Souveraineté numérique - Réaction à l’intervention de Bruno Le Maire à Strasbourg

Invitation à réagir à l’intervention de Bruno Le Maire à Strasbourg évoquant la souveraineté numérique à l’occasion de la réouverture du centre de données d’OVH.

Alexandra Uzan : C’est notre invité ce soir. Benoît Piédallu, bonsoir.

Benoît Piédallu : Bonsoir.

Alexandra Uzan : Vous êtes membre de La Quadrature du Net [1], une association de défense des droits et libertés sur Internet. On a parlé à l’instant avec Maeva du cloud, de l’importance du cloud, de ces hangars un peu obscurs où on stocke nos données. Elles seraient donc stockées, en tout cas gardées par des étrangers. Concrètement ça veut dire quoi ? Qu’on a perdu ces données en France ? Qu’elles ne nous appartiennent plus ?

Benoît Piédallu : Oui, effectivement, c’est une dépendance qui a été créée un peu artificiellement finalement. Ces entreprises ont créé leur pouvoir sur l’économie qu’elles ont développée, particulièrement sur nos données personnelles. Il y a une espèce de difficulté, pour les entreprises européennes, à entrer en compétition avec des entreprises qui sont les plus riches de la planète, je le rappelle, et qui ont un pouvoir technologique qui est largement au-delà de ce qu’on peut faire chez nous.

Pourquoi ? Parce qu’on leur a laissé cette possibilité-là. Je rappelle que nous avons, chez nous, des outils de protection des données, des choses qui pourraient permettre aux entreprises européennes de se démarquer de ce qui est proposé aux États-Unis. Le Règlement général sur la protection des données [2], le RGPD, est un outil extrêmement puissant qui pourrait être utilisé aujourd’hui par nos États européens pour pouvoir pousser à un autre type d’économie.

Alexandra Uzan : De quelles données parle-t-on ? Des données bancaires ? D’état-civil ? De santé ?, qui sont aux mains d’entreprises étrangères ? C’est ça ?

Benoît Piédallu : Il y a tout un tas de types de données. Vous parliez des données de santé, on a parlé du HDH, le Health Data Hub, qui a fait parler de lui ces dernières années parce qu’il voulait absolument stocker ces données chez Microsoft. Il y a eu un refus catégorique des différentes autorités, la CNIL [3] mais aussi d’autres autorités, à ce que nos données de santé aillent là-bas. Et c’est très bien que ça se passe comme ça, puisque ça va obliger aussi à avoir une offre sur le territoire européen qui soit équivalente à ce qui est fait au niveau américain.

Il est très important, économiquement, que les Européens se saisissent de ce problème-là. Qu’est-ce que c’est que la souveraineté autrement que d’aller développer des technologies qui sont concurrentes de bout en bout et non pas uniquement réutiliser, comme ce qu’on a entendu proposer récemment, des technologies américaines mais avec les petites mains européennes qui vont mettre les machines à disposition et, finalement, l’ensemble de la chaîne de connaissances resterait aux États-Unis.

Journaliste : Vous pensez qu’on peut se permettre, face aux géants, face aux GAFA, d’avoir un autre fonctionnement avec cette souveraineté numérique qui serait propre à l’Europe par exemple ?

Benoît Piédallu : Bien sûr, je pense qu’on a une opportunité de faire ça.

Journaliste : Ça paraît difficile comme ça.

Benoît Piédallu : La question est de savoir si le pouvoir politique le veut. On a vu Thierry Breton, le Commissaire européen qui était aussi à l’évènement cet après-midi à Strasbourg, annoncer récemment que, finalement, la neutralité du Net pourrait être remise en question. La neutralité du Net c’est : avec un simple accès à Internet on a accès à tout sans classification ; si vous voulez regarder de la vidéo, regarder un site internet, vous avez accès à tout. Il souhaiterait la remettre en cause parce que Netflix occuperait une bande passante importante, donc il voudrait qu’on puisse rediscuter. Je pense que c’est une grave erreur, de la même manière que se soumettre à la technologie américaine parce qu’ils sont meilleurs et, surtout, qu’on ne voudrait pas leur faire obstruction chez nous. En fait, c’est aussi une opportunité économique, c’est-à-dire que les entreprises et le marché européen pourraient très bien se développer dans un cadre plus protégé, dans lequel on ait une force d’application du RGPD, une vraie force d’application.

Alexandra Uzan : Ça veut dire aussi qu’on n’investit pas assez dans l’Union européenne ? Il y a un problème d’argent, c’est le sens de ma question.

Benoît Piédallu : Je pense qu’il faut effectivement que les budgets puissent être mis réellement dans la création de technologies. Les 2,5 millions d’euros qui ont été annoncés aujourd’hui dans un fonds d’aide aux PME et autres me paraissent absolument disproportionnés par rapport au pouvoir qu’il y a aux États-Unis pour financer ces technologies-là.

Je rappelle qu’on a aussi un pouvoir assez important, pas seulement fiscal. Par exemple la CNIL, en France, a le pouvoir de mettre des amendes. Je répète que ces entreprises – Google et compagnie – ont été multiplement condamnées pour leur gestion des données personnelles. En fait elles font de l’argent, elles ont leur modèle économique basé sur la gestion de ces données personnelles. On peut aussi les taper au porte-monnaie, donc renflouer, de notre côté, pour ensuite retravailler chez nous des technologies, donner à des entreprises, pousser sur les marchés publics des entreprises à sortir.
Ces derniers temps on voyait par exemple OVH [4], avec la politique de l’État autour du cloud. On pousse plutôt les technologies américaines et on va mettre le HDH chez Microsoft alors qu’on a tout un tas d’acteurs importants sur le marché français et européen. Je pense que sont eux qu’il faut renforcer.

Animatrice : Pourquoi ce retard ? Maeva parlait notamment des normes tout à l’heure. Est-ce que c’est la seule raison ou est-ce que, finalement, on a pris le train des data trop tard. On entend partout « les data nerf de la guerre ». Qu’est-ce qui s’est passé ?

Benoît Piédallu : Les normes sont protectrices. À La Quadrature du Net, on considère que le RGPD est un règlement qui bénéficie à l’ensemble des Européens, qui protège les données des Européens, qui est donc une opportunité de protection des libertés fondamentales.
On a entendu parler du scandale Cambridge Analytica [5], une entreprise qui, en utilisant les données personnelles de centaines de milliers d’individus, a servi de manipulation à des élections. En Europe on ne peut pas faire ça, c’est interdit par le Règlement général sur la protection des données. Il faut s’appuyer sur cette conception des données, cette conception particulière qu’on a des données en Europe, plutôt que laisser la prédation américaine faire son œuvre en disant finalement « puisqu’ils sont plus forts, acceptons les faits comme ils sont ». Non ! Je pense qu’il faut s’appuyer sur cette conception particulière qu’on a en Europe.

Journaliste : Puisqu’ils sont plus forts, mais aussi parce que, comme on était très en retard en Europe, la nature ayant horreur du vide, ils se sont imposés, ils ont pris la place, effectivement ils sont forts. Ça va être très compliqué de les mettre dehors ensuite.

Benoît Piédallu : Il va falloir un certain nombre de volontés politiques pour ce faire. Il faut aussi, et je pense que c’est important de le rappeler, que les autorités de protection des données, pour nous, en premier, la CNIL, qu’on connaît très bien, mettent les bouchées doubles là-dessus. Je rappelle que la FTC [Federal Trade Commission], la CNIL américaine pour faire simple, a imposé une amende de quatre milliards de dollars à Meta, la maison mère de Facebook. Chez nous c’est en centaines de millions d’euros, ça veut dire que ce sont quelques heures de fonctionnement de ces immenses entreprises, aujourd’hui ça ne leur fait pas peur du tout. À un moment, il va falloir qu’on mette en œuvre réellement le pouvoir coercitif sur ces grandes plateformes.

Alexandra Uzan : Cette volonté politique est-elle là selon vous ?

Benoît Piédallu : Aujourd’hui je ne la vois pas. En Europe, par exemple, afficher qu’on lutte contre les GAFAM alors qu’à la mise en œuvre du règlement terroriste, en 2018, on interrogeait les GAFAM sur leur pouvoir de surveillance des réseaux. Les GAFAM faisaient montre d’efficacité en termes de suppression des contenus terroristes, ils disaient qu’ils étaient capables de supprimer les contenus très rapidement, ce qui a basé le règlement terroriste [6] et qui a été voté en France récemment pour aller supprimer les contenus en une heure. Pour nous, c’est un véritable problème parce que ça va détruire totalement la possibilité d’avoir des petites plateformes, des nouvelles plateformes.
En fait, on est en train de livrer la modération d’Internet à ces grandes plateformes qui ont des pouvoirs absolument gigantesques de surveillance des réseaux et de capacité d’analyse des réseaux, alors même qu’en réalité, si vous regardez ce qui s’est passé à Christchurch, le massacre de Christchurch en Nouvelle-Zélande, Facebook a démontré son incapacité à stopper la vidéo qui a circulé pendant encore plusieurs jours sur le réseau. Ce sont des promesses technologiques qu’en réalité ils ne sont même pas tout à fait capables de tenir, qui font qu’aujourd’hui la réglementation livre l’Internet européen à leurs capacités technologiques.

Alexandra Uzan : Merci beaucoup Benoît Piédallu d’avoir été avec nous ce soir. Je rappelle le titre de votre livre Internet et libertés qui sort demain. Je vous laisse en dire quelques mots.

Benoît Piédallu : Exactement. C’est l’histoire des 15 années de combat numérique de La Quadrature du Net, qui sera en librairie dès demain.

Alexandra Uzan : Merci beaucoup d’avoir été avec nous.