Entretien avec… Gaël Duval, Murena - Smart Tech

Delphine Sabattier : Gaël Duval de Murena [1] est avec nous dans Smart Tech aujourd’hui, que je présentais dans le sommaire comme l’alternative à ce monde, très binaire finalement, des smartphones qui se partagent entre d’un côté Android/Google et de l’autre Apple/iOS. Donc il existe d’autres propositions, une autre offre possible, mais pas forcément très visible, Gaël Duval. Est-ce qu’on est dans un match David contre Goliath, est-ce qu’on a une chance de voir percer d’autres offres ? Vous en portez une, est-ce que vous pensez qu’elle a une chance de s’imposer ou que d’autres peuvent le faire ? Ce marché était beaucoup plus varié il y a quelques années et, finalement, il s’est reconcentré ? Est-ce que vous pensez que là on est à un moment clé, peut-être charnière, où ce marché peut à nouveau s’ouvrir ?

Gaël Duval : C’est une vaste question. Tout d’abord très rapidement, pour rappeler un petit peu le marché du smartphone aujourd’hui, c’est un duopole, comme vous l’avez dit : Apple d’un côté avec iOS et Google de l’autre avec tous les téléphones sous Android. Quand vous achetez n’importe quel téléphone Android, même s’il n’est pas de Google, vous avez quand même dedans un système Google avec tous les services de Google qui vont avec.

Pour résumer, pour donner une image, aujourd’hui ces deux systèmes-là collectent, envoient dix mégaoctets de données personnelles par jour, c’est considérable !, qui vont sur les serveurs de Google. Les données personnelles, c’est ce que vous utilisez comme application, c’est là où vous êtes, vos mails si vous utilisez une messagerie Android, toutes sortes d’informations qui retracent votre vie privée en permanence.

Nous, et pas que nous en fait, pensons que cette collecte permanente des données personnelles est problématique et nous voulons ouvrir une nouvelle voie. Je pense qu’aujourd’hui nous sommes portés par un marché qui est en train d’émerger, un marché qui prône des valeurs plus éthiques, la recherche d’une meilleure vie numérique, d’une vie numérique plus vertueuse, et on est vraiment là-dessus, on répond à une demande de marché qui est de plus en plus prégnante aujourd’hui.

Delphine Sabattier : Ce n’est pas juste proposer autre chose qu’Android ou iOS, c’est arriver avec une offre de protection de la vie privée dans nos vies mobiles, dans les smartphones. Vous concevez un système d’exploitation qui repose quand même sur Android, mais vous dites qu’il est « dégooglisé ». Qu’est-ce que ça veut dire ?

Gaël Duval : C’est ça. Ce n’est pas tellement qu’il repose sur Android, c’est qu’il reprend juste le moteur d’Android. On ne va pas rentrer dans les détails techniques. Android est un projet, à la base, dérivé de GNU/Linux, le système d’exploitation bien connu, sur lequel a été construit un système qui permet de faire tourner les smartphones et par-dessus lequel on retrouve en particulier tous les services de Google. Nous, nous prenons juste la base, c’est-à-dire le moteur de ce système d’exploitation et dessus on ajoute toutes les applications.

Delphine Sabattier : Finalement c’est un noyau open source, tout à fait libre.

Gaël Duval : C’est ça, exactement, et on rajoute tous les services qui sont usuels aujourd’hui pour un usage numérique normal. On assure la compatibilité avec toutes les applications mobiles du marché, c’est important de le dire, et, à la fois, on protège les utilisateurs de cette collecte permanente de leurs données personnelles. Nous n’avons vraiment pas de business modèle qui repose sur ces données personnelles, on a un business modèle extrêmement simple : on vend des téléphones avec notre OS et aussi des services en ligne parce qu’on opère un cloud où les utilisateurs peuvent stocker de manière sécurisée leurs photos, leurs données personnelles, etc.

Delphine Sabattier : Vous mettez ce système à disposition de l’ensemble du marché. Aujourd’hui quels sont les smartphones qui l’embarquent ?

Gaël Duval : Aujourd’hui il y a deux possibilités : soit on peut installer notre système d’exploitation, qui est libre comme vous l’avez dit, à peu près sur 250 téléphones du marché, on peut dire de toutes les marques, c’est assez vaste. On a également un outil, qui s’appelle Easy Installer, qui permet de l’installer plus facilement.

Delphine Sabattier : Aujourd’hui, si j’achète un smartphone, je vais prendre Samsung par hasard, est-ce que je peux décider d’installer à la place de l’Android qui m’est fourni par Google, cet OS Murena, qui s’appelle /e/OS [2], pas le « i » français.

Gaël Duval : Tout à fait, /e/OS. On peut tout à fait l’installer sur un Samsung, comme vous l’avez dit, ça marche très bien, on a d’ailleurs vendu dans le passé des reconditionnés Samsung avec l’OS Murena /e/OS pour commencer. Et puis on a des partenariats avec des constructeurs de téléphones, typiquement Fairphone [3] qui est un constructeur de smartphones plus durables, qui fait attention au choix des matériaux, on peut le démonter, changer la batterie, etc. On peut acheter un smartphone Murena avec /e/OS sur une base Fairphone aujourd’hui, sur notre boutique en ligne sur murena.com. On a également d’autres partenariats sur le matériel, par exemple avec Gigaset en Europe, et puis on a ouvert la commercialisation vers les US il y a 12 mois environ, un peu plus de 12 mois, avec un partenaire qui s’appelle Teracube là-bas. Et, cette année, on a lancé notre propre matériel, en addition de nos partenaires habituels, ce qu’on appelle le Murena One, un smartphone qui est plutôt performant et plutôt abordable.

Delphine Sabattier : Il est sorti en septembre, c’est ça ?

Gaël Duval : Il est sorti fin septembre exactement.

Delphine Sabattier : Fin septembre. Il ressemble à un smartphone tout à fait classique, vous avez repris les standards habituels du marché.

Gaël Duval : Exactement. On ne se bat pas sur le nombre de pixels de la caméra, on ne se bat pas sur telle ou telle nouvelle fonctionnalité, ce n’est pas du tout le but. On se rend compte que la plupart de nos clients ont aujourd’hui un usage numérique extrêmement standard, ils ont besoin d’avoir une application de cartographie, ils ont besoin d’envoyer des mails, de naviguer sur Internet et aussi, accessoirement, de faire des photos. On pense qu’avec ça on répond vraiment, aujourd’hui, à 80 % des usages du marché très facilement avec un smartphone qui est très abordable.

Delphine Sabattier : Justement, que peut-on faire peut-être de plus, je ne sais pas, et de moins ? Qu’est-ce qu’on ne peut pas faire avec un smartphone Murena ?

Gaël Duval : Aujourd’hui vous pouvez avoir une vie numérique totalement normale avec un smartphone Murena, à l’exception près que vous n’allez pas être traqué en permanence et que vos données personnelles ne vont pas être collectées en permanence pour pour nourrir des modèles d’affaires publicitaires.

Delphine Sabattier : Mais comment est-ce que vous les bloquez ? Si j’installe une application Google, par exemple, ou WhatsApp, si j’installe des applications qui, de toute façon, travaillent à partir de mes données personnelles, vous n’allez pas les empêcher de récupérer ces data.

Gaël Duval : Oui et non. Oui dans la mesure où certaines applications collectent en permanence vos données personnelles, on ne va pas les nommer, mais la plupart des applications des géants du Net collectent vos données personnelles.

Delphine Sabattier : Facebook, par exemple, est capable de suivre mes pérégrinations numériques, peu importe l’environnement dans lequel je me retrouve ! Comment est-ce que vous pouvez bloquer ça ? Vous ne pouvez pas !

Gaël Duval : On ne bloque pas ça. Ce n’est pas du tout notre job. L’objectif de Murena c’est vraiment d’offrir un monde numérique plus vertueux à nos clients, à nos utilisateurs. Après, libre à eux de choisir d’utiliser telle ou telle application. Il y a aussi d’autres réseaux sociaux, il n’y a pas que Facebook, il y a plein d’applications de messagerie qui sont aussi performantes que WhatsApp.

Notre idée c’est vraiment d’offrir le choix aux utilisateurs, mais un choix informé. Pour ça, on offre aussi des fonctionnalités avancées dans notre OS. Typiquement, on informe les utilisateurs du nombre de trackers qui est dans chaque application. On va pouvoir voir, quand on veut installer une application, « celle-ci a peut-être 15 trackers. Cette application qui est normalement un journal en ligne, un média classique a peut-être 40 trackers ». Là on va se dire « OK, peut-être que Facebook, Google aussi, savent que j’utilise cette application-là quand je l’utilise ». C’est un problème potentiel. On informe les utilisateurs sur ce sujet-là parce qu’on pense que c’est important – un peu de pédagogie – et on leur permet également de couper ces trackers. C’est une nouvelle fonctionnalité qu’on a introduite cette année dans l’OS, ça permet vraiment, si on veut, de rester en dessous des radars de cette surveillance généralisée avec les données personnelles.

Delphine Sabattier : Qu’est-ce que vous avez comme applications installées par défaut ?

Gaël Duval : C’est très basique et très simple. On a une application de mail, on a une application qui permet de prendre des photos, bien évidemment, une application de notes, une application de cartographie, une petite calculette, un réveil-matin, etc.

Delphine Sabattier : Un navigateur quand même !

Gaël Duval : Un navigateur web, bien évidemment.

Delphine Sabattier : C’est lequel ?

Gaël Duval : C’est un fork, c’est une version Chromium [4], la base open source de Chrome, dans laquelle il n’y a vraiment rien qui va chez Google, on prend juste la base c’est-à-dire naviguer sur Internet.

Delphine Sabattier : Vous n’avez pas choisi Firefox [5] ? Pourquoi ?

Gaël Duval : On n’a pas choisi Firefox pour des raisons techniques et historiques. Encore une fois sans rentrer dans les détails techniques, on avait vraiment des contraintes de performance. À l’époque on a choisi Chromium qui est un logiciel libre, ne l’oublions pas, ce n’est pas parce que c’est maintenu par Google pour faire Chrome, la base n’est pas mauvaise, il faut le dire. Après ça, à l’avenir, on ne s’interdit pas de rebasculer sur Firefox si Firefox coche les bonnes cases.

Delphine Sabattier : Encore une fois, je peux installer le navigateur que je souhaite utiliser.

Gaël Duval : Exactement.

Delphine Sabattier : Pour les messages, tout ce qui est messagerie, vous passez par quoi ?

Gaël Duval : On a une application de SMS, sinon les utilisateurs peuvent aller dans notre store d’applications pour installer l’application de messagerie qu’ils souhaitent, y compris WhatsApp.

Delphine Sabattier : D’accord. Donc ce smartphone est disponible à la vente partout dans le monde aujourd’hui ?

Gaël Duval : C’est disponible à la vente aujourd’hui uniquement en Europe et aux États-Unis pour l’instant. On ouvrira plus tard.

Delphine Sabattier : Où êtes-vous positionnés sur le marché ? Vous êtes plutôt moyenne gamme, haut de gamme ?

Gaël Duval : Aujourd’hui, sur le matériel, on est clairement moyenne gamme, c’est notre premier téléphone.

Delphine Sabattier : C’est 350 euros, c’est ça ? On le commande comment ? Où l’achète-t-on ?

Gaël Duval : On le commande sur murena.com aujourd’hui.

Delphine Sabattier : C’est uniquement en ligne ?

Gaël Duval : C’est ça.

Delphine Sabattier : Donc c’est fabriqué à la commande, j’imagine !

Gaël Duval : Pas du tout. On a un bon fonds de roulement, il n’y a pas de souci. C’est expédié dans les 48 heures.

Delphine Sabattier : OK. Très bien.

Sur la partie protection des données, je voulais qu’on pousse un petit peu la réflexion plus loin. Est-ce que vous avez le sentiment qu’en France on prend le sujet par le bon bout ? Par exemple ce règlement sur la protection des données [6], est-ce que c’est quelque chose qui a accompagné des initiatives comme la vôtre ou qui ne sert pas à grand-chose ?

Gaël Duval : Ça sert évidemment. Déjà, il y a une prise de conscience. Aujourd’hui, à mon avis, on est vraiment à une époque charnière. Ça fait 20 ans que je suis dans la tech et ça fait 20 ans qu’on essaye de faire avancer ces sujets-là dans l’opinion publique et là, clairement depuis deux/trois ans, on voit bien que ça commence à prendre. Je pense que tous ces règlements vont globalement dans le bon sens. Après, on peut regarder dans les détails ce qu’il serait plus intéressant, ou pas, de faire.

Delphine Sabattier : Parce qu’aujourd’hui ce règlement n’empêche pas de continuer à collecter des données sur les smartphones.

Gaël Duval : Tout à fait. Et aujourd’hui nous proposons de passer du modèle RGPD où l’idée c’est que chaque utilisateur puisse fournir son consentement à l’utilisation de ses données personnelles sans quoi il peut difficilement utiliser le service qu’on lui propose à plutôt, par défaut, qu’il n’y ait pas de collecte de données personnelles et, si l’utilisateur le souhaite, à un moment il peut dire « finalement, je veux bien donner mes données personnelles ». On voudrait bien renverser un petit peu la logique.

Delphine Sabattier : Là ça veut dire renverser complètement les business modèles du numérique. On sort complètement de l’offre gratuite.

Gaël Duval : Oui, mais les business modèles du numérique sont opportunistes. Il y a 20 ans, il n’y avait pas de business modèle sur les données personnelles et, pour autant, il y avait quand même des ordinateurs, il y avait des logiciels, il y avait plein de choses.

Delphine Sabattier : C’était moins grand public, il y avait moins de démocratisation des usages.

Gaël Duval : Peut-être, bien sûr, maintenant le smartphone est dans la poche, on l’utilise tous les jours et pour tout, certes. Néanmoins nous vendons des téléphones. Je ne sais plus exactement à combien on achète celui-là, mettons qu’on l’achète à 200 euros, on le revend à 349 euros, on fait une marge de 150 euros, c’est un business modèle qui ne repose pas sur les données personnelles.

Delphine Sabattier : Que pensez-vous de tous ces débats qu’on a aujourd’hui en France, des débats assez vifs sur la partie cloud. Vous avez aussi développé, vous le dites, une offre cloud pour héberger vos services. Sur toute cette idée de créer ce cloud souverain, à l’européenne, on a l’impression qu’il y a plusieurs voix qui parlent, qui sont parfois dissonantes sur ce sujet. Quelle est votre position ?

Gaël Duval : Notre position est très claire. On pense qu’on a, aujourd’hui, un problème d’indépendance stratégique en Europe et c’est un gros sujet, pas que dans le numérique, également dans l’énergie, on le voit bien aujourd’hui, on voit bien les forces qui sont en place. On pense qu’il serait grand temps qu’on acquiert davantage de souveraineté sur les technologies qu’on utilise en Europe, aussi bien sur le smartphone, sur les OS – ce sont vraiment des technologies d’infrastructure – que dans le cloud qui sont également des technologies d’infrastructure.

Delphine Sabattier : Comment va-t-on vers cette indépendance numérique ?

Gaël Duval : Je ne sais pas exactement comment on y va, en tout cas, ce qui est certain, c’est qu’il faut arrêter d’être timide et il faut arrêter d’être un peu Bisounours. La plupart des technologies dont on parle ont été inventées en grande partie en Europe, Linux a été inventé en Europe, etc. Il n’y a vraiment pas de problème fondamental de production de valeur, de technologie en Europe, ce n’est pas vrai ; le Web a été inventé en Europe. Il faut juste redonner de la confiance et avoir une ligne directrice : que veut-on produire, que veut-on avoir ? Et puis être aussi force de proposition. J’entends parler, en permanence, plein de gens sur ces sujets-là et, au final, on a relativement peu de propositions.

Delphine Sabattier : Il y a des propositions, par exemple les quotas : imposer à l’État, pour les commandes publiques, de respecter des quotas d’achats français. Qu’en pensez-vous ?

Gaël Duval : Un Small Business Act [7] à l’européenne serait quelque chose d’extrêmement vertueux, puisque ça permettrait à toutes ces TPE, PME, qui sont créatrices d’innovation, de grossir. Aujourd’hui elles ont du mal à grossir parce qu’elles manquent de cette commande publique qui est en place aux États-Unis : 30 à 40 % de la commande publique aux États-Unis va vers les petites entreprises ; c’est considérable. Si c’était le cas aujourd’hui en Europe, on verrait plein de champions du numérique émerger. Et en Chine, évidemment, ils sont super protecteurs.

Delphine Sabattier : Quelle est la condition pour dire qu’on parle de technologie souveraine ? Est-ce qu’il faut que ce soit une entreprise française qui porte le projet ? Ou est-ce qu’il faut que ce soit le cœur de la technologie qui soit lui-même français ou européen ? Là, par exemple, sur la base Android.

Gaël Duval : À mon avis, la question ce n’est pas le drapeau ; la question c’est la capacité qu’on a à maîtriser la technologie, à ne pas dépendre d’un acteur extérieur. La question c’est, je ne sais pas, si ça ne se passait pas bien avec les États-Unis, qu’on soit en froid — ce qui est déjà un peu arrivé par le passé par moments —, à quel point va-t-on pouvoir continuer à utiliser des systèmes d’exploitation Android ou Microsoft, etc. Je pense que c’est vraiment la question fondamentale. Tant qu’on n’a pas cette maîtrise de la technologie, tant qu’on n’est pas capable de maintenir une base d’infrastructures aussi bien dans le cloud que dans les OS, eh bien on dépendra d’autres pays, comme les États-Unis, et c’est problématique.

Delphine Sabattier : D’ailleurs c’est intéressant parce que cette question du numérique repose, finalement, la question de qui sont nos alliés. Qui sont nos alliés dans l’univers technologique ? Est-ce que l’Europe existe véritablement dans ce monde numérique ?

Gaël Duval : Je pense qu’aujourd’hui, en Europe, il y a une très grande force technologique, énormément de technologies ont été inventées en Europe, par exemple le Web a été inventé en Suisse, au CERN [Conseil européen pour la recherche nucléaire], à la fin des années 80, début des années 90.

Delphine Sabattier : Pour autant le travail en commun, la puissance commune de l’Europe, ce n’est pas si évident !

Gaël Duval : Tout à fait. Ce n’est pas si évident parce qu’il n’y a peut-être pas encore suffisamment de prise de conscience politique qu’il faut bâtir en commun et avoir, comme vous le disiez, des mesures comme un Small Business Act européen. Je pense qu’aujourd’hui c’est important. Si on regarde ce qui s’est passé par le passé, par exemple dans le monde de l’aviation. Dans les années 60, Boeing avait quasiment un monopole sur l’aviation civile. On aurait pu se dire à l’époque « c’est foutu, la partie est perdue, on va passer à autre chose, on ne va pas faire des avions, on va faire des camionnettes, je n’en sais rien ! » On s’est dit « on a plein de constructeurs en Europe, plein de constructeurs sont en train de mourir parce qu’ils sont trop petits, on va les unir, on va créer un truc qui s’appelle Airbus et on va construire un avion de ligne Airbus ». Qu’est-ce qui se passe 30 ans ou 40 ans après ? Airbus devient numéro 1 sur le marché des avions. Je pense qu’aujourd’hui on est vraiment dans cette position où il y a une opportunité dans le monde de la technologie qu’il faut saisir pour se la réapproprier au niveau européen,

Delphine Sabattier : Vous travaillez avec une communauté plus large que la communauté française ?

Gaël Duval : Bien entendu. Aujourd’hui, avec Internet, il n’y a plus vraiment de frontières non plus, en particulier dans l’open source, avec les réseaux.

Delphine Sabattier : Vous faites appel à des développeurs qui sont un petit peu partout.

Gaël Duval : Oui. On a un cœur qui est français/européen, bien évidemment, et on a des développeurs qui viennent de tous les continents.

Delphine Sabattier : Vous nous avez expliqué que tout ça repose sur la base du Libre. Est-ce que le Libre est une des façons de réussir à reprendre la main justement sur l’indépendance numérique, de reprendre la main sur le numérique, de retrouver une indépendance ?

Gaël Duval : C’est le point de vue que je défends depuis plusieurs années et je pense que c’est un point de vue qui est en train de faire son chemin aujourd’hui. Ceux qui disent qu’on va recréer un système d’exploitation depuis zéro, from scratch comme on dit, depuis une feuille blanche, c’est impossible, ce sont des investissements qui sont colossaux, ce sont 30 ou 40 ans d’évolutions technologiques, etc. ; c’est impossible !

Par contre, ce qui est bien avec le Libre c’est qu’il y a déjà tout et on peut le réutiliser. Il y a évidemment des règles, on ne peut pas non plus faire n’importe quoi ; c’est vraiment une question de savoir-faire plus qu’une question de propriété intellectuelle, finalement.

Delphine Sabattier : Quels sont ces grands enjeux du logiciel libre actuellement ?

Gaël Duval : Les grands enjeux du logiciel libre ? C’est une très grande question. Le logiciel libre est partout maintenant, c’est devenu un peu une habitude, mais, encore une fois, je pense que là c’est vraiment une question de qui maîtrise le logiciel libre ? Personne et tout le monde à la fois ! Mais, celui qui maîtrise le plus, c’est celui qui a le savoir-faire. Il y a aussi, aujourd’hui, un enjeu de formation dans les universités françaises et européennes, dans les écoles d’ingénieur. Je pense que c’est vraiment fondamental qu’on forme des gens de très haut niveau qui puissent prendre ça en main pour continuer à créer de la valeur et à se réapproprier ces technologies.

Delphine Sabattier : Et un enjeu de financement aussi. Aujourd’hui qui finance le Libre ? Pour beaucoup ce sont des entreprises américaines.

Gaël Duval : Qui finance le Libre ? Ce sont des gens comme nous.

Delphine Sabattier : Plus largement, plus massivement, ce sont quand même des entreprises américaines.

Gaël Duval : Bien sûr, et c’est pour ça qu’il faut des Small Business Acts. Il faut que les entreprises également s’emparent du Libre, y contribuent, ça fait vivre l’écosystème.

Delphine Sabattier : Est-ce que vous avez prévu de rencontrer Jean-Noël Barrot, le nouveau ministre délégué auprès du ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, chargé de la Transition numérique et des Télécommunications ?

Gaël Duval : On a prévu de le rencontrer dès qu’il sera prêt à nous recevoir.

Delphine Sabattier : En attendez-vous quelque chose ?

Gaël Duval : Aujourd’hui pas vraiment. Ce qui compte avant tout pour nous c’est le client. On veut lui créer le meilleur produit pour son usage, un produit plus vertueux qui respecte ses valeurs et, pour ça, on n’a pas spécialement besoin d’avoir des appuis politiques.

Delphine Sabattier : Je voulais qu’on termine cet entretien ensemble, Gaël Duval, avec l’interview express. Vous pouvez répondre de manière tout à fait personnelle ou professionnelle, je vous laisse choisir, sur vos rêves d’abord.

Gaël Duval : D’un point de vue professionnel, mon rêve c’est vraiment qu’on arrive à construire cette Europe technologique, indépendante. Il y a tout ce qu’il faut sur la table : il y a les ingénieurs, il y a les technologies, il y a le Libre comme vous avez dit. C’est juste une question de volonté politique à un moment, mais je pense qu’on n’en est pas très loin.

Delphine Sabattier : Quelles sont vos peurs, Gaël Duval ?

Gaël Duval : Quelles sont mes peurs ? Elles sont structurelles sur l’état du monde aujourd’hui. Ce qui se passe en Ukraine est quand même assez inquiétant, il faut bien le reconnaître. Ce n’est pas la première fois que le monde est en crise, je pense qu’on dépassera ça.

Delphine Sabattier : Ça fait partie de vos interrogations. Quelle est votre interrogation ?

Gaël Duval : Mon interrogation aujourd’hui, si on parle d’un point de vue géopolitique, c’est cette crise qui est profonde en Ukraine et qui peut déraper vraiment à tout moment. Elle montre à quel point on est à la croisée des chemins, notamment au niveau de l’Europe : est-ce qu’on va enfin réussir à prendre notre destin en main et être une Europe unie, qui va pouvoir avancer selon ses propres choix ? Ou est-ce qu’à un moment on va être suffisamment faibles pour devoir reposer sur d’autres, en particulier nos amis américains. Je crois qu’aujourd’hui il y a vraiment une question de choix qui est en train de s’opérer.

Delphine Sabattier : Comment voyez-vous la prochaine révolution dans les smartphones, dans les télécommunications, dans le mobile ?

Gaël Duval : La prochaine révolution ? Je ne m’appelle madame Irma, je n’ai pas de boule de cristal. Je pense que la prochaine révolution va venir d’un endroit dont on n’a pas forcément idée aujourd’hui. On a toujours des surprises dans la tech, un petit truc qui sort d’un labo, une idée par là, et puis ça crée, tout d’un coup, une révolution industrielle. Aujourd’hui je ne la vois pas venir. Il y a plein de sujets, il y a l’IA, il y a le métavers, etc.

Delphine Sabattier : Il y a la protection des données.

Gaël Duval : Ça n’est pas un sujet techno, c’est plus un sujet philosophique et politique.

Delphine Sabattier : Dans cinq ans, où vous imaginez-vous avec Murena ?

Gaël Duval : Je pense que nous avons vraiment un boulevard devant nous. Le marché demande des solutions plus vertueuses comme le Murena One et comme l’OS qu’on développe. On est en train de chasser en meute en Europe avec différents partenaires comme Fairphone, on fait partie de Euclidia [8], l’alliance des industriels du cloud européen. Il y a vraiment un alignement des planètes qui fait que, je pense, parmi toutes ces boîtes dont on commence à parler un petit peu aujourd’hui, il y a en qui vont devenir grandes si l’Europe les aide un petit peu.

Delphine Sabattier : Merci beaucoup.

C’était l’entretien avec Gaël Duval, grand entretien avant cette interview express, qui est le fondateur de Murena, en interview dans Smart Tech. Vous restez avec moi, juste après la pause on continue de parler du monde du Libre.