.

Public : Inaudible.

Valérian Guillier : Je répète la question : est-ce que CoopCycle rentre effectivement dans le commun numérique ? Pour moi oui, au sens où ce sont des gens qui se sont organisés et, au milieu d’eux, il y a un logiciel qui leur sert à tous. En réalité, la question importante et intéressante, c’est comment ils s’organisent et où ils ont des difficultés d’organisation dans leur organisation. Il se trouve qu’au milieu de ça il y a un logiciel, donc, pour moi, ça rentre effectivement dans un commun numérique. Mais il y a des cas qui sont discutables : à partir de quand ça rentre dans un commun numérique ou juste un commun tout court, ça se superpose aussi en partie avec l’ESS [Économie Sociale et Solidaire], il y a d’autres approches possibles, c’est un peu ce que je raconte dans le rapport.

Donc profit exclusif, extraction de valeur, pourquoi a-t-on distingué les deux ?
Profit exclusif, c’est empêcher les autres de faire de l’argent.
Extraction de valeur c’est prendre de la valeur, même si d’autres peuvent en faire. Typiquement quand vous arrivez à produire du logiciel libre, à tirer 95 ou 98 % de la valeur et à laisser les miettes à tous les autres, on est dans un rapport qui n’est pas sain, qui n’est pas symétrique. La symétrie peut être relative, mais collectivement, s’il y a un acteur majoritaire qui tire tout, on estime que ce n’est pas du commun. Ce qui me fait dire, par exemple, qu’on pourrait discuter, ce sont des questions ouvertes : est-ce que Nextcloud [25] c’est du commun, parce qu’il y a une grosse boîte qui gère Nextcloud, qui permet à d’autres de le télécharger, de l’utiliser s’ils veulent, mais, en fait, ils sont le principal fournisseur de Nextcloud sur de grosses infrastructures ; ils sont les seuls à déterminer où ça va, quand ça va, donc la gestion de la ressource, développement/soutenabilité, ce sont eux qui décident ce qui rentre et ce qui ne rentre pas dans le logiciel ; ils décident de mettre de l’IA dans le logiciel, vous n’en voulez pas, vous en avez quand même, etc. La seule option qu’on a, si elle existe, quelqu’un va peut-être me dire « je forke ». Vas-y, je te regarde. Forke un projet aussi gros que Nextcloud, maintiens-le, trouve une communauté qui l’organise, c’est rarissime en fait. Vous avez en général deux/trois exemples à me donner, MariadB, LibreOffice et puis c’est tout.

Public : Nextcloud est un fork d’ownCloud.

Valérian Guillier : Nextcloud est un fork d’ownCloud, en fait on quitte une boîte pour en fonder une autre. Un des cofondateurs d’ownCloud quitte sa propre boîte, emmène la moitié des salariés et va faire une autre boîte. Donc oui, c’est un fork, mais c’est aussi une séparation d’entreprise. Discutable. Globalement, très peu de forks ont une existence stabilisée, qui ne dépend pas de la branche principale, qui ne dépend pas du logiciel, qui ne récupère pas régulièrement en upstream ce que font les autres et qui tiennent dans le temps. Je te vois dodeliner de la tête, c’est une vraie question.
Et puis, il y a des choses pour lesquelles c’est plus compliqué, il y a des ressources pour lesquelles c’est plus compliqué.

Cette définition est celle que nous proposons sur les communs numériques aujourd’hui et si vous regardez les projets dont vous faites partie, peut-être que vous allez vous dire « ce que je fais, ça peut rentrer là-dedans, peut-être que mon logiciel libre n’entre pas là-dedans et peut-être que ce n’est pas grave ».
Mon argument n’est pas de dire que le commun c’est mieux que le Libre. Mon argument est de dire que le Libre s’intéresse à comment la propriété de ces choses-là doit être non exclusive, on a dit non-propriétaire au début, pas forcément de comment on va s’organiser collectivement autour de cette chose-là. Il y a un présupposé que ça va s’organiser collectivement, mais ce présupposé, s’il n’est pas organisé, ça peut vite partir en quenouille et mon argument est juste de dire que si on prend la perspective des communs, on peut regarder effectivement si ça s’organise collectivement ou pas.
À l’inverse, je vous ai parlé approche de Rézine, je fais un aparté une seconde. Un fournisseur d’accès associatif à Internet qui gère ses infrastructures, qui gère ses machines, qui est gouverné par ses membres, peut potentiellement être considéré comme un commun numérique, or ce n’est pas libre. Nous, nous utilisons du logiciel libre parce qu’on trouve cela, mais il y a des endroits où ce n’est pas le cas, les antennes sont gérées par du logiciel propriétaire parce qu’on ne sait pas faire du logiciel libre qui marche bien dessus, ne proposez pas vos solutions. Parfois, la question de l’organisation n’est pas une question de licence, c’est la question de comment les gens sont, effectivement, démocratiques ou pas, effectivement ouverts ou pas, etc. C’est donc une autre approche, c’est une autre perspective.

Après je me tais parce qu’il est déjà tard. Je vous disais qu’Ostrom a fait une pléthore d’études de cas pour arriver à dégager ces huit règles qui ne sont pas des conditions, ce sont des observations ; en fait, ce n’est pas un mode d’emploi, ce sont des observations. Ce qui fonctionne aura respecté ces huit règles, ce n’est pas si vous les respectez que ça va fonctionner.

Premières observations de notre côté, côté CNRS, sur les communs numériques, spécifiquement je n’ai peut-être pas développé assez sur la dimension numérique des communs numériques, mais on y reviendra si vous avez besoin, dans les questions :

  • importance d’organisations collectives démocratiques et régulées ;
  • importance de ne pas avoir des environnements toxiques, donc de gérer les comportements problématiques ; il y a des codes de conduite qui disent « ça ce n’est pas bien », OK, super. Qu’est ce qui se passe quand on fait le truc ? Rien. OK, ce n’est pas bien. Si on vous dit « vous n’avez pas le droit de rouler à plus de 130 et qu’il n’y a pas de radar, vous roulez à plus de 130 quand même, ou pas ;
  • arrêter de penser qu’un contrat de droit d’auteur suffit à cocher les cases ci-dessus et c’est la partie la plus importante pour moi, si vous voulez avoir une perspective de communs.

Ce sont des conclusions très provisoires sur lesquelles on travaille encore. Il y a plein de questions intéressantes, mais je m’arrête là.
Merci beaucoup si vous avez des questions ou envie de me raconter des choses, vous pouvez écrire à cette adresse-là, elle est publique donc vous allez pouvoir la trouver.
Il y a des mains levées, vous allez attendre devant le micro et, du coup, discussion.

Discussion

Public : On a compris que communs numériques et licence libre ça ne va pas forcément ensemble, du coup est-ce que communs numériques et licence propriétaire, ça peut marcher ? Dernièrement, le mois dernier, Mobicoop [26] a annoncé qu’ils allaient faire un logiciel libre, sous licence AGPL, avec des fonctionnalités propriétaires dans le but de faire un commun. OK, on fait un commun, on pose une gouvernance, on pose une communauté. C’est curieux cette l’idée qu’on aime l’open source et du coup on fait du propriétaire. Je résume très vite, je ne suis pas pour ou contre, j’essaie de comprendre si c’est possible de faire un commun dans cette démarche-là.

Valérian Guillier : C’est une bonne question.

Public : C’est un gros mot, Je n’ai pas envie de traiter Mobicoop de faire du common washing. Du coup ma question : est-ce que ça existe, est-ce que vous pouvez nous en parler ?

Valérian Guillier : Le rapport que je vous ai mentionné a été coécrit avec Francesca Musiani et Mélanie Dulong de Rosnay. Mélanie Dulong de Rosnay écrit sur les questions du Libre et des communs et a écrit un article sur le common washing qu’on voudrait reprendre ensemble pour le compléter un peu.
Première réponse générique : je suis pas là pour déterminer qui rentre dans le commun et qui ne rentre pas dans le commun, donc je vais être assez prudent, qui plus est je ne connais pas ce cas-là.
Ce que je trouve intéressant dans cette discussion-là c’est pourquoi est-ce que tu décides de le mettre en propriétaire. Une des raisons ça peut être de dire que ça va générer de la plus-value pour l’ensemble de nos membres et on en a marre de se faire piquer nos trucs. Il y a d’autres arguments, il y a d’autres manières de faire. Par exemple, sachez que Element, la boîte qui développe le client Element qu’elle vend notamment aux collectivités et aux États pour faire Tchap [messagerie instantanée du secteur public, NdT] en France que vous connaissez si vous êtes dans l’administration, c’est un outil de communication très grand public, il peut y avoir plus d’un million de personnes dessus, etc. Ils avaient d’abord une licence GPL, je crois. Quelqu’un, Thales pour ne pas le nommer, est arrivé, a pris l’entièreté du code, a changé le logo, a changé le nom, il a appelé ça Citadel, il a forké, il a fait sa branche dessus et il vend encore Citadel. Du coup, ils ont dit « ce n’est pas juste, parce que derrière il ne contribue pas ». Ils ont mis une AGPL, peut-être faut-il leur recommander ça. Il se trouve que ça tourne sur des serveurs, vu que ça tourne sur des serveurs AGPL, Affero GPL, ça oblige la personne qui fait tourner sur un serveur à ce que la version qui tourne sur le serveur soit repartagée sous les mêmes conditions. Vous ne pouvez pas juste dire « j’ai pris un truc, j’en ai fait autre chose, du coup ce que je fais, ce n’est pas grave, chat perché. » C’est donc une option si ça tourne sur un serveur, sauf qu’il y a encore plein de ressources qui ne tournent pas sur un serveur, donc j’aurais tendance à dire « peut-être ».
Après, dans la définition que j’ai donnée, c’est discutable parce que si la ressource est partagée entre l’ensemble des membres, eh bien oui, c’est une communauté définie au sens d’Ostrom et l’autre truc c’est l’immatérialité sur laquelle je ne suis pas revenu beaucoup. Avec l’immatérialité, on supposait aussi des communautés mondiales, déterritorialisées, etc. En fait, ce n’est pas vrai. Nous passons notre temps à créer des événements pour se rencontrer, pour se voir en vrai. En fait, il y a quand même un truc : ces communautés ont des matérialités déjà parce qu’elles ont des corporéités, il y a des gens, parfois ces gens se rencontrent, parfois ils ne se voient pas, parfois ils se voient en visio, parfois ils échangent par des messageries, à distance. Il y a quand même ce truc où il y a des humains les uns derrière les autres, donc ça peut faire une communauté qui peut être plus ou moins fermée.
On dit que Wikipédia est très ouvert, OK. Il y a quelques logiciels, comme ça, qui sont très ouverts, mais la plupart des productions libres, ce sont des communautés qui sont assez bien définies et qui ne varient pas tant que ça dans le temps. Même Wikipédia, si vous regardez le niveau des contributeurs aux articles, oui, c’est assez ouvert, quoi que ce n’est que de 10 % des utilisateurs, mais si vous regardez les gens qui font en sorte que l’encyclopédie fonctionne dans le temps, se tienne bien, ce sont les administrateurs et là, pour le coup, c’est une communauté qui est très stable dans le temps et qui se renouvelle partie par partie via des élections. Du coup, plus on regarde, plus on se rapproche du cœur de l’infrastructure et de la manière dont la ressource est gérée, plus ce sont des gens qui sont pérennes dans le temps.

Cette idée que c’est très volatile et qu’il n’y a pas de communauté définie, je pense qu’elle n’est pas vraie. Dans une communauté définie, si le choix c’est de dire « vivons cachés, ça nous évitera de nous faire piquer un truc qui a une vraie plus-value et qu’on ne veut pas se faire piquer par un concurrent », je ne suis pas ravi parce que je trouve plus intéressant d’arriver à le faire libre et d’arriver à faire un truc sous AGPL ou une autre licence du type de celle de CoopCycle, qui s’appelle coopyleft, avec deux « o ». Elles sont intéressantes, elles sont juridiquement questionnables, il y a des questions de juristes là-dessus, en tout cas c’est intéressant. S’ils n’y arrivent pas et qu’ils s’organisent autrement, qui suis-je pour leur jeter la pierre ? En tout cas, la question se pose.

À l’inverse, j’ai croisé trop de gens par exemple, dans le rapport, je parle de Europeana. Il y a des collectes au niveau national de toutes les œuvres numérisées par les musées qui remontent dans une plateforme européenne qui s’appelle Europeana, qui diffuse l’ensemble des ressources numérisées. Ils me disent, en gros, « on a été contacté par des petites boîtes, des petites start-ups de l’IA, c’est merveilleux, ce ne sont pas des gros OpenAI – rien ne dit qu’elles ne vont pas être rachetées dans un an – et elles sont prêtes à faire des choses à partir de ça. Super, mais quand, dans trois ans, elles auront digéré ce truc-là, qu’elles se seront fait racheter par une grosse boîte et que toute ta ressource et toute ta plus-value aura disparu !Oui, mais ils y tiennent très fort à l’ouvert à cet endroit-là.
Je n’ai pas la réponse à ce niveau-là, je constate juste qu’on est potentiellement face à un problème d’extractivisme forcené, et quand je dis forcené, je ne sais pas si vous avez lu les articles, récemment, sur le logiciel libre ou sur les plateformes libres où les réseaux tombent tellement il y a de connexions simultanées. En fait, ça fragilise l’infrastructure pour faire quoi ? Pour enrichir des boîtes qui ne repartageront jamais dans le commun ou juste le poids d’un modèle de données, mais pas le modèle complet, du coup ça pose vraiment question. Je n’ai pas la réponse et ma réponse n’est pas « il faut tout fermer, ferme tout. » Voilà, en tout cas il y a une question.
Je vais prendre d’autres questions.

Public : J’ai l’impression qu’il y a une confusion très prégnante que tu reproduis un peu. En fait, contrairement à ce que beaucoup de gens semblent croire, le Libre ne va pas construire le socialisme et le communisme, par contre le Libre est ce qui permet de construire le socialisme et le communisme dans le numérique, notamment, ou en général si on est idéaliste. C’est comme la démocratie en fait, ça ne préjuge pas du résultat. Comme la démocratie pose plein de problèmes concrets dans la réalité matérielle, comme la confiscation par la bourgeoisie, etc. Si Lénine était social-démocrate c’est bien parce qu’il pensait que ce n’était pas une nécessité de la démocratie. On peut aussi abandonner le Libre comme les partis d’avant-garde ont abandonné la démocratie, mais je ne suis pas sûr que le résultat soit excellent. La licence à réciprocité, c’est très bien, je n’ai pas d’avis définitif contre, à condition d’en être conscient et d’en comprendre les conséquences. Linux existe parce que IBM a investi un milliard de dollars, Firefox existe parce que Google donne un milliard de dollars chaque année. Est-ce que ça existerait si c’était avec des licences à réciprocité et pas des licences libres ? C’est compliqué.

Valérian Guillier : Je suis d’accord. Tu parles de démocratie, je ne veux pas entrer sur la sphère politique et sur le communisme/socialisme, ce n’est un bon point et ce n’est pas mon argument. Par contre, les Athéniens avaient une démocratie merveilleuse, il ne fallait pas être esclave, il ne fallait pas être étranger, il ne fallait pas être une femme ! En gros, il fallait être propriétaire. Du coup de quelle démocratie parle-t-on ? Typiquement, pour moi, la licence libre ce n’est pas comme la démocratie, comme un concept général ; c’est comme une vision de la démocratie qui se retrouve dans plein de situations, pas toutes, ça ressemble très fort à la démocratie athénienne ; c’est une démocratie de techniciens, en général hommes blancs, occidentaux. Alors oui, en théorie tout le monde peut rentrer ! En théorie, pas de problème ! Mais entre la théorie et la pratique il y a parfois des gaps.

Public : Inaudible.

Valérian Guillier : Probablement. Ce que je dis c’est que si tu ne fais pas attention à la manière dont se gèrent les communautés, et ce n’est pas la licence qui gère, alors oui ! Je vais le formuler différemment. Même Kleiner dit « la philosophie de Stallman [27] me va très bien. Stallman a raison, ses objectifs sont nobles. Les moyens qu’il a utilisés pour les atteindre ne suffiront pas », c’était la citation ; en gros, il ne remettra pas en question les rapports de pouvoir ni la concentration des richesses et c’est ça l’enjeu. Il ne s’agit pas de dire que le Libre a tort, il ne s’agit pas dire que le Libre c’est mal, il y a plein de points. Quelque chose que je n’ai pas redit, mais que je vais redire : les communs, c’est loin d’être pur. Je ne suis pas en train de vous expliquer que c’est un système merveilleux qui fonctionne. C’est comme la démocratie, c’est un système qui est bourré de tensions, qui est bourré de contradictions et qui est bourré de difficultés pour le faire fonctionner au jour le jour si on ne prend pas en considération la question de la communauté dès le début et pas seulement sous une perspective de question de propriété intellectuelle ou de droit d’auteur. En fait, dans le Libre, il y a un manifeste moral initial et la seule chose qu’il y a, ce sont les licences et c’est ce que je dis, c’est juste ça.

Public : Si j’ai bien compris, ça se base beaucoup sur les communautés et sur l’humain, c’est une des questions en plus de l’exclusion ou de l’inclusion. Un autre truc m’interroge : est-ce qu’on a des exemples de communs qui ont perduré dans le temps au-delà des générations ? Une des difficultés que je vois dans les groupes, les organisations humaines, il y a une manière de faire et si on veut en changer, si on veut inclure la génération qui arrive après ou celle qu’il y avait avant, c’est compliqué, j’ai toujours trouvé que c’est difficile à faire. Je voudrais savoir si on a des exemples de communs qui ont perduré dans le temps au-delà d’une vie humaine ou deux.

Valérian Guillier : Les communs matériels non-informatiques, oui, évidemment, il y a des pâturages en Suisse sur des systèmes séculaires, donc oui, ça existe. Ce qui est intéressant c’est justement parce qu’à un moment donné tu peux renégocier les règles, alors tu les adaptes à tes situations et aux besoins de tout le monde.
Pareil quand je dis « les communs ce n’est pas pur », il faut se poser de nouvelles questions d’un point de vue environnemental, d’autres questions se posent auxquelles, potentiellement, des choses qui ont 200 ans sont confrontées aujourd’hui, auxquelles elles n’étaient pas confrontées il y a 200 ans.
Sur les communs numériques, c’est plus compliqué, ce sont des générations au sens où ce ne sont plus les mêmes personnes et les systèmes qui sont les plus stables dans le temps sont soit ceux qui ont un dictateur qui n’a pas bougé mais un jour il va mourir, donc c’est une vraie question, soit ceux justement parce qu’ils ont viré le dictateur, parce que le dictateur est parti volontairement ou parce qu’ils se sont organisés, à un moment donné, de façon plus démocratique, ont réussi à faire des élections et des systèmes qui font que les systèmes perdurent dans le temps et se maintiennent. Je pense à Debian, je pense même à la communauté Python qui, il n’y a pas très longtemps, a viré quelqu’un pour mettre un collège de huit personnes à la place, etc.

J’arrive au bout. Je vous remercie. Je serai juste devant si jamais il y a des questions et des remarques, comme ça on libère la salle pour les gens qui en ont besoin.
Merci.

[Applaudissements]