Daphnée Lucenet : Open source, communs numériques et souveraineté, les startups d’État relèvent le défi.
Bienvenue dans IA Éthique Insider, le podcast qui explore les tensions, les dilemmes et les opportunités d’une intelligence artificielle au service du vivant et du bien commun.
Si cette initiative vous aide à voir plus clair dans la jungle de l’IA, pensez à vous abonner, à laisser un commentaire sur votre plateforme d’écoute préférée et à la partager autour de vous.
Aujourd’hui, j’ai le plaisir d’accueillir Julie Ripa, intrapreneure au sein de l’État français. Tu vas nous raconter tout ce que tu fais avec La Suite numérique [1], qui est une initiative majeure pour notre autonomie technologique.
À mes côtés également, Céline Delaugère, spécialiste en stratégie IA/data, pour nous éclairer sur les challenges techniques et opérationnels liés à l’IA, la data et bien plus encore.
Merci et bienvenue à toutes les deux.
On va commencer par parler de ton parcours, on va découvrir ce monde de l’intraprenariat public, un monde fascinant que tu m’as fait découvrir, et surtout découvrir l’initiative La Suite numérique.
Julie, tu es intrapreneure au sein du gouvernement. Peux-tu nous parler de ton parcours, de ce qui t’a amenée à gérer ces missions-là et nous expliquer aussi en quoi ce modèle de l’intraprenariat est pertinent pour construire la souveraineté numérique européenne et française, bien sûr.
Julie Ripa : Je suis Julie Ripa. J’ai d’abord fait une école d’ingénieur, Polytechnique, et ensuite j’ai intégré ce qu’on appelle un corps de l’État, donc je suis haute fonctionnaire, je fais partie du corps de l’INSEE [Institut national de la statistique et des études économiques]. Dans mes premières années professionnelles, j’ai d’abord travaillé au ministère du Travail et ensuite à la Délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté. Là c’étaient vraiment des missions d’évaluation de politiques publiques. Ensuite, j’ai fait un virage assez brutal vers le numérique. J’ai d’abord rejoint un incubateur d’État, c’est ce que je vais développer après, l’incubateur de l’ANCT, l’Agence nationale de la cohésion des territoires, une agence qui est censée accompagner les collectivités dans leurs projets. Et ensuite, il y a un peu moins de deux ans, j’ai rejoint la Direction interministérielle du numérique [2], la DINUM, désolée, beaucoup d’acronymes. Depuis que j’ai rejoint la DINUM, j’ai deux casquettes. Je suis ce que tu disais, intrapreneure de Tchap [3] qui est la messagerie instantanée des agents publics. J’ai également une autre casquette, je fais partie du comité de direction de La Suite numérique, là j’ai plutôt des tâches stratégiques et je m’occupe des ressources humaines et de l’argent, des finances.
J’ai envie d’insister sur tout cet écosystème d’incubateurs qu’on peut retrouver dans les ministères et les agences de l’État. On appelle cet écosystème et cette nouvelle manière de concevoir l’action publique beta.gouv [4]. En fait c’est incorporer, dans l’administration, des méthodes de startups, donc l’agilité : quand quelqu’un de l’administration relève un problème sur le terrain, un problème pour l’administration ou pour les citoyens, on accompagne cet agent public dans une méthodologie agile pour bien comprendre, identifier son problème. En général, on lui met un designer dans les pattes, ce qui est assez innovant parce que ce n’est pas forcément un métier qui était très commun dans l’administration jusqu’à assez récemment. Cet agent public est ce qu’on appelle un intrapreneur, c’est donc un chef de produit qui va avoir une petite équipe agile qui va développer une solution numérique pour répondre à son problème. Au-delà de la méthodologie agile, ce qui est très innovant aussi c’est le fait, que tous les six mois, on se pose la question de continuer ou non le projet, donc la startup d’État. On appelle ça une startup d’État parce que l’idée n’est pas de faire du profit, il n’y a aucune notion de profit, c’est vraiment d’avoir de l’impact pour l’utilisateur, le citoyen, l’administration. Donc tous les six mois on se pose la question : a-t-on de l’impact ? Oui ou non ? Et on s’autorise à arrêter un projet et c’est super innovant dans l’administration. Je pense que c’est quelque chose qui est aussi fait dans les grosses entreprises, mais généralement, quand on a mis des sous sur un projet, on a du mal à dire « je vais arrêter, en fait ça ne marche pas », parce qu’on a déjà engagé des fonds. C’est la partie innovante des startups d’État, c’est le go/no-go tous les six mois.
Daphnée Lucenet : C’est un vrai changement culturel de procéder comme cela, même en entreprise, tu pourras en parler aussi [se tournant vers Céline Delaugère, NdT], avoir le courage, au sein des grandes entreprises, de dire « on a engagé des ressources, on s’est battu sur un projet, on fait le constat que ça ne marche pas, on passe à autre chose, on essaye autre chose ». Les Américains le font très bien et nous, en France, nous sommes connus pour ne pas avoir su agir de cette façon. Tu es donc en train d’expliquer que tout ça est finalement en train de changer au sein du public. On connaît beaucoup cette façon de procéder dans le paysage des startups et de plus en plus au sein des grands groupes. C’est quelque chose qui date de quand, qu’est-ce qui a insufflé ça ?
Julie Ripa : Je dirais que le premier essai de startup d’État et d’incubateurs c’est autour de 2014/2015, je n’ai pas forcément la date exacte. Il y a eu la création d’un premier incubateur rattaché aux services du Premier ministre, c’est là où je suis actuellement, la Direction interministérielle du numérique qui est un peu la maison-mère de tous les incubateurs. Des personnes du privé sont venues dans l’administration et ont essayé de déployer cette méthode. Ça a bien marché parce que, aujourd’hui, on a des incubateurs dans tous les ministères, dans les agences, c’est génial.
Daphnée Lucenet : C’est intéressant. Peux-tu nous rappeler un peu les missions de la DINUM ? Comment les avez-vous définies et comment ça a découlé sur La Suite numérique ?
Julie Ripa : La mission principale de la DINUM, c’est élaborer et mettre en œuvre la stratégie numérique de l’État. Ça passe, entre autres, par accompagner les ministères dans leurs projets numériques et puis opérer des SI [Systèmes d’information] souverains.
La Suite numérique est née à peu près au moment du Covid où des besoins d’outils numériques ont émergé. Il y a donc eu des premières créations d’outils, mais qui étaient vraiment côte à côte et, en 2023, la DINUM a vraiment affirmé une stratégie d’open source et d’interopérabilité. Il y a eu l’arrivée de Samuel Paccoud à la DINUM, à la tête de La Suite numérique qui a été créée à ce moment-là, qui a vraiment lancé la suite numérique, d’ailleurs Samuel est quelqu’un de super.
Aujourd’hui, La Suite numérique qu’est-ce que c’est ? C’est un ensemble d’outils bureautiques pour les agents publics, des outils qui sont simples, qui sont accessibles, qui sont interopérables et c’est aussi sous forme de tapas, c’est-à-dire que si un ministère a besoin seulement de deux outils, il n’est pas obligé d’embarquer une suite complète, il peut dire « je veux ça et ça » et c’est interopérable. Ça répond à cette ambition de la DINUM qui est d’avoir un État plus simple, plus efficace et plus souverain.
Ce qui est intéressant, c’est que sur plusieurs outils de La Suite, plusieurs tapas, on collabore avec d’autres pays européens parce qu’on se rend compte qu’on a les mêmes enjeux, en fait, de réarmement numérique.
Daphnée Lucenet : OK. Céline, peux-tu te présenter à nouveau pour les auditeurs qui auraient raté le premier épisode du podcast et nous expliquer un petit peu quelles sont tes activités ? Tu es notamment membre de l’Observatoire de l’Intelligence Artificielle [5] qui travaille sur ces sujets de souveraineté. Tu as aussi cette vue très opérationnelle sur ce qui se passe auprès des grands groupes et des startups. Peux-tu nous dire un peu le parallèle que tu vois entre ce qui est en train de s’opérer au sein de l’administration publique et ce que tu as pu voir au sein des startups et de l’innovation ces dernières années ?
Céline Delaugère : Avec plaisir. Merci pour l’invitation.
Je suis entrepreneure dans le privé, depuis 2018 sur l’intelligence artificielle. J’ai notamment lancé des softwares qui utilisent l’intelligence artificielle générative et aujourd’hui, j’aide les entreprises à développer des briques d’intelligence artificielle notamment via la donnée, la stratégie IA, les nouvelles technologies qui existent. Je fais effectivement partie de l’Observatoire de l’Intelligence Artificielle, un groupe de passionnés de l’intelligence artificielle qui a pour mission d’éclairer le débat public sur les enjeux et d’acculturer le débat public sur les nouvelles technologies, les décisions à prendre les prochains mois et dès maintenant, les décisions qui vont nous faire construire le monde de demain. On travaille justement sur la souveraineté et les questions européennes. C’est vrai que, aujourd’hui, le cloud/software européen est dépendant de différentes plateformes, solutions et fournisseurs. C’est intéressant de faire ce constat-là et de savoir, en tant qu’Européens, qu’on a quand même envie de développer des solutions forcément européennes tout en s’inscrivant dans ce contexte international. C’est une étude que nous sommes en train de faire à l’Observatoire de l’IA et c’est un sujet qui rebondit effectivement très bien avec ce que Julie disait sur le projet La Suite numérique au sein de l’État. Sujet intéressant
C’est vrai que c’est une question, en tant que startup, de savoir comment on fait pour collaborer avec des grands groupes, parce qu’il y a vraiment une différence au niveau de l’agilité mais aussi de la temporalité. Le fait de voir ce go/no-go tous les six mois au sein même de l’État, c’est un sujet qui peut aussi s’appliquer dans le monde des grandes entreprises et des startups. Il faut effectivement prendre conscience des temporalités qui ne sont pas les mêmes : comment fait-on pour collaborer ? Comment fait-on pour mener à bien des projets et comment fait-on pour régulièrement faire des points sur la stratégie et pivoter dans les projets si besoin ? C’est donc une agilité intéressante à explorer aussi.
Daphnée Lucenet : Et surtout, ça change un peu de l’image qu’on a à l’extérieur, quand on ne connaît pas, ce qu’on disait quand on préparait l’épisode. On ne sait pas toujours ce qui se passe dans l’administration publique et ça casse complètement cette image qu’on a de la lenteur. Au final, ces concepts-là pourraient, devraient être réutilisés par les acteurs du privé qui n’opèrent pas encore de cette façon. Je pense qu’il faut que ce changement de culture s’opère à toutes les strates du tissu économique pour qu’on puisse vraiment se mettre dans cette dynamique d’innovation, de souveraineté. C’est vraiment intéressant de comprendre en plus ce qu’est une startup d’État, parce que, comme tu le disais, vous n’avez pas vraiment les mêmes enjeux financiers. Vous avez vraiment cette notion de contribution. C’est pour cela que vous adoptez l’open source. Cette recherche de création de bien commun est quelque chose que tu m’as présenté comme étant vraiment au cœur de votre démarche et je pense que c’est quelque chose sur lequel on devrait s’appuyer beaucoup plus pour déployer cette stratégie du numérique souverain, du numérique ouvert.
On va parler un petit peu de cette notion de souveraineté numérique. Quelle histoire ? Est-ce que c’est un sursaut ? Est-ce que c’est dans la continuité de ce qui se fait ? Pour introduire un petit peu tout ça dans la chronologie des événements, en tout cas au sein de lieux :
- en 2012, la circulaire Ayrault [6] introduit ce concept qui est de favoriser l’open source dans les administrations publiques, tu nous en parleras un petit peu plus, ce n’est pas encore hyper contraignant, mais on commence à en parler ;
- en 2013, l’affaire Snowden [7] commence à nous faire prendre un petit peu conscience des enjeux de souveraineté, on est conscient, mais on n’est pas dans l’urgence pour agir ;
- en 2015, on commence à harmoniser un petit peu, au sein de lieux, en créant le marché unique numérique ; on harmonise les règles du numérique autour de la TVA, etc. ;
- en 2018, on commence à avoir la publication de la stratégie numérique pour l’Europe, la volonté d’investir dans l’IA et les données ;
- en 2020, on a la crise du Covid, ce que tu expliquais, qui a vraiment accéléré la genèse des projets tel que La Suite numérique. Tout le monde est sur Zoom et on se rend compte qu’on est 100 % sur des solutions américaines ;
- la vision de la décennie numérique pour l’Europe commence à se dessiner ;
- des publications sur les stratégies : « Façonner l’avenir numérique de l’Europe », Livre blanc sur l’IA, Stratégie des données ;
- on commence à faire les ébauches de propositions de réglementation : DMA [Digital Markets Act], DSA [Digital Services Act], Cybersécurité ;
- on a l’initiative Gaia-X [8]. Avec le Covid, on se rend compte et on commence à se dire « les gars, il faut faire quelque chose ». Gaia-X est un projet franco-allemand, on reparlera de la coopération franco-allemande sur ces sujets-là. L’idée c’était de créer une infrastructure des données fédérée, sécurisée et souveraine pour l’Europe ;
- en 2020, on commence à avoir la doctrine « Cloud au centre », dont tu pourras nous parler un peu plus pour qu’on comprenne un petit peu quel est le niveau de restrictions et quels sont les standards qu’on se donne sur ces sujets-là. Doctrine qui fait du cloud l’hébergement par défaut pour les services numériques d’État et qui impose tout un tas de restrictions avec la nécessité d’être qualifié SecNumCloud [9] et plein d’autres contraintes en termes de performance, de sécurité et de souveraineté numérique ;
- on a les premières ébauches de l’IA Act ;
- en 2023, ça s’accélère, on finalise tout ce qui est réglementation : DMA, DSA, IA Act ;
- en 2025, on a enfin la formalisation de la filière du numérique au sein du gouvernement français, ce qui est quand même hyper évocateur, donc l’entrée du numérique de confiance au sein du ministère, que vous avez initié en 2022 et finalisé en 2025. On voit donc qu’il y a une accélération.
Est-ce que tu peux nous parler un petit peu de votre notion et des standards de souveraineté numérique au sein de la DINUM dans un premier temps et, dans un second temps, où on en est aujourd’hui sur cette adoption ?
Julie Ripa : La manière dont nous définissons la souveraineté numérique au sein de la Direction interministérielle du numérique c’est un, l’immunité aux lois extraterritoriales et deux, le fait de ne pas être dépendant d’une technologie ou d’un fournisseur.
Plusieurs textes ont un peu cadré la chose. Je pense que le texte le plus important c’est la doctrine « Cloud au centre » [10] qui a d’abord été publié en 2021 et, ensuite, des circulaires sont venues préciser cette doctrine. L’idée de cette doctrine « Cloud au centre » c’est un, comme tu le disais, de poser le cloud comme un choix par défaut pour l’hébergement des produits numériques ; deux, c’est recommander le mode produit pour la gestion des projets numériques.
Cette doctrine précise qu’il faut veiller, quand un ministère ou une administration lance un projet numérique, que le projet soit réversible et qu’il y ait une forme de portabilité pour qu’on ne soit pas dépendant d’un fournisseur.
En ce qui concerne les projets qui traitent des données sensibles, là on impose le fait d’avoir une solution qui soit SecNumCloud, une qualification qui est assez compliquée à obtenir, mais qui nous préserve de tout problème de sécurité concernant les données.
Voilà à peu près ce que dit la doctrine « Cloud au centre ».
Il y a aussi une petite mention sur la localisation des données. Dans la circulaire, il est stipulé qu’il faut faire attention à la localisation des données, surtout si c’est en dehors de l’Union européenne, et qu’il faut essayer de veiller à être multizone, sur plusieurs zones géographiques en termes d’hébergement.
Très récemment un courrier du ministre a été envoyé donc à tous les ministères pour bien insister sur le fait qu’il faut appliquer cette doctrine « Cloud au centre », que la plupart des projets numériques qu’on utilise dans l’État traitent quand même de données sensibles, pour rappeler qu’il faut utiliser des hébergements qui soient SecNumCloud.
Et, en ce qui concerne tout ce qui est suite bureautique, ce courrier rappelle l’existence de La Suite numérique, une solution que nous offrons aux ministères de manière gratuite et tous nos outils sont hébergés sur du SecNumCloud, que ce soit sur des clouds vraiment opérés par des ministères – on a un cloud au ministère l’Intérieur, aux douanes – ou bien chez Outscale qui est certifié SecNumCloud.
Un autre aspect important de la Direction interministérielle du numérique dans cette souveraineté : on a un droit de consultation quand des projets dépassent un certain budget, je sais qu’il y a notamment un projet en cours de doctrine d’achats numériques qui dit qu’à partir du moment où un ministère ou une administration veut lancer un projet qui dépasse deux millions d’euros, quand ça concerne un hébergement cloud, elle devra consulter la DINUM qui pourra mettre son veto sur le projet si ça ne respecte pas certaines contraintes.
Daphnée Lucenet : Et orienter, éventuellement, vers des solutions internes.
Julie Ripa : Voilà ! À la DINUM, nous avons quand même un devoir de conseil pour proposer des choses qui existent déjà ou orienter vers des prestataires qui répondent aux exigences de la doctrine. Après, il faut que ça devienne vraiment un réflexe des ministères de venir nous consulter.
Daphnée Lucenet : Tu es en train de dire qu’il y a cette circulaire qui, j’imagine, fait suite aux derniers événements géopolitiques, donc on a cette volonté et, en même temps, ce n’est pas non plus hyper contraignant finalement. Il y a cette prise de conscience sur tout ce qui est très critique, etc., et, manifestement, vous avez vos solutions – tu nous parleras aussi de Tchap qui a bien réglé ce problème –, mais on a encore un petit peu de travail sur des sujets où on aurait du Microsoft là où il ne faudrait pas. Vous êtes en train de faire un travail continu pour sensibiliser sur ces enjeux-là. Cette transition doit se faire le plus rapidement possible sur ce qui est critique et, en même temps, tu m’expliquais aussi que tu avais des contraintes avec des contrats sur le long terme. En attendant, comment fait-on pour faire en sorte que le risque ne soit pas trop lourd en attendant que ces contrats arrivent à terme ?
Céline, quelle est la perception que tu as sur toutes ces initiatives d’État par rapport à ce qui se fait dans le privé ?
Céline Delaugère : Je trouve ces sujets de la souveraineté et des clouds intéressants parce que tout le monde les a à différentes échelles. Je vois beaucoup d’acteurs, dans le privé, qui ont peur de la dépendance à un seul fournisseur. Sur ce sujet, on pourrait penser que l’État est en retard, dans le privé, on a un peu cette idée que l’État est en retard, Julie est là pour nous en parler. Sur ce sujet-là, on dirait que l’État est presque en avance, en tout cas sur la façon dont on va stocker nos données sur du SecNumCloud, etc. Je pense que c’est une question que toutes les entreprises doivent se poser aujourd’hui. Je trouve que tous les projets dont tu parles, Julie, pourraient éclairer aussi le secteur du privé. C’est peut-être une idée reçue finalement pas si vraie, en tout cas sur ce sujet-là.
Daphnée Lucenet : Tu vas pouvoir nous parler un petit peu aussi de Tchap, de ton expérience, du succès de Tchap.
En fait, j’avais aussi un peu un à priori et c’est toi qui m’as expliqué que ça ne marchait pas tout à fait comme ça, que, dans les entités publiques, tu as une directive et, comme c’est une directive, tout le monde l’adopte et du coup ça va beaucoup plus vite pour transformer que dans le privé. En fait non, ce n’est pas ça. C’est un peu ce que tu évoquais avec le rappel de la circulaire sur ces sujets-là. Tu expliquais que ce n’est pas « on crée Tchap, on lance Tchap, la messagerie souveraine au sein des entités publiques, on envoie un mail, tout le monde l’adopte ». En fait, c’est ce n’est pas ça et, malgré tout, Tchap a été un gros succès avec plus de 430 000 utilisateurs actifs mensuels, c’est donc une vraie réussite, peut-être que les chiffres ont encore augmenté depuis avec la croissance ! Non, pas encore ! Peut-être suite à l’épisode !
Peux-tu nous raconter ton expérience avec Tchap ? Quels ont été les succès, les défis, les challenges surtout sur le plan de l’adoption ? Raconte-nous cette aventure folle.
Julie Ripa : Déjà, je vais corriger les chiffres. On trouve plusieurs statistiques publiques, on a le nombre de comptes qui s’élève plutôt à 450 ou 500 000. Nous, nous regardons la métrique d’utilisateurs actifs mensuels, là on est à 300 000, c’est quand même un peu moins.
Daphnée Lucenet : C’est pareil dans le privé ! On a les chiffres officiels et les chiffres officieux !
Julie Ripa : Je préfère regarder cette métrique-là qui montre beaucoup plus l’impact. Un agent s’est créé un compte il y a six mois, l’a utilisé une fois, je ne le compte pas dans ma cohorte.
Tchap est effectivement la messagerie instantanée des agents publics. C’est né en 2019. Il y avait vraiment ce besoin d’instantanéité entre les agents, mais pas de solution qui respecte les exigences de sécurité de l’État. Tout un benchmark a été fait sur les différentes solutions qui pouvaient exister. C’est un protocole open source, qui s’appelle Matrix, qui a été retenu, qui était déjà utilisé dans différents pays et qui était utilisé par un acteur français, par Thales, qui développait déjà une messagerie sur ce protocole. L’aspect intéressant de ce protocole c’est son interopérabilité, je pense que c’est quelque chose qui a bien séduit, et, bien sûr, le fait qu’il y ait une communauté quand même très robuste derrière ce protocole Matrix. Quand on fait un choix d’open source, on ne peut pas se permettre de choisir n’importe quoi, il faut que ce soit un commun, avec une communauté, ainsi on sait que ça va perdurer dans le temps.
Je peux peut-être expliquer un peu ce qu’est l’aspect interopérable, je ne sais pas si c’est clair pour tout le monde. L’idée c’est que si, demain, Céline développe sa messagerie sur le protocole Matrix, qui s’appelle Céline, on va dire, et moi je développe ma messagerie sur le protocole Matrix, que j’appelle Julie, parce que nous sommes très égocentrées, chacune, depuis son application, pourra s’envoyer des messages sans avoir à télécharger la messagerie de l’autre. Si WhatsApp et Signal étaient basées sur le protocole Matrix, on pourrait s’envoyer des messages depuis WhatsApp vers Signal et inversement. C’est hyper intéressant parce que ça permet à chaque entité de développer son client de messagerie, adapté à ses besoins, et ensuite de communiquer avec d’autres acteurs.
Tchap est une messagerie qui est très sécurisée, il y a du chiffrement de bout en bout, ça veut dire que ce n’est seulement le canal de transmission qui est chiffré mais les messages eux-mêmes sont aussi chiffrés.
Au début ça a été un peu compliqué. En 2019, quand la messagerie a été mise en production, il y avait quand même pas mal d’erreurs de chiffrement/déchiffrement, donc Tchap a eu une assez mauvaise réputation et on en pâtit encore aujourd’hui, malheureusement, alors que vraiment maintenant la messagerie marche super bien.
Je dirais que c’est quand même super bien adopté, c’est un outil qui est à la fois utilisé dans les ministères mais aussi par des métiers plus opérationnels : les gendarmes, les pompiers, la police l’utilisent, ça a aussi été hyper utilisé comme outil de gestion de crise pendant les JO. L’ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information] coordonnait des salons sur notre messagerie avec des entreprises du privé, des administrations qui dialoguaient sur tous les incidents cyber qui pouvaient se produire pendant les JO.
Aujourd’hui, c’est vraiment un produit numérique qui marche super bien, mais on est encore loin d’avoir tout le potentiel de l’administration et de la fonction publique d’État. Je pense qu’il y a plusieurs freins. En fait, certains agents ne sont pas très sensibilisés aux enjeux de sécurité, « je suis sur WhatsApp, pas de problème, ça marche bien ». Je pense qu’il y a aussi le fait que certains ministères sont embarqués dans des licences pluriannuelles : « J’ai une licence Teams jusqu’à 2028, je n’ai pas d’intérêt à faire changer tout le monde et à passer sur Tchap, même si c’est gratuit parce que j’ai déjà payé, je suis déjà engagé pour payer ! ». C’est un peu le second frein.
Pour essayer de faire adopter notre outil, nous essayons de faire comprendre que nous ne sommes pas là pour produire un outil qui soit aussi bien que ce qu’un GAFAM pourrait faire, ce n’est pas l’objectif. C’est vraiment proposer une alternative qui réponde aux besoins des utilisateurs et fournir un accompagnement. On ne fait pas du bottom-up ou du top-down, en fait on fait les deux. Il faut, bien sûr, aller convaincre les décideurs haut placés dans les administrations, mais il faut quand même aller accompagner l’utilisateur qui va l’utiliser sur le terrain au quotidien. Oui, on peut envoyer un mail disant « il faut utiliser Tchap », mais ça n’aura pas d’impact si on n’a pas convaincu les utilisateurs finaux que Tchap c’est bien, que ça leur sera utile au quotidien.
Le dernier point important. Je pense que Tchap a de la valeur, c’est un réseau social, mais si je m’inscris sur Tchap et que je n’ai pas mes collègues sur Tchap, ça n’a pas d’impact. Donc plus on ramène de monde sur Tchap, plus on crée de l’intérêt autour de l’outil.
Daphnée Lucenet : On a ces enjeux de masse critique, finalement, comme les géants de la tech. C’est vrai que les GAFAM ont investi énormément d’argent dans leur développement produit, avec des features qui, parfois, ne sont pas essentielles, donc peut-être revenir à de la frugalité dans nos usages, se demander ce qui est utile, ce qui n’est pas utile, surtout dans des réseaux sociaux. C’est intéressant et je pense qu’il y a ce gros enjeu de sensibilisation qui est quand même en train de prendre, on le voit beaucoup sur souveraineté, sur cybersécurité. Je ne sais pas si vous avez vu passer WhatsApp qui lance ses nouvelles fonctionnalités avec lesquelles ils veulent nous rendre la vie plus facile en résumant les conversations dans les groupes, donc forcément ça veut dire que les messages ne sont pas chiffrés alors que c’est quand même censé être une solution end to end, c’est ce qu’ils annoncent. Je pense qu’on va de plus en plus prendre conscience de ces sujets-là.
Céline, tout cela résonne avec des enjeux d’adoption dans le privé. Peut-être que tu as pu le voir avec des initiatives que tu aurais lancées ou d’autres initiatives. Comment fais-tu un peu le parallèle avec le privé là-dessus ?
Céline Delaugère : Quand j’entends le chiffre de 300 000 utilisateurs, je trouve le impressionnant. Je pense c’est toujours un défi d’arriver en relativement peu de temps d’arriver à convaincre, dans le public comme dans le privé.
C’est intéressant aussi de voir ces deux approches : aller convaincre les décideurs mais aussi les utilisateurs, c’est aussi ce qu’on fait dans l’univers des startups et un peu réfléchir aux meilleures stratégies là-dessus. C’est intéressant de voir ce que vous avez fait.
Après, c’est sûr qu’entre le privé et le public, entre monter sa startup et être intrapreneur, il y a une différence au sujet des coûts et des financements peut-être un peu différents, en tout cas la logique de persuader les utilisateurs, de persuader aussi les décideurs, ça reste un point commun.
Daphnée Lucenet : Je pensais que c’était plus facile dans le public. Dans le privé, on a des coûts d’acquisition, on teste des canaux, parfois ce sont les réseaux sociaux, parfois ce sont les salons, etc. Finalement, j’ai l’impression que tu as plus de maîtrise sur les coûts d’acquisition dans privé que dans le public où c’est un peu plus sinueux avec des silos, en même temps il y a des entités transverses et, en même temps, tu ne vas pas balancer un budget pub sur Tchap pour faire l’acquisition des utilisateurs pour La Suite numérique. C’est finalement aussi un enjeu encore plus complexe, un petit peu atypique et tu ne vas pas aller lever des fonds à côté, auprès d’investisseurs privés. Vous renégociez tous les six mois, ça marche, ça ne marche pas, est-ce qu’on augmente le budget ou pas ? Ce sont quand même des logiques assez différentes finalement. Donc intéressant de voir que vous avez réussi à faire tout ça !
Céline Delaugère : Petite question : quels sont les canaux d’acquisition qui ont le mieux fonctionné pour Tchap ?
Julie Ripa : C’est une bonne question. Je dirais que ce qui fonctionne quand même bien c’est quand on est en bonne relation avec le service com’ d’une administration qui va être le relais de plein de communications sur Tchap. Mais franchement, les JO ont été le meilleur canal d’acquisition pour Tchap parce qu’on a créé plein de cas d’usage et une fois que les utilisateurs ont testé Tchap et disent « ça marche bien », ça devient le truc habituel. On n’a pas du tout perdu d’utilisateurs, on s’était dit « on va avoir un pic aux JO et on va les perdre après » et en fait non. On a eu un pic et on est resté en haut.
Daphnée Lucenet : Ça veut dire que le produit est bon. Il n’y a pas de churn, ça veut que le produit est suffisamment bon pour que, au final, les gens restent. C’est bien.
Julie Ripa : On pourrait avoir un canal d’acquisition « plus simple », entre guillemets, c’est vrai qu’on pourrait avoir un courrier, une doctrine d’un ministère ou d’une administration qui dise « l’outil obligatoire c’est Tchap », ça pourrait arriver mais ça n’arrive pas, parce que chaque direction du numérique de chaque ministère et de chaque administration a son indépendance. Ça pourrait être un canal d’acquisition. Je suis pas pour imposer un outil, il faut vraiment que ça vienne des deux côtés.
Daphnée Lucenet : C’est intéressant.
Maintenant, si on aborde plus la partie de l’open source comme stratégie de souveraineté. Comme on disait, La Suite numérique c’est de l’open source, les initiatives sont sur l’open source, là où on a un peu cette logique historique, dans le privé, de dire qu’avec l’open source on crée de la valeur pour les autres. Finalement, ça fait partie de votre mission. Tu disais que dans ce que vous faites la volonté c’est aussi de créer et de contribuer à l’émergence de communs numériques au niveau national et aussi européen. Je trouve ça hyper intéressant parce que, finalement, vous êtes dans une logique de capitalisation. Vous faites des développements, vous avez fait vos cas d’usage et, derrière, n’importe qui peut s’en emparer, refaire des choses à sa sauce, déployer Docs [11] pour soi-même, pour son organisation.
.
Peux-tu nous expliquer un peu plus pourquoi avoir fait ce choix au sein de l’État et quels sont les avantages qui vous ont vraiment convaincus dans l’adoption finalement du all open source ?
Julie Ripa : Déjà, je vais recentrer un peu l’open source sur La Suite numérique ensuite je parlerai de la stratégie plus globale au niveau de l’État.
Tout ce qu’on fait c’est effectivement open source, on ne réinvente pas la roue, on ne recrée pas des outils from scratch avec nos équipes. On regarde ce qui existe sur le marché de l’open source et ensuite on choisit ce qui nous semble prometteur en termes de technologies sous-jacentes ou d’outils open source sous-jacents sur lesquels on peut rajouter des développements pour les adapter aux besoins des agents publics.
Nous sommes hyper-preneurs d’avoir des relations et des personnes, des entreprises du privé ou des associations, qui reprennent ce qu’on fait au niveau de La Suite, tout est open source, et que ces acteurs puissent ensuite puissent commercialiser La Suite numérique à d’autres clients, avec des besoins peut-être un peu différents. On ne s’inscrit pas du tout sur un marché privé ou sur le marché des collectivités. Notre mission c’est fournir une suite numérique aux agents publics de la fonction publique de l’État. Ensuite, il y a quand même des besoins de plein d’acteurs et « on ne s’en occupe pas », entre guillemets, parce que ça ne fait pas partie de notre mission.
La mission secondaire de La Suite numérique est de faire émerger des communs numériques.
Il y a plein d’avantages à l’open source dans l’État, dans l’administration, je pense qu’il faut que ça devienne quelque chose de généralisé même dans le privé.
Déjà, ça nous permet d’éviter les doublons. Se dire « argent public, code public » et si, demain, un ministère a un besoin, veut développer quelque chose, peut-être qu’il y a déjà des choses qui existent, c’est en open source et il peut y avoir accès. Il y a ce premier avantage-là.
Un second avantage, c’est la transparence auprès des citoyens : voilà ce que vous utilisez, voilà comment ça marche.
Qu’est-ce qu’il y a d’autre ?
Il y a le fait de pouvoir embarquer des contributeurs, donc avoir des gens qui vont aimer vos produits et contribuer effectivement, développer des fonctionnalités, donc avoir vraiment une communauté ce qui permet aussi de se dire qu’on n’est pas dépendant d’un seul acteur parce qu’on peut avoir d’autres acteurs qui montent en compétences sur la brique open source, puisque tout est accessible, tout est redéployable, utilisable. Ça permet donc de ne pas s’enfermer avec un unique fournisseur ou un unique acteur.
Ensuite, il y a un aspect coût. C’est faux de dire qu’un produit open source est moins cher, ce n’est pas moins cher. C’est vrai que ça permet de contrôler les coûts si on se dit qu’on ne s’enferme pas avec un unique prestataire, plusieurs acteurs peuvent entrer dans la danse et contribuer. Mais il y a cet aspect qu’un outil open source est stable pour un coût quasi nul et c’est quand même intéressant de pouvoir le tester gratuitement avant de se lancer sur un projet à grande échelle. Je pense que c’est peut-être l’aspect où ça fait effectivement faire des économies. Mais en général, même sur des produits d’entreprises privées, on va avoir des free trial, etc. Ce n’est donc pas forcément la raison qui fait que qu’on choisit l’open source.
Le dernier point. Je pense que le fait que nos outils soient open source ça favorise l’interopérabilité et si un acteur développe quelque chose, il pourra le rendre interopérable avec nos briques parce qu’il a accès à tout notre code.
Daphnée Lucenet : Au sujet des coûts, il y a le cas précis de la Gendarmerie nationale qui a fait cette migration [12] audacieuse et réussie de Microsoft vers du Linux qui leur a permis d’économiser sur les ]licences. Tu dis que derrière, finalement, tu vas avoir les coûts de développements spécifiques, les coûts de maintenance, etc., par contre ça permet quand même d’avoir plus de maîtrise sur les coûts des licences. Finalement, c’est toi qui décides. On arbitre, on va faire un tel développement, on va maintenir telle fonctionnalité versus les tarifs de Microsoft si demain il nous dit qu’il va mettre plus 50 % sur toutes les licences et tant pis si tu n’es pas content, c’est pareil !
Tout ce travail est hyper intéressant, on a encore l’impression que l’open source c’est le monde de la gratuité. Historiquement on a des cas où, effectivement, la valeur a fini par nous échapper, où les Américains ont pris ce qui a été construit et ont fini par le commercialiser. La différence est que si, aujourd’hui, on va tous dans cette direction de l’open source, qu’on innove tous très vite et qu’on capitalise sur le travail des uns et des autres, on va réussir à innover suffisamment vite pour garder la valeur chez nous. C’est hyper intéressant d’avoir cette stratégie-là.
Céline, peux-tu nous parler de la perception qu’on a encore de l’open source ? J’en parle beaucoup avec des investisseurs en ce moment. En fait, ce sont des modèles pas si bien connus, on a aussi pas mal d’à priori sur les niveaux de fonctionnalités, sur les expériences utilisateurs. De ton expérience, quelle est la perception, dans le privé, de l’open source et qu’est-ce qui devrait changer ?
Céline Delaugère : Je pense que l’idée reçue, qui fait un peu peur aux investisseurs traditionnels, on va dire, c’est de se dire qu’il n’y a pas de propriété intellectuelle dans le code développé, etc. Je pen se que cette vision des choses est vraiment amenée à changer. À mon sens, c’est vraiment aux entrepreneurs et à la stratégie de chaque entreprise de décider quelles sont les parties intéressantes à laisser en open source et quelles sont les parties à rendre privées pour garder sa stratégie intacte.
Aujourd’hui, Microsoft lance NLWeb, une librairie open source qui permet de faire le lien entre les interfaces web et les réseaux de neurones. Ils ont effectivement cette stratégie de lancer en open source, donc l’open source, maintenant, c’est vraiment quelque chose qui peut être lancé par tout type d’acteur sur différents sujets.
En tant qu’entreprise dans la tech, on est obligé de démarrer de l’open source. Maintenant, quand on veut lancer un software, on part de l’existant et on va faire des tests, comme Julie disais, presque gratuitement certaines fois, sur des technologies très avancées qui sont qui sont open source. La propriété intellectuelle est aussi amenée à changer parce que, finalement, ce n’est pas seulement le code ou seulement les modèles d’intelligence artificielle, maintenant c’est aussi la donnée et, en fait, c’est le croisement de beaucoup de choses – la donnée, les utilisateurs – et c’est ça qui va créer la valeur de l’entreprise et c’est pour cela, à mon sens, que les business modèles sont amenés à changer leur vision des choses sur l’open source pour leurs prochaines évolutions.
Daphnée Lucenet : C’est hyper intéressant. J’ai vraiment cette conviction, on en reparlera plus tard, qu’avec l’IA c’est vraiment la stratégie qu’il faut qu’on adopte et il faut qu’on s’inspire vraiment de cette mission du service public de créer des communs numériques, de les préserver aussi, ça fait vraiment partie des enjeux qu’on a aujourd’hui et dire « ce sont nos valeurs. On a de la donnée, on a un cyberespace qu’il faut protéger, qu’il faut alimenter, qu’il faut partager et qu’il faut cultiver à notre image et à nos valeurs. » C’est hyper intéressant de voir que c’est votre prisme de lecture et que ça fait partie des missions principales de la DINUM.
Si on parle maintenant de la collaboration avec les autres des États européens, peux-tu nous parler en particulier de la collaboration franco-allemande qui est assez forte sur ces projets-là, notamment pour La Suite numérique ? La France et l’Allemagne ont signé une déclaration d’intention commune pour renforcer la souveraineté numérique. Peux-tu nous parler de la façon dont s’est construite cette collaboration avec la ZenDiS, si je le dis bien, le centre allemand pour la souveraineté numérique et nous dire quelles sont les initiatives, aujourd’hui, avec nos amis allemands ?
Julie Ripa : L’année dernière, on s’est rendu compte que la France et l’Allemagne avaient la même stratégie de réarmement numérique et on s’est dit « et si on lançait une petite expérimentation » qu’on a appelée le 100 days’challenge. On s’est dit qu’on allait choisir trois sujets sur lesquels travailler pendant 100 jours et qu’on allait essayer de produire quelque chose à la fin de ces 100 jours. C’était très axé Suite bureautique, parce que l’Allemagne avait ce même objectif de lancer une suite bureautique open source, souveraine, sécurisée et nous aussi avec La Suite numérique. On a donc sélectionné trois sujets :
le premier sujet c’était d’interconnecter nos SSO [Single Sign-On] ;
le deuxième c’était de mettre la transcription dans notre outil de visio, en fait on bossait sur une technologie qui était la même ;
et le troisième, on a créé Docs, un éditeur collaboratif.
De ces 100 jours est né Docs, cet éditeur collaboratif qu’on peut parfois comparer à Notion. Ça a été vraiment notre plus « belle réussite », entre guillemets, de cette collaboration avec l’Allemagne.
Aujourd’hui on continue à travailler avec eux. Un deuxième 100 days’challenge est en train d’être discuté, peut-être qu’on va relancer le concept. En tout cas, on continue à bosser sur Docs puisque c’est un outil qui est aujourd’hui utilisé par la France et par l’Allemagne, qui a intégré leur suite et qui a intégré notre suite.
Notre équipe, côté France, est plutôt product, design, développeur et l’Allemagne finance les briques open source sur lesquelles repose le produit, donc Waze, JS et bloc-notes. Elle s’occupe aussi de tout ce qui est développement pour rendre le produit le plus générique possible, qu’il puisse être utilisé par n’importe qui.
Voilà à peu près les l’étendue de notre collaboration sur Docs.
On travaille avec l’Allemagne et, point hyper important, on a réussi aujourd’hui à intégrer les Pays-Bas qui ont une suite moins avancée mais qui veulent monter dans notre wagon.
On est en train d’essayer de créer un EDIC [European Digital Infrastructure Consortium], une structure juridique au niveau européen, qui aurait deux missions principales :
la première serait d’accompagner les différents pays qui feraient partie de cette EDIC dans la réponse d’appels à projets au niveau européen ;
la deuxième serait de financer la maintenance de communs numériques. Cette structure aurait à la fois des fonds des pays qui en font partie et de la Commission européenne.
Ce serait vraiment l’aboutissement de nos 100 days’challenge où on a fait une expérimentation, on a vu que ça marchait bien de bosser ensemble parce qu’on a le même objectif, donc ça permettrait d’avoir une structure qui crante ce concept.
Céline Delaugère : Super. Je ne savais pas que Docs venait de cette initiative-là. On l’a testé pour préparer le podcast. Je pensais que c’était un outil français. Du coup, je trouve intéressant de voir qu’on collabore avec d’autres pays de l’Union européenne.
Daphnée Lucenet : Et surtout la démarche, la logique, c’est de collaborer de plus en plus avec d’autres États.
Julie Ripa : C’est ça. Pour la création de l’EDIC, il fallait qu’on soit au moins trois et nous sommes en discussion avec énormément de pays pour qu’ils nous rejoignent dans la construction de ce projet. À très court terme, je n’en ai pas encore parlé, on organise un hackathon les 2, 3 et 4 juin. Pour l’instant, je crois qu’il y a une quinzaine de pays qui viennent pour, justement pendant trois jours, développer des fonctionnalités en open source sur notre Suite collaborative, qui pourront servir à tout le monde, ça intéresse tout le monde.
Daphnée Lucenet : Très intéressant. On aurait dû s’inscrire au hackathon !
Céline, sur les enjeux, sur la maturité des organisations françaises et européennes sur ces sujets-là, est-ce que tu as l’impression que les entreprises sont prêtes à investir pour retrouver une forme d’autonomie ou est-ce que tu as l’impression que c’est encore un sujet naissant sur lequel il y a besoin de faire plus de sensibilisation ? Quelle est ta vision des choses là-dessus ?
Céline Delaugère : C’est très intéressant de voir la collaboration à l’échelle européenne, franco-allemande. Je pense qu’aujourd’hui, en tant que entreprise française, il faut s’inscrire aussi dans des partenariats à l’échelle européenne. Au-delà de ça, dans la stratégie des projets d’IA, j’observe notamment qu’on ne prend pas assez souvent en compte, quand même de plus en plus, les questions de dépendance, les questions de souveraineté, d’open source, souvent on fonce sur des choix économiques, qui sont certes importants. Je pense qu’il faut se poser les bonnes questions en amont des projets et c’est aussi pour cela qu’on veut les aider justement sur les alternatives. On n’est pas forcément obligé d’aller dans un modèle qu’on choisit traditionnellement. Après, bien sûr, il y a les contraintes économiques. Par exemple, en tant que startup, on a des crédits cloud AWS gratuitement jusqu’à 100 000 euros, c’est sûr que c’est dur de dire non. Mais au moins, faire ses choix en ayant un peu conscience de la dépendance que ça peut induire et peut-être se dire « OK, économiquement ça fait sens pour moi en tant que business, mais je souhaite quand même avoir et maintenir un degré d’indépendance en ayant des solutions alternatives et en me gardant toujours la possibilité d’avoir différents concurrents peut-être en tant que fournisseur. »
Daphnée Lucenet : C’est ça. Peut-être faire du multi-cloud ou penser réversibilité des données quand on crée sa solution. Même si on démarre avec AWS, peut-être réfléchir son produit en disant « une fois que j’arrive au bout de mes crédits, je pourrai peut-être prendre l’option de migrer plus facilement. »
Céline Delaugère : Dans ce cas-là, être sur du multi-cloud, ce qui peut être aussi valable pour d’autres solutions, d’autres types de cas d’usage.
Daphnée Lucenet : C’est vrai que c’est dur de lutter contre ces crédits des GAFAM. Ttu commences, tu n’as pas les moyens.
Céline Delaugère : Il ne faut pas vraiment voir ça comme une lutte, je pense qu’il faut plus se dire qu’on est dans un existant comme cela, on a les super technologies de AWS à utiliser, comment fait-on pour balancer tout ça dans le privé ? Se dire qu’on est dans un existant, maintenant on peut quand même s’assurer une certaine indépendance, donc comment on fait, et on peut aussi bénéficier de super technos qui sont disponibles dans le cloud d’AWS, on en profite aussi. C’est plutôt comment collaborer internationalement dans ce monde avec différents pôles.
Daphnée Lucenet : On essaie de composer. Après, on a quand même aussi des initiatives européennes qui vont dans le sens de la façon d’apporter nos propres solutions. Il y a la AI factory [13] avec la mise à disposition de compute pour les projets naissants, ça permet d’équilibrer un petit peu la donne.
Sur les enjeux d’IA justement et de souveraineté, Julie, peux-tu nous parler un petit peu de la façon dont vous les avez intégrés dans La Suite numérique ? Où en êtes-vous aujourd’hui dans ces démarches ?
Julie Ripa : Disclaimer, je ne suis pas la spécialiste de l’IA à la DINUM, je vais essayer de ne pas raconter de bêtises.
À la fin 2024, à la Direction interministérielle du Numérique est né un incubateur qui s’appelle ALLiaNCE [14], qui a vraiment pour but de porter cette stratégie d’IA au sein de l’administration. L’idée stratégique c’est construire des communs numériques qui pourront être réutilisables par les différentes administrations avec un commun sur un socle technique, Albert API [15], avec un cadre réglementaire juridique et avec un set de données utilisables pour entraîner les modèles. Plusieurs travaux sont en cours, dont la constitution d’une cellule interministérielle qui pourra être appelée par les différentes administrations quand elles veulent lancer un projet qui contient de l’IA.
En dernière initiative, portée par la DINUM au sujet de l’IA, il y a aussi cette idée de construire une grille d’évaluation pour les projets qui intègrent de l’IA, pour avoir vraiment différents pans de qualité du produit.
Nous, au sein de La Suite numérique, nous ne pouvons pas rater le coche, il faut aussi qu’on intègre de l’IA dans nos produits et c’est déjà le cas. Notamment, dans notre outil de visio, on a la transcription qui est faite avec de l’IA ; dans Docs on a beaucoup d’IA, on a pas mal de fonctionnalités qui permettent de reformuler, traduire, mettre en page, qui font gagner un temps fou aux agents.
Daphnée Lucenet : OK. Hyper intéressant, c’est bon à savoir qu’on est sur le coup parce qu’on sait que l’IA s’immisce dans tous les outils de bureautique, c’est certain que ces enjeux de souveraineté vont arriver très vite. Le temps d’avoir des alternatives, il faut se poser ces questions-là.
Ta vision, si tu pouvais faire un bond dans cinq ans, à quoi ressemblerait l’écosystème numérique européen idéal ? Quelles seraient les étapes cruciales pour y parvenir ?
Julie Ripa : Pour moi, dans l’écosystème numérique idéal sur la partie « publique », entre guillemets, ce serait que cet EDIC, qu’on est en train de construire, existe encore dans cinq ans et ait des fonds adéquats vraiment dédiés au numérique pour construire des communs.
Après, j’aimerais beaucoup que toutes les entreprises privées aient migré sur des solutions open source et souveraines. Ça ne va pas se faire du jour au lendemain. On est conscient que le changement, que ce soit au sein de l’administration et dans les entreprises, qu’elles soient petites ou grandes, prend du temps. Je pense qu’il y a vraiment tout un travail de sensibilisation à faire auprès de tous sur l’importance de la souveraineté. Le contexte géopolitique est malheureusement un peu compliqué, mais c’est une condition qui favorise cette prise de conscience. C’est dommage qu’on soit obligé d’en arriver à avoir le couteau sous la gorge pour que tout le monde comprenne bien ce qui se passe, mais c’est un peu le cas.
Donc oui, je pense que des fonds européens dédiés à l’open source et à la souveraineté c’est l’étape indispensable pour qu’on arrive à faire quelque chose d’ici cinq ans et l’accompagnement des utilisateurs et la sensibilisation au fait que l’open source ce sont des outils souverains, ce n’est pas forcément plus moche, plus nul, que ce qui existe déjà, qui est proposé par les GAFAM.
Daphnée Lucenet : Exact. Et toi, Céline ta vision pour 2030 du monde idéal ?
Céline Delaugère : Je pense qu’il faut vraiment penser européen et y croire au niveau des développements dans les technologies, dans les applications d’IA et dans les outils qu’on utilise.
Les GAFAM ont effectivement beaucoup de force sur la sensibilisation, l’utilisation de leurs technologies, mais nous aussi nous devons justement éclairer le débat public et qu’on partage sur ces outils. On observe de plus en plus de dépendance. Se dire que oui, aujourd’hui on utilise effectivement beaucoup les solutions développées par les GAFAM, mais ça n’empêche qu’on peut lancer de nouvelles solutions et se positionner sur un marché tech en tant que Français, en tant qu’Européens, en tant qu’entreprises privées et aussi dans le public.
En tant qu’entrepreneure je continue à lancer mes projets en tant qu’Européenne et je me dis que c’est possible de proposer des offres alternatives ou bien des offres qui vont utiliser des solutions open source pour proposer des nouveaux cas d’usage en utilisant les dernières technologies pour différents secteurs.
Daphnée Lucenet : D’ailleurs, c’est le sujet sur lequel on travaille pas mal en ce moment, se dire « maintenant, si vous voulez vous mettre dans l’IA, la data et revoir vos process, c’est le moment de le faire et de le faire souverain by design, ethic by design », c’est comme cela qu’on arrive à devenir plus compétitifs en tant qu’Européens et à repenser nos process différemment.
C’était hyper intéressant. Merci infiniment, Julie et Céline, pour cet échange si riche. Je trouve que c’est hyper rare d’avoir ces insights sur ce qui se passe dans le public. Pour moi, c’est un monde un peu à part, qui a des similitudes avec le privé et, en même temps, qui a ses propres spécificités. En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’on a les mêmes challenges et les mêmes objectifs sur le long terme. Avoir vraiment ce parallèle public-privé, c’était un échange particulièrement unique, donc je vous remercie.
Merci d’avoir écouté cet épisode d’IA Ethique Insider. J’espère qu’il vous a donné les clés pour penser autrement l’intelligence artificielle et le numérique ainsi que leurs impacts réels sur notre société.
Si cet échange vous a plu, n’hésitez pas à vous abonner au podcast sur votre plateforme d’écoute préférée, à laisser cinq étoiles ou un commentaire et à partager autour de vous, sur Linkedin.
À très bientôt pour un nouvel épisode et d’ici là restez curieux, critiques et engagés.