États & Big Tech : les liaisons dangereuses - Asma Mhalla Trench Tech

La tech s’invite dans l’échiquier géopolitique. Les Big Tech jouent de leur puissance pour influer sur la marche des nations. La techno-politique est en marche et produit des effets d’ampleur mondiale à l’image du Splinternet. Alors quelle place pour les Big Tech ? Comment exercent-elles leur pouvoir ?

Voix off : Le gouvernement s’est mis à coucher avec toute l’industrie des télécommunications dans les années 40. Ils ont tout infecté. Ils pénètrent dans ton compte en banque, tes données informatiques, tes e-mails, ils mettent les téléphones sur écoute. Ma femme me le serine depuis des années. La moindre fréquence, le moindre fil, plus on est branché technologique plus c’est facile pour eux de tout mettre en fiche. Le meilleur des mondes il paraît.

Voix off : Trench Tech, esprit critique pour Tech éthique.

Cyrille Chaudoit : Bienvenue dans ce nouvel épisode de Trench Tech. Vous voulez exercer votre esprit critique pour une tech éthique, vous êtes au bon endroit. Trench Tech c’est le talk-show qui décortique les impacts de la tech sur notre société.
Plus on est branché technologique, plus c’est facile pour eux de tout mettre en fiche. Dans le film de Tony Scott, Ennemi d’État, datant de 1998, l’intrigue tourne autour d’une idée folle : pour améliorer la sécurité nationale, une nouvelle loi sur les télécommunications est proposée aux Américains. Elle vise à donner plus de pouvoir aux autorités compétentes, comme on dit. Ce pouvoir inclut l’utilisation de caméras de surveillance et l’écoute téléphonique dans le but de garantir la sécurité de l’État aux dépens des libertés individuelles.

Nous sommes en 98, nous n’avons pas encore connu de 11 septembre, la fibre n’existe pas, Google naît à peine, Amazon ne vend encore que des bouquins, quant à Alibaba, Facebook, Uber ou Twitter, leurs futurs patrons portent encore des couches-culottes ou presque. À l’époque, Internet se rêve comme un espace de liberté et de rapprochement de peuples.
Fin du flash-back, revenons à notre époque.

Côté pile, plus de neuf recherches sur dix dans le monde se font via Google. Une poignée d’entreprises issues d’Internet sont plus puissantes, économiquement, que bon nombre de leurs pays. Certains de leurs patrons n’hésitent même plus à se positionner comme les garants de la liberté d’expression sur des réseaux sociaux qui véhiculent de plus en plus de fake news. Et la liste est longue.
Coté face cette fois, quelques États légifèrent pour tenter de réguler ces géants du numérique et protéger nos droits en tant que citoyens, RGPD [1] en Europe, LGPD [Lei Geral de Proteção de Dados au Brésil, PIPL [Personal Information Protection Law] en Chine, etc. Ils promulguent également des lois qui fonctionnent en dehors de leurs frontières pour protéger leurs intérêts, on pense au CLOUD Act [2] aux États-Unis, au GDCI en Chine, etc. Mais, en même temps, la plupart de ces États essaient aussi de s’attirer les faveurs de ces Big Tech, certains vont même jusqu’à leur dédier des ambassadeurs.
Et au milieu de tout ça, la tranche de la pièce, il y a nous, citoyens et consommateurs, qui sommes partagés entre notre fascination pour tous ces nouveaux usages qu’on nous offre sur un plateau et une source d’inquiétude qui commence à nous saisir, un peu comme dans ce film Ennemi d’État.

Pour nourrir notre réflexion, reprenons une citation de Benjamin Franklin : « Ceux qui peuvent renoncer à la liberté essentielle pour acheter un peu de sécurité temporaire, ne méritent ni la liberté, ni la sécurité ». Essayons de comprendre, avec notre invitée Asma Mhalla, comment évolue la relation entre États et Big Tech et surtout comment se jouent les nouvelles clés de la répartition de pouvoir à l’ère du prochain métavers.

Sans plus attendre, lançons ce nouvel épisode avec notre warm up.

Mick Levy : Salut Cyrille comment vas-tu ?

Cyrille Chaudoit : Ça va Mick. Merci d’être là.

Mick Levy : Ravi de te retrouver aujourd’hui.

Cyrille Chaudoit : Moi aussi. Une pensée pour Thibaut qui ne sera pas parmi nous aujourd’hui, on l’embrasse très fort.

Mick Levy : On l’embrasse très fort, je sais qu’il embrasse très fort aussi tous ceux qui nous écoutent.
Cyrille, aujourd’hui on attaque un gros dossier encore une fois. On va parler géopolitique, on va parler souveraineté et on va voir que le numérique et la tech globalement se cachent au cœur de tous ces enjeux.

Cyrille Chaudoit : Oui, c’est sûr. Le numérique, tout le monde le sait désormais, ce sont des puissances industrielles de dingue. C’est devenu plus que ça, c’est devenu des puissances économiques, on l’évoquait dans l’introduction. Rien que les fameux GAFAM représentent plus de dix mille milliards de capitalisation en janvier 2022, c’est-à-dire plus de quatre fois la capitalisation de tout le CAC 40.

Mick Levy : C’est énorme !

Cyrille Chaudoit : Attends, ce n’est pas fini ! Ça représente 3,5 fois le PIB de la France ou 2,5 celui de l’Allemagne. C’est un petit peu un raccourci, mais si les GAFAM étaient un État ils seraient au quatrième rang mondial, juste derrière la Chine.

Puissances industrielles, puissances économiques, les Big Tech sont carrément devenus des puissances politiques, en tout cas on peut se poser la question quand on voit la difficulté de certains États à leur faire respecter leurs lois, quand on voit aussi les nouveaux services issus de ces entreprises privées, qui se substituent petit à petit à ce qui était de l’ordre du service public, voire à certains pouvoirs régaliens dans certains cas, et quand on voit leur implication dans la déstabilisation de certains pouvoirs en place.

Mick Levy : Ça va être, en fait, la question clé : quel est le nouveau jeu du pouvoir et quelle est aussi la nouvelle place des États ? On parlait beaucoup d’État-nation jusque-là, est-ce que cette place est remise en cause ? On voit même que certains services qui étaient jusqu’alors régaliens sont peu à peu en train d’être pris par les entreprises, parfois de manière un peu barbare, on a déjà évoqué ce thème des nouveaux barbares de la tech. Je trouve qu’il y a parfois un peu un rétrécissement du débat dans les médias en particulier. On va essayer de ne pas tomber dans cet écueil. Je suis sûr qu’Asma va constamment élargir le débat.

Le débat se centre souvent, finalement, sur les sujets de souveraineté, voire de souverainisme. Le sujet est beaucoup trop petit. Pourquoi ? Parce que, déjà, on peut voir la souveraineté sur deux facettes : la souveraineté technologique, en quelque sorte, qui induit une dépendance vis-à-vis d’autres acteurs. Comme la France n’a pas la capacité à créer elle-même des serveurs, des semi-conducteurs, des routeurs, etc., eh bien ça crée évidemment une dépendance technologique et je ne parle même pas des solutions applicatives, les logiciels, le cloud que nous proposent certains acteurs.

Il y a aussi un deuxième aspect de la souveraineté qui est la souveraineté des données, cette capacité qu’ont les GAFA, qu’ont certaines entreprises de la tech – on pourra aussi parler de la Chine – à récupérer nos données et, par certains liens en plus avec les États, à amener même certains risques en termes d’espionnage entre États et autres.

Cyrille Chaudoit : Ce qui va également être intéressant c’est de voir les implications que ça va avoir sur la posture des États. Est-ce qu’on sera dans une posture d’État-providence ? Est-ce qu’on sera plutôt dans les postures d’État plateforme où, finalement, l’État devient une espèce de hub de services privés, un petit peu ce qu’on vient de décrite.

Mick Levy : En tout cas la tech fait forcément bouger la place des États. Ce qui va être intéressant de regarder aussi, et on va vraiment l’explorer avec Asma, c’est qu’avec la tech on arrive au cœur d’un contexte géopolitique non seulement explosif, on le voit tous, mais hyper-complexe et dans lequel la tech a toute sa place. Un sujet qu’on avait déjà évoqué, souviens-toi Cyrille, notre troisième épisode avec Nicolas Arpagian sur le sujet de comment la tech transforme la guerre. On va voir aussi cette implication qui est hyper-forte, complexe et un peu souterraine entre les Big Tech parfois et les États. Il y a parfois une sorte de vassalisation des Big Tech par les États ou inversement, on va aussi le voir. Et puis les États eux-mêmes profitent de la place des Big Tech pour récupérer des données, pour faire cet espionnage à l’échelle mondiale, voire cette surveillance généralisée à l’échelle mondiale. On connaît tous l’affaire de la NSA, par exemple.

Cyrille Chaudoit : En tout cas, ce qui est très intéressant c’est que la tech en elle-même peut être à la fois une cause de tectonique des plaques, au sens géopolitique du terme, ou une conséquence. On va notamment aborder un sujet crucial avec Asma, dont elle a fait une de ses expertises, les câbles sous-marins entre autres : ceux qui possèdent les câbles possèdent un petit peu le monde aujourd’hui clairement. Il y a un enjeu de pouvoir derrière qui est extrêmement fort.

Mick Levy : Tu nous as entendu quand même ? On a parlé des Big Tech, on a parlé des US, on a parlé de la Chine, je crois qu’on n’a pas prononcé une seule fois le nom d’un État européen si ce n’est pour dire qu’il était tout petit par rapport à la puissance des GAFA. Ça sera aussi une de nos questions clés : et l’Europe dans tout ça ? Où est l’Europe ? Et comment allons-nous nous en sortir au-delà des questions de souveraineté, voire de souverainismes un peu réductrices qu’on a commencées à esquisser ? Où est l’Europe ? Quelle va être la place de l’Europe demain ? Comment l’Europe va-t-elle pouvoir trouver sa place dans ce nouveau contexte géopolitique où la tech occupe maintenant une place prépondérante en effet.

Cyrille Chaudoit : Je crois qu’on a bien posé la problématique avec ce warm up. Il est temps d’accueillir notre invitée Asma Mhalla, je l’ai entendue arriver, pour explorer tout ça avec méthode et en suivant trois axes :

  • premièrement, on va voir justement cette question fondamentale : les États et les Big Tech, quelles nouvelles répartitions du pouvoir ;
  • dans une deuxième séquence, on abordera justement cette question de la tech au cœur du jeu géopolitique ;
  • on terminera par une troisième séquence sur une question que tout le monde se pose : quelle souveraineté numérique pour l’Europe ?

Bonjour Asma.

Asma Mhalla : Bonjour.

Cyrille Chaudoit : Asma, on se tutoie, c’est OK ?

Asma Mhalla : C’est parfait.

États et Big Tech, quelles nouvelles répartitions du pouvoir ?

Cyrille Chaudoit : Asma, tu enseignes les enjeux politiques et géopolitiques de l’économie numérique à Sciences Po Paris et à l’École polytechnique. Tu es aussi experte associée auprès de l’Agence de recherche de la Commission européenne et chercheure invitée à l’Institut Mines-Télécoms.

Asma Mhalla : C’est ça, entre autres choses.

Cyrille Chaudoit : Entre autres choses, puisque, effectivement, tu écris aussi de nombreuses publications. On ne va pas toutes les citer, je pense notamment à « Techno-politique des réseaux sociaux » et « Techno-politique du cyberespace » dans la revue Le Grand Continent.

Asma Mhalla : C’est ça.

Cyrille Chaudoit : Tout est juste. Je propose de commencer tout de suite avec la première séquence de notre entretien. Nous allons nous interroger afin de savoir comment les Big Tech forcent à redistribuer les cartes du pouvoir.

On dit les Big Tech plus puissants et plus influents que certains pays. Asma, posons tout de suite la question centrale de notre débat : les États-nations ont-ils réellement perdu du terrain face aux nouveaux territoires conquis par les géants du numérique ?

Asma Mhalla : C’est une très bonne question et merci de commencer l’entretien par cette question-là. En effet, c’est ce qu’on a cru pendant longtemps et vous allez trouver vraiment énormément de littérature, d’articles scientifiques, d’articles plus mainstream ou de notes de think tank, etc., qui datent vraiment de 2010/2018, qui vous expliquent que les Big Tech et en particulier en fait les GAFAM - c’est essentiellement de ces acteurs-là dont on parle - étaient de nouveaux États, remplaçaient les États, que c’était la fin des États-nations, etc.

Cyrille Chaudoit : C’est vrai qu’on l’a beaucoup lu.

Mick Levy : D’ailleurs on le lit encore parfois.

Asma Mhalla : Exact. Et on aurait été en effet tentés de le croire. À un moment donné, quand les Big Tech ont vraiment pris leur vitesse de croisière, on a vraiment cru, avec tous les projets qu’ils lançaient de façon pratiquement simultanée, qu’ils développaient en effet une puissance qui était concurrente de celle des États, voire supérieure.
Quand on regarde un peu plus les liens hyper-complexes, très ambigus, ambivalents, entre les États qui abritent ces Big Tech-là, ces acteurs-là, on se rend compte que la relation n’est pas du tout lointaine, ce sont souvent des relations de coopération, de collaboration, de subventions et que, en réalité, l’État reste, disons, un État à la manette. Et plus exactement, puisque ça sera aussi l’objet de cet entretien, la souveraineté finale d’un État reste bien, précisément, celle de l’État. Et par quoi, par quel truchement, par quel outil ? Simplement celui de la loi. Quand on parle d’État parallèle, des GAFAM comme États parallèles ou, disons, concurrents des États-nations, ça aurait pu être vrai. En réalité, avec les nouvelles dynamiques géopolitiques, on a plutôt tendance, en tout cas c’est mon point de vue, à assister à un retour des États forts que sont la Chine, les États-Unis, d’une certaine façon, en puissance régionale, la Russie avec d’autres stratégies. Donc derrière se pose la question de l’Europe, de sa place, de son rôle et de ses possibilités.

Mick Levy : Finalement ça va être un peu la conséquence de cette construction des Big Tech associés à certains États. On voit cette redistribution géopolitique. Tu dis que les Big Tech se sont construits finalement avec les États, on l’a beaucoup lu ça aussi : un Google n’aurait pas été aussi fort, ne se serait pas si bien lancé si les États-Unis n’avaient pas fait des commandes gigantesques à Google, voire si les États-Unis n’avaient pas aidé Google à se lancer. Qu’en est-il réellement pour Google et d’ailleurs pour les autres ?

Asma Mhalla : Tu as parfaitement raison. C’est ce que je tentais de développer. Prenons le cas des États-Unis qui est peut-être le plus symptomatique, mais on pourrait aussi parler de la Chine, je vous en parlerai peut-être parce que c’est assez intéressant de comparer.
Il y a débat. En tout cas, la thèse que j’avance c’est qu’en fait États-Unis et Chine, j’entends les États, participent exactement de la même doctrine et de la même logique. Ils ne sont absolument pas du tout différents. La forme peut paraître différente, mais les logiques politiques qui sous-tendent les stratégies d’État, d’innovation, sont strictement, de mon point de vue, les mêmes.

Mick Levy : De quel point de vue ? C’est-à-dire qu’il y a une forme de contrôle qu’essayent d’exercer les États sur les Big Tech pour le propre intérêt de l’État. C’est ce qui est derrière ?

Asma Mhalla : Je vous explicite tout ça. Je vais y aller étape pour étape pour essayer de vraiment répondre à toutes les questions.

Un : sur la question de la collaboration État/Big Tech. Prenons le cas d’école États-Unis/GAFAM. On parle beaucoup de Google. Oui, vous connaissez Eric Schmidt qui fut le patron, le CEO [Chief Executive Officer] de Google et ensuite d’Alphabet et qui siège au conseil du Pentagone. Donc vous avez des allers-retours permanents entre un certain nombre de Big Tech, pas tous, en l’occurrence Google et typiquement le Pentagone : c’est la première chose.

La deuxième chose, vous l’avez évoquée, c’est la question des subventions. Aux États-Unis vous avez un État qui subventionne soit de façon indirecte les infrastructures qui ont été utiles au développement de ces Big Tech soit directement par de la commande publique. Un exemple pur jus, ce n’est pas tant Google, c’est plutôt SpaceX. Elon Musk/SpaceX est hyper-symptomatique de cette logique de coopération. Qu’est-ce qui s’est passé avec SpaceX ? C’est très simple. 2008, Obama est élu. Il se trouve que, parce que la guerre froide, celle des années 60/70, est en fait un tout petit peu derrière nous, etc., la NASA, qui est la grande agence spatiale américaine, était en perte de vitesse. Elle n’était plus capable, d’un point de vue organisationnel et y compris financier, de développer les innovations de rupture dont elle avait l’habitude. Donc vous aviez une agence qui avait sa réputation, son renom, son vernis, sa vitrine, mais qui n’était plus capable de remettre à jour ses capabilities face à une nouvelle guerre qui apparaissait, la guerre technologique - en tout cas plus exactement la lutte, ce n’est pas tellement une guerre -, avec la Chine.

Sur ces entrefaites arrive Obama en 2008 et que décide-t-il ?, d’ailleurs avec beaucoup de résistance interne de la part de l’intérieur de la NASA, d’ouvrir et d’ouvrir au privé, de développer les coopérations public/privé, notamment avec SpaceX de Musk, qui lui arrivait avec plein d’idées, plein de projets, du sang neuf, ce qu’on va appeler aussi dans le monde de l’innovation du moon shot spirit, c’est-à-dire une capacité à penser les innovations de rupture sans être pris dans les contraintes et la logistique de ce qui était possible ou pas, en tout cas à ce moment-là.

Cyrille Chaudoit : Asma, on comprend, du coup, la conséquence qu’est la coopération. En revanche, la cause qui a mené à devoir faire appel – si on voit le verre plutôt à moitié plein qu’à moitié vide, ou inversement – à SpaceX, c’est précisément parce que l’État, avec son agence qu’est la NASA, était en déshérence depuis des années, avec pas suffisamment de financements et peut-être pas suffisamment non plus de visionnaires avec moon shot vision à sa tête. C’est bien parce que l’État était affaibli qu’il a fallu coopérer avec une entreprise privée ?

Asma Mhalla : Tu poses la question parce que tu la lis avec un regard européen. Aux États-Unis, les allers-retours public/privé, les investissements dans la R&D et l’imbrication fondamentale entre public et privé, quasiment génétique – c’est dans leur ADN – est beaucoup plus native, est beaucoup plus naturelle. Ça ne veut pas dire qu’elle est parfaite, ça ne veut pas dire qu’elle fonctionne bien. Ce qui s’est passé depuis 2008, en combien d’années ?, en sept ans à peine, serait impossible aujourd’hui en France. La preuve, on n’y arrive pas !

Cyrille Chaudoit : Ce dont tu parles avec la présence de Schmidt au Pentagone, c’est vrai aussi sur les connivences ou autres avec Palantir, je crois que c’est Peter Thiel qui est dans Palantir, le revolving d’or avec tous les politiques qui se retrouvent aux public affairs d’Amazon et compagnie, ça marche dans les deux sens, c’est clair. Il y a une forme de promiscuité, peut-être même de conflit d’intérêt. D’ailleurs est-ce qu’on peut parler de ça ? Dans ce rapport Big Tech/État, est-ce qu’il y a des conflits d’intérêt ?

Asma Mhalla : Encore une fois, il ne faut vraiment pas lire la stratégie d’innovation d’État américaine par le prisme français, réellement. Ce sont des logiques et une constitution vraiment génétique, culturelle, qui est traditionnellement fondamentalement différente.

Quand je vous dis qu’Eric Schmidt siège au Pentagone et qu’il fut le CEO de Google, ça ne veut pas dire qu’il y a du revolving d’or : c’est au vu et au su de tout le monde, c’est parfaitement public, il n’y a pas de sujet là-dessus. En revanche, ce que ça raconte, c’est précisément cette imbrication aujourd’hui culturellement entre les deux sphères, en termes de culture de l’agilité, des allers-retours entre public et privé, mais que ce soit balisé, que ce soit bien fait ; ce n’est pas la question du pantouflage qui est posée-là, c’est la question des collaborations, c’est-à-dire des ponts entre deux mondes qui doivent s’interpeller : la recherche fondamentale et l’État. D’ailleurs c’est un triptyque, ce n’est pas tellement un binôme, c’est recherche fondamentale, État et secteur privé, secteur privé vraiment au sens des lieux où se crée, où se passe et peut éclore l’innovation.

Mick Levy : Du coup, ça permet cette vassalisation des Big Tech par les États. Les États-Unis, quelque part, tirent profit des Big Tech pour de la surveillance par exemple, pour de l’espionnage entre États, etc. ? On peut dire ça ou c’est un raccourci trop rapide ?

Asma Mhalla : C’est très intéressant. C’est là où intervient l’ambiguïté de la relation. En fait les Big Tech sont nés d’ailleurs avec beaucoup d’efforts pour développer de l’innovation, de l’innovation de rupture, tous les programmes de R&D en IA sont hyper-importants. Quand je vous disais, tout à l’heure, que la souveraineté finale reste bien celle de l’État, c’est bien ça : typiquement, dans la culture libérale américaine, oui, on va laisser faire le marché et oui, il va y avoir des acteurs qui vont tout d’un coup dominer le marché et c’est d’autant plus vrai dans l’économie numérique que vous avez the winner takes all, les entreprises monopolistiques, parce que vous avez les effets de réseau qui vont opérer et qui vont faire que tout d’un coup vous allez aller, vous utilisateur, sur une plateforme et pas sur mille, donc vous avez une captation des usages, ça c’est clair et net, ce qui fait que vous avez cette éclosion de ce qu’on va appeler les Big Tech. C’est clair et c’est pour ça que c’est fondamentalement lié à la question géopolitique.

Maintenant, qu’est-ce que représentent, d’un point de vue des systèmes politiques, ces Big Tech-là ? Ce sont, de mon point de vue en tout cas, les bras armés technologiques de ces États, ce sont des outils d’hégémonie, ce sont des outils de puissance, ce sont de nouveaux attributs de puissance des États auxquels ils appartiennent. À un moment donné, en 2018, il y avait eu tout un tas d’articles sur supposément un projet d’Amazon qui allait acheter une espèce d’archipel, en faire un État séparatiste autonome. Amazon est une boîte américaine, qui répond à la loi américaine, et qui répond, in fine, aux ordres de l’État américain. C’est une chose et c’est d’autant plus primordial qui vous avez exactement la même logique en face, du côté chinois. N’oubliez pas la disparition de Jack Ma.

Cyrille Chaudoit : Rappelons correctement l’histoire de Jack Ma pour tous ceux qui nous écoutent, qui ne l’ont peut-être pas suivie.

Asma Mhalla : Jack Ma, c’est le big boss d’Alibaba, grand patron de l’un des plus grands Big Tech chinois et, précisément parce qu’il s’est mis à avoir des discours politiques sur le Parti communiste chinois, sur une vision de ce que devait être la Chine, etc., tout d’un coup, en octobre 2020, il a disparu pendant plusieurs semaines, littéralement, c’est-à-dire qu’on n’a plus eu aucune nouvelle de lui. On suppose, en effet, qu’il a été mis à l’ombre pour qu’on lui explique très gentiment quel est son rôle et son périmètre.

Cyrille Chaudoit : Et ça, en plus, au moment où son entreprise allait devenir publique et entrer en bourse.

Asma Mhalla : Absolument !

Cyrille Chaudoit : Asma, on a une question de Gilles Babinet pour toi, Gilles qu’on a reçu sur notre précédent épisode et qui avait une question à te poser. Je te laisse l’écouter.

Gilles Babinet, voix off : Hello Asma, super que tu fasses ce débat. Ma question c’est : quel serait un rapport optimal avec les Big Tech ? Qu’est ce qui se passerait si on disait qu’on est dans un monde parfait, on les a coupés en morceaux, on leur a pris leurs profits qu’on a redonnés à des nobles causes comme l’open source ? On est capable de contrôler la totalité de leurs data et de décider quels sont les algorithmes qu’on accepte ou pas. Je serais intéressé d’avoir la vision la plus radicale de ce qui devrait être une bonne répartition entre le bien public et l’acteur privé.

Cyrille Chaudoit : Alors Asma, réponds à Gilles.

Asma Mhalla : C’est une excellente question que j’aurais vue, du coup, dans les solutions possibles.
Si Gilles veut une réponse hyper-radicale, j’avais déjà écrit une tribune là-dessus qui avait été mal reçue, un tout petit peu décriée, mais finalement on y vient, c’est la question de la cogouvernance. Je ne suis pas tellement pour démanteler, je n’y crois pas une seule seconde, je ne pense pas que ça soit le sens de l’histoire de toute façon. En revanche, ouvrir la gouvernance. Vous l’avez compris, aujourd’hui les Big Tech, j’y reviens, ce sont des bras armés technologiques mais qui restent des entreprises privées. Je suis obligée de passer par cette petite explication académique pour revenir sur la question de la solution, pour refaire vraiment tout le raisonnement et que ce que je raconte soit clair pour tout le monde.

Vous avez cette hybridité de l’organisation de la Big Plateforme, ou du gatekeeper, en quelque sorte, parce qu’il a à la fois un rôle politique, il a à la fois un rôle géopolitique et géostratégique, mais ça reste, in fine, une entreprise privée qui rend des comptes à ses actionnaires et au marché. On l’a vu tout le printemps dernier, été dernier, avec l’énorme polémique Musk/Twitter, on pourra y revenir, c’est aussi un cas d’école qui est symptomatique de ça.

Twitter et Facebook reçoivent des consignes de la part de l’État en termes de modération dans le contexte d’une guerre informationnelle et, en même temps, rendent des comptes à qui ? Aux marchés. Cette hybridité-là est à craquer, c’est le problème qu’on a à craquer, et la façon dont on peut résoudre un petit peu cette problématique c’est d’ouvrir la gouvernance et c’est ce que j’expliquais dans ce papier qui était paru, je crois, dans Le Monde [3]. En fait, il faut une gouvernance d’une part transatlantique, et là ça repose la question de la souveraineté européenne : comment est-ce qu’on participe activement à la gouvernance de ces Big Tech-là dont nous sommes dépendants, dont nous sommes les utilisateurs d’ailleurs complètement conscients et volontaires, et l’ouverture de la gouvernance vers d’autres types d’acteurs, l’État, ce qu’on appellerait dans le DSA [Digital Services Act] les tiers de confiance, etc.

C’est cette radicalité-là que je verrais. Ce n’est pas tellement de démanteler pour aller donner à l’open source, ça ne serait pas ce que j’imaginerais, mais, si je devais imaginer quelque chose, ce serait plutôt l’ouverture de la gouvernance, c’est-à-dire, concrètement, la révision du statut juridique des Big Tech, tout simplement. En fait on le voit : dans les partenariats public/privé ou dans les financements de projets d’infrastructures lourdes vous avez ça, vous avez des montages de consortiums entre l’État et des entreprises privées et on pourrait répliquer ou dupliquer ce type système-là.

Mick Levy : Arriver finalement à normaliser la relation avec les Big Tech par une gouvernance qui soit commune, partagée et, en plus, transatlantique.

Cyrille Chaudoit : On va reparler de tout ça, et de la coopération transatlantique aussi. On a beaucoup parlé des Big Tech qui dépendent bien des États, en tout cas de l’État américain et, finalement pour le moment, pas trop des autres États. Est-ce qu’ils les écoutent vraiment ?

On va passer au Moment d’égarement de Laurent Guérin.

[Moment d’égarement de Laurent Guérin, partie non transcrite]

La tech au cœur du jeu géopolitique

Mick Levy : On va maintenant parler géopolitique. Je ne sais pas si le foot est vraiment au cœur du game en géopolitique, parfois ! Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que la tech est bien au cœur du game en termes de géopolitique. On a déjà commencé à évoquer, pendant notre warm up le sujet des câbles sous-marins qui semblent être au cœur de toutes les attentions, Asma.

Asma Mhalla : Les câbles sous-marins sont au cœur des enjeux parce que ce sont des infrastructures de connectivité vitale dont on ne parle pas assez, mais, plus généralement, le cyberespace au sens vraiment de l’ensemble des couches – infrastructures, logiciels, sémantiques – qui constituent, finalement, ce qu’est Internet, sont au cœur de batailles géopolitiques, de luttes hégémoniques mais aussi des outils de puissance et d’intimidation dans le cas de guerres. La guerre d’Ukraine a été un moment charnière qui a démontré ce moment de transformation, de mutation de la tech non pas simplement comme une infrastructure de connectivité, sur laquelle se base une partie de l’économie mondiale, mais comme un outil géopolitique ou un outil d’intimidation, voire une arme de guerre en tant que telle.

Cyrille Chaudoit : Tu dirais que ça a d’abord été quoi ? Un outil d’information et de communication côté Zelensky ? C’était plutôt un outil justement de sape, côté russe, avec les cyberattaques ? Comment le vois-tu ?

Asma Mhalla : Dans le cyberespace, si je devais schématiser, on pourrait aller jusqu’à un niveau de détail de sept couches, mais, en général je prends l’habitude de parler simplement de trois couches.

La première couche c’est la couche d’infrastructures matérielles. C’est là qu’on va trouver les câbles sous-marins, les satellites en orbite basse type Starlink, mais pas qu’en orbite basse d’ailleurs, les terminaux, les serveurs, les datacenters. C’est la structure physique parce que l’économie numérique est d’abord une économie tout sauf virtuelle. Elle est fondamentalement matérielle et, par ailleurs, polluante, entre parenthèses.

Cyrille Chaudoit : Si c’est vulnérable, c’est attaquable sur un plan militaire.

Mick Levy : Si c’est physique c’est attaquable.

Asma Mhalla : En tout cas attaquable de façon traditionnelle, conventionnelle. Typiquement les câbles sous-marins, puisque vous me posez la question, vous coupez : c’est un cisaillement du tuyau.

Mick Levy : On est dans le monde physique.

Asma Mhalla : Exactement, mais qui suppose une technicité que seuls les États-Unis et la Russie ont, par exemple, aujourd’hui.

La deuxième couche, qui est aussi interdépendante, c’est la couche logicielle, c’est là où on va avoir tous les logiciels, les algorithmes, les protocoles, les langages, etc.

Enfin la dernière couche, celle que vous connaissez, que nous connaissons tous, celle avec laquelle nous sommes en interface, ce sont typiquement les apps, les applications, les réseaux sociaux, etc.

Ce qui est intéressant dans le cas de la guerre d’Ukraine, c’est que précisément le cyberespace a été, si vous voulez, un champ de confrontation parmi d’autres, ce qu’on a appelé la cyberguerre qui a hybridé la guerre conventionnelle ou qui lui a rajouté une cinquième dimension qui est la dimension du cyberespace. Et là, dans le cas de la guerre en Ukraine, vous avez eu deux grands champs : le premier, les cyberattaques sur lesquelles il y a eu énormément de polémiques, dont on a cru que ça allait être beaucoup plus intense que ça. C’est la guerre informationnelle, c‘est-à-dire vraiment l’injection de narratifs via des modalités de viralité ou de viralisation dites inauthentiques – les bots, les trolls, l’astroturfing,, etc. – qui va faire, que tout d’un coup, les commentaires qui vont créer non pas forcément de la fake news mais de la décontextualisation d’informations, des contenus, etc., pour injecter un narratif qui est celui, finalement, que vous souhaitez défendre. En fait, c’est de la propagande 2.0. Là, pour le coup, les Russes ont une littératie, ont une maîtrise de ces méthodes-là, notamment sur la partie guerre informationnelle, qui est hyper-aboutie et qui sert d’ailleurs d’exemple à la Chine dans sa propre zone d’influence, notamment avec Singapour ou Taïwan. Il y a eu deux excellents rapports de l’IRSEM [Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire] [4] sur ces sujets-là, que je recommande vraiment de lire à tous ceux que ça intéresse, parce qu’ils détaillent très précisément ces techniques-là de désinformation étatique.

Mick Levy : On voit qu’il y a des grands blocs géopolitiques qui sont en train d’émerger déjà depuis des années finalement autour des US, autour de l’Asie, centrés sur la Chine, autour de l’Europe mais qui a un peu de mal à se faire entendre. Quelles sont les grandes stratégies des US et de la Chine vis-à-vis de la tech ? On peut aussi parler de la Russie et on voit d’ores et déjà que les approches sont très différentes.

Asma Mhalla : L’enjeu sous-jacent de ta question, c’est ce qu’on va appeler le splinternet [5]. Qu’est-ce que c’est que le splinternet ? C’est la fragmentation de l’espace cyber. En fait, ce qu’on a vu apparaître à partir de la fin des années 90, c’est, d’une part. le firewall chinois.

Mick Levy : The Great Firewall, en bon chinois dans le texte.

Asma Mhalla : Exactement. En fait tu le dis à la perfection !
Si je recommence hyper-brièvement. À partir des années 60 vous aviez cette utopie d’Internet comme un espace mondial, ouvert, libre d’accès, accès total à la connaissance, pour tous, etc., et, en plus, c’était complètement aveugle de tout un tas de biais cognitifs de discrimination : en fait, ceux qui avaient la littératie de ça étaient en général des hommes blancs, hyper-éduqués. Bon ! Mettons ça sous cloche !

Cyrille Chaudoit : Encore aujourd’hui.

Asma Mhalla : Encore aujourd’hui. Mettons ça de côté, l’utopie était celle-ci. Internet arrive en mode mainstream à la fin des années 90, les Chinois voient le truc arriver et se disent « on n’est pas très contents, on n’est pas très sûrs que ça va faire nos affaires ». Pourquoi ? Parce qu’à ce moment-là, dans leur contexte politique de l’époque, vous aviez un parti démocrate qui commençait à apparaître, donc il y avait le risque de l’outiller et d’outiller une possible dissidence à venir. Que font les Chinois ? Ils disent : « Très bien, stratégie de souveraineté informationnelle – comme dirait Poutine, c’est un terme russe, ou de stratégie disons de souveraineté technologique au sens large – on va créer notre propre Internet : The Great Firewall ». Ils mettent en place d’abord, dans un premier temps, plutôt une stratégie de censure et de contrôle de ce qui circulait, donc une stratégie sur les mots-clés, les sites qui étaient permis, les apps qui n’étaient pas permises, etc. Au fur et à mesure ils ont construit leur propre écosystème, les fameux BATX. C’est pour ça que tout à l’heure je vous disais qu’Américains et Chinois participent de la même logique étatique. En fait ils ont mis en place un écosystème qui était hyper-favorable à la création de leurs propres géants chinois et qui crée, tout d’un coup, cet écosystème-là.

Mick Levy : Oui, mais si les géants chinois sont complètement muselés. C’est aussi l’histoire de Jack Ma.

Cyrille Chaudoit : Demain on ne verra pas disparaître Jeff Bezos, enlevé par la NSA ou le FBI.

Mick Levy : Du coup, comment un TikTok, avec Biden, a pu émerger aussi fortement, aussi rapidement ? Comment la Chine a-t-elle laissé émerger ça, de manière aussi rapide, partout dans le monde y compris aux USA où, d’ailleurs, c’est Biden qui vient poser des questions de géopolitique et de souveraineté aux US quant à leurs données ? Comment ça a pu émerger et qu’est-ce que ça révèle des ambitions chinoises sur le jeu géopolitique mondial ?

Asma Mhalla : Je termine juste sur mon splinternet et je vous réponds tout de suite sur TikTok. C’est important. On a parlé de la Chine, mais surtout Poutine, quand il revient au pouvoir en 2012, met en place sa propre stratégie de souveraineté technologique avec l’enjeu derrière, sous prétexte de sûreté nationale, d’avoir le contrôle de sa sphère informationnelle. Cela a donné lieu à l’éclosion de ce qu’on appelle le Runet, qui est en fait le Web russe, qui est, disons, beaucoup moins étanche à l’Internet global, ou à ce qui était l’Internet mondial. Mais il y a toujours cette volonté, y compris technique, de s’autonomiser ou de se débrancher au fur et à mesure de l’Internet global, pour arriver à une stratégie de souveraineté technologique ou même de mise sous cloche informationnelle un peu à la chinoise.

Mick Levy : Il faut quand même rappeler, Asma, que ce que tu appelles l’Internet global est en réalité un Internet extrêmement américain. Tu regardes tout le matériel, le matériel Cisco est partout, c’est peut-être un peu moins vrai maintenant avec Huawei, mais le matériel Cisco est partout. Les services qui nous sont proposés sont avant tout américains. C’est aussi la volonté de la Chine et de la Russie, je crois, de sortir de cet Internet très américain qui est derrière.

Asma Mhalla : C’est exactement ça pour des questions géostratégiques pures et de contrôle de l’information.

Mick Levy : La Chine et Biden, comment s’en sont-ils sortis ?

Asma Mhalla : J’y arrive. La vraie question à se poser, que personne ne pose réellement en ces termes-là : pourquoi les pays les plus souverains sont-ils les plus autoritaristes ou les plus autoritaires ? En fait ces sujets-là sont fondamentalement liés. Tu me demandais pourquoi la Chine ? La tech est un nouvel attribut de puissance, est un outil d’hégémonie culturelle. Quand je vous dis que c’est une bataille technologique, ce n’est pas le fait de mettre des applications partout dans le monde. La guerre sous-jacente, l’enjeu sous-jacent, c’est la norme technologique. C’est quelle va être la vision du monde qui va être primordiale, qui va être prédominante : la vôtre ou la mienne ? C’est ça l’enjeu derrière.

Cyrille Chaudoit : Sur ces histoires de normes, on a reçu Laurence Devillers qui essaie, par les différents comités éthiques auxquelles elle contribue, de travailler à la mise en place de normes sur l’intelligence artificielle en particulier et les robots émotionnels. La grosse question qui va avec, c’est comment défendre une norme à l’échelle internationale quand on a justement des gros blocs culturels qui ont des intérêts qui ne vont pas dans le même sens que ceux des autres.

Asma Mhalla : C’est pour ça que je pense que l’enjeu stratégique pour nous, à très court terme, c’est d’avoir une gouvernance transatlantique. Il faut absolument que l’Europe et les États-Unis se mettent d’équerre et c’est en cours. On est en train d’entériner le fait qu’on est bien sur une espèce de fragmentation du réseau global et qu’il va falloir, dans le clan occidental, clarifier très rapidement notre idéologie, nos lignes de fracture et nos lignes de clivage. Il faut qu’on ait un clivage clair et net avec les pays ou les régimes autoritaires ou techno-autoritaires, c’est une évidence. Là où eux sont très clairs sur leur doctrine, nous sommes beaucoup plus flous, nous sommes beaucoup plus tâtonnants. C’est là où on a un énorme problème qui vient, d’ailleurs, taper sur d’autres questions que sont notre approche de la techno-surveillance qui est, pour moi, la ligne de fracture sur laquelle on n’est toujours pas clairs et qui va décider du futur de notre démocratie, en tout cas de nos démocraties libérales.

Pour revenir à TiKTok. Si on a compris que la tech, que les outils tech, que les Big Tech étaient les bras armés technologiques de leur État dans une guerre hégémonique, la course étant la course au leadership normatif, c’est-à-dire quelle est la vision du monde qui va dominer le 21e siècle, on a compris que TikTok est un objet d’influence et de soft power chinois. De ce point de vue-là, on pense ce qu’on veut de Trump, mais c’est lui qui avait commencé – ce qu’on a pris pour une crise de paranoïa à l’époque – à tirer la sonnette d’alarme en disant « on a un problème ». En l’occurrence l’anecdote ou la petite séquence qui avait généré le problème n’était pas forcément justifiée, mais sur l’état des lieux, sur le diagnostic, il y avait un vrai enjeu pour les États-Unis qui, eux, restaient un marché relativement ouvert, en tout cas en termes d’accessibilité, des apps disponibles. Les États-Unis se sont réveillés et justement récemment, la FCC [Federal Communications Commission] et non pas FTC [Federal Trade Commission], c’est un peu l’équivalent de l’Arcep américain, est en train de travailler à un projet pour interdire TikTok aux États-Unis. Elle a appelé Google et Apple pour savoir pourquoi ils ne supprimaient pas TikTok de leurs apps, il y a aussi des enjeux de business et d’usages derrière. Aujourd’hui c’est une question brûlante aux États-Unis. Sachez qu’en 2018/2019, sous Trump, ils avaient aussi lancé un énorme projet, The Clean Network, pour faire une cartographie de l’ensemble de la Chine technologique américaine, pour voir où étaient situés les grands acteurs chinois, pour les dégager.

Mick Levy : C’est le moment de passer à notre Philo Tech d’Emmanuel Goffi.

[Philo Tech d’Emmanuel Goffi – Partie non transcrite]

Quelle souveraineté numérique pour l’Europe ?

Cyrille Chaudoit : On l’a vu dans les deux premières parties, les Big Tech sont finalement le bras armé des États et des grands blocs géopolitiques et ont contribué à redistribuer les cartes, en tout cas à essayer de maintenir leur jeu en main. Aujourd’hui, au moins en France et en Europe, on parle beaucoup, peut-être trop, Asma, je ne sais pas, de cette fameuse souveraineté. Ça méritera qu’on s’arrête deux secondes sur l’étymologie, en tout cas sur le mot en lui-même. Rappelons que la souveraineté est le caractère d’un État qui n’est soumis à aucun autre État, pour faire court. Ma première question est double : est-ce légitime de viser ce point, cette souveraineté ? Ne risque-t-on pas, à l’inverse, de tomber dans le souverainisme ?

Asma Mhalla : Si je peux affiner, la souveraineté c’est aussi la capacité d’un État à décider de ce qui se passe au sein de ses frontières de façon totalement indépendante et autonome, indépendamment de forces extérieures. Cela dit, c’est à mettre dans un contexte. Le contexte est le suivant : ce sont les interdépendances économiques, ce sont les interdépendances géostratégiques et surtout, dans un cadre d’alliances en l’occurrence, là en ce moment avec ce qui se passe actuellement dans le monde, l’OTAN qui est ressuscitée de sa pseudo-mort cérébrale. De ce point de vue-là, Emmanuel Macron, en tout cas jusqu’à il n’y a pas longtemps, ne parlait pas de souveraineté numérique ou technologique, mais parlait d’autonomie stratégique, qui est plus juste d’un point de vue disons juridique. Si la question est de savoir si la France est un pays souverain ? Oui, la France est un pays souverain. Elle a la main sur sa loi, elle a des frontières claires et définies et elle peut faire ce qu’elle veut au sein de son territoire, modulo les transferts de compétences vers l’Union européenne, qui sont des transferts de compétences, qui ne sont pas des transferts de souveraineté, soyons bien clairs là-dessus.

Mick Levy : Du coup, est-ce qu’en Europe il faut avoir en ligne de mire le fait de viser une certaine souveraineté, au risque de tomber, parfois, dans du protectionnisme comme on le voit par ailleurs ?

Asma Mhalla : La question, et en effet tu as raison, c’est sur quel périmètre, sur quelle frontière on pose cette réflexion-là. Elle peut se poser à la fois sur le champ français, au niveau français, et au niveau européen.

Au niveau européen, l’arrivée en 2019 de Thierry Breton a changé beaucoup de choses, est en train de changer beaucoup de choses d’un point de vue de la doctrine. Quand il est arrivé, typiquement c’est avec lui qu’on a eu les fameux paquets Digital Services Act [6] et Digital Markets Act [7]. Que font-ils finalement ? Ils territorialisent les Big Tech américains dont nous sommes, aujourd’hui, fondamentalement dépendants, sous la réglementation, sous la loi européenne et des pays des membres. C’est la première chose.

Mick Levy : C’est intéressant comme analyse et tu as raison, je trouve qu’on le dit trop peu. Ça vient remettre des frontières dans le cyberespace pour lequel, jusque-là il n’y avait pas du tout de frontières, et oblige à respecter un certain nombre de lois européennes dans le cadre de l’espace européen, même si les apps sont dans le cloud et, en l’occurrence, fournies par des clouds européens.

Asma Mhalla : Et ça re-territorialise par de la norme, parce que la loi c’est de la norme ; DSA/DMA c’est de la norme modulo des process, de la gouvernance, etc., modulo aussi l’enjeu d’extraterritorialité du droit américain, notamment sur les questions de cloud. On y reviendra peut-être.

Mick Levy : On y reviendra juste après. On a des questions pour toi là-dessus.

Asma Mhalla : C’est la première chose. Sur ce que j’appelle la souveraineté défensive/normative ou normative/défensive, c’est-à-dire en termes de réaction et non pas de pro-action, en termes de réaction nous sommes très bons sur la norme, et c’est ce qu’on fait avec le DSA/DMA, ce qu’on a fait avec le RGPD en 2018.
Maintenant, en politique proactive, c’est-à-dire en vision industrielle, technologique, il y a énormément de chemin à faire.

Cyrille Chaudoit : Et là, précisément, ça pêche parce qu’on n’est pas suffisamment autonomes technologiquement, on n’a pas suffisamment su garder nos chercheurs qui sont partis bosser pour les Big Tech. Qu’est-ce qui nous manque concrètement ? Et surtout, à l’heure actuelle, qu’est-il possible de faire ? Est-ce qu’il faut rattraper le retard ? Est-ce qu’il faut viser le coup d’après ? Que conseilles-tu de faire ?

Asma Mhalla : C’est évidemment un mix. C’est déjà un problème culturel ; on n’a pas compris. L’État, la modernisation de l’État, on n’a pas compris la culture stylo versus la culture de l’agilité, on n’y est pas du tout ; la question des compétences évidemment. Aujourd’hui les meilleurs sont brain drainés, il y a le brain drain américain des startups, etc., ça va vers le privé, en particulier vers le privé étranger. Vous avez évidemment ces questions-là et surtout, d’un point de vue de la politique d’État, au niveau européen on est un tout peu sous-dotés par rapport à des États continents comme la Chine et les États Unis.

Sur le cloud on va mettre, aux dernières annonces, cinq milliards là où Microsoft tout seul, en R&D simplement, a déjà dépensé pour 2022 quelque chose comme 25 milliards, si je ne me trompe pas. En fait l’écart est tel qu’on va avoir un problème aussi de dotation financière et de financement de l’innovation. Qu’est-ce que ça veut dire et ça me fait répondre à ta deuxième question ? Il faut faire avec : si on n’a pas assez d’argent, comment cible-t-on de façon extrêmement précise nos positionnements ?, et ce seraient des positionnements de niche. Il ne suffit pas de dire qu’on a cinq milliards à mettre sur l’IA, le quantique, le cyber et le newspace, ça ne résoudra rien fondamentalement. Prenons les chaînes technologiques une à une et voyons où est-ce qu’on s’insère le plus intelligemment sur ces chaînes technologiques. Pourquoi ? Non pas pour être full indépendants, ça n’existera pas ! En revanche, pour se dire où est-ce qu’on peut devenir indispensables pour savoir tenir un rapport de force avec les alliés, mais aussi avec les adversaires le cas échéant.

Mick Levy : Il y a une chaîne technologique qui est très regardée, qui est un peu dans l’œil du cyclone, c’est toute la chaîne technologique autour du cloud. Je voyais un chiffre cette semaine, les trois grands clouders US, seulement eux trois, et il y en a encore d’autres, que sont Amazon, Microsoft et Google, ont 72 % des parts de marché du cloud en Europe. Donc les entreprises font très majoritairement appel à ces solutions-là pour stocker leurs données, pour gérer leur IA.

Cyrille Chaudoit : Le gouvernement aussi.

Mick Levy : Le gouvernement aussi parfois. La part de marché des acteurs européens en Europe est inférieure à 15 % ! Est-ce qu’il faut réagir à ça parce que, en plus, il y a l’extraterritorialité des règlements américains, notamment du CLOUD Act, qui font que nos données sont en danger, en plus d’avoir un danger technologique et d’autonomie technologique ? Est-ce que le cloud est un des combats sur lequel il faut se positionner selon toi ?

Asma Mhalla : Moi j’ai une vision très claire, mais qui va être hyper-anti-doctrine, hyper-anti je ne sais quoi, un peu iconoclaste.

Un, je pense que la souveraineté européenne ou franco-européenne, peu importe le périmètre ou le niveau de réflexion, ne sera possible que dans le cas d’une guerre Chine/États-Unis ouverte, c’est-à-dire de haute intensité. Ce n’est qu’au moment où nos intérêts stratégiques vitaux divergeraient de ceux des Américains que tout d’un coup, par le chaos, et c’est l’objet de ma toute dernière tribune dans Le Monde [8] où j’explique précisément ça, la seule possibilité de retrouver vraiment des coudées franches, c’est finalement par la stratégie du choc. C’est la première chose sur un plan un peu méta.

Maintenant d’un point très concret qu’est-ce qu’on fait ? Eh bien ce qu’on a fait là typiquement. Le ministre de l’Économie et le ministre délégué auprès du ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, chargé de la Transition numérique et des Télécommunications, ont essayé d’organiser la filière du cloud français parce qu’il va falloir qu’elle s’organise, qu’ils soient copains entre eux, qu’ils mettent leurs briques ensemble, etc., les prendre par la main et leur expliquer comment faire, ce que la filière cyber a fait de façon native et beaucoup plus naturelle, il fallait arriver jusque là pour les aider.

Après il y a le grand sujet de la commande publique. Je n’ai pas de conviction sur la commande publique. Oui en Chine et oui aux États-Unis, on a fonctionné par une doctrine protectionniste ou semi-protectionniste, assumée ou pas. La difficulté que je vois avec la commande publique est la suivante : on pourrait très bien faire de la commande publique spécifiquement et fléchée, les commandes et les projets de l’État vers des clouders français et l’écosystème français, en particulier les clouders. Pourquoi pas !

Mick Levy : En tout cas il faudrait soutenir la filière !

Asma Mhalla : Je vois le problème suivant : étant donné l’écart de sophistication des services entre les acteurs américains et les acteurs français, objectivement j’entends, sur la couche servicielle, sur l’IA, etc., je ne parle pas d’avoir un datacenter où vous hébergez de la data sans aucune création de valeur ou peu, sur cette couche-là il va bien falloir admettre qu’il reste du travail pour la filière française.

Mick Levy : Et que les moyens alloués ne sont pas du tout les mêmes, tu as donné quelques chiffres juste avant.

Cyrille Chaudoit : C’est la version polie de « l’écart est trop grand pour chercher à le rattraper en courant deux fois plus vite. Il vaut mieux qu’on se consacre à autre chose ». C’est ça en fait ?

Asma Mhalla : En tout cas sur la question de la commande publique, la crainte que j’ai c’est que face à cet écart on oblige le public à aller sur des clouders français et why not, pourquoi pas !, mais on aura le décrochage entre public et privé dans un contexte où l’État est déjà mal en point et où on tient, en France, à l’État social. Si on tient à l’État social, si on tient au mécanisme de solidarité collective, comment va-t-on faire si, tout d’un coup, le public décroche du privé ?

Quand vous parlez aux grands patrons de cybersécurité du CAC 40, c’est très compliqué pour eux de débrancher Azure, très clairement. Il va falloir aussi réconcilier ça. Je veux bien qu’on aille sur la commande publique, mais si vous n’avez pas l’ensemble de l’écosystème français d’innovation avec cette fameuse intrication public/privé, en fait c’est toujours prendre le sujet par le bout de la lorgnette.

Et, pour finir, pour vous répondre sur la question de la data, vous appeliez ça la souveraineté de la donnée. C’est un concept qu’on a inventé, qu’on a créé, pour expliquer, disons pour justifier toute cette rhétorique des clouders français. Pourquoi pas !, même si, d’un point de vue intellectuel, elle peut être vraiment discutée, mais partons de cette hypothèse-là. Je voulais dire que si vous avez ça, oui, on a un problème avec l’extraterritorialité du droit américain, de fait, ce n’est absolument pas discutable, il n’y a aucun problème là-dessus, tout le monde le reconnaît. Le problème est le suivant : les États-Unis n’ont absolument pas attendu 2018 et le CLOUD Act pour vous fliquer. On est bien d’accord.

Mick Levy : La NSA bien avant, bien sûr.

Asma Mhalla : D’accord. Les écoutes des câbles sous-marins entre 2012 et 2014, et les câbles sous-marins ce n’est pas du cloud. À un moment donné, si vous n’avez pas la vision complète des enjeux géopolitiques et politiques globaux, vous pouvez vite enfermer le débat autour de binarités qui sont un tout peu plus compliquées que ça en réalité. L’extraterritorialité, oui c’est un problème, mais la vraie bonne excuse c’est que ce n’est pas pour ça que tout d’un coup vous n’aurez plus d’Américains qui n’auront plus accès à vos data, ne vous fliqueront plus, etc. Et, en plus, le CLOUD Act c’est dans le cas de procédures judiciaires extrêmement processées, très claires, avec des demandes d’autorisation hyper-codifiées, ce n’est pas non plus comme ça que ça se fait.

Mick Levy : Justement Asma, je vois certaines entreprises qui veulent aller très fortement vers une responsabilité sociale au sens large, vers un aspect responsable et qui se disent, dans certains cas, « si je mets toutes les données de tous mes clients sur Azure ou sur Google, est-ce que, quelque part, ma responsabilité n’est pas un petit peu engagée ? Est-ce que je n’expose pas les données de mes clients à ce qu’elles ne soient plus aussi bien protégées qu’avec le RGPD ? Est-ce que, en tant qu’entreprise responsable, je peux me permettre de bien faire ça et quels autres choix j’ai ? »

Asma Mhalla : Fondamentalement c’est une très bonne question. Encore une fois, la question de l’extraterritorialité n’est pas du tout à sous-évaluer. Maintenant, en termes d’analyse du débat public, ce n’est pas ça qui va éviter qu’on ait accès à vos données. D’autre part, je veux bien que tout le monde aille sur le cloud français et je militerais pour ça si on avait des niveaux équivalents, mais ce n’est pas moi qui vais convaincre tel ou tel assureur, telle ou telle grosse boîte de le faire. À un moment donné, il y a aussi une contrainte qui est la contrainte de la rentabilité, qui est la contrainte de l’innovation, ou alors on change complètement de doctrine et pourquoi pas ! Mais à ce moment-là il faudrait qu’on en discute. Un protectionnisme total du marché français est aujourd’hui un non-sens de ce point de vue-là. C’est pour ça que je vous parle de gouvernance transatlantique. Ce qu’on attend, qui n’arrive toujours pas mais qui va arriver, c’est le fameux texte qui va fluidifier à nouveau normalement l’accord entre les États-Unis et l’Europe pour le transfert des données.

Mick Levy : La renaissance du Privacy Shield [9].

Asma Mhalla : En un peu plus robuste, j’espère.

Mick Levy : Qui respecterait le RGPD au passage.

Asma Mhalla : Exactement.

Mick Levy : Asma, on en arrive au terme de notre entretien. Merci beaucoup pour tous les enseignements que tu as partagés avec nous, pour toutes les bonnes idées que tu as partagées avec nous. On espère aussi que tu as passé un bon avec nous.

Asma Mhalla : J’ai passé un excellent moment. Merci pour votre accueil et pour la pertinence de ces questions.

Mick Levy : Merci Asma.

Cyrille Chaudoit : À très bientôt Asma. Au revoir.

Asma Mhalla : Merci beaucoup. Merci pour tout.

Debrief

Cyrille Chaudoit : C’est le moment du debrief. Essayons de faire un petit effort de synthèse tous les deux, pour retenir quelques messages clés, en tout cas pour partager ce qu’on a gardé, toi comme moi.

Mick Levy : Je vais démarrer avec une idée qui était forte. Elle rappelle quand même les fondamentaux du cyberespace avec ses trois niveaux : le niveau matériel, le niveau logiciel, le niveau des applications. C’est quand même quelque chose à vraiment avoir en tête quand on parle de souveraineté, de souverainisme, et que ça s’apparente bien souvent aussi, finalement dans certains discours, à du protectionnisme économique. Il faut avoir ce découpage en tête pour comprendre la mécanique qui est en train de passer et se rappeler à tout moment qu’Internet, la tech, c’est quand même aussi beaucoup de matériel dans un monde qui nous semble très dématérialisé avec le cloud, etc. En réalité, on en revient toujours à du matériel derrière.

Cyrille Chaudoit : C’est pour ça qu’elle rappelle les mots d’Emmanuel Macron qui parle, lui, plutôt d’autonomie technique ou technologique plutôt que de souveraineté.

Ce que je trouve particulièrement intéressant dans son approche, et c’est ce qu’elle diffuse par ailleurs dans les médias, dans les cours qu’elle donne, c’est ce point qui dit que finalement les Big Tech ne viennent pas gommer les États, prendre leur place, mais sont le bras armé de ces États et que donc in fine, les GAFAM, si on s’arrête sur les États-Unis ou les BATX en Chine, ne sont que le bras armé de l’État dont ils dépendent, puisque l’État continue de fixer des lois. On pourrait opposer à ça que d’accord, c’est bien gentil, mais quid des autres États à côté, des États amis, ou pas, d’ailleurs. Finalement, puisque c’est le bras armé des États-Unis par exemple pour les GAFAM, on reste quand même dans des rapports d’État à État. Et ça change vraiment le niveau de lecture qu’on peut avoir des Big Tech.

Mick Levy : C’est très juste et je trouve que ça fait aussi du bien à entendre. On a parfois l’impression que la situation n’est absolument pas sous contrôle et que nous, citoyens, représentés par nos États, on ne peut rien y faire. En fait c’est faux ! D’ailleurs l’Europe est en train de le montrer, elle le rappelait, avec les nouveaux règlements, le DSA, le DMA, mais beaucoup d’autres règlements arrivent. Il y a quelque temps on a parlé de l’IA Act avec Laurence Devillers, il y a un Data Act, un Data Government Act [10] qui sont aussi en train d’arriver sous l’impulsion de Thierry Breton. C’est vrai que les États peuvent reprendre la main. On a aussi évoqué la Chine où cette reprise en main par l’État peut parfois être violente avec le cas de Jack Ma.

Cyrille Chaudoit : Il y a plusieurs types de reprise en main.

Mick Levy : Des reprises en mains réalisées culturellement de manières différentes : en Europe c’est beaucoup par la réglementation ; aux États-Unis c’est beaucoup par le business, on voit que les États-Unis ne cessent de s’imposer – on parlait des parts de marché des grands clouders américains ; et puis en Chine avec cette histoire incroyable, elle a bien fait de nous la remémorer, d’un Jack Ma qui disparaît totalement de la circulation pendant, je crois, deux/trois semaines, alors qu’en plus il s’apprêtait à rentrer Alibaba en bourse.

Cyrille Chaudoit : Tout à fait. Finalement on a une espèce de triptyque. Je me souviens de mes cours d’économie quand j’ai commencé à découvrir l’économie en seconde, on nous enseignait les avantages comparatifs.

Mick Levy : Tu me rappelles de vieux souvenirs.

Cyrille Chaudoit : Les pays qui étaient très bons dans le textile, qui exportaient du textile en échange du vin, etc. Quelque part on a ce schéma-là, l’avantage comparatif, donc un avantage industriel, un avantage sur l’industrie du numérique plutôt des États-Unis qui ont conquis le marché, tu rappelais notamment tout à l’heure les pourcentages de parts de marché. Le triptyque c’est quoi ? Soit on conquiert les marché parce qu’on a un avantage comparatif ; soit on verrouille ce marché, c’est le protectionnisme poussé à l’extrême avec des États autoritaires et c’est un petit peu ce que nous disait aussi Asma, que finalement les pays les plus souverains en la matière sont souvent les plus autoritaires, la Chine, un petit peu la Russie, etc. ; soit, dernière brique, troisième brique, on pratique le jeu des alliances et c’est ce qui reste à l’Europe semble-t-il, en tout cas c’est ce qu’Asma appelle de ses vœux, que très rapidement on puisse nouer ou renouer des alliances très fortes, transatlantiques, pour justement faire face notamment au bloc asiatique.

Mick Levy : Effectivement. Elle rappelait la renaissance de l’OTAN, en quelque sorte, qui est en train d’arriver avec la guerre en Ukraine. On va certainement, en Europe, faire appel à nos alliances historiques plutôt vers le bloc étasunien que vers le bloc chinois, il y a de fortes chances.

On a aussi parlé de comment l’Europe pouvait tirer son épingle du jeu. Elle nous a dit très clairement qu’il faut choisir nos combats. Il y a des combats qui sont déjà passés. Il ne faut pas chercher à saupoudrer nos moyens ; il faut choisir des combats pour être efficaces, pour tenter de gagner des parts de marché et d’imposer aussi, finalement, notre vision culturelle de la tech par le biais des normes et par le biais des applications qui sont mises à disposition du grand public et éventuellement partout dans le monde. Il faut choisir nos combats pour aller sur des niches et des points sur lesquels on a encore des chances d’être entendus et efficaces.

Cyrille Chaudoit : Chez nous on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ; à nous d’avoir les idées, de savoir bien les positionner, bien les segmenter et être sur des niches effectivement.

Je pense que le debrief est lui aussi très riche. On a essayé de faire cet effort de synthèse, avec beaucoup d’idées.

Mick Levy : Merci Cyrille. À bientôt.

Cyrille Chaudoit : À très bientôt.

Mick Levy : Et restez connectés avec nous pour cette dernière conclusion. À bientôt.

Cyrille Chaudoit : Plus ou moins 60 minutes viennent de s’écouler et normalement votre regard sur le rapport entre nos États et les Big Tech n’est pas tout à fait le même qu’au début de l’épisode. Merci d’avoir pris le temps de nourrir votre esprit critique sur les enjeux éthiques que soulève l’environnement technologique dans lequel nous baignons. Concepteurs, commanditaires ou usagers, nous avons tous le droit et la responsabilité de rester acteurs plutôt que spectateurs de ces sujets.

Trench Tech c’est terminé pour aujourd’hui, mais vous pouvez nous écouter ou réécouter sur votre plateforme de podcast préférée. Profitez-en pour nous laisser un commentaire et nous mettre quelques étoiles, ça fait toujours plaisir et vous contribuerez, comme cela, à propager l’esprit critique pour une tech éthique. Comme aurait pu le dire mon prof d’auto-école, « pour éviter l’impasse des voies à sens unique, suivez plutôt les voix qui exercent votre sens critique ».