Femmes dans le numérique : disparition réversible ? Table ronde

Le LIP6 vous propose de plonger au cœur d’un sujet de société et de laboratoires : la faible présence des femmes dans les milieux du numérique. Les intervenants échangeront autour des mécanismes qui continuent à creuser cet écart et des leviers qui sont activés aujourd’hui pour tenter de réduire cette disparité.

Anna-Marie Reytier : Bonsoir à tous et à toutes. Merci encore d’être ici ce soir pour cette nouvelle manifestation des 75 ans de l’informatique.
N’hésitez pas à nous dire si jamais vous n’entendez pas très bien, parce qu’il m’arrive de baisser le volume au fur et à mesure. Si vous n’entendez pas surtout manifestez-vous parce que le but c’est quand même que vous puissiez profiter.
Pour les non habitués, parce que je vois qu’il y a de nouvelles têtes dans l’amphithéâtre, les 75 ans de l’informatique, pour un petit peu de contexte, on a commencé au mois d’octobre 2021. Pourquoi 75 ans ? Parce que 2021 marquait les 75 ans, du coup, de la création de l’Institut Blaise Pascal qui a été fondé à l’Université de Paris à l’époque. Cet institut n’existe plus on va dire dans son nom propre. Il y a eu des fusions, des séparations, des regroupements, en tout cas beaucoup d’aventures en 75 ans, mais il y a quand même des héritiers, on va dire, à cet institut. Le LIP6 [Unité Mixte de Recherche de Sorbonne Université et du Centre National de la Recherche Scientifique], le laboratoire qui célèbre les 75 ans, avec l’IRIF [Institut de Recherche en Informatique Fondamentale], un autre héritier, est un héritier de cet institut.
Les 75 ans c‘est une opportunité, on va dire, de marquer un petit peu le coup, vu que c’est une date, 75, pour présenter des travaux des membres du laboratoire évidemment, pour rendre visibles leurs domaines de recherche mais aussi leurs compétences. C’est aussi l’occasion d’ouvrir des conversations sur des enjeux de société et c’est ce qu’on va faire ensemble ce soir.
Autour de moi ce soir j’ai des personnes pour discuter, évidemment. Je vais partir de ma gauche pour aller vers ma droite. Je ferai une petite phrase de présentation et après je vous laisserai un petit temps pour vous présenter plus en détail, puisqu’il y a des personnes ce soir avec nous qui ne sont pas du laboratoire.
Tout à gauche nous avons Christine Tasson. Vous êtes enseignante-chercheuse ici au LIP6.
Ensuite nous avons Anne Siegel. Vous êtes directrice de recherche au CNRS en informatique et plus précisément en bio-informatique.
À ma droite directement j’ai Isabelle Collet. Vous êtes informaticienne de formation et vous êtes professeur en science de l’éducation à l’Université de Genève.
Et enfin, à ma toute droite, j’ai Alexis Kauffmann, vous êtes chef de projet logiciel et ressources éducatives libres et mixité dans les filières du numérique pour la Direction du numérique pour l’éducation au sein du ministère de l’Éducation nationale de la jeunesse et des Sports. Je reprends un peu de souffle parce que c’est sacré pedigree. Pour la petite histoire, on vous connaît aussi comme créateur de Framasoft.

Ce soir on va donc aborder, comme je disais, un sujet de société qui concerne aussi notre laboratoire, c’est la faible présence des femmes dans les domaines du numérique. On sait que les femmes y sont peu représentées, pour illustrer un petit peu le laboratoire, j’ai pris quelques chiffres pour vous donner quelques exemples. Le laboratoire n’est pas si mauvais élève comparé à d’autres puisque toutes catégories confondues de personnels, donc autant les enseignants-chercheurs, les doctorants, les personnels administratifs, on arrive à presque 30 % de femmes. Cette moyenne est un petit peu biaisée puisque la moyenne est forcément attirée par des extrêmes et, dans les personnels administratifs, il y a quand même forcément plus de femmes, donc elle est un petit peu attirée par ça. Je me suis dit que j’allais regarder d’autres chiffres pour voir si la tendance est toujours la même quand on regarde un peu de plus près. Je me suis intéressés par exemple aux fonctions de professeur, maître de conférences et chargé de recherche. Au laboratoire on a 20 équipes différentes et sur ces 20 équipes 12 sont à moins de 30 %, du coup, la tendance de tout à l’heure avec la moyenne est un petit peu moins vraie. Il faut aussi noter que dans ces 12 équipes il y en a carrément deux où il y a zéro femme, il n’y a pas de personnel féminin. Pour finir sur un point positif, dans toutes ces équipes il y en a quand même trois qui sont au-dessus de 50 % dans les domaines que je vous ai cités avant.
Le but de la discussion de ce soir sera d’échanger autour des mécanismes qui continuent à creuser cet écart. On pourrait se dire, finalement, que 30 % ça va, ce n’est quand même pas mal, mais on est loin de la parité et, comme vous avez vu avec quelques exemples, on peut voir que ce n’est pas vrai dans toutes les équipes.
On va voir quels mécanismes creusent toujours cet écart. On va aussi essayer d’aborder des leviers qui sont activés aujourd’hui avec des exemples, qu’on va aborder toutes et tous ensemble, qui tentent à réduire cette disparité.

Je propose, parce que j’ai assez parlé je pense pour l’instant, qu’on fasse un petit tour de table pour que vous puissiez vous présenter, chacun et chacune, un petit peu plus en détail et après on ira dans le cœur du sujet. Je ne sais pas dans quel ordre vous voulez commencer. On refait peut-être de gauche à droite.

Christine Tasson : Je suis Christine Tasson, je suis professeur d’informatique au LIP6 depuis presque deux ans. Mon domaine de recherche ce sont les langages de programmation, la sémantique et j’enseigne l’informatique à tous les niveaux de L1 au M2 [licence à master, NdT].
Je me suis pas mal intéressée au sujet de l’égalité filles/garçons en intervenant à différents endroits, que ce soit en école primaire dans la formation des enseignants à ce genre de question, au collège et au lycée en animant des ateliers et en faisant connaître un petit peu l’informatique et aussi dans mes différentes fonctions, dans mes charges d’enseignement, dans le recrutement des post-bac et aussi dans la formation des enseignants qui vont enseigner l’informatique au lycée.
Toutes ces questions m’intéressent et j’espère qu’on va pouvoir en discuter ce soir.

Anna-Marie Reytier : Merci Christine.

Anne Siegel : Je suis Anne Siegel. Je suis directrice de recherche en informatique, localisée à Rennes, en Bretagne. Je me suis beaucoup intéressée, depuis une dizaine d’années, aux enjeux de parité, d’abord dans mon laboratoire en créant un groupe de travail Égalité, qui ensuite a grossi, qui est devenu une commission Égalité avec un certain nombre d’actions dont de la médiation en particulier, énormément d’actions, du mentorat aussi qui nous a beaucoup occupées. Depuis trois ans je travaille une partie de mon temps pour la direction du CNRS, pour l’INS2I, l’Institut des sciences du numérique au niveau national et j’ai en charge la politique parité dans les laboratoires d’informatique qui dépendent du CNRS. Là aussi on a développé pas mal d’actions, en particulier un réseau de référents égalité dans les laboratoires qui permet de transmettre de l’information et de pousser la dynamique dans les laboratoires. Une action plus nationale, aussi, de médiation qui a été la création d’une bande dessinée qu’on appelle Les décodeuses du numérique [1], c’est le côté pub !, qui est à la fois un outil de la valorisation de la science faite par nos chercheuses, nos enseignantes-chercheuses et nos ingénieures dans les laboratoires, mais aussi un outil de médiation scientifique, finalement, puisque ça permet aux jeunes de comprendre que l’informatique est vivante, est réalisée par des filles vivantes et « normales » entre guillemets, c’est ce qui en est beaucoup ressorti. Je pense que c’est à ce titre-là que je suis invitée.

Anna-Marie Reytier : Merci beaucoup Anne.

Isabelle Collet : Je suis Isabelle Collet. Il y a très longtemps j’ai fait de l’informatique, j’ai été diplômée en 1991 en traitement du signal numérique. Je le dis parce que je me suis rendu compte que les gens pensaient, vu que j’étais une fille, je devais être dans l’informatique de gestion. Non ! Dans l’informatique j’étais en plus dans un truc où il n’y avait pas beaucoup de filles et je dois être une des rares personnes à ne pas avoir trouvé de travail en informatique mais à en avoir trouvé en sociologie, normalement on ne fait pas ça. C’est au moment où j’ai cherché du boulot, à cette époque-là, que j‘ai découvert que j’étais une fille. Je veux dire par là qu’avant j’étais une informaticienne comme les autres, à l’école je n’avais pas compris que ça pouvait être un problème et, en cherchant du travail, j’ai été vue par des employeurs comme une personne qui allait probablement faire des quantités considérables d’enfants. C’était à un moment où il y avait une crise en informatique en France, eh bien je n’ai pas trouvé de travail intéressant dans mon domaine, donc j’ai travaillé dans la formation, la documentation, c’est en général là qu’on retrouve les femmes en informatique quand elles n’arrivent pas à se stabiliser dans la technique. Coup de chance pour moi j’ai découvert ce qu’on n’appelait pas encore les études de genre à l’époque mais les rapports sociaux de sexe en éducation. J’ai eu une grande lumière, je me suis dit « je commence à comprendre mon parcours, pourquoi ça s’est passé comme ça », donc j’ai fait une thèse sur la masculinisation des études d’informatique, elle est sortie en 2004, parce que j’ai découvert, à ma grande surprise, que si à mon époque il n’y avait pas tellement de femmes mais elles n’étaient pas ultra-minoritaires, au moment où je faisais mes recherches il y en avait encore moins.
À cette époque ça n’intéressait à peu près personne, donc j’ai arrêté de travailler là-dessus pendant une période. J’ai travaillé sur la formation des enseignants et des enseignantes plutôt de sciences, mais pas seulement, aux questions de genre et j’ai été recrutée à l’université de Genève. Depuis 2015, c’est avec un grand plaisir que je me rends compte que ça y est, ça devient un sujet tant du côté de l’éducation que du côté des professionnels de l’informatique ou des universités d’informatique qui, finalement, trouvent que ce n’est pas très normal. Si on part du principe qu’il n’y a pas de cerveaux roses et qu’il n’y a pas de cerveaux bleus qu’est-ce qui se passe qui fait que les femmes soient si minoritaires dans ces disciplines ?

Anna-Marie Reytier : Merci beaucoup Isabelle. On termine avec vous, du coup, Alexis.

Alexis Kauffmann : À l’origine je suis enseignant, je suis professeur de mathématiques et également de la nouvelle spécialité de NSI [Numérique et sciences informatiques] de la réforme du lycée, je l’ai enseignée un an. Par ailleurs j’ai des activités, un engagement associatif, étant notamment à l’initiative de Framasoft [2], un réseau autour du logiciel libre qui s’attache à la promotion et la diffusion du logiciel libre.
C’est à ce titre que le ministère m’a contacté pour rejoindre l’équipe en disant on va créer un poste fléché, spécifique pour développer l’open source, etc., et on m’a dit « mais, Alexis, on ne peut pas te faire un poste plein, tu dois reprendre la mission de la mixité dans les filières du numérique ». Nous sommes en train de raconter notre propre histoire, je raconte mon histoire, c’est la vérité. J’ai dit « donnez-moi une journée de réflexion parce que je n’ai rien écrit, je ne suis pas identifié, je ne suis pas légitime, je suis un homme blanc de 50 ans, etc. » J’ai réfléchi. En une journée j’ai lu tous les articles et regardé les vidéos d’Isabelle Collet pour être à la page. Plus sérieusement, je ne suis plus dans l’association, mais au sein de Framasoft nous sommes partis avec 0 % de filles et nous avons la parité. L’association s’est posé cette question et aujourd’hui on a la parité. En tant qu’enseignant de sciences au lycée, c’est vraiment une question qui m’a intéressé. Ma fille a fait des études d’informatique à l’École 42 [3]. à une époque où justement l’École 42 a complètement basculé de quelque chose de toxique à quelque chose de très accueillant.
J’ai donc cette mission depuis septembre et elle me passionne parce que les défis sont grands.
Sinon je suis ravi, je viens de twitter en disant que la première fois que je suis venu ici le Web n’existait pas, pour vous dire mon âge, le Web, pas Internet, et ça s’appelait Paris 6 d’où LIP6. Le 6 c’est Paris 6 Pierre et Marie Curie pour moi.

Anna-Marie Reytier : Merci beaucoup Alexis. Effectivement Pierre et Marie Curie a fusionné en 2018 pour former cette grande entité de Sorbonne-Université.
Je vais revenir sur ce que vous disiez Anne. Vous avez évoqué rapidement une histoire de référent parité. Je vais un peu le mixer à ce que vous disiez [en se tournant vers Isabelle Collet, NdT] par rapport au fait que quand vous avez commencé un peu tout le monde s’en fichait, en tout cas ne voyait pas trop ou, plutôt, avait des grosses œillères. Dans Les oubliées du numérique que vous avez écrit, dans l’introduction vous expliquez, vous commencez directement avec ça, que finalement il y a aussi eu un petit basculement sociétal qui peut peut-être expliquer pourquoi il y a eu un peu cette directive qui est arrivée avec #MeToo. Je ne pense pas devoir expliquer à la salle, vous avez tous entendu parler de cette déferlante qui nous est arrivée des États-Unis. Ma question est : est-ce qu’on peut revenir un peu sur ces référents parité. Est-ce que finalement cette ouverture, ce coup de projecteur, c’est un peu ça qui a mis un coup dans la fourmilière et qui a un peu déclenché cette idée ? Ou est-ce que c’était déjà en amont, on va dire déjà un peu dans les tiroirs ?

Anne Siegel : Je vais un peu dissocier. Personnellement quand j’ai monté ce groupe de travail parité à l’IRISA [Institut de Recherche en Informatique et Systèmes Aléatoires], dans mon labo d’informatique à Rennes, c’était en fait avant #MeToo, donc la démarche est antérieure, et la motivation c’était une remarque très simple : j’étais responsable d’équipe, il y avait une quarantaine d’équipes dans le laboratoire et au centre Inria [Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique] il y avait deux femmes responsables d’équipe, donc on se sent un peu seule dans les réunions. J’ai interpellé le directeur du laboratoire, je lui ai demandé « que peut-on faire ? », il m’a dit « propose-moi quelque chose ». C’était effectivement une remarque. Il était très motivé avec l’idée de développer la parité mais il était un peu démuni sur comment agir. Donc on retrouve la question de la légitimité et c’est finalement quelque chose qu’on a retrouvé chez beaucoup de directeurs de laboratoire ensuite. Il y avait une bonne volonté pour essayer d’avancer mais aucune manière de savoir comment avancer là-dedans. Nous sommes partis de la base, nous nous sommes réunis en petits groupes, nous avons essayé de mettre en place des actions qui nous plaisaient, éventuellement dures à aborder, en tout cas nous étions motivés. On a grossi au fur et à mesure et #MeToo [4] est arrivé à ce moment-là. Pour le coup, la première chose qu’on avait dite c’est que le harcèlement est quelque chose de compliqué, qu’on le gérerait plus tard et #MeToo est arrivé, donc on a dû gérer par force, on a dû gérer le harcèlement. Finalement on a fait une autre commission harcèlement, on a séparé les enjeux de parité des enjeux de harcèlement, ce sont deux commissions internes qui interagissent.
Après j’ai pris des fonctions au niveau national. C’est vrai que je me suis beaucoup inspirée des expériences du laboratoire pour proposer ce modèle au niveau national, c’est-à-dire qu’en tant que CNRS on a demandé aux directeurs de laboratoires de nommer des référents parité. Ils l’ont fait tous sauf un maintenant, il ne reste plus qu’un laboratoire qui n’a pas de référent parité, il y en avait deux le moins dernier, mais il n’y en a plus qu’un maintenant. On a publié la liste des référents de laboratoire, si vous voulez savoir quel est le méchant, vous pouvez aller sur le site web et retrouver quel est ce labo.

Isabelle Collet : Balance ton laboratoire !

Anne Siegel : L’idée c’était d’inciter les référents des labos à chercher l’idée qui les intéressait. Pas tout faire puisqu’on ne peut pas tout faire dans les labos, mais trouver le point qui les intéressait, un peu ce qu’on avait à l’IRISA, en leur mettant à disposition tout un ensemble de bonnes pratiques, de choses qui avaient été faites dans d’autres laboratoires et en permettant à tout le monde de travailler en réseau. À partir de là chaque labo nous a remonté des projets qu’on finance, qu’on subventionne. On voit les projets grossir, s’enrichir. Certains sont partis de très peu de choses, d’autres sont partis avec des projets très consolidés. D’année en année on voit des projets arriver de plus en plus enrichis.
L’idée, pour moi, c’est vraiment que les choses se passent à la base, mais c’est bien d’avoir un groupe qui permet d’échanger pour trouver le point sur lequel il faut travailler. C’est comme ça qu’on travaille avec les référents des labos.

Anna-Marie Reytier : Super. Je ne sais pas si quelqu’un veut réagir.

Isabelle Collet : Je vais juste dire une chose sur #MeToo. #MeToo n’est pas sorti du néant. Si #MeToo a été reçu comme il a été reçu c’est parce que les gens étaient prêts à entendre. Ce n’était pas la première fois qu’il y avait des dénonciations de la banalité des violences sexistes et sexuelles, jusque-là ça avait fait des flops et les femmes s’étaient entendu dire « quand même, tu n’exagères pas un petit peu ! Tu l’as cherché », la routine quoi ! En 2015 la Société informatique de France a organisé une journée sur les femmes en informatique où j’ai été invitée et j’ai vu dans la salle des personnes qui avaient parlé dans le cadre de ma thèse et qui enfin étaient suffisamment entendues pour qu’il y ait une journée consacrée à ça. C’était 2015, #MeToo c’était 2017, on voit que les choses sont prêtes. Des femmes gardaient la lumière allumée depuis longtemps, montaient des groupes et soudain, 2015/2017/2019, les choses s’accélèrent et ça devient un sujet, j’allais dire qu’on ne peut pas ignorer, ce n’est pas tout à fait vrai. Dans les derniers états généraux du numérique [5]la question des femmes a été le 35e wagon de la dernière commission ! Mais on est là ce soir, ça ne peut plus vraiment être ignoré.

Anna-Marie Reytier : Merci pour la précision.

Alexis Kauffmann : J’ai été interpellé puisque les états généraux du numérique c’est nous.

Anna-Marie Reytier : C’était avant.

Alexis Kauffmann : Je suis quand même comptable de tout ce que le ministère a fait. En tout cas ce que je peux dire, j’étais dans un lycée français à l’Étranger, je suis parti de France avant #MeToo et je reviens après #MeToo. Par exemple il n’y a pas une semaine où on ne me contacte pas au ministère en me disant « on monte un évènement, une conférence, on n’a que des hommes, est-ce que tu ne connaîtrais pas dans tel domaine… ? ». C’est aussi le visuel, la représentation, l’affichage, c’est presque un réflexe, ça n’existait pas avant. La semaine dernière, autour du 8 mars, il y a quand même eu énormément d’évènements. Je n’ai pas souvenir d’un 8 mars comme ça il y a 15 ans. Il y a au moins ça. Après il y a encore beaucoup de choses à faire. Il me semble quand même qu’en termes de mentalité ça a évolué, qu’on peut parler d’un avant et d’un après global, pas uniquement sur la question des violences.

Christine Tasson : L’ESR, l’Enseignement supérieur et la recherche, nous sommes aussi concernés par #MeToo notamment dans les laboratoires d’informatique parce que l’environnement est propice. Les chercheurs vont en conférence une semaine, les doctorants et les doctorantes sont dans un lien hiérarchique avec leur directeur/directrice de thèse. Il y a quand même un terreau dans lequel ce genre d’évènement peut se passer. Ça fait aussi écho dans notre communauté et il y a vraiment, je pense, de la vigilance à faire. Il y a eu des chartes. Ça vient un petit peu des États-unis, on reprend ça en France, maintenant dans toutes les conférences en France il y a une charte avec comment bien se tenir, il y a une prise de conscience. Je pense que c’est encore à mettre en place parce qu’il y a aussi une certaine résistance des gens à reconnaître que parmi nos chercheurs, nos chercheuses, nos enseignants, nos enseignantes, il y a aussi des gens qui peuvent mal se comporter. Il y a encore du travail à faire dans cette direction.

Anna-Marie Reytier : Nous nous sommes réunis quand même une première fois pour se rencontrer et que ce soit peut-être plus facile de discuter entre nous. Christine, pendant la conversation, vous me disiez qu’avant vous étiez à l’IRIF et cette charte a justement été mise en place. Ce qui m’a vraiment interpellée, vous avez parlé quand même de retours : les discours, les échanges avaient finalement été très houleux pour la mise en place de cette charte.

Christine Tasson : Oui. Il y a justement cette prise de conscience. La charte est venue un petit peu de la base, plutôt de femmes qui en avaient ras-le-bol de se prendre des réflexions parce qu’elles s’habillaient de telle façon, d’entendre parler de leur physique ou qui avaient eu des copines en thèse qui avaient eu des soucis avec leur directeur de thèse, en tout cas qui se sentaient mal à l’aise du fait d’être une minorité et de ne pas savoir comment réagir, quand on dit stop, on nous dit blablabla. Il y avait besoin d’une prise de conscience donc c’est vraiment parti de la base avec un grand soutien de la direction qui s’est emparée de la question et qui a voulu la mener jusqu’au bout. C’est vrai que la mise en place de cette charte a abouti, c’est déjà pas mal, mais ça a aussi engendré des discussions houleuses avec des collègues qui trollaient, qui ne voyaient pas le problème ou qui se sentaient accusés. J’ai trouvé ça assez difficile à vivre même si ça a abouti, ça a fait évoluer les mentalités, ce processus est quand même utile.

Anne Siegel : La première action qu’on avait faite à l’IRISA, pareil, « le harcèlement on verra ça plus tard » et, en fait, on y est systématiquement confronté. Ce que j’ai trouvé assez interpellant quand on a des retours des laboratoires dès que les actions de parité se mettent en place, dès qu’il y a des groupes de parole qui se mettent en place la parole se libère, des choses sont dites et la réaction, derrière, c’est le déni, c’est « non ce n’est pas vrai, ce n’est pas chez nous, ce n’est pas si grave, ce n’est pas possible que cette personne-là ait fait ça », quand les noms sortent, ils ne sortent pas tout le temps. C’est vrai que ce passage du déni est quand même quelque chose qui est extrêmement difficile à gérer et à anticiper. J’ai quand même l’impression qu’à la fin c’est un passage obligé. Ça arrive à un moment ou à un autre et il faut poser les choses sur la table, peut-être qu’Isabelle peut réagir mais c’est effectivement extrêmement violent.

Isabelle Collet : J’ai un sac pour faire parler les gens. En 2017, il se trouve que c’est l’année de #MeToo mais on ne l’avait pas calculé, le premier colloque sur le harcèlement sexuel à l’université a été organisé, d’ailleurs à Paris 7, et on avait fait des sacs avec écrit « Violences sexistes et sexuelles à l’université ». On a eu un succès fou, c’était juste après #MeToo, nous étions partis sur une salle de 40 nous sommes passés à un amphi de 200, comme quoi c’est un sujet. Maintenant j’emporte ce sac avec moi en congrès, en colloque, et je ne dis rien, je le pose sur la table. Évidemment ça attire attention. La première réaction c’est : « Quand même, on a beaucoup exagéré, maintenant on ne peut plus rien dire, tout ça ». Ensuite il y a toujours quelqu’un qui dit : « Je me souviens quand même, quand nous étions doctorants ou doctorantes, il y avait machin… – Ah ! Ouais ! Eh bien moi il y avait bidule » et ça y est, on commence à parler. On commence par dire « non, non, non », eh puis il y a des histoires et on s’aperçoit qu’il y avait machin, qu’il y avait bidule, que si unetelle a arrêté sa thèse c’est parce qu’on lui a mis la main aux fesses trop souvent. Les histoires sortent. Je pense qu’il y a une phase de déni.
Je me souviens aussi, dans mon université, d’un collègue de sciences qui vient me voir en disant « moi je n’ai rien fait, quand je vois ce genre d’affiche je me sens accusé ». J’ai dit « j’entends, mais peux-tu me dire combien de fois tu as subi une remarque sexualisante, une agression sexuelle dans ta vie ? ». Il cherche, il me dit « je pense que ça ne m’est jamais arrivé ». Je réponds « moi je peux te dire combien de fois. Je suis navrée que tu te sentes un peu mal à l’aise, mais entre être un peu mal à l’aise et subir ce genre d’attaque, je pense qu’il faut commencer par arrêter de subir ce genre d’attaque et aussi que les hommes s’en rendent compte, surtout si eux n’agressent pas, il ne faut pas qu’ils se retournent contre les femmes en leur disant « cessez de nous accuser », il faut qu’ils se retournent contre les hommes qui agressent pour qu’on arrête de faire peser des soupçons sur ceux qui ne font rien.

Anna-Marie Reytier : Je ne vous regarde pas parce que vous êtes un homme.

Alexis Kauffmann : Je n’ai rien à ajouter !

Anne Siegel : Pour le point positif quand même, qu’une fois que les choses sont passées, je pense que c’est ce qui s’est passé à l’IRIF, derrière il y a des dynamiques qui se passent qui permettent de construire. La charte de l’IRIF [6] est publique sur le Web, je conseille à tout le monde de la lire et de se l’approprier parce qu’elle décrit des situations très réelles qui peuvent mettre les femmes et d’autres personnes mal à l’aise. Je trouve que les exemples de la charte sont fantastiques. À partir du moment où les choses sont dites et où les directeurs de labos s’emparent de ces questions, parce que c’est quelque chose de fondamental, on peut vraiment avancer et on peut ensuite avancer sur d’autres sujets que le harcèlement. Je pense qu’on y arrive à un moment, on le dépasse et ensuite on peut progresser sur des notions globales d’inclusivité dans le laboratoire. Mon expérience c’est qu’à un moment on y arrive toujours et qu’il faut passer le cap.

Isabelle Collet : Le harcèlement c’est effectivement le degré 0. On ne peut pas prétendre avoir un lieu inclusif, bienveillant, où les femmes sont accueillies, ça ne sert à rien de faire de la publicité pour nos labos en disant « venez les filles, vous allez faire un étier passionnant » si une fois qu’elles sont là elles se sentent mal. Il faut effectivement dépasser cette question du harcèlement, il faut que les ambiances soient des ambiances de travail, je veux dire normales, et après on pourra réfléchir à comment rendre le métier attractif, comment faire plus de mixité, mais il faut au minimal que ce soient des safe spaces.

Anna-Marie Reytier : Pour l’instant, on avance, mais…

Isabelle Collet : L’informatique n’est pas le pire endroit et ce n’est pas non plus la proportion. Regardez en médecine, 60 % de femmes, ce n’est pas du tout un safe space. Il ne faut pas penser qu’on est dans l’endroit le plus mal loti, loin de là, mais ce n’est pas une raison.

Anna-Marie Reytier : En parlant un petit peu d’autres domaines, Christine, vous avez expliqué que vous participez à des formations d’enseignants et que, du coup, vous avez aussi abordé ces questions-là. Encore une fois, finalement, on s’est retrouvé avec ce même problème de réaction en face un petit peu de « non, c’est abusé, non, c’est exagéré ».

Christine Tasson : C’était dans une formation à de futurs enseignants ou des enseignants qui étaient déjà en place. On faisait un petit jeu de rôle qui m’avait d’ailleurs été conseillé par Anne Siegel. C’étaient des petits textes, soit des exercices de maths ou d’informatique, soit des situations, soit des extraits de bulletins, des choses comme ça. On donne tous ces textes et on dit aux enseignants qui sont avec nous « est-ce qu’il y a quelque chose qui vous gêne ? Est-ce que vous voyez des biais apparaître ou des stéréotypes ? ». Il y a évidemment énormément de stéréotypes qui ressortent. Dans les bulletins, les filles sont studieuses et laborieuses et les garçons sont brillants mais ne travaillent pas assez ou des situations dans les exercices de maths où on se moque des filles qui vont performer au curling, je crois, parce qu’elles passent bien le balai devant la pierre.
La succession d’exercices a fait que les enseignants ont réagi en disant « c’est n’importe quoi, ce n’est pas du tout ce qu’on fait, ce n’est pas du tout la réalité des exercices qu’on fait. Par quoi vous nous faites passer en faisant cette succession d’exercices ! » Cette prise de conscience les a fait réagir de façon très violente, comme si on était en train de les accuser. On retrouve à peu près le même mécanisme de « je prends conscience ». Après je leur ai juste expliqué que c’était un exercice. Évidemment, quand on veut apprendre à faire des fractions on fait 15 fractions même si les maths ce n’est pas faire 15 fractions d’affilée. Là c’était un exercice sur les stéréotypes et il n’y avait évidemment que des stéréotypes. C’est vrai que la prise de conscience déclenche quand même un certain désarroi.

Anne Siegel : Pour le côté positif de l’affaire, je suis aussi intervenue devant des enseignants avec le même champ. Je n’ai peut-être pas mis tous les modèles mais juste trois ou quatre. Il y avait effectivement un côté déni très fort en particulier sur les problèmes de stéréotype dans les appréciations dans les bulletins scolaires. C’est quelque chose qui a été mis de plus en plus en évidence. Par contre, j’ai eu ensuite des retours : un certain nombre de profs qui étaient très vindicatifs pendant les ateliers sont rentrés chez eux et ont relu tous leurs bulletins. En fait, quelque part, d’abord c’était « non, ce n’est pas possible », n’empêche que c’était la période des bulletins scolaires, ils sont rentrés, ils ont revu tous leurs bulletins et ils ont essayé de limiter les stéréotypes. Là aussi on passe sur cette prise de conscience, de déni. Il faut encaisser, il faut être capable de répondre et ensuite peut-être qu’il y a une part de vérité, peut-être qu’il faut que je me remette en cause et concrètement, effectivement, ils ont sorti leurs bulletins scolaires et ils ont tous relu leurs appréciations. J’ai trouvé ça assez intéressant comme retour.

Christine Tasson : Cette prise de conscience se fait à tous les niveaux quand on est enseignant. À un moment je me suis dit je vais compter combien de fois j’interroge les filles et combien de fois j’interroge les garçons. Je faisais des petits bâtons et catastrophe !, alors que ça fait des années que je m’intéresse à cette question et que je pensais que je n’avais pas ces biais-là ! Et en fait si, quand j’ai commencé à compter c’était n’importe quoi, j’avais carrément un biais. Ou quand je faisais les recrutements Parcoursup où il fallait lire les dossiers et quand on a lu 100 lettres de motivation là on a tous les biais qui ressortent et on commence à trier sur « c’est une fille, elle est nulle en info. Lui il vient d’une 9-3, non, je ne le prends pas », que des biais qui ressortent comme ça juste parce que ça fait 100 dossiers qu‘on fait, qu’on n’est plus en train de se surveiller, que ce sont les biais qu’on nous a inculqués quand nous étions petits. La même chose arrive dans les situations de recrutement de maîtres de conférences, professeurs, chercheurs. Si on n’a pas pris conscience juste avant la réunion, qu’on ne s’est pas fait une piqûre de rappel en énumérant les biais qu’on pourrait avoir, tout de suite on retombe dessus parce qu’on a subi ça et on le ressort. C’est vraiment quelque chose auquel il faut être vigilant, il faut former les gens, il faut tout le temps le rappeler pour éviter de partir dans des biais et, au final, reproduire un petit peu la société dans laquelle nous avons été élevés.

Anne Siegel : Un autre exemple c’est la lettre de recommandation, quand on doit écrire une lettre de recommandation pour les anciens doctorants et doctorantes. J’ai réalisé que quand j’avais à écrire une lettre de recommandation pour des doctorantes, même si j’étais sensibilisée à ce sujet, il y avait des mots que je n’arrivais pas écrire, donc à la fin j’écrivais tout au masculin. Maintenant, quand je fais des lettres, je les écris d’abord au masculin et ensuite je les féminise et là, pour le coup, j’ai l’impression de ne pas être biaisée. Même en étant sensibilisée ça ne sort pas si je pense à la personne en tant que femme. Maintenant je fais tout au masculin et je féminise à la fin. C’est vrai qu’on se retrouve à devoir, comme tu le dis, insister à nouveau, remettre de l’énergie dans la machine même si on est ultra-sensibilisée sur ces sujets.

Anna-Marie Reytier : Alexis, vous étiez sur le terrain, vous nous avez dit que vous étiez professeur avant de rejoindre l’Éducation nationale. Pouvez-vous nous faire un petit retour sur ce qu’elles viennent d’aborder ?

Alexis Kauffmann : Ça me parle. On parle des stéréotypes. J’ai envie de dire que les stéréotypes explicites, carrément la misogynie, c’est quand même en baisse, je pense qu’on peut le dire, qu’on peut l’affirmer, heureusement. Par contre les stéréotypes plus implicites et les biais de genre sont toujours présents. C’est vrai que moi typiquement, sur les bulletins scolaires, combien de fois j‘ai mis « élève sérieuse et appliquée, etc. » et j’ai mis plein de fois à des garçons « n’exploite tout son potentiel », c’est vrai, sans m’en rendre compte. De la même manière aussi la conduite de classe, on me l’a mis sous les yeux. Quand on ne fait rien on a tendance à accorder deux fois plus la parole aux garçons, j’ai dit « tiens, je vais regarder si c’est vrai » et effectivement inconsciemment, comme les garçons ont tendance à vouloir plus s’exprimer ils occupent plus d’espace et ils prennent plus souvent la parole. Donc au sein de ma classe, en mathématiques au lycée, c’était effectivement le cas. Ça c’est le côté professeur.
Maintenant au ministère on essaye de sensibiliser, il y a des actions de formation. Avec Isabelle on a réalisé des petits clips vidéos qui sont toujours là – notamment comment animer un atelier mixte [7] – on vous communiquera les liens, ce sont trois/quatre minutes et ça se diffuse bien. Les enseignantes et les enseignants en formation initiale, mais également en formation continue, doivent être sensibilisés sur ce sujet.

Isabelle Collet : L’autre chose c’est que former des enseignants, être formateur ou formatrice d’enseignants et d’enseignantes c’est un vrai travail compliqué. À Genève je forme les enseignants et les enseignantes au primaire et au secondaire, de manière obligatoire, sur les questions du genre. C’est magnifique, je suis très heureuse d’être là-bas, j’aimerais que ça se fasse partout en particulier dans toutes les INSPÉ [Institut national supérieur du professorat et de l’éducation], mais je suis une vraie formatrice d’enseignants et d’enseignantes. Oui, ils sont résistants et ils sont résistants parce qu’on est en train de leur dire « vous êtes injuste, vous faites mal votre travail ». Au cœur du métier des enseignants et des enseignantes il y a faire un même pari d’éducabilité pour tous et toutes. Là on arrive, on leur dit « c’est ce que tu crois, mais en fait ce n’est pas du tout ce que tu fais ! » Évidemment ils réagissent violemment ! En un seul atelier tout sort de manière hyper-violente, donc c’est compliqué. Il faut installer le discours en montrant déjà que cela arrive à tout le monde, que c’est une des facettes du métier, que bien sûr ce n’est pas ce qu’ils voulaient faire, qu’il y a des tas de domaines dans lesquels c’est problématique, que l’institution a sa part de responsabilité, que les manuels ont leur part de responsabilité et aussi comment on installe une ambiance de classe, bref !, ça ne se fait pas sur un coin de table. On enseigne des gestes professionnels, des attitudes. Bref !, formateur/formatrice des enseignants aux questions de genre c‘est un vrai métier. C’est là, actuellement en France, où le bât blesse. On commence à installer des formations dans les INSPÉ. Il y a un certain nombre d’associations, d’interventions, de clips, de MOOC [Massive Open Online Courses], de trucs à leur disposition, manque de chance il n’y a pas suffisamment de postes dédiés pour des personnes formées aux questions de genre et en capacité de former des enseignants et des enseignantes de primaire et de secondaire. Par exemple si on vient faire un cours sur ce que sont les stéréotypes en informatique à une classe de futurs profs de NSI, on ne leur a pas dit comment, dans leurs classes, faire en sorte que ça n’existe pas. Il ne suffit pas de savoir qu’il existe des stéréotypes en informatique pour savoir comment, dans le quotidien de sa classe, faire en sorte de faire quelque chose de différent.

Anna-Marie Reytier : Pour rester un petit peu sur l’école je vais juste parler brièvement d’un passage qui est dans Les oubliées du numérique et qui m’a énormément marquée – comme tout le livre mais il faut choisir, je ne vais pas tout lire. Vu qu’on parle de l’école, dans le livre vous expliquez qu’on apprend différentes choses à l’école : il y a ce que le professeur nous explique et nous donne comme compétences, comme savoirs, etc., et il y a aussi ce qu’on apprend de manière un peu plus implicite, les comportements sociaux, etc. Vous écrivez dans le livre, je ne vais reprendre la page je ne l’ai pas là, qu’en fait, les filles apprennent à se taire. On apprend en classe qu’on doit se taire. Et ce n’est pas le professeur qui dit « tais-toi » ou ce genre de chose, c’est par les comportements, les dynamiques de classe avec le professeur et les élèves que les filles apprennent qu’elles doivent se taire. Est-ce que vous pouvez revenir sur ça ?

Isabelle Collet : C’est un peu ce qu’on expliquait précédemment et le moment le plus sensible correspond, en France, au collège. En primaire ça va à peu près. Quand on fait des comptages sur les prises de parole en primaire on a quelque chose d’assez équilibré, mais il faut regarder de plus près. Si les classes de primaire sont assez équilibrées, souvent les enseignants, les enseignantes nous disent, « dans ma classe ce sont les filles qui ont le leadership ». Et quand on compte on s’aperçoit que c’est à peu près 50/50. Ce qui se passe c’est qu’on a des filles, pas toutes les filles, qui lèvent tout le temps la main, elles sont tout le temps partantes pour répondre et les garçons ça dépend. En fait ils sont pris en tenaille entre faire plaisir à la maîtresse et répondre, ne pas passer pour des fayots par rapport à leurs copains, ne pas faire trop d’efforts parce que, finalement, ils s’en sortent très bien comme ça, donc c’est un peu plus compliqué. Alors que les filles, si elles ne sont pas trop timides, elles sont tout le temps partantes. Une de mes étudiantes avait interviewé les filles et les garçons en leur demandant « tu lèves la main, la maîtresse ne t’interroge pas, qu’est-ce que tu ressens ? ». Les filles disaient « ce n’est pas grave parce qu’elle voit que je sais ». Les garçons disaient « pour une fois que je lève la main on ne m’interroge même pas ! »
Arrivés au collège ou en fin de primaire ça change, c’est-à-dire que les garçons, pas tous, mais une poignée d’entre eux ont absolument de monter sur scène face à une enseignant, une enseignante qui veut niveler, qui veut donner la parole à tout le monde, évidemment. Ça ne leur va pas du tout. Eux sont en train de manifester qu’ils sont en train de devenir ado et qu’être un vrai mec c’est « moi d’abord, moi devant, moi je parle, moi, moi, moi », on le voit très bien en classe. Je me souviens d’une classe où il y avait un garçon qui réclamait la parole « moi, moi, moi » et une fois qu’il a eu la parole « c’est quoi la question ? », l’enjeu c’était d’avoir la parole. Ce n’est pas tous les garçons, c’est une poignée de garçons, ce qui fait que quand on écoute une classe et qu’on ferme les yeux on entend deux fois plus en général, voire trois fois plus, de voix de garçons.
Quand les filles se lancent, et ça préfigure ce qu’elles vont apprendre dans la vie par la suite, elles sont plus fréquemment interrompues. Si jamais elles hésitent il va y avoir une intervention spontanée qui va leur piquer la parole. Les garçons ne se taisent jamais, quand ils ont la parole même s’ils ne savent pas ils meublent ; ils ont appris un garder un fil pour tout le temps parler. Au bout d’un moment on voit que les filles jettent l’éponge, elles se fatiguent, ou alors, vers la fin de l’heure, elles recommencent à lever le doigt parce que les garçons sont un peu fatigués. Quand je dis les garçons ce sont en général trois ou quatre par classe qui essaient de siphonner l’attention de la classe et l’enseignant/l’enseignante doit essayer de gérer ça et ce n’est pas facile parce que l’enseignant/l’enseignante sait très bien que si on n’accorde pas un peu d’attention à ces garçons ils vont mettre la classe en l’air ou alors ils s’endorment – j’ai aussi vu des garçons s’endormir, évidemment s’ils s’endorment ils ne suivent pas – et en même temps donner la parole à tout le monde.
Ce que j’explique dans mes cours c’est que le cours dialogué, c’est-à-dire ce cours où on construit le cours en interaction avec la classe et qu’on pose des questions, c’est une des façons les plus inégalitaires de construire le cours parce que, en fait, c’est une compétition à la prise de parole, parler, obtenir la parole, alors que des discussions en groupe avec une personne qui prend la parole pour le groupe, et pas toujours la même personne, c’est une façon de rompre cette compétition. Je ne dis pas qu’il ne faut jamais faire de cours dialogué. Je sais par exemple qu’à Genève c’est le mode privilégié pour les enseignants et les enseignantes de faire avancer le cours et c’est là qu’on voit ce genre de dynamique.
Après le collège, arrivés au lycée, on voit des filles qui commencent à reprendre la parole. Si elles ont été suffisamment frustrées précédemment et qu’elles ont compris que ce n’est pas normal elles reprennent la parole, mais pendant les années collège, malheureusement ! Elles ont de bons résultats, tout va bien, d’ailleurs les enseignants et les enseignantes disent « regardez, ça va elles ont des bonnes notes ! », oui, les compétences c’est OK. Prendre sa place, prendre la parole en public, c’est là où ça pèche.

Anna-Marie Reytier : Ce n’est pas lié au numérique. C’est quelque chose qui devrait impacter tous les métiers.

Isabelle Collet : Ce n’est pas lié au numérique. Ce n’est pas lié ni à la discipline ni au sexe de l’enseignant et de l’enseignante. Quelle que soit la discipline, quel que soit le sexe de la personne qui enseigne, on a ce phénomène-là.

Anne Siegel : En quoi ça pourrait expliquer, justement, l’évaporation des filles dans les filières du numérique ensuite ?

Isabelle Collet : On a un effet cumulatif, c’est-à-dire que tous les messages de la société leur expliquent qu’elles ne sont pas légitimes et le fait qu’elles ne prennent, comme ailleurs, pas la parole, aggrave ce même phénomène.
Certes en français, dans les classes de collège, elles ne prennent pas nécessairement plus la parole, mais elles sont sûres de leurs compétences. Elles disent « les garçons lisent une page par heure, de toutes façons ils sont mauvais ». Le jour où elles reprennent le dessus elles habitent la classe. Dans les maths, dans les sciences, dans le numérique, on ne leur accorde pas cette légitimité, on ne leur accorde pas spontanément leurs compétences, donc elles ne peuvent jamais en faire la démonstration, elles n’ont pas les moyens de déconstruire cette croyance du fait qu’elles ne seraient pas légitimes, donc, en quelque sorte, on ne rattrape pas le coup. Pour la prise de parole, en l’occurrence, elles n’ont jamais l’opportunité de faire la démonstration, pour elles et pour les autres, qu’elles savent. Si, en plus, aucune des filles ne prend la parole, tout le groupe, les filles vérifient les unes par rapport aux autres qu’on n’a aucune preuve qu’elles savent.

Anna-Marie Reytier : Je crois que vous vouliez réagir tout à l‘heure.

Alexis Kauffmann : Je ne me souviens plus, d’où l’intérêt de mener certaines actions où on va sortir les filles de leur classe, les regrouper entre elles, je pense à des actions avec la Fondation Blaise Pascal ou d’autres. Par exemple demain, dans le cadre du Printemps de l’Orientation, on accueille des lycéennes au ministère pour leur montrer les métiers du numérique au sein du ministère de l’Éducation nationale et elles font un tour de tous les ministères avec l’association Moi dans 10 ans [8] en l’occurrence, uniquement des lycéennes du même lycée. Ponctuellement ça désinhibe, elles se sentent bien, elles prennent la parole, elles discutent sur ces sujets sans avoir peur, justement, d’être jugées par leurs camarades garçons, ça peut être intéressant.
On essaie de sensibiliser les jeunes aux réseaux sociaux parce qu’il y a pas mal de dangers notamment quand ils sont très jeunes, mais on ne peut pas non plus tout demander à l’école sur ces questions-là. Il y a la société, il y a les parents, ce n’est pas du tout pour me dédouaner, mais quand on dit que les filles ne prennent pas la parole, ce n’est pas qu’à l’école que c’est comme ça, ça s’intègre petit à petit implicitement, inconsciemment j’ai envie de dire. C’est vraiment un effort collectif, les mentalités doivent évoluer globalement. Après, bien, sûr on agit.

Isabelle Collet : C’est justement la force de l’école. On aimerait que l’égalité soit la mission de tout le monde – des familles, des médias, de la vie politique, des entreprises –, ce serait top, après on n’est pas complètement naïfs, mais c’est la mission de l’école. C’est là que c’est super important, c’est-à-dire que l’école n’est clairement pas l’instance la plus discriminante, je pense même que c’est probablement une des moins discriminantes, mais si elle ne fait rien en disant « le maximum de problèmes c’est dehors, ce n’est pas chez nous », en fait elle laisse toutes ces représentations la traverser. Si elle se contente d’être un milieu normal, eh bien elle est normalement sexiste comme l’extérieur, donc il faut qu’elle rame dans l’autre dans l’autre sens. C’est là où, parfois, c’est difficile avec des enseignants et des enseignantes qui disent« moi je suis neutre, je ne suis pas militant ». Dans ce cas-là je leur dis : « Donc l’échec scolaire ce n’est pas votre truc ! — Ah ! Vous vouliez dire militant comme ça ? — Oui, je voulais dire militant comme ça ». À partir du moment où ne veut pas se résigner devant des inégalités qui nous traversent ça veut dire qu’on va ramer dans l’autre sens et qu’on va faire des efforts compensatoires. Ce n’est pas ne pas être neutre, c’est faire les efforts compensatoires que nécessite l’égalité.
Tu parlais de non-mixité, ça a été beaucoup débattu. Souvent on se dit que la non-mixité ça ne va pas, c’est un aveu d’échec, le monde est mixte, si on fait des trucs non mixtes les filles ne vont pas s’en sortir après. Je suis d’accord que c’est décevant, c’est intellectuellement décevant mais pragmatiquement ça marche. Si, pendant ce petit moment, les filles entre elles se rendent compte qu’elles sont déjà plein à être intéressées vu que toutes celles qui sont là sont intéressées, qu’elles peuvent dire des choses entre elles et qu’elles sont compétentes, ça leur laisse une impression qui n’est pas du tout la même que celle qu’elles vivent quand elles sont morcelées dans les groupes de garçons. Dans un colloque d’informatique international à Lyon je me souviens qu’il y avait eu une session femmes. La chose la plus manifeste de cette session femmes c’est que les femmes ont dit « en fait nous sommes nombreuses ! ». Oui, effectivement, elles étaient, je ne sais pas, 18 %/20 % dans un énorme colloque, mais toutes dans une salle ça faisait quand même du monde. Voir cet effet-là c’est quand même extrêmement rassurant sur sa légitimité.

Anne Siegel : Si je peux rebondir, ce qui m’interpelle beaucoup avec tout ce que tu racontes depuis tout à l’heure avec les lycées c’est qu’on vit exactement la même chose dans les labos et à l’université. La question de la prise de parole, de se faire interrompre ou de ne pas avoir l’occasion de parler c’est quelque chose que vivent les femmes au quotidien. La question de la légitimité c’est quelque chose qui revient systématiquement chez les femmes en particulier.
Ce qui me fascine quand on discute avec un certain nombre de femmes dans des contextes individuels ou collectifs, c’est justement le fait qu’elles réapprennent, qu’elles comprennent que ce qu’elles vivent individuellement, sur lequel elles culpabilisent par rapport à leur carrière, est finalement un phénomène collectif parce que leurs voisines le vivent aussi, mais elles n’étaient pas au courant que c’était le cas. Je me souviens avoir fait cette remarque dans une intervention sur une conférence internationale avec des sociologues, j’avais dit que j’étais contente parce qu’on avait compris au laboratoire que les problèmes n’étaient pas de l’ordre de l’individuel mais justement du collectif et que ça a fait bouger les lignes et la réponse a été « ça on le sait le sait depuis 50 ans ». Merci ! Ce qui m’a fascinée ce sont tous ces enjeux de parité où on doit remettre de l’énergie à tous les niveaux – au collège, au lycée, à l’université, dans les laboratoires – pour réapprendre des choses qui sont connues depuis 50 ans, qui sont effectivement des phénomènes de culpabilisation, d’absence de légitimité. En se regroupant et en en parlant on s’aperçoit que les mécanismes sont sociétaux, que des mécanismes sociétaux s’adressent collectivement tandis que des mécanismes individuels se résolvent individuellement de manière beaucoup plus complexe.

Isabelle Collet : C’est la différence entre un rapport social et une relation sociale. C’est-à-dire qu’il y a des rapports sociaux qui nous dépassent dans les labos.
Il y a aussi un truc à faire avec les hommes là-dessus. On parle beaucoup du sentiment d’imposture, que les femmes ressentent un sentiment d’imposture. Oui ! Mais en psychosocial on s’aperçoit que les hommes souffrent du même sentiment d’imposture, mais ils ne l’avoueront pas même la tête sur le billot. Quand on leur jure que ça ne sortira pas d’ici, oui ils acceptent d’en parler. Ce qui fait que collectivement les hommes vivent ce même sentiment d’imposture, mais n’en parlent pas les uns les autres et pensent que collectivement ils sont à leur à leur place et ils se renforcent mutuellement. Alors que les femmes parlent plus volontiers de leur sentiment d’imposture vu que, de toute façon, on projette sur elles qu’elles le ressentent et on pense que c’est un truc à elles et pas un truc des hommes. Je suis sûre que les hommes pousseraient un soupir de soulagement si on levait cet autre secret de polichinelle qui fait que tout le monde souffre du sentiment d’imposture.

Anne Siegel : Si je peux aller dans le sens contraire, c’est que justement au niveau d’IRISA, du laboratoire, on a travaillé en groupes en non-mixité, ça faisait partie des dispositifs pour la prise de conscience. La question du syndrome de l’imposteur est arrivée. On a eu une séance en non-mixité sur le syndrome de l’imposteur qui a diffusé et là les hommes nous ont dit « on veut venir ». Ils étaient jaloux que nous soyons en train de discuter entre femmes de ces questions. On leur a dit non, mais on leur a envoyé les diapos puisqu’il y avait un diaporama. C’est vrai que c’est à ce moment-là que la parole s’est ouverte. Ce mécanisme de prise de conscience collective pour ensuite adresser des enjeux, s’apercevoir que les enjeux sont partagés et ensuite comment les dépasser, je trouve que c’est ce qu’on voit dans les laboratoires, mais ça demande de passer par des dispositifs de non-mixité qui sont effectivement globalement décriés. On a eu un certain nombre de remarques y compris au niveau du CNRS, « en tant que CNRS vous soutenez la non-mixité dans des réunions ». On a vérifié, c’est légal, moi je maintiens qu’on n’a pas empêché quelque chose de légal. Point barre ! C’est le point, mais il a fallu aller vérifier, donc c’est quelque chose qui est extrêmement agressif, qui est vu comme agressif par un certain nombre de personnes et qui, pourtant, est extrêmement utile et on réinvente la roue ; ce qui est très déprimant c’est qu’on réinvente la roue !

Anna-Marie Reytier : Je ne sais pas si vous voulez réagir Christine.

Alexis Kauffmann : En tout cas moi je serais presque prêt à avouer à demi un sentiment d’imposture à être présent ici en vous racontant mon histoire.
Je voulais rebondir parce que tu as parlé de la neutralité, je vais parler de la liberté. Une des caractéristiques du nouveau lycée c’est qu’on laisse aux élèves le choix plus tôt qu’avant, à 15/16 ans, on va parler de cet âge, de choisir dans le lycée général et technologique des spécialités en toute liberté, en théorie. Tu disais que vous aviez 30 %, nous, l’objectif c’est 30 % de filles, dans certaine spécialités on est à 15 %. Par exemple, dans la nouvelle spécialité Numérique et sciences informatiques on a des chiffres qui sont très bas, les filles sont à 15 %, en Sciences de l’ingénieur également, dans ce type de spécialité, 15 % c’est un déséquilibre qui est énorme. Dans certains établissements vous pouvez avoir des enseignants qui disent : « So what !, elles choisissent, après tout on ne va pas les forcer, elles ont choisi autre chose, Humanités, Langues, Science-po, histoire-géo, etc. ». Je pose la question : sont-elles si libres que cela finalement ?

Isabelle Collet : Est-ce que nos choix sont toujours nos choix ?

Anna-Marie Reytier : Je crois que c’est une discussion bien plus philosophique.

Isabelle Collet : Non, c’est une discussion strictement sociologique, il y a des tas de phénomènes. Il y a des phénomènes de stéréotype. On demande aux filles et aux garçons, les filles disent : « Je n’aime pas. — OK, ça veut dire quoi je n’aime pas ? — Ça ne m’intéresse pas. — Ça veut dire quoi ? Tu connais ? Tu as déjà essayé ? — Eh bien non, je n’aime pas. » Les filles en informatique que j’avais interviewées à Genève, en Suisse romande, dans des écoles qui correspondraient à des IUT, étaient capables d’expliquer pourquoi elles aimaient l’informatique et les garçons disaient « j’aime, ça me passionne, j’ai toujours aimé ». On se rend compte qu’on ne leur a jamais demandé de se justifier sur pourquoi ils étaient là, donc ils n’avaient jamais vraiment réfléchi au-delà de « j’aime ». C’est une très bonne raison d’y aller, mais ils n’avaient pas construit le discours. Les filles avaient tout le temps été obligées d’expliquer pourquoi, alors qu’elles sont des filles, elles sont là quand même. Elles avaient des discours très construits. Quand on a 13/14/15/16 ans, au bout d’un moment ça donne des doutes. Si on vous demande « tu es sûre ? ». Une fille m’avait dit : « On m’a dit qu’il ne fallait pas que j’y aille parce je suis bien trop féminine ». Ou : « Non, tu n’auras pas ta place parce que tu ne joues pas aux jeux vidéos ». Ce n’est pas facile d’être droite dans ses baskets quand, en tant que fille, on vous dit ça, comme un garçon qui dit « je voudrais faire assistant social. — Ouais, tu es PD ! » C’est ce qui se passe au collège, donc évidemment c’est compliqué et arrivées au lycée c’est compliqué de faire des choix libres, autonomes, renseignés, etc.

Anne Siegel : Si je peux rebondir là-dessus dans Les décodeuses on a justement interviewé nos chercheuses, ingénieures et enseignantes-chercheuses et on leur a demandé de s’exprimer, de raconter leur parcours, de raconter leur science, de raconter le moment où elles ont eu le déclic pour leur carrière et, en dernier lieu, de raconter aussi des exemples de sexisme ordinaire. Certaines nous ont dit qu’elles s’étaient bien creusé la tête pour trouver du sexisme ordinaire. D’autres ont répondu « beaucoup de sexisme ordinaire ». On a choisi à chaque fois un exemple pour chaque BD. C‘est vrai que c’est intéressant de voir effectivement ces remarques qu’elles ont pu avoir pour certaines des enseignants, des parents, des collègues de promotion quand elles sont rentrées dans les écoles d’ingénieur. Léa Castor, l’illustratrice, a mis ça sous l’emblème d’un personnage qu’elle a appelé Jean-Pat qui a tous les âges, toutes les couleurs, tous les types d’avis. Le pauvre Jean-Pat n’a pas de bol, ça c’est sûr, mais c’est vrai que c’est assez fascinant de voir revenir de manière quand même assez récurrente ces dispositifs, ces mécanismes de sexisme ordinaire qui ont porté atteinte à la légitimité. En échange, par contre, ce qui a été intéressant ensuite, c’est quand on a discuté à nouveau avec les toutes les décodeuses, certaines sont revenues en arrière et nous ont dit : « On m’a posé la question sur le sexisme ordinaire, ensuite j’ai réfléchi à nouveau et j’ai réalisé que j’avais aussi eu un certain nombre d’évènements dans ma carrière » : des personnes, que certaines ont appelé des anges gardiens, d’autres ont utilisé plusieurs termes, souvent des femmes d’ailleurs, leur ont tapé un petit peu sur l’épaule en disant « vas-y, essaye, il faut y aller ».
Donc il y a ce côté sexisme ordinaire qui existe au quotidien, mais il y a aussi tout le corps enseignant, parental, accompagnant, qui est souvent là pour donner un encouragement en termes de solidarité en disant « tu peux y aller ». Par contre, si on ne tape sur l’épaule des jeunes filles en disant « tu es une victime », on perd effectivement des gens et c’est un peu dommage.

Anna-Marie Reytier : Christine peut-être.

Christine Tasson : Je suis entièrement d’accord. Un évènement dans ma carrière, quand j’ai voulu faire un stage de M2 et j’ai dit « j’aimerais bien venir faire un stage » et on m’a dit « ah oui, on manque de femmes ! ». La même personne était un mentor incroyable et il m’a montré la voie pour être là où je suis. J’ai eu au moins trois personnes, des hommes, qui m’ont soutenue pour être chercheuse et être là. Je pense que chaque chercheur, enseignant-chercheur, professeur, maître de conférences, directeur de recherche, a quelqu’un, dans sa carrière, qui l’a poussé. Le problème c’est que les garçons rentrent souvent dans un réseau beaucoup plus facilement que les filles et si on ne fait pas attention à ce que les filles aient un réseau, même si c’est un processus artificiel, qu’on force ce réseau par du mentorat, par des actions, eh bien elles peuvent sortir sans être épaulées, sans être guidées et sans qu’on les mette dans la place. Je ne sais pas si quelqu’un dans ce laboratoire n’a jamais été épaulé pour arriver à son poste.

Isabelle Collet : Si on m’avait interviewée quand j’avais 20/22 ans, j’aurais pu dire que je n’avais pas vécu de sexisme ordinaire, je ne vois pas, toutes les filles peuvent aller en informatique, allez, courage, mettez-vous un coup pied de fesses, tout va bien. J’étais vraiment là-dessus vers 25 ans, sans réfléchir pourquoi je n’avais pas poursuivi après la licence, ça m’est venu plus tard. Il faut reconnaître que quand on est une femme hétérosexuelle en informatique on est devant un marché de relations assez ouvert. Mon copain était avec moi en informatique, donc je n’ai eu aucun problème pendant mes études et plus tard, après coup, j’ai réalisé qu’en fait j’étais respectée à travers lui. C’est-à-dire que j’avais des copines qui avaient des problèmes avec des mecs qui étaient lourds, qui faisaient courir des rumeurs sur leur moralité ou leur sexualité, moi ça ne m’arrivait jamais, mais ce n’était pas moi qu’on respectait, c’était mon mec qui était une année avant moi et qui était respecté en tant qu’informaticien. L’autre avantage que j’avais c’est que j‘avais des résultats suffisamment bons pour qu’on ne mette pas en doute ma place. Les filles qui avaient des problèmes sont celles qui avaient des résultats pas mauvais, moyens. Les garçons qui avaient des résultats moyens il fallait qu’ils bossent ; les filles qui avaient des résultats moyens peut-être qu’elles auraient dû faire une autre filière. Effectivement je n’ai pas eu de problèmes et je sais qu’à l’époque j’ai participé à une certaine ambiance sexiste parce que, en plus, ça me valorisait, j’étais une fille exceptionnelle parce que j’étais une exception, c’était super. J’ai compris après coup parce qu’on grandit. Je comprends que c’était aussi, de ma part, un mécanisme de défense parce que c’est suffisamment compliqué comme ça, on pioche les ressources qui nous aident et on ne se rend pas compte qu’une partie de ces ressources qui nous aident, malheureusement, en fait, elles jouent contre nous et contre les autres femmes dans la filière.
Mais je ne veux surtout pas dire que les femmes sont pires que les hommes. Des fois, quand je raconte ça, il y a des gens qui me disent : « Les femmes sont pires ». Non ! C’est un mécanisme de protection et même si j’ai participé je faisais peut-être, je ne sais pas, 1/10e de ce que faisaient les gros lourds toxiques de ma filière. Je n’étais pas nécessairement solidaire, mais on ne peut pas dire pire, c’est tout à fait autre chose.

Christine Tasson : Pour contrer ce genre de phénomène, c’est bien d’avoir des groupes avec un certain nombre de filles et qu’elles ne soient pas isolées justement pour créer une ambiance, créer aussi un soutien quand il y a des difficultés ou des personnes plus à l’aise. La question c’est comment on y arrive dans le supérieur si, après la barrière du collège puis celle du lycée, on ne peut pas les recruter.

Isabelle Collet : Dans cette fameuse école type DUT dont je parlais, en Suisse romande, en gros il y a deux à trois filles par promo de 40. Effectivement 3 sur 40 ça ne fait pas grand-chose. Ça dure trois ans – première, deuxième, troisième année. Si on arrive à regrouper les filles des trois années, peut être que ça fait dix filles ou peut-être huit, mais ça fait déjà un groupe, ce n’est plus l’isolement, et réussir à faire des activités inter-filières voire inter-promos parce qu’en génie civil, en micro-technique il n’y a pas beaucoup de filles non plus, mais si on arrive à faire des activités où ces filles isolées se retrouvent toutes, on change un peu la donne. Ce qui est catastrophique c’est quand des enseignants ou des enseignantes me disent : « J’ai fait des groupes, mais il faut qu’il y ait au moins une fille par groupe ! ». Non !, c’est une catastrophe déjà parce qu’on ne peut pas mettre une fille par groupe, il n’y en a pas assez, et on les brise les petites solidarités qui ont réussi à se créer et on vaporise les filles. Ça ne va pas ! J’ai vu une école où des garçons n’avaient pas de filles dans leur groupe et ils voulaient leur fille. Cette idée-là devient franchement malsaine. Trouver au contraire des solutions pour permettre aux quelques filles qu’on a de se réunir, de se regrouper, de travailler ensemble. Pour le coup, je me souviens d’un binôme de filles qui s’est constitué en disant « on va leur montrer, parce que l’année d’avant ça été dur, ils étaient pénibles, là on est ensemble, on va tout défoncer » et elles ont tout défoncé, donc ça renforce. OK, ce n’est toujours pas de la mixité mais au moins ça renforce une légitimité.

Christine Tasson : Ce à quoi je pensais, ce que tu disais c’est qu’à partir de 30 % de filles on a un sentiment de mixité. Est-ce qu’on peut imaginer une mise en place de quotas ? Est-ce que ce serait légal ou envisageable à la fac pour avoir justement 30 % de filles dans toutes les filières, ou de garçons dans les autres filières ?

Anne Siegel : Et dans les laboratoires ?

Christine Tasson : C’est l’étape suivante dans mon raisonnement.
Je ne sais pas s’il y a des blocages là-dessus. Je sais qu’individuellement chaque personne en charge du recrutement peut biaiser l’algorithme, agir à son échelle. Le raisonnement c’est qu’à partir du moment où on a trop de gens qui peuvent réussir dans la filière et que la variation tient aux notes qui ne sont pas forcément représentatives parce que telle note dans tel lycée n’a pas la même valeur dans tel autre lycée et faire une moyenne avec des coefficients ou un apprentissage algorithmique ou je ne sais quoi va nous faire, certes, un classement total mais qui ne va pas forcément refléter la façon dont vont réussir les étudiants. Les notes ne sont pas forcément représentatives. À partir du moment où on a cet ensemble d’élèves qui peuvent réussir, on ne peut pas forcément les classer, on ne peut pas les différencier, donc pourquoi ne pas prendre 30 % parmi ce groupe d’élèves qui, de toute façon, ne pourront pas tous rentrer.

Isabelle Collet : C’est légal. On a eu un groupe de travail du ministère de l’Éducation nationale l’an dernier autour de la réforme du bac, ça a été une des questions posées. L’inspecteur général qui coordonnait le groupe de travail dit qu’en soi rien ne l’empêche. Parmi les personnes qui étaient dans le groupe de travail le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’y a pas eu un grand enthousiasme. L’inspecteur général, lui, était effectivement prêt à pousser vers l’établissement d’un quota. J’avais discuté avec un responsable d’un DUT informatique du Nord de la France qui me disait qu’il n’arrivait pas et que dans les personnes qui postulaient il avait facilement 600 garçons et peut-être 50 filles. Je lui ai demandé : « Combien as-tu de places ? — J’ai 100 places. — Tu peux faire la parité quand tu veux. Qu’est-ce qui te prouve que ces 50 filles n’ont pas le niveau ? OK, 600 garçons tu les prendras pas tous, mais si ça se trouve ces 50 filles ont réellement le niveau pour aller dans ton DUT. En tout cas le 30 % ne semble pas absurde ». Donc on peut, ce n’est pas qu’on n’a pas assez de personnes, c’est qu’ il y a effectivement un déséquilibre très important. »
Si on est d’accord sur le fait qu’il n’y a pas de cerveaux roses et qu’il n’y a pas de cerveaux bleus, quand on est devant un amphi d’informatique avec 15 % d’un sexe et 85 % de l’autre, dans les 85 % qui est là grâce à la discrimination longue et continue des filles qui ne vont pas réussir à se maintenir jusqu’à l’école d’informatique ? Si on suppose que ce sont des construits sociaux, sur les 85 on peut se demander quels sont les 20 % qui sont là parce que les filles ont été poussées dehors. Peut-être qu’un quota c’est effectivement un mécanisme de rattrapage. D’ailleurs je peux vous le refaire sur les classes sociales. Quand on regarde le pourcentage de personnes de classes sociales défavorisées qui arrivent jusqu’à l’école d’ingénieur, puisque là on est à peu près d’accord qu’être pauvre ce n‘est pas biologique, quel pourcentage de personnes des CSP++ est là grâce à l’éviction de personnes de classes sociales qui n’ont pas réussi à se maintenir jusqu’au bout ?

Alexis Kauffmann : Maintenant que tu as bifurqué sur les classes sociales.

Isabelle Collet : On peut croiser les deux, n’hésite pas !

Alexis Kauffmann : On peut croiser les deux.
Sur la question des quotas, le mot a été lâché, le mot est très sensible, mais c’est vrai qu’on peut être pro-actif. On a une situation où, dans certaines spécialités, on a 15 %, on souhaiterait arriver à 30 %, comment faire ?, en tout cas comment faire sans quotas explicitement ? On peut d’abord informer les lycéennes, les collégiennes aussi, faire en sorte que le numérique soit attirant parce qu’il y a aussi une certaine image, je dis numérique, mais informatique, etc. Il y a ça et puis les opportunités sont extraordinaires, il faut vraiment le dire, il faut le porter, parce que c’est réel.
On peut accompagner le stage de troisième, on peut demander aux entreprises de faire quelque chose de très précis, vraiment ciblé pour les collégiennes, c’est aussi les favoriser quelque part ; des actions de mentorat en seconde, évidemment sensibiliser les chefs d’établissement. On pourrait très bien demander à la direction, le ou la chef d’établissement, que ce soit plus ou moins dans ses objectifs d’améliorer la situation. Si c’est dans les objectifs de la direction ça peut jouer aussi explicitement. On parle éventuellement d’un label égalité avec différents critères pour voir si l’établissement est inclusif, pratique l’égalité et a justement réussi à faire remonter un petit peu certains pourcentages dans les filières qui sont trop déséquilibrées, des choses comme ça. Évidemment, à ce moment-là, on attend aussi du supérieur qu’il s’aligne sur cette réforme avec les nouveaux profils, qu’il soit plus accueillant, qu’il revoie éventuellement ses critères de recrutement comme vient de l’évoquer Isabelle.

Anna-Marie Reytier : On parlait du mot un peu sensible des quotas qui peut être une manière de faire du rattrapage comme vous le disiez. On en a parlé entre nous, souvent, en face on nous dit « c’est de la discrimination mais positive de faire ça ». Du coup on avait posé cette question : si on fait du rattrapage ce n’est pas de la discrimination positive ?

Isabelle Collet : C’est ça, c’est du rattrapage comme on disait. Effectivement discrimination positive, discriminer ce n’est pas bien, il ne faut pas discriminer, on est d’accord. C’est ce que je disais tout à l’heure. Si on prend acte que les sélections qui se font ce n’est pas que du mérite, c’est-à-dire que, bien sûr, les personnes ont du mérite mais par rapport aux gens qui se lancent dans la même compétition, sur le même niveau. Je suis une femme professeur, ce n’est pas hyper-courant, mais je me suis battue avec d’autres femmes professeurs, blanches, issues de milieux socio-professionnels plutôt favorisés. Si on demande individuellement aux gens de céder leur place à un groupe social qui a été moins favorisé, bien sûr que les gens vont protester. C’est pour ça que ça doit être une politique qui vient du haut, une politique d’établissement, une politique institutionnelle. Il ne faut pas demander aux gens de céder leur place individuellement, il faut mettre en place des dispositifs. Et puis il y a des façons plus malignes que d’autres de faire des quotas. Par exemple à l’université de Trondheim, en Norvège, ils ont recruté la promo d’informatique normalement et les 30 places qui venaient ensuite ont été réservées aux femmes. Donc mécaniquement ils sont montés à ce fameux 30 % qui donne un sentiment de mixité. Les garçons n’ont pas eu moins de places, ils ont augmenté la taille de la promo avec les 30 femmes venant ensuite. Pour être sûrs qu’il n’y ait pas trop de rumeurs sur le fait qu’elles n’avaient pas le niveau, si elles sont c’est par pitié, c’est toujours l’angoisse qu’on a avec les quotas, ils ont dit « les 30 qui viennent ensuite ont le même niveau moyen que le reste de l’université ». Comme tu le disais, quand on va faire la sélection sur la troisième décimale quel sens la note a-t-elle et puis ce n’est pas le même établissement.
Je suis devenue sociologue. Au lycée, je ne savais que j’allais être bonne en socio, je n’ai fait de socio au lycée ! Ce n’est pas avec ce que je faisais au lycée que je pouvais savoir que j‘allais être compétente en socio ou en informatique d’ailleurs. Là on a NSI qui commence mais 15 % de filles ça ne fait quand même pas grand monde. Comment savoir si les gens vont être bons dans une discipline qu’ils n’ont jamais faite ? On ne peut pas vraiment inférer ça des maths ! Je n’ai pas le sentiment d’avoir été très bonne en maths pour avoir fait des études d’informatique. Il y a des filières d’informatique qui demandent un excellent niveau en maths, d’autres pas, c’est très difficile d’inférer depuis les notes. En effet se dire que la moyenne au bac ou le dossier scolaire ou les appréciations scolaires – « a du potentiel mais ne réalise pas... » ! Comment faire une évaluation au mérite uniquement sur ces données-là ? Il y a quand même une bonne part d’arbitraire, biaisée, comme on l’a dit, sur les stéréotypes sexués.

Christine Tasson : Si on transpose ça au recrutement des enseignants-chercheurs/chercheuses, etc., le point qui coince c’est « on ne va pas mettre des quotas sur les deux pauvres postes qu’on va avoir cette année, parce que ce pauvre garçon qui est excellent, qui est stratosphérique en recherche, évidemment qu’on veut le recruter ». Donc la solution, je le dis pour le CNRS, c’est de rajouter 30 % de postes pour recruter des femmes.

Isabelle Collet : Bien sûr !

Anne Siegel : On peut dire au PDG du CNRS qu’il se rende au ministère pour poser la question.

Isabelle Collet : C’est sûr qu’on va prendre le profil stratosphérique. À l’université de Genève on a eu plusieurs fois le cas. Déjà on est obligé d’avoir une short list avec de la mixité, on ne peut pas faire une short list mono-sexe. Parfois ce n’est pas dans les disciplines où on s’y attend le plus que c’est le plus compliqué. Quand on a une short list en psycho avec que des hommes on peut sérieusement s’interroger sur la façon dont le recrutement a été fait. On a eu plusieurs fois le cas où la commission de spécialistes n’arrivait pas à départager un candidat et une candidate. Dans ces cas-là on a une petite ligne qui dit « à profil équivalent le sexe sous-représenté est favorisé pour le recrutement ». Au niveau professoral, le sexe sous-représenté, je vous le donne en 1000, ce sont les femmes. Oui, le profil stratosphérique de toute façon on le prend, mais si, au bout du compte, on se demande « l’un ou l’autre ?, les deux sont très bons », à ce moment-là on prend le sexe sous-représenté et c’est déjà ça !

Christine Tasson : Dans ce cas-là on ne va pas augmenter le nombre de femmes parmi les enseignants-chercheurs et chercheuses.

Isabelle Collet : Quand tu te retrouves à la fin avec un homme et une femme et que, finalement, tu prends la femme parce que c’est le sexe sous-représenté, plusieurs fois on a cassé des décisions parce qu’à profils égaux ils avaient quand même pris l’homme.

Anne Siegel : Je pense que la difficulté par rapport aux pratiques qu’on peut avoir dans l’enseignement et la recherche en France c’est qu’il y a quand même une très grande réserve à l’idée de casser des décisions, en particulier les décisions liées aux postes de recrutement enseignants-chercheurs qui sont souvent de un poste. Si on a deux postes c’est plus facile de faire de la mixité. Si on n’a qu’un poste ça devient compliqué d’inverser. J’ai assez peu entendu parler de conseils d’administration qui ont inversé les classements pour faire remonter les choses.
Au niveau du CNRS ou des concours de recherche on a un peu plus de facilité là-dessus puisqu’on a des listes. Comme on a des paquets de recrutement on peut être un petit peu plus attentifs au fait que les recrutements soient justement un petit peu plus mixtes et, en tout cas, éviter les 100 % XY, c’est au moins quelque chose qu’on évite. Il faut reconnaître qu’on n’en est pas encore à mettre des quotas. Pour l’instant on est quand même à respecter les propositions des comités de recrutement et, éventuellement, à ajuster à la marge toujours sur la question à mérite égal.
La difficulté est souvent aussi sur l’évaluation de ce qu’on appelle le mérite. Le conseil scientifique du NS2I avait travaillé là-dessus, savoir ce qu’est un dossier méritant, c’est un peu l’équivalent du troisième chiffre après la virgule sur Parcoursup. Quand on a des dossiers équivalents, qu’est-ce qu’un dossier stratosphérique ?, qu’est-ce qu’est un dossier extrêmement méritant ? Comment compare-t-on un dossier masculin avec un dossier féminin avec, en particulier, les enjeux de carrière liés à la parentalité, globalement les enjeux de carrière liés au fait d’être une femme, c’est quelque chose pour lequel on n’a pas encore trouvé la solution. La seule solution serait que légalement on ait le droit de faire des quotas et on n’a pas le droit de le faire pour l’instant, ce n’est pas le cas.

Isabelle Collet : Et comment on active des biais. J’ai vu comment on traumatise deux groupes différents de chercheurs en bio : un groupe évalue Adam, l’autre groupe évalue Sarah. Adam a visiblement un bien meilleur dossier que Sarah et après on les met ensemble on leur dit que c’est le même dossier. Ils se replongent dans le dossier, ils disent « non ! ». Si, c’est le même dossier parce qu’on a justement des biais qui font que des choses semblent intéressantes chez un homme et les mêmes semblent douteuses chez une femme. À l’université de Genève on avait analysé : les femmes avaient plus tendance à être jugées éparpillées ou éclectiques alors que les hommes étaient vraiment compétents, très ouverts dans de nombreux domaines. Si les femmes restaient toujours dans leur même domaine elles étaient bornées alors que les hommes étaient des experts dans leur domaine ; les choses sont lues de manières différentes. Vous traumatisez un groupe de chercheurs avec des choses comme ça parce qu’ils sont tous en train de dire « nous sommes des scientifiques, on évalue sur dossier ». Non, ce sont des humains, hommes et femmes même combat là-dessus, les mêmes biais s’activent. Après il y a les biais conscients : « elle va nous faire des enfants ».

Christine Tasson : « Comment avez-vous fait pour recruter une femme enceinte ? », je cite.

Isabelle Collet : Ça se voyait ? Non ? Complètement imprudent !

Anne Siegel : Avant ce n’était pas possible, elles ne pouvaient pas venir à l’audition. Maintenant qu’on peut faire des auditions en visio, ça devient possible !

Isabelle Collet : Catherine Marry qui avait étudié au CNRS les parcours des hommes et des femmes en bio avait pris la bio exprès parce que l’argument de vivier ne tient pas. En informatique c’est facile de dire que dans le vivier il y a très peu de femmes donc c’est difficile. En bio, dans le vivier, dans les jeunes chercheurs/chercheuses, il y a beaucoup de chercheuses. Elle avait montré que le fait d’avoir des maternités ne changeait rien au parcours des femmes. Qu’elles aient ou qu’elles n’aient pas d’enfant, comme elles sont soupçonnées avoir des enfants, leur carrière cale. Tant qu’à faire, si on en veut autant en faire à ce moment-là ! Chez les hommes, par contre, elle avait montré que ceux qui avaient beaucoup d’enfants pouvaient faire de grandes carrières, parce que, en général leur épouse ne travaillait plus.

Anna-Marie Reytier : On a essayé de faire un petit tour d’horizon. J’aimerais juste savoir s’il y a des questions dans la salle. Il y a un micro puisqu’on enregistre, vous n’allez pas vous entendre, je vous rassure, c’est juste pour que nous puissions capter le son. On va commencer avec madame peut-être.

Anne Siegel : On interroge les femmes d’abord.

Public : J’ai une information, une anecdote et une question.
Pour information, Sorbonne Université vient de sortir une vidéo [9] justement sur les biais lors des recrutements d’enseignants-chercheurs que je vous encourage à aller voir, ça a été fait par le Théâtre de Paris. Le jour de la présentation des personnes, des hommes professeurs, ont dit « cette vidéo est super mal faite, c‘est n’importe quoi ! ». En fait j’avais vraiment vécu ce qui est marqué dans cette vidéo. Je pense qu’il faut vraiment parler de cette vidéo parce qu‘elle est assez intéressante. Je vous enverrai le lien quand je le trouve.

Anne Siegel : C’est sur la chaîne YouTube de Sorbonne ?

Public : C’est sur YouTube Sorbonne, c’est sorti pas ce lundi mais le lundi d’avant, ça fait une semaine ou dix jours, c’est très intéressant. Elle montre justement scientifiquement tous les biais, les biais sont nommés, j’ai oublié tous les noms des biais, Mafalda, etc., dont un par rapport aux articles : on va mettre en question avec qui elle a coécrit alors que le nom de l’auteur était le même. C’est une information.
Une anecdote : à chaque fois que je dis que je suis professeur à Sorbonne Université on me demande si je suis professeur d’espagnol, donc double peine de moi.
Ma question était plus par rapport aux ressources en primaire et au collège. Il y a ce biais que si on est informaticien on aime bien les jeux vidéos. J’ai travaillé dans une équipe qui fait de l’environnement informatique pour l’apprentissage humain, on travaille sur les jeux, mais c’est vrai que ça crée un biais parce que, quand on n’aime pas les jeux, on peut quand même aimer l’informatique. Pour moi il y a là un problème par rapport aux ressources pédagogiques qu’on propose en primaire, au collège, comment montrer une autre informatique. L’autre biais c’est aussi informatique = mathématiques, il y a plein d’exercices qui sont des énoncés de mathématique, pour moi, clairement, ce ne sont pas des énoncés d’informatique, j’ai une collection d’exemples assez intéressants. Je me demande s’il y a des ressources variées qui permettent de dire « tu n’aimes pas les vidéos, regarde il y a tel type de problème équivalent du point de vue algorithmique qui n’est ni des mathématiques ni du jeu vidéo ». Est-ce qu’on a pensé à ce type de question ? Je pose la question à la direction du numérique de l’éducation, mais je pense aussi à Genève. Est-ce qu’on a réfléchi à ce type de choses : comment faire des ressources variées pour montrer que l’informatique est très riche ?
Cette année j’ai enseigné aux premiers étudiants qui sortaient de NSI et j’ai en gagné quelques-uns parce que j’ai beaucoup forcé pour qu’on enseigne l’interaction homme/machine ici, en première année, c’est une petite guerre, une petite bataille gagnée. Je pense que, par là, quelques personnes ont accroché à une informatique qu’ils ne s’imaginaient pas. Je me demande s’il ne faut pas réfléchir à ça. On fait de l’informatique, ce n’est pas des couleurs quand on fait de l’IHM, c’est vraiment de l’informatique, mais cette bataille est aussi à gagner ici à Sorbonne Université. Je pense qu’avoir plus de ressources variées pour des problèmes d’informatique au niveau collège et lycée pourrait aussi aider pour ces problèmes des biais. Mais je ne sais pas si ça existe.

Alexis Kauffmann : Merci, absolument. Vous parlez des ressources, il y a un foisonnement, il y a beaucoup d’énergie, il y a beaucoup de choses, mais on manque un peu d’indexation et de lisibilité sur tout ça. Avoir une porte d’entrée et aussi une cartographie des associations, de toutes les structures qui proposent des choses sur le territoire me semble vraiment un besoin. Ça fait vraiment partie de mes priorités. Il y a des choses, il y a la BD, on a parlé des vidéos d’Isabelle, il y a évidemment les ouvrages, etc. Il y a plein de choses mais effectivement c’est un tout petit peu éparpillé pour le moment, il faut le savoir, on cherche déjà une entrée sur Internet, une landing page comme on dit, pour ce qui a déjà été produit parce que beaucoup de choses ont été faites. On est aussi dans des logiques de mutualisation.

Public : Pour un problème donné d’algorithmique on a quatre façons de le résoudre, par le jeu, etc. Oui, il y a plein de ressources, mais c’est comment approcher les problèmes informatiques, comment proposer un énoncé qui intéresse des personnes différentes ? Moi j’adore l’informatique et je déteste les jeux. Le biais est marqué profondément pour les filles, mais aussi par rapport aux mathématiques. On peut aimer l’informatique et ne pas aimer les maths et le dire très fort ça choque. Avoir des exemples d’exercices qui touchent les mêmes problèmes informatiques mais qui sont énoncés différemment, des ressources différentes avec les mêmes problèmes, pourrait aider à donner un peu plus envie de faire de l’informatique par la suite. La question est vraiment précise par rapport à l’informatique.

Alexis Kauffmann : Sur la question informatique/mathématiques, je laisserai mon inspecteur général répondre s’il le souhaite.

Christine Tasson : C’est une chose sur laquelle on a travaillé avec les enseignants de NSI dans la formation, le début de l’informatique. On les faisait réfléchir sur les projets qu’ils proposaient à leurs étudiants et à leurs étudiantes et on insistait beaucoup à laisser le choix du sujet aux étudiantes et aux étudiants. Typiquement faire un site web ça peut être pour un projet humanitaire, une banque ou une vente de jeux vidéos. C’est le même projet derrière mais qui est décliné selon les goûts des élèves. Ce n’est pas un problème algorithmique développé sous différents trucs. Ce genre de chose, réfléchir au projet, que ce ne soit pas collé « vous développez un jeu vidéo avec une IA qui va faire ceci ».

Public : Plusieurs remarques.
D’abord sur les IUT on a imposé du jour au lendemain 50 % de bacs technos en quota, ils n’étaient pas contents, mais on l’a fait. Donc on peut très bien le faire. On le fait avec les bacs technos et les bacs généraux ce qui fait que sur certains IUT les plus réputés, ça devient infaisable d’entrer pour les bacs généraux.
Le deuxième point, une remarque, c’est qu’après tout il faut balayer devant sa porte. Les choses évoluent très vite, il y a quatre ans, on y était un certain nombre, le DU et DIU [Diplômes d’Université et Inter-Universitaires] cinq semaines de formation. Aujourd’hui on ne le ferait pas. Qu’est-ce que ça nous coûtait de mettre une demi-journée sur les stéréotypes de genre, personne n’y a pensé. Là on avait une vraie ouverture. Je ne veux pas passer mon temps à paraphraser Isabelle Collet, on a un énorme sujet sur la formation au collège et en SNT [Sciences numériques et technologie] au niveau des profs, c’est clair, c’est quand même important. Le problème de genre existe. C’est un témoignage, il se trouve que je dois être le seul à avoir vu la totalité des sujets du bac, je ne suis pas achetable, mais qu‘est-ce que les exos sont genrés ! J’ai vu passer un exo où c’était sur les entrées en maternité. Un seul ! Tous les autres ce sont des trucs de jeux, de mécanique, etc. Il y a quand même, au niveau de la formation des profs, un énorme travail et les outils, je veux dire les vidéos, les MOOCs arrivent, il y a plein de choses et il faut arriver à sensibiliser les profs pour qu’ils aillent voir.

Anne Siegel : Si je peux faire une remarque concernant les enseignants. Le sujet de l’agrégation d’informatique [10] qui est sorti cette année a quand même posé un vrai souci de genre. L’exemple sorti d’un texte qui expliquait qu’il fallait de recruter une secrétaire, ou quelque chose comme ça, était quand même particulièrement problématique en termes de stéréotypes mis en place sur la première question d’un sujet. Je pense qu’il faut garder une vigilance constante pour arriver à s’en sortir.

Isabelle Collet : Il ne suffit pas d’être une femme ! Ça aide mais ça ne suffit pas.

Christine Tasson : C’est ce que je disais tout à l’heure. Moi-même, il me semble, informée sur ce sujet-là, lors d’un comité de sélection l’année dernière à Marseille on nous a fait faire un petit test où on répond très vite pour faire des associations entre hommes/sciences, femmes/lettres, on échange et il faut répondre, répondre, et j’ai eu un résultat catastrophique, je suis biaisée.

Isabelle Collet : Bienvenue au club !

Christine Tasson : Effectivement, si on n’a pas tout le temps en tête de se remettre en marche, bien sûr qu’on laisse passer ce genre de choses ; c’est humain !

Alexis Kauffmann : Sur les jeux vidéos, cet après-midi, avant de venir ici, j’étais en réunion avec Vikidia [11], je ne sais pas si vous connaissez, c’est l’encyclopédie pour les jeunes de 8 à 13 ans, c’est la Wikipédia des jeunes. Il n’y a que 34 000 articles sur Vikidia alors qu’il y en a 2 millions 300 000 sur Wikipédia en français, vous voyez l’écart, tout ce qu’il reste à faire. En tout cas sur ce Vikidia des enfants, principalement sur les projets pédagogiques à l’école, non seulement il y a la parité, mais je crois qu’il y a un peu plus de contributrices que de contrib uteurs, de filles qui contribuent que de garçons, alors que sur Wikipédia l’écart est encore en grand déséquilibre, c’est seulement entre 10 et 15 % de contributrices. Ce n’est pas une fatalité.
Par contre, j’étais avec des élèves qui créent des jeux vidéos au niveau du lycée, des élèves codeurs, c’est ma casquette open source parce qu’ils codent, ils font des choses passionnantes, mais un, c’est sous les radars de l’institution, ils font cela tout seuls, leurs profs ne le savent même pas, leurs profs de maths, et ce ne sont que des garçons, très clairement. Je trouve très intéressant qu’ils développent des compétences vraiment fines et élevées en programmation, ils sont capables de créer des jeux à 15/16/17 ans, c‘est assez fascinant, en plus ils s’informent sur YouTube, sur Internet, ils posent des questions, c’est une manière d’apprendre qui est fascinante, ce n’est plus à l’école, mais ce ne sont que des garçons, c’est vrai et ça pose question. Est-ce qu’ils sont encouragés à le faire ? Ils se cordonnent sur Twitch, Discord, je suis un peu perdu là aussi, n’empêche que là encore il n’y a que des garçons, globalement, en tout cas une très forte majorité de garçons.

Anne Siegel : Dans l’autre sens, au niveau du laboratoire à Rennes, à l’IRISA, on a mis en place une action qui a été reprise de ce qui a été fait à Lille, qui s’appelle « L codent, L créent » [12], qui consiste à envoyer des doctorantes faire faire des ateliers de Python à des filles de quatrième/troisième sur des activités liées à la création. Ce sont des filles pour des filles pour des activités, ouvrez les guillemets, « girly », là on est sur du 100 % XX total et c’est assez intéressant de voir les réactions, d’abord elles se prennent au jeu. Quand on a demandé aux intervenantes : « Est-ce que vous avez vu du progrès ou un changement d’appréciation, de ressenti par rapport à l’outil informatique ? », une des filles m’a dit et j’ai bien aimé : « C’est simple, la première séance de Python elles demandaient l’autorisation pour appuyer sur la touche entrée et, en dernière séance, elles ont fait leur truc, elles appuyaient systématiquement, il n’y avait plus de souci ». On retrouvait quand même ce côté de légitimité mais qui nécessitait un investissement, une formation et des ateliers dédiés pour justement déconstruire le fait que l’informatique ce n’est pas fait que pour créer des jeux vidéos et qu’on peut aussi faire des choses un peu fun avec des compétences en quatrième/troisième. Je pense que les ateliers sont disponibles.
Je vous rejoins sur le fait qu’il y a plein d’initiatives. Quand on creuse un peu il y a énormément de choses qui sont faites par beaucoup de monde. Je donne l’exemple de ce qu’on a fait au labo, mais il y a plein d’autres. Je suis tout à fait, s’il y avait un espace de ressources dans lequel on puisse piocher pour s’inspirer, je voterais à 100 % dans cette direction.

Public : Tout à l’heure tu as donné les chiffres du laboratoire. Je prépare une réunion avec mes tutelles, donc j’ai fait une analyse. Je voudrais juste poser une question. On a la même population de doctorants que d’enseignants-chercheurs et chercheuses. Les enseignants-chercheurs se divisent en trois catégories : les maîtres de conférences et les chargés de recherche, sans puis avec HDR — Habilitation à iriger des Recherches — et après les professeurs et les directeurs de recherche. J’ai pris chacune des catégories. Il y a en d’autres mais ce sont celles-là qui sont intéressantes parce que la somme des populations sur les trois catégories d’enseignants-chercheurs et sur les doctorants est à peu près la même. J’imaginais que, dans la période actuelle, le ratio hommes/femmes serait meilleur sur la catégorie des jeunes, donc les doctorants, et moins bonne plus on monterait. En fait j’ai réalisé que finalement on est sur un ratio 30/70 sur les enseignants-chercheurs quasiment toutes populations confondues, peut-être un petit moins de 30 chez les professeurs et les directeurs de recherche et un peu plus de 30 chez les maîtres de conf avec ou sans HDR. Par contre on est à 25/75 sur la population des doctorants. Il y a un petit côté désespérant. Ce n’est qu’un instantané, ce n’est qu’une unité, je pense qu’il ne faut pas généraliser. Est-ce que c’est quelque chose qu’on observe ailleurs ? Est-ce qu’il n’y a pas d’espoir ? Comment peut-on faire ?

Isabelle Collet : 25 ce n’est pas mal ! Honnêtement je trouve que 25 ce n’est pas si mal !

Alexis Kauffmann : Je prends !

Isabelle Collet : Il y a une masculinisation, c’est clair. Je disais que quand j’ai fait mes études en DUT on était 30 %, il n’y a plus un DUT d’informatique à 30 % aujourd’hui, donc je dis que 25 c’est plutôt pas mauvais. J’avais fait le compte pour les étudiants et les étudiantes en informatique dans les INSA [Institut National des Sciences Appliquées] en France. J’avais remarqué que si les INSA arrivaient au chiffre, pratiquement extraordinaire, entre 18 à 20 % de filles dans leurs filières informatiques c’était grâce aux étudiantes extra-européennes, ce qui donne à penser sur les blocages et le fait qu’on fait payer plus cher les extra-européens. Pour le coup, dans des pays non occidentaux où les représentations de l’informatique sont moins polarisées, on avait plus de filles qui venaient faire des études d’informatique et elles étaient significativement plus nombreuses que les étudiantes occidentales dans les filières informatiques. S’il y avait un petit peu de mixité, c’était grâce à l’arrivée d’étudiantes non occidentales.

Anne Siegel : On n’a pas de statistiques consolidées de doctorantes en informatique au niveau statistique national. Une analyse a quand même été faite par la référente parité de la section 7 du comité national et elle arrivait, je pense, à 27 % dans les données qu’on a pu avoir. Ce sont de données très peu consolidées, on est quand même sur cet ordre de grandeur actuellement. Par contre, je pense que le nombre d’étudiantes par exemple en L3 en info est plutôt autour de 10 ou 15 %, ça veut dire qu’on n’est pas en train de préparer le vivier, c’est le moins qu’on puisse dire. On revient sur le fait que si on veut travailler il ne faut pas simplement respecter les viviers, il faut être pro-actifs et partir du principe que les filles qui sont là, même si elles sont moins nombreuses, comme elles ont été ultra-sélectionnées en amont elles sont sans doute meilleures qu’un certain nombre de garçons et que ce n’est pas une question de respecter les proportions. Il faut pousser, aller chercher et les garder une à une. On est obligé d’être pro-actifs. Il y a un enjeu très compliqué et ça ne va pas s’améliorer naturellement, loin de là. Je pense que c’est un message qu’on a tous dit. Tant qu’on n’est pas constamment hyper-vigilants on ne s’en sortira pas. Il faut ne jamais lever le pied, continuer systématiquement, à chaque fois, à chercher ces stéréotypes, à aller recruter des femmes, à viser l’inclusivité et surtout arrêter de dire que tout est normal, qu’il faut être méritocratique, que s’il y a 10 % de filles dans une promo, il faut recruter 10 % de filles à la sortie. Ça ce n’est pas méritocratique.

Public : Juste pour finir mon anecdote. J’ai donné pendant longtemps des cours sur la programmation sous iOS, les téléphones mobiles. Je faisais ça en M2 ; s’il y a deux/trois filles sur un groupe de 25/30 étudiants en M2, c’est vraiment un miracle ! En marge de conférences, j’ai été amenée à donner ce cours dans une école d’ingénieurs et une université une fois à Tunis et une fois à Rabat. À Tunis j’avais 60 % de femmes qui suivaient ce cours et à Rabat j’avais 50 % de femmes. Je trouve que c’est intéressant par rapport à l’image de la femme dans ces pays-là : au niveau des étudiantes on avait au moins la parité, voire plus, quelque chose de totalement différent de ce qu’on avait effectivement chez nous. Encore une fois c’est étonnant.

Isabelle Collet : Ce qui prouve bien qu’il n’y a pas de cerveaux roses et pas de cerveaux bleus. Visiblement les filles de Rabat !, je pense qu’on est tous et toutes de la même espèce, ce n’est pas là que ça se situe !

Christine Tasson : Pour répondre à ta question « c’est désespérant, il n’y a rien à faire ». Là il y a 25 % et ces filles-là il faut les mener au bout, il faut qu’elles aient une carrière, donc il faut les protéger pour qu’elles n’aient pas de problèmes de violence, de mise à l’écart ou de sexisme. Il faut leur créer un réseau pour les pousser à candidater, à faire tout ce qui n’est pas écrit et qu’il faut quand même faire pour avoir un poste, pour les aider à soumettre leurs papiers et à aller jusqu’au bout, pour remplir les cases en fait. On a un levier sur lequel nous en tant que communauté, en tant que labo, nous pouvons agir. Je mets un point d’honneur à ce que toutes les filles que je recrute, que j‘ai en thèse ou que je suis en master, aient un poste à la fin elles. Je le fais aussi pour les garçons, en fait ! La nécessité d’un réseau pour parvenir à avoir un poste est quelque chose qu’on sous-estime. Chez les garçons j’ai l’impression qu’on ne voit pas trop qu’il y a quelqu’un derrière qui pousse et qui va le mettre à la place. Je pense que les filles il faut le faire artificiellement, il faut le forcer.

Anne Siegel : Il y a un autre élément sur lequel on peut être extrêmement moteur, là on revient à la notion d’inclusivité des laboratoires, en tant qu’homme ou en tant que femme, c’est crier au scandale dès qu’il y a une phrase sexiste, ça n’est pas de l’humour. Si les hommes pouvaient dire tous les jours « ça ne me fait pas rire », je pense que les filles auraient envie de rester plus souvent. Y compris dans les soirées, y compris dans les laboratoires, y compris à la cafétéria ! Toutes ces petites phrases qui donnent l’impression, à la fin, que les femmes ne sont pas légitimes parce qu’il y a des petites phrases à droite à gauche, je pense que c’est quelque chose sur lequel on peut agir au quotidien de manière extrêmement importante. Je pense qu’on est loin d’être démunis.
Par contre ce vivier de femmes qui est effectivement encore là, ce 25 % qui va descendre à 20 ou à 15, d’une manière ou d’une autre si on ne leur montre pas qu’on a envie qu’elles restent, eh bien ce sont des ressources rares, elles iront voir ailleurs et sincèrement elles auront raison. Elles jouent la compétition et elles ont raison de jouer la compétition, donc c’est à nous de nous remettre en cause, plus que des reproches qu’on peut leur faire. J’entends beaucoup de personnes dire « ce n’est pas juste, elle est partie ». Pourquoi est-elle partie ? Pourquoi a-t-elle arrêté sa thèse ? Pourquoi n’est-elle allée en post-doc ? Pourquoi n’a-t-elle pas candidaté ? Pourquoi n’a-t-on pas été capables de la garder ? C’est plutôt comme ça que j’ai envie de dire.

Isabelle Collet : À Genève on a un bureau de l’égalité interne à l’UNI qui fait des ateliers pour ce qu’on appelle la relève féminine. Il y a parfois un biais qui est de dire qu’on va rendre les femmes encore plus excellentes comme ça elles auront, autant que les hommes, un dossier supérieur, c’est un peu une arnaque. Une chose qu’on fait, que je trouve vraiment bien, qui s’appelle StartingDoc [13], qui sont des groupes de doctorantes quand elles sont dans leur première ou deuxième année de thèse — sachant que chez nous une thèse ne dure pas trois ans, mais dure en général cinq ans, donc première et deuxième année c’est le début de la thèse — de disciplines proches, il n’y a pas que des informaticiennes ensemble et des sciences sociales ensemble, mais des disciplines proches avec une mentor, mais on ne discute pas du fond scientifique de la thèse, on discute de la cuisine, je veux dire par là comment se montrer quand on est dans un colloque ? Quels sont les endroits où il faut aller ? Quels sont les endroits consommateurs de temps qui ne servent à rien, qui rendent service mais qui bouffent un temps pas possible. C’est important. Je me souviens d’une fille qui disait : « Quand quelqu’un rentre dans le labo, qui a un service à demander, il vient toujours vers moi » et je dis « oui, il faut que tu t’achètes un casque visible, pas simplement des trucs intra-oreilles, un casque visible et tu ne l’entends pas, tu es en train de bosser. Tu ne sais pas dire non, ça va t’aider, juste tu ne l’entends pas. » On discute de ça. Faire un poster ça prend beaucoup de temps, ça peut valoir la peine mais ça peut ne pas forcément valoir la peine. On est à un dîner à un colloque, comment on va oser aller voir le prof qui fait la recherche de ses rêves et qu’on a besoin qu’il nous connaisse. Comment fait-on ça ? Ce genre de cuisine sert énormément. Elles discutent entre elles. Le nombre de doctorantes qui ont parlé des problèmes qu’elles ont par rapport à leur famille : « Tu n’es pas encore mariée, tu n’es pas près de faire des enfants ! Est-ce que, au moins, tu fais du sport ou est-ce que tu restes tout le temps à travailler ? Est-ce que tu sors des fois ? », elles avaient toutes ça à partager et elles finissaient, toutes ensemble, par dire que leurs familles leur cassait quand même sérieusement les bonbons et ça leur faisait du bien. Ces groupes de discussion ne sont pas sur le fond de la thèse, pour ça elles ont un directeur ou une directrice de thèse, elles n’en ont pas besoin, mais, pour pouvoir parler d’autre chose, c’était quand même super utile. Surtout quand il y en a une qui a un problème, dans un groupe il y a toujours une qui est larguée par son pote ou sa copine, elle perd son appartement, elle n’a plus d’argent, il y en a toujours une, eh bien il y a un groupe, le groupe supplée. C’est souvent du support moral mais c’est au moins du support moral de personnes qui comprennent parce qu’elles font aussi des thèses et elles savent que c’est dur de faire une thèse. Elles disaient beaucoup « dans ma famille oui, j’ai du support, mais ils ne se rendent pas compte, ils pensent que je suis étudiante, que j’ai la belle vie, que je peux faire la fête tout le temps ». Là elles sont entre elles, entre personnes qui comprennent ce que c’est que faire une thèse.

Alexis Kauffmann : Merci pour ce témoignage qui vient tempérer le désespoir constaté. Ce n’est pas une fatalité, parce qu’aussi bien dans le temps, ce que tu as montré, que dans l’espace, tu parles aussi de la Malaisie, d’autres pays comme ça, il y a des situations qui sont vraiment diverses et variées donc ce n’est pas une fatalité.
J’ai juste deux petites réflexions comme ça, ce que je constate.
On a mené des actions autour du 8 mars la semaine dernière. J’ai invité des élèves et des étudiantes justement de cette spécialité NSI et leurs professeurEs enseignantes pour un webinaire. On constate quand même quand le professeur est une professeure, quand c’est une enseignante, que les pourcentages remontent, comme par hasard ! C’est quand même un élément intéressant. Il y a aussi, évidemment, la question du genre des enseignants en numérique, en sciences, qui joue, surtout que ces enseignantes sont sensibilisées sur ces questions.
Une autre c’est que le titre de mon poste, c’est mixité, avant ça s’appelait « femmes et numérique ». Il y a une école d’informatique, l’Ada Tech School [14], qui se voulait une école féministe, qui se revendiquait féministe, qui a d’ailleurs 70 % de filles, mais aujourd’hui elle ne le met plus en avant. Maintenant le slogan c’est « nouveau genre d’école informatique », c’est plutôt amusant comme clin d’œil, il n’y a plus le mot féministe. La nouvelle génération est différente, faire des catégories par sexe… Je veux dire que les lycéennes et les lycéens qui sont intervenus dans ce webinaire, peut-être qu’ils n’avaient pas été sélectionnés par hasard par leurs enseignantEs, n’empêche qu’il y avait vraiment un naturel, il y avait aussi des lycéens qui intervenaient, j’ai trouvé qu’ils étaient très matures sur ces questions avec des choses assez naturelles. Ça m’a donné espoir, surtout les garçons qui intervenaient.

Isabelle Collet : C’était surtout des garçons qui intervenaient donc ?

Alexis Kauffmann : Non. Ce que j’ai trouvé intéressant c’est que des garçons soient invités, participent sur la question à la mixité, est-ce que la NSI est faite pour les filles ?, question un peu provocatrice, c’était intéressant que des lycéens aient accepté devenir, en plus c’était en fin de journée. Pour eux, vraiment sincèrement, il n’y avait pas de problème et les lycéennes se sentaient bien en NSI aussi. Ceux qui étaient là ne portaient pas de jugement. J’ai un peu perdu le contact avec la nouvelle génération. Là on parle beaucoup de filles/garçons et, pour cette nouvelle génération, ce n’est même pas une catégorie pertinente, il y en a d’autres, il y a le genre, il y a le sexe, etc. Voilà ! Un peu la génération de Greta Thunberg comme on dit.

Anna-Marie Reytier : On va rester sur ce message un peu optimiste, on a dire, pour conclure, c’est toujours plus agréable. J’aimerais vous remercier, vous quatre, d’être venus ce soir pour discuter de ces enjeux et de ce sujet important. Merci aussi au public d’avoir passé cette soirée avec nous. On vous a gardé un petit peu longtemps, on a un peu tiré sur le temps. Restez à l’écoute puisque peut-être qu’une prochaine manifestation pour les 75 ans aura lieu prochainement. Merci beaucoup.

[Applaudissements]