Le numérique à l’heure de la crise sanitaire - Henri Verdier

Titre :
Le numérique à l’heure de la crise sanitaire
Intervenants :
Henri Verdier - Frédéric Martel
Lieu :
Soft Power - France Culture
Date :
17 mai 2020
Durée :
15 min 53 [de 53’ 45 à 1 h 09’ 38]
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Présentation de l’émission

Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Henri Verdier en 2013, Wikimedia Commons - Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

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Transcription

Frédéric Martel : Avec nous maintenant par téléphone Henri Verdier. Bonsoir Monsieur. Vous êtes ambassadeur de France chargé du numérique.
Henri Verdier : Bonsoir Frédéric.
Frédéric Martel : L’ambassadeur chargé du numérique s’occupe notamment de diplomatie numérique, donc on a un ambassadeur qui s’occupe de ça, avec des axes de travail. Je rappelle rapidement que vous vous occupez de sécurité, notamment le droit dans le cyberespace, ça peut être le terrorisme, les fake news, vous vous occupez de la gouvernance d’Internet, notamment des batailles comme celle du .org [1] qui a eu lieu récemment, de diplomatie économique et puis de défense des valeurs françaises.

Commençons peut-être cet entretien par le confinement. Comment l’avez-vous suivi de votre point de vue ? Que s’est-il passé durant ce confinement qu’on n’a peut-être pas vu au niveau du grand public en termes, par exemple, de cyberattaques, de failles de sécurité, d’espionnage ou de batailles entre les États-Unis et la Chine ?
Henri Verdier : D’abord ça a été un moment où la diplomatie, comme tout le monde, a vécu le confinement dans sa dimension personnelle, dans sa dimension sociologique et dans la nécessité d’apprendre à travailler autrement. Les diplomates quand même, par construction, ça rencontre des gens et ça règle des problèmes dans le dialogue, donc on a dû, nous aussi, vivre en visio, en téléconférence, en réunions à heures fixes, etc. Et puis, dans le carré que vous avez esquissé de la diplomatie numérique française, qui essaye d’équilibrer de la sécurité, une participation à une bonne gouvernance d’Internet, un peu de promotion quand même de notre attractivité, de notre puissance économique et de la défense de valeurs, ce carré s’est un peu déformé. Il faut quand même voir que dès le début de la crise on a vu une explosion considérable de cyberattaques, on parle de plus 600 % d’actes malveillants, ce qui a mobilisé de très nombreuses autorités de l’État.
Frédéric Martel : Comment on explique ça par exemple ? Pourquoi 600 % de plus pendant le confinement ?
Henri Verdier : Nous, d’abord, on s’est quand même demandé s’il y avait des acteurs malicieux étatiques, on a fait attention et on a vérifié si ça pouvait être aussi des comportements d’États ; certains pays ont crié très vite et très fort que c’était des comportements d’États. En fait, il a pu arriver des petites choses, mais globalement c’est la cybercriminalité qui s’en est donné à cœur joie. Donc un monde où chacun perd un peu ses repères, où chacun bricole des solutions, teste du télétravail, prend son matériel personnel et devient un peu crédule, reçoit et ouvre des pièces jointes parce qu’on dit que c’est le centre de sécurité qui vient vous dire les nouvelles procédures de sécurité, etc., on était vulnérables. Et on a vraiment subi, en France, en Europe et dans le monde entier, une augmentation incroyable des actes illicites.
Frédéric Martel : Est-ce que parmi ceux-ci il y avait des espionnages étatiques notamment des laboratoires de vaccins ?
Henri Verdier : On commence à le dire, beaucoup, je crois qu’il suffit de comprendre un peu les relations internationales, pour savoir que si tout le monde baisse un peu son niveau de sécurité, tous les services de renseignement du monde essayent d’en profiter, pas forcément que pour les vaccins. L’espionnage c’est déjà une deuxième chose, la première chose c’est la criminalité pure, le ransomware, les actes qui bloquent votre disque dur, qui pètent votre système, etc.
Frédéric Martel : On a assisté aussi à une bataille, ça n’a pas échappé à personne, de storytelling, de narrative entre les États-Unis et la Chine sur celui qui allait le mieux gérer la crise. Là ça a été le règne des fake news.
Henri Verdier : Oui. D’ailleurs ça a été la deuxième chose qui s’est un peu déformée. Le plus frappant c’est, évidemment ce n’est pas surprenant quand on vit un temps comme ça, une pandémie mondiale, un confinement, des expériences intimes et sociales complètement bouleversées, que beaucoup de gens disent beaucoup de choses et dans ce beaucoup de choses il y a beaucoup de n’importe quoi. Une fable de la Fontaine Le Loup et le Renard dit qu’on est prompt à croire ce qu’on espère et ce qu’on craint. Les gens ont eu un seuil de crédulité, donc on a partagé d’abord qu’il fallait manger de l’ail ou de l’eau de Javel pour se protéger du virus.
Frédéric Martel : L’eau de Javel il fallait la boire, ne vous trompez pas ! Ça c’est Donald Trump !
Henri Verdier : Il y a eu une sorte de montée terrible du niveau des fake news, pour prendre cette expression que je n’aime pas.
Frédéric Martel : On a perdu la liaison. C’est d’ailleurs le premier anniversaire ce week-end de l’appel de Christchurch, ça fait écho à ce qu’on était en train de dire, l’appel d’Emmanuel Macron et de la Première ministre de Nouvelle-Zélande, l’occasion du premier anniversaire de l’appel de Christchurch pour mettre fin aux contenus terroristes sur le Web.

Vous êtes revenu Henry.
Henri Verdier : Ça a sauté ?
Frédéric Martel : Voilà, mais vous êtes là, continuons. Avançons. Je m’adresse maintenant peut-être à l’observateur, Henri Verdier, vous êtes ambassadeur de France, je le rappelle, chargé du numérique, vous êtes un intellectuel du numérique, vous avez aussi écrit des ouvrages, qu’est-ce que vous avez observé durant ces 56 jours de confinement ? En France, au fond, qu’est-ce qui s’est passé de notre côté sur le numérique ?
Henri Verdier : Je vois qu’on avance vite ! La première chose qui m’a frappé c’est le bricolage et la « bricolabilité ». Vous savez, il y a la fameuse phrase « on se hisse rarement au niveau de ses expectations, on a tendance à tomber au niveau de son entraînement » ; finalement, sous pression, chacun est revenu à son niveau d’entraînement. Il n’y a pas une solution qui s’est imposée et ça a été particulièrement frappant, je trouve, avec l’Éducation nationale, on a vu utiliser Skype, Zoom, Discord, WhatsApp.
Frédéric Martel : Alors même que l’Éducation nationale disait qu’il ne fallait pas utiliser ces plateformes, mais, faute de mieux, tous les profs ont utilisé ça bien sûr.
Henri Verdier : On a aussi eu sept millions de connexions par jour sur les ENT [espaces numérique de travail] de l’Éducation nationale, ce qui était un record historique, et ça a tenu la charge. En fait on a tout utilisé. Il n’y a pas eu une espèce de plan stratégique. Pour moi c’est important parce qu’il va falloir qu’on apprenne à utiliser dans nos stratégies ce que j’appelle la « bricolabilité « , le fait qu’il faut des outils humbles, modestes, un peu low tech, ceux qui sont familiers et ceux dont on se sert déjà tous les jours.

Ensuite, je ne sais pas. J’ai entendu la chronique de Zoé [Sfez] tout à l’heure, oui je crois qu’il y a eu quelque chose qui s’est joué autour de la culture, je connais moins ces questions que vous, mais je suis frappé quand même. Vous vous rappelez, en tout début de confinement, la France a eu une sorte de débat collectif sur la question des métiers essentiels, de la réassignation brutale de l’importance des métiers et de la revalorisation nécessaire de métiers qu’on avait un peu maltraités. La culture, d’un certain point de vue, arrivait en fin, en quatrième ligne dans ce récit qui prenait la forme d’une première ligne, une deuxième ligne, une troisième ligne, et pourtant on a baigné dedans à un point incroyable pendant tout ce confinement. À la fois, comme il a été dit, par l’offre culturelle, à la fois aussi, moi j’ai trouvé ça important, par la pratique amateur, les gens qui s’y sont mis, qui ont essayé de faire des choses, qui ont fait des orchestres Zoom et même, quelque chose qui est devenu essentiel à notre manière de vivre le confinement, il y a eu du récit culturel, un peu de mise en abyme, un peu d’esthétique, un peu de réinterrogation de nos racines. Pour moi c’est un deuxième point qui mérite vraiment d’être noté.
Frédéric Martel : On a remarqué beaucoup d’innovations, du moins de visioconférences un peu pour tout le monde, des réseaux d’amitié nouveaux, au fond une résilience de la société grâce au numérique. En même temps on a l’impression que tout ce dont on parlait tout le temps, les innovations, la blockchain, l’intelligence artificielle, tout ce qu’on espérait, au fond, pour inventer et changer le monde, les fab labs, les data scientists makers, le Web décentralisé, tout ça a disparu comme si ce n’avait pas été au niveau et comme si, dans ces cas-là, on revenait à l’ADN et aux choses de base pour s’en sortir.
Henri Verdier : Oui, comme je le disais, dans la crise chacun revient au niveau de sa préparation et pas au niveau de ses aspirations.

Là, dans ce que vous dites, il y a deux choses. On dit parfois que l’innovation c’est l’invention sélectionnée par les usages au sens des us et coutumes. Il s’est joué des choses intéressantes autour du télétravail. Tout le monde a dit « bon, on n’a qu’à se mettre en télétravail ». Et tout d’un coup on a découvert que le télétravail appelait des rituels, des sécurités, des précautions. Je ne sais pas si vous vous rappelez, après un mois de confinement, sur Twitter on a vu beaucoup de gens parler de l’usure du télétravail, de l’épuisement ; les gens ont commencé à se passer des trucs et astuces. Moi j’en ai appliqué un, que j’ai trouvé sur Twitter, qui était de prendre un temps entre le petit déjeuner et la première réunion, ce qui était une sorte de faux trajet pour changer mentalement d’espace, même si on restait dans sa maison.
Frédéric Martel : Et puis prendre sa douche, s’habiller, ne pas commencer sur Internet comme si on était juste sorti du lit.
Henri Verdier : Voilà. Ce qu’on voit sur le télétravail, on le voit sur tout le reste. C’est-à-dire que ces choses-là, ça se socialise, ça se ritualise, ça se civilise si je puis me permettre, et il ne suffit pas d’avoir l’offre technologique pour immédiatement entrer dans des rapports humains durables.

Un dernier point dans ce que vous avez dit, parce que ça me semble très important, j’ai l’impression effectivement qu’il y a un rendez-vous à moitié raté, c’est-à-dire que le monde des startups, des makers, des fab labs, des innovateurs radicaux, ce que j’appelais la multitude dans le livre avec Nicolas Colin [L’Âge de la multitude : entreprendre et gouverner après la révolution numérique] a été d’une énergie considérable, mais énergie qui n’a pas vraiment passé l’échelle, au début en tout cas. L’État a été d’une résilience considérable, il faut quand même voir ce qu’ont vécu les premières lignes dans l’État, mais justement n’a pas considéré qu’il lui appartenait d’aller chercher l’énergie de la multitude. Il a fallu de longues semaines avant qu’on considère que, peut-être, faire levier sur la puissance de création de la société civile, des makers, des startups, etc., pouvait faire partie d’une stratégie de résilience. J’espère que c’est un enseignement qu’on prendra le temps d’approfondir et qu’on comprendra mieux comment l’État peut être, quand même, la plateforme ou le navire amiral d’une grande flottille, pour aller puiser profondément dans cette énergie et permettre à cette énergie d’impacter.
Frédéric Martel : Avec la société civile derrière qui forme masse et qui permet de fonctionner, d’aller sur le terrain.
Henri Verdier : Parce que, quand même, la réponse à la pandémie est industrielle. Je veux dire qu’on comprend que ce ne sont pas des petites réponses ultralocales seules qui peuvent faire face aux défis qui sont devant nous.
Frédéric Martel : On a parlé confinement, terminons sur le déconfinement déconnecté, le jour d’après, assez brièvement Henri Verdier, je rappelle que vous êtes ambassadeur de France chargé du numérique. Quelle leçon peut-on tirer de cette période inédite et inattendue ? Est-ce qu’au fond on peut espérer que le coup d’après, la prochaine fois, on s’en sorte mieux ?
Henri Verdier : La première leçon, je crois, c’est qu’il faut en tirer les leçons. C’est-à-dire que vraiment l’exercice de faire le bilan serein de ce qui a marché, de ce qui n’a pas marché, de ce qui aurait pu être meilleur, etc., justement cette perception qu’on doit se préparer à passer à des usages dématérialisés, qu’on doit avoir les armes, les habitudes et les rapports humains pour aller chercher l’énergie de la société civile, etc., je pense qu’il faudra de longues semaines ou de mois pour en refaire une sorte de doctrine stratégique par défaut, usuelle.

On pourrait parler aussi de la transparence. D’ailleurs la France, avec une longue culture d’open data, a quand même plutôt bien tenu le choc de ce côté-là, publiait tous les soirs, en open data, de manière très transparente, les données qu’on avait en disant parfois « désolé, on n’a pas toutes les données, elles arriveront la semaine prochaine, etc. » C’est la première leçon.

Après, je crois que certains des débats que nous avons vus autour du covid, parce que oui, je crois que nous savons tous qu’on peut aussi avoir pire, on peut aussi avoir des virus qui se transfèrent plus ou qui tuent plus ou on peut avoir d’autres attaques sur notre résilience qui ne soient pas des virus. Certains de ces débats ont commencé sous pression, sous le covid, et mériteront d’être menés sereinement dans la durée.

Emmanuel Paquette a dit tout à l’heure que les réseaux sociaux n’avaient pas de réelle obligation de modération des contenus. Ça n’est pas complètement vrai, puisqu’il y a quelques jours a été adoptée la loi Avia qui sera probablement reprise quand arrivera le règlement européen, the Digital Services Act, dans un an ou deux ; puisque la loi fakes news qui a été adoptée il y a 18 mois fait déjà une obligation de coopération des plateformes pour garantir la sincérité du scrutin en période électorale. Là, la réflexion qui s’est jouée sur la manière de réguler, je n’aime pas l’expression, les fakes news, la manière d’être sûrs, en tout cas, que la parole institutionnelle, celle qui donne des instructions sanitaires, soit repérée comme telle et puisse être entendue. Ça ne veut pas dire que c’est vérité d’État mais, au moins, on sait où elle est et on la trouve.

Là, aujourd’hui, on a bricolé sous pression. On peut et on doit aller plus loin : comment on se crée un espace public de débat serein, neutre peut-être, permettant de l’intelligence collective.
Frédéric Martel : Pour finir, Henri Verdier, d’un mot est-ce que vous diriez que le gouvernement algorithmique était prêt ? Est-ce que la gouvernance aussi de ce gouvernement algorithmique était prête, pour terminer brièvement ?
Henri Verdier : Oui, je crois qu’on est seulement en train d’y arriver. J’ai suivi avec intérêt les débats autour de l’application Stop-Covid et j’ai remarqué que beaucoup de choses importantes ont été dites dans ce débat. Je pense qu’on les reprendra dans la durée. J’ai été frappé du fait qu’il y a eu une vraie réflexion, une vraie prise en compte de la question de la privacy, de la vie privée, de la protection des données personnelles et, là-dessus, on sent que la France est mûre ; que ce soit le gouvernement, le Parlement, les critiques, les médias, les gens disent : « Que faites-vous de nos données personnelles ? », ça c’est rentré dans les mœurs.

Aujourd’hui, dans la lutte contre une pandémie, on peut aussi prendre des mesures qui n’utilisent pas de données personnelles. On peut dire « les gens qui ont une température supérieure à ceci ne pourront pas passer cette porte », ou « les gens qui ont un poids excessif ne pourront pas passer cette porte », ou je décide que chacun ne peut pas aller à plus de 300 mètres de chez lui. C’est aussi le chemin que prend la puissance du numérique. C’est un chemin qui fait des statistiques, des big data, des décisions collectives en fait. Je crois que l’effort que nous avons fait il y a 40 ans en France, au moment de la loi informatique et libertés [2], pour protéger la vie privée et les données personnelles, il faut qu’on le fasse pour protéger notre vie collective et les décisions algorithmiques. Les débats ont été très riches et très denses, mais on voit qu’ils ne sont pas tranchés. Il y a sans doute devant nous un programme et puisque j’ai rejoint la diplomatie française, il faut que ce programme soit international, il faut que l’Europe s’accorde et il faut que l’Europe fasse valoir comme souvent, comme elle l’a fait avec le RGPD [3], sa vision dans le cyberespace qui devient un espace d’affrontement de visions du monde, c’est ce que vous disiez en introduction.
Frédéric Martel : Merci infiniment Henri Verdier. Je rappelle que vous êtes ambassadeur de France chargé du numérique. Au fond, on était tous sur Le Radeau de La Méduse pendant ce confinement, mais on a essayé de ne pas terminer cannibales.