Une nouvelle gouvernance du numérique éducatif ? Audran Le Baron : « Nous voulons redonner de l’autonomie aux enseignants sur le terrain »

À l’occasion de la journée Acteurs Publics Solutions, le directeur du numérique pour l’éducation, Audran Le Baron, revient sur la nouvelle stratégie numérique du ministère et explique, notamment, comment les enseignants pourront acquérir les solutions numériques de leur choix grâce à un « compte ressources » dont le développement va être confié à une start-up d’État.

Florence Duprat : Depuis la crise sanitaire, l’organisation du travail a changé : télétravail, semaine de quatre jours, travail hybride… L’organisation du travail et le numérique sont des facteurs essentiels pour l’épanouissement des agents.
Vous allez en parler, Émile Marzolf, avec votre invité, Audran Le Baron, directeur du numérique pour l’Éducation [1].

Émile Marzolf : Oui, c’est cela. On va parler de votre nouvelle feuille de route [2] pour le numérique pour l’éducation que vous avez présentée en début d’année, en février, on reviendra plus en détails sur les priorités de cette feuille de route. D’abord sur la méthode : la mise en œuvre de cette feuille de route s’accompagne d’une remise à plat ou, en tout cas, d’une remise à niveau de la gouvernance avec un rapprochement avec les collectivités. Cela veut-il dire qu’avant chacun travaillait dans son coin ?

Audran Le Baron : Il faut bien avoir conscience, quand on parle d’éducation et, plus encore, de numérique pour l’éducation, que l’État n’est pas seul à la manœuvre : il y a effectivement l’État, mais il y a toutes les collectivités territoriales – les communes, les départements, les régions – qui contribuent au numérique éducatif, notamment en matière d’équipements. Ce sont les collectivités locales qui équipent les écoles, les collèges, les lycées. Et puis il y a tout un ensemble d’écosystèmes : il y a l’ensemble des EdTech [3], les entreprises innovantes qui fournissent des services numériques éducatifs, qu’il faut également inclure dans la stratégie.
C’est donc l’ensemble de l’écosystème que nous avons fait travailler à une vision stratégique, qui n’est pas la vision stratégique du ministère, mais qui est la vision stratégique 2023‑2027 de l’ensemble de l’écosystème pour le numérique éducatif.

On a donc travaillé, et c’est le travail même en ce moment, juste après la publication de la stratégie, à resserrer cette gouvernance entre l’ensemble des acteurs, à la fois au niveau national, donc avec le ministre qui tient une instance politique avec les collectivités territoriales dans lesquelles il est question de numérique éducatif mais également de toutes les politiques d’éducation ; à mon niveau, je tiens un comité des partenaires avec les collectivités locales et on est en train de monter un comité de filière avec les entreprises de la EdTech.

L’idée c’est de décliner toute cette gouvernance qu’on a au niveau national dans chacun des territoires, notamment avec les collectivités locales, et c’est ce sur quoi on est en train de travailler avec quelques collectivités et académies volontaires pour y travailler.

Émile Marzolf : D’accord, donc de manière un peu expérimentale, avec différentes académies. Du coup, qu’elles vont être les priorités de cette gouvernance-là ? Sur quels objectifs devra-t-elle travailler ?

Audran Le Baron : Tout de suite, on travaille d’abord sur la gouvernance en elle-même : déjà installer les instances qui permettent le dialogue au niveau territorial.
On travaille également la répartition des compétences telles qu’issues de la loi Peillon [4], qui a maintenant 10 ans, et qui a redéfini le périmètre des compétences entre l’État et les collectivités territoriales. Force est de constater qu’entre la théorie de la loi et la pratique il y a parfois des écarts, c’est disparate d’un territoire à l’autre. L’idée c’est donc de bien s’entendre sur l’exégèse de la loi Peillon pour bien savoir sur les équipements, sur les logiciels, selon que les logiciels sont pour tel ou tel type d’activité, etc., bien définir le « qui fait quoi ? », le RACI, <em<responsible, accountable, consulted et informed. Donc on définit ces choses-là pour ensuite pouvoir les décliner au niveau des territoires.

On travaille également sur le partage des données, c’est essentiel. Si on veut piloter ensemble une politique publique partagée, il faut qu’on partage les données, qu’on puisse avoir des tableaux de bord communs sur lesquels on puisse s’appuyer pour les décisions. Donc là encore, l’État et les collectivités doivent chacune ou chacun faire un pas vers l’autre pour apporter des données en matière de formation, en matière d’équipements, en matière d’usage du numérique.

Émile Marzolf : Des données qui permettent de suivre la mise en œuvre du numérique éducatif : le nombre d’équipements déployés, etc.

Audran Le Baron : Absolument ! C’est ça pour les équipements.
Également sur les usages : on a beaucoup de métriques sur les usages, les usages des ENT, les espaces numériques de travail, sur l’accès aux ressources, grâce à notre brique d’infrastructure qui gère l’accès aux ressources numériques pédagogiques, le GAR d’Accès aux Ressources [5]. On a également Pix [6] qui permet d’avoir une vision sur les compétences des élèves.

Il faut qu’on arrive à mettre toutes ces données-là en commun, à les faire parler pour savoir comment avance chacun des territoires, comment on peut s’améliorer.

Émile Marzolf : L’une des priorités, justement, de votre nouvelle feuille de route c’est de bâtir une offre de services et d’outils raisonnée et pérenne à destination de tous les personnels de l’Éducation nationale. Que veut dire « une offre pérenne et raisonnée » ?

Audran Le Baron : Raisonnée, d’abord, ce sont deux choses.
C’est, d’une part, le fait que le numérique n’est pas magique. Ce n’est pas parce qu’on fait du numérique que, par magie, le niveau des élèves va s’améliorer, etc. ; raisonnée, c’est dans le sens qu’il faut avoir un usage raisonné, raisonnable, du numérique. Le numérique est utile, a une plus-value dans certaines activités pédagogiques, dans certains moments des activités en classe ou hors classe, mais pas tous. Il faut donc qu’on précise bien cela et que les enseignants soient formés à cela ;
et puis raisonnée c’est aussi organiser de façon plus lisible, fluide, l’offre, un peu pléthorique, de numérique pour l’éducation. Aujourd’hui il y en a un peu partout. Il y a plein de sites, il y a plein de ressources qui fleurissent ici ou là. Il faut donc qu’on donne de la visibilité à ça, qu’on mette de l’interopérabilité, d’où le travail sur la doctrine technique du numérique pour l’éducation qui va permettre, justement, de travailler avec l’ensemble des acteurs, notamment les EdTech, les fournisseurs industriels d’ENT [Environnement Numérique de Travail], de logiciels de vie scolaire, etc., à faire en sorte que l’ensemble de cet écosystème soit plus lisible, plus interopérable, plus fluide pour l’utilisateur final. Ça c’est le côté raisonné.

Et le côté pérenne, c’est le côté absolument essentiel, parce qu’on a vécu, par le passé, un certain nombre d’épisodes qui ont découragé les professeurs. Pourquoi ? Parce qu’on leur a mis entre les mains, le temps d’un marché public, des ressources pédagogiques innovantes, issues des EdTech, et puis, du jour au lendemain, le marché s’est éteint. Personne n’a pris la relève et ils se sont vus revenir à la gomme et au crayon, parce que dépourvus d’outils ou de budget, tout simplement, pour acheter les ressources de façon pérenne.

Émile Marzolf : Vous voulez créer un compte ressources ? Comment va-t-il fonctionner ?

Audran Le Baron : Pour la pérennité, on marche sur deux jambes : à la fois le développement de communs numériques, on pourra peut-être y revenir, et puis, effectivement, deuxième jambe, s’appuyer sur l’offre des EdTech. Et, pour cela, permettre à tout enseignant ou à l’équipe pédagogique au sein d’une école ou d’un établissement du second degré, de pouvoir acquérir facilement des ressources numériques pédagogiques issues des EdTech, issues des éditeurs scolaires.

La manière dont cela fonctionne. C’est, comment dire, une sorte de portefeuille virtuel à la disposition de chaque enseignant, de chaque équipe pédagogique au sein d’une école et d’un établissement, qui lui permettra très aisément d’aller choisir une ressource chez les quelques plateformes d’intermédiaires qui mettent déjà aujourd’hui à disposition tout un catalogue d’offres en la matière, donc permettre d’un simple clic, une fois l’enseignant ou l’équipe pédagogique authentifiée dans notre système d’information, d’utiliser des crédits sur le portefeuille virtuel pour acquérir directement, sans avoir tout une complexité comptable de validation un peu bureaucratique. L’idée c’est vraiment de redonner la main au terrain, dans une logique un peu de CNR [Compte numérique ressources], finalement, de redonner au terrain la capacité à aller utiliser des ressources.

Émile Marzolf : Pour finir, en complément de ce compte ressources qui permet d’acheter des ressources pédagogiques et des outils, vous allez aussi créer, vous-même, des outils que vous allez rassembler et mettre à disposition des agents, dans une logique de communs numériques et vous vous appuyez notamment sur les logiciels libres. La feuille de route parle même de priorité aux logiciels libres : pourquoi ?

Audran Le Baron : Les communs numériques c’est effectivement un axe de développement très fort. Peut-être quelques exemples pour bien matérialiser ce dont on parle. On a une plateforme qui est largement utilisée dans l’enseignement – éducation et enseignement supérieur d’ailleurs –la plateforme Moodle [7]. Ce n’est donc pas une lubie de l’Éducation nationale, c’est quelque chose qui est très largement utilisé au niveau international dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement supérieur. C’est un outil, un Learning Management System, LMS, qui permet de construire des scénarios pédagogiques. C’est quelque chose qui permet d’outiller les professeurs pour écrire des parcours pédagogiques, les coécrire, les coconstruire le cas échéant de façon collaborative avec des pairs et ensuite les donner à réaliser par les élèves, soit en classe, soit à la maison. C’est un exemple de commun numérique. Les professeurs sont en attente de cela pour pouvoir écrire de façon là encore aisée et sur des plateformes souveraines, qui ne dépendent pas de tiers et dans lesquelles les données sont parfaitement protégées. C’est donc cela que l’État vient apporter.

Un autre exemple, la plateforme Capytale [8] pour l’enseignement du codage, de la programmation qui, là encore de la même manière, offre un ensemble d’outils, basés sur des logiciels libres pour la plupart, qui permettent de fournir aux élèves des activités d’apprentissage de la programmation.

Émile Marzolf : L’idée va être de développer ce genre de plateforme nationale.
Merci beaucoup à vous, Audran Le Baron, je le rappelle directeur du numérique pour l’Éducation.

Audran Le Baron : Merci à vous.