Rien à cacher - Vie privée : guide de survie en milieu hostile - Laurent Chemla - PSES2015

Titre :
Rien à cacher - Vie privée : un guide de survie en milieu hostile (repas familial, dîner entre amis...)
Intervenant :
Laurent Chemla
Lieu :
Pas Sage En Seine 2015 - Paris
Date :
Juin 2015
Durée :
46 min
Licence :
Verbatim
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Description

Expliquer en détail et de manière organisée pourquoi nous avons tous des choses à cacher, pour nous ou pour ceux avec qui nous sommes en relation, et proposer un guide de survie en milieu hostile (repas de famille, par exemple) permettant la prise de conscience.

Transcription

… donc je le diffuserai tout de suite après, dès que je l’aurai relu, car il doit être plein de fautes, parce que je n’ai pas eu le temps de préparer assez longtemps, parce que Skhaen n’a pas voulu décaler PSES d’un mois pour que j’ai le temps de préparer. Voilà !
Organisateur : Y a-t-il des questions dans la salle ?
Laurent Chemla : Ceci étant dit. Autant je n’aime pas les conférences, autant j’aime bien faire des débats, et ces derniers temps, surtout autour du projet de loi renseignement, évidemment. J’ai profité de la projection de Citizen Four [1] à Brest, à Nîmes, et j’aurais pu aussi à Clermont-Ferrand, mais ça ne s’est pas fait, organiser des débats avec la salle ensuite. Les deux fois, j’espérais trouver un public un peu moins averti que celui qui est là ce soir. Typiquement, si ce soir je demande est-ce qu’il y a des gens qui se reconnaissent dans la phrase « je n’ai rien à me reprocher, donc je n’ai rien à cacher », je crains que peu de gens lèvent la main.
À poil !
Donc, j’espérais qu’à l’occasion de ces débats on ait un public, justement, un peu moins averti, qui, pour le coup répondrait oui, et avec qui on pourrait avoir, non seulement un débat plus constructif, mais aussi trouver les bons arguments pour convaincre les gens qui ne sentent pas concernés par la surveillance généralisée ou généralisable. Hélas, ça ne s’est pas produit, les deux fois. D’abord le premier, à Brest, était venu avec une association locale qui est déjà très concernée, donc forcément, j’avais une personne dans la salle qui a levé la main et à qui j’ai demandé de se mettre à poil aussi ; mais ça n’a pas très bien fonctionné, et surtout, je l’ai très vite convaincue, avec des arguments assez simples, au final. Et à Nîmes, où je m’attendais à beaucoup plus de monde très peu convaincu, au contraire, là, pour le coup, personne n’a levé la main et pour une raison simple, je pense, c’est que les gens qui vont voir Citizen Four ont déjà, quelque part, une bonne idée de ce qu’ils vont aller voir. On ne va pas voir ce film par hasard. Donc ça ne marche pas.
Du coup, je me suis dit comment faire pour atteindre un public un peu plus large. Si on ne continue à ne parler qu’entre nous, c’est très valorisant, on est tous très contents parce que nos arguments portent, à part quand Manach se pointe pour essayer de les démolir, mais, en tout cas, ça marche bien. Le problème c’est que, quand on se retrouve face à la famille ou aux amis, qui s’en foutent complètement, et qui, eux, ne considèrent pas du tout que la surveillance soit un problème, on n’a plus les arguments pour les convaincre parce que, simplement, on n’a jamais eu l’occasion de développer ces arguments-là. Là, aujourd’hui, je me suis dit, je vais essayer, avec vous, enfin en tout cas, de faire une ébauche de ce qui pourrait être ce contre-discours pour convaincre le plus grand public.
Comme on n’arrive pas à le réunir parce que, eh bien forcément, il ne va pas venir à des conférences qui ne l’intéressent pas sur la surveillance. Si la surveillance ne l’intéresse pas, le public ne vient pas. On va essayer, en tout cas j’ai commencé par développer un contre-discours autour des amis et de la famille, c’est-à-dire des gens qui là, pour le coup, n’auront pas le choix vu qu’ils seront assis à table avec vous.
J’ai pris un des derniers tweets que j’ai lus sur ce sujet-là, mais il est très parlant, c’est quelque chose que moi je rencontre tout le temps, dès que j’en parle, y compris avec des amis d’enfance. C’est « ouais, ouais, tu peux continuer à parler, c’est très intéressant. On va attendre que tu aies fini pour bouffer, parce là, tu es chiant ! » Mais voilà ! Ce discours-là ne passe pas du tout. Comment faire ? Bon. Ceci n’est donc qu’une ébauche, je n’ai pas eu le temps d’avancer beaucoup. Il n’y a qu’une dizaine de slides, mais ça, les slides, je les ai faits tout à l’heure en arrivant à Paris, donc forcément ils ne sont pas très jolis, il n’y en a pas beaucoup. Le texte est beaucoup plus long, mais je ne lirai pas tout.
J’ai essayé d’identifier des pistes. Encore une fois, ça n’est qu’une ébauche. Encore une fois, c’est plutôt une invitation à travailler sur ce sujet-là, pour qu’ensuite on puisse organiser, pourquoi pas, des événements, pourquoi pas, dans des facultés, pourquoi pas, dans des lycées même, pour atteindre enfin ce public-là. Pour l’instant, encore une fois, ce ne sont que des arguments qui vont porter sur un cercle familial, un cercle de proches, mais il va falloir continuer le travail ensuite pour développer un argumentaire qui puisse s’appliquer au plus grand nombre. C’est nécessaire. Ça prendra très longtemps parce que ça fait des années et des années, des décennies, que la vie privée perd de la valeur dans l’esprit du public, pour plein de raisons que je ne vais pas développer ici, je le fais généralement quand je parle de CaliOpen [2], ce n’est pas le thème aujourd’hui. Mais la vie privée perd de la valeur depuis des décennies, donc on est sur une pente descendante de valeur de la vie privée. Il va falloir ralentir cette pente descendante et commencer à la remonter. Ça ne va pas se faire du jour au lendemain ; les arguments, on aura beau les développer, il faudra beaucoup de temps. Il va falloir faire des campagnes médiatiques autour de ça si on veut vraiment réussir à concerner les gens.
Pourquoi je dis ça ? Parce qu’on l’a vu avec le projet de loi renseignement. Autant on s’était planté sur le projet de loi de programmation militaire, on avait très peu vu de médias autour de nous, qui nous suivaient, on avait une mauvaise campagne autour de ce projet. Autant, sur le projet de loi renseignement, les médias nous ont suivi. Il y a eu des télés, il y a eu des radios, il y a eu des interviews dans tous les sens ; il y avait des caméras, y compris quand on faisait nos petites manifestations. Et malgré ça, personne n’a suivi. Le public, en règle générale, s’en fiche complètement. Donc ce n’est pas un problème d’organisation, cette fois-ci c’est vraiment un problème d’atteindre le public. Comment faire ?
Alors je vous dis, j’ai essayé d’identifier un certain nombre de choses.
Le premier truc que j’ai trouvé, peut-être, je ne suis pas vraiment sûr de moi, mais je ne suis sûr de moi sur rien de ce que je vais vous dire ce soir, c’est de ne pas se tromper d’exemple, c’est-à-dire de ne pas utiliser de mauvais arguments quand on s’adresse à ses proches. Typiquement, dans un monde où tout le monde utilise Youporn [3], où il y a des « sextos », où on s’envoie des « sextos », enfin pour les jeunes en tout cas, moi je ne fais plus ça depuis longtemps, je ne suis pas sûr que les arguments de « mets-toi à poil » ça porte tant que ça. D’ailleurs il avait commencé à se foutre à poil !
Donc il faut peut-être essayer de trouver d’autres trucs. Et je me suis dit déjà, cet argument, cette image-là, que j’ai vue beaucoup passer sur Twitter à un moment, elle me pose un problème. Elle ne me pose pas un problème au sens où elle est mauvaise, elle est très parlante, pour nous tous elle parle, je ne suis pas sûr qu’elle parle au plus grand nombre. Parce qu’elle associe la notion de secret à la notion de vie privée et j’ai un doute par rapport à ça. Je pense qu’on mélange trop facilement les deux. Il me semble que ça n’est pas parce que c’est privé que c’est secret. Le problème c’est que l’inverse de public c’est secret. Mais, je ne veux pas dire de bêtises, l’inverse de secret c’est public, mais l’inverse de privé c’est public aussi, ce qui fait qu’on mélange souvent privé et secret, puisque les deux ont le même contraire.
Là, typiquement, on parle de mot de passe. Je n’ai pas l’impression qu’un mot de passe relève de ma vie privée. Le contenu auquel on pourrait accéder si on me volait mon mot de passe, OK, là ça relève de ma vie privée. Le mot de passe, lui-même, s’il dévoile quelque chose de ma vie privée, c’est que je l’ai mal choisi. Si c’est le nom de mon chat, par exemple, forcément, ça va vous dévoiler un petit bout de ma vie privée. Mais si c’est le nom de mon chat, c’est un très mauvais mot de passe. Le numéro de ma carte bleue, on dit ça aussi souvent comme exemple « file-moi le numéro de ta carte bleue si tu n’as rien à cacher », mais ça n’est pas un élément de vie privée le numéro de ma carte bleue. Il n’informe personne de rien au sujet de ma vie privée. C’est secret, mais ça ne relève pas du privé.
Donc, peut-être, déjà avoir ça en tête, ne pas se tromper d’arguments et pour trouver les bons arguments, j’ai essayé de développer un argumentaire en trois points. C’est compliqué. C’est compliqué parce que, déjà, la vie privée personne ne l’a vraiment définie. Les philosophes du droit, certains philosophes du droit, disent d’ailleurs que ça n’existe pas, que c’est une fausse notion qui, en réalité, se simplifie en diffamation, propriété, honneur ou liberté, donc avec des textes de loi, qui, eux, sont précis. Il y a un ou deux articles du code civil, quelques grands principes, mais définition de la vie privée en terme légal, ça n’existe pas. Et même en termes philosophiques, c’est quand même assez vague. Donc essayer de trouver des arguments pour convaincre de quelque chose qui n’est pas très bien défini, c’est compliqué. Mais j’ai essayé. Alors, encore une fois, ça n’est qu’une ébauche.
Cet argumentaire en trois points, que je vais essayer de développer avec vous ce soir, c’est d’abord, quand on parle aux gens, c’est de leur démontrer qu’ils ont bien quelque chose à cacher, même s’ils croient que non.
Ensuite leur dire que, même si eux croient n’avoir rien à cacher, nous, en tout cas, on estime avoir quelque chose à cacher. Et donc, quand on discute avec eux, ils ont intérêt, quand même, à faire gaffe à ce qu’on leur dit et à ne pas le re-divulguer.
Et le troisième, et sans doute le plus difficile, c’est l’importance de la vie privée dans la société, pour essayer d’élargir le débat, et ce n’est vraiment pas le plus facile.
Donc j’ai essayé de comprendre ce qu’était la vie privée et de quoi ça relevait. Il me semble que cette notion, je dis du « non-public », pour ne pas dire du secret, puisque j’essaie d’éviter ce mélange du secret et du privé, quelles sont les motivations pour que quelqu’un considère que quelque chose ne doit pas être public ? Je pense que ça relève de trois éléments. D’abord la norme sociale : on ne se promène pas à poil n’importe où. C’est mal vu, quoique, dans certains endroits, on ait le droit, mais pas partout. On ne se cure pas le nez devant ses invités, un truc très con. Ça ne se fait pas. Ça relève de sa vie privée, quand on est seul, pour le coup on le fait. Personne n’hésite. Chanter sous la douche : moi j’aime bien chanter sous la douche, mais si je sais qu’il y a quelqu’un dans la maison qui risque de m’entendre, bizarrement je ne le fais pas. Donc, tout ce qui relève de la norme sociale, tout ce qui fait qu’on pourrait se moquer de vous, tout ce qui fait que ça pourrait être gênant, ça, ça relève du « non-public ». C’est quelque chose, c’est un élément qui pourrait vous faire trouver les arguments. Parce que vous savez qu’untel chante mal, vous pouvez utiliser l’argument de « ah ouais, mais est-ce que tu chanterais sous la douche si tu savais qu’il y avait des micros ? »
La deuxième motivation principale, je crois, c’est la contrainte légale. Un cambrioleur évite de se montrer devant des caméras de sécurité, ce sont des trucs aussi bêtes que ça. Là, pour le coup, il considère que c’est du « non-public », pas spécialement secret. Ses camarades, enfin les autres cambrioleurs, les mecs avec qui il cambriole le savent, mais, a priori, il ne va pas faire ça en public. Toujours de l’ordre de la loi : je ne vais pas planter mes plants de cannabis trop près de chez mes voisins parce que ça pourrait se sentir. Donc ça, si vous savez que je plante des plants de cannabis à Nîmes, vous pourriez dire « eh bien, ça, par exemple tu ne veux pas que ça soit public ! Donc ne dis pas que tu n’as rien à cacher ! » Pour autant, ça relève de la loi. Mais le fait de fumer, par contre, ça relèverait plutôt de la pression sociale, et encore, de moins en moins. Fumer du shit, aujourd’hui, ça se fait en public assez facilement, donc c’est un mauvais exemple, là, pour le coup. Mais l’exemple de le cultiver soi-même, lui, peut être intéressant.
Et la troisième motivation, c’est la protection des intérêts particuliers. Si vous avez l’impression que vous avez une maladie grave et avant qu’un médecin ne l’ait détectée, vous allez éviter de le dire à votre assurance, ou à votre banque si vous êtes en train de demander un prêt. Si vous avez une relation hors mariage, simplement, vous allez éviter que votre conjoint/conjointe le sache. Là, c’est simplement pour protéger vos intérêts ; ça ne relève ni de la pression sociale, ni de la contrainte légale, même si, pendant longtemps, le fait de tromper son conjoint était un problème légal, ça ne l’est plus aujourd’hui. Évidemment, encore une fois, on est dans l’ébauche.
Ces trois éléments ont des frontières assez floues. Si quelqu’un a triché au bac, ça risque de relever des trois éléments, d’abord la norme sociale, il ne va pas le dire parce que c’est mal vu ; la norme légale, parce que si quelqu’un le sait pendant l’examen ou très peu de temps après, il va avoir des problèmes légaux ; et la protection de ses intérêts, il ne va pas non plus dire ça à son premier employeur, parce qu’il risquerait de ne pas être embauché.
Les frontières sont assez floues, mais il n’empêche que, je pense que là, on a quelque chose qui englobe, un petit peu, les éléments qui font que quelqu’un va se sentir concerné par le fait d’avoir quelque chose à cacher. En se basant sur ces éléments-là, on peut trouver, parce qu’on connaît les gens auxquels on s’adresse, encore une fois on est dans le cercle privé, on peut trouver plus facilement des exemples qui vont leur parler. Je ne sais pas moi, tu élèves des chèvres et tu ne veux pas que ça se sache, ça en est, parce qu’on connaît la personne avec qui on parle. Bon, tu fais des trucs avec des teckels morts, tout un tas de choses comme ça, et des exemples concrets, qui feront que, à cette personne-là, on va pouvoir dire « voilà ce que tu as à cacher », et ensuite on peut développer l’argumentaire habituel de « mais du coup, s’il y a des écoutes, on ne sait jamais ».
Par exemple, sur la contrainte légale, le projet de loi renseignement, on sait maintenant que si un agent secret découvre, par hasard, un délit, il est obligé de vous dénoncer au procureur. Là, pour le coup, si on sait que quelqu’un planque du cannabis dans son jardin, ce n’est pas très grave, mais, à partir du moment où l’agent secret le saura, il y aura une plainte. Là, pour le coup, ça peut, peut-être, le motiver à s’intéresser au projet de loi renseignement. Juste parce qu’on sait que son pote cultive du cannabis, ce qui, en pratique, n’est pas très grave. En temps normal il va se dire « ouais, ce n’est pas pour ça que l’État va me surveiller, je m’en fiche ». Mais là, en développant l’argumentaire et en sachant ce qu’on sait du projet de loi, on peut le convaincre.
Et ce qui ne marche pas avec les gens qui, malgré tout ça, vont vous dire « non, mais moi je m’en fiche, de toutes façons je ne fais rien d’illégal, je ne trompe pas ma femme, je ne me promène pas à poil et je ne chante pas sous la douche », c’est la durée. C’est ce que je mets en bas : « ce qui te semble anodin aujourd’hui, demain te sera reproché ». Ce n’est parce qu’aujourd’hui tu considères que ce que tu fais est légal, que ce que tu fais ne te pose aucun problème, que demain ça ne te sera pas reproché, parce qu’on ne sait jamais. On ne sait jamais quel sera le gouvernement demain, on ne sait jamais quelle sera l’évolution de la société demain. Aujourd’hui tu te promènes à poil devant tout le monde. Si, un jour, la société devient une société beaucoup plus puritaine, le fait de te promener à poil aujourd’hui, et d’avoir diffusé des vidéos de toi à poil, fait que demain on pourra te le reprocher. Ça pourra être retenu contre toi, y compris au niveau de ton emploi, y compris si tu veux changer d’emploi. Si tu cherches, pourquoi pas, dans dix ans, un boulot dans le renseignement, mais que, aujourd’hui, tu es venu écouter ma conf, ça risque d’être foutu !
Cet élément supplémentaire, couplé aux trois autres, du peu de retours que j’ai pu avoir, parce qu’encore une fois c’est difficile de toucher le public qui ne s’y intéresse pas, et d’aller déjà jusque-là, ce n’est pas simple, en tout cas, jusqu’à présent, cette façon d’aborder le problème m’a permis de convaincre, en tout cas de convaincre de s’y intéresser un tout petit peu plus.
[Je ne vais pas m’endormir devant vous. Ah cool, je l’ai fini, je suis là.]
On arrive au deuxième élément donc, qui est beaucoup plus classique, mais qui fonctionne aussi bien, je crois, en tout cas qui devrait rentrer dans ce schéma d’argumentaire dont on a besoin, c’est : « ce n’est pas parce que toi tu n’as rien à cacher que moi je n’ai rien à cacher. Même si toi tu considères que tu n’as rien à cacher, moi je te dis des choses, et je n’ai pas envie qu’elles soient diffusées au-delà de toi. C’est le contrôle de ma vie privée, enfin le contrôle de ce que je dis et à qui je le dis ». C’est ça qui, à mon sens, va définir la vie privée. C’est peut-être même la meilleure définition qu’on puisse imaginer. L’exemple du rhinocéros que j’utilise en général dans d’autres conférences est assez parlant pour ça, les gens le comprennent bien. C’est-à-dire que toi tu t’en fiches de diffuser ton selfie de toi pendant que tu es en vacances, pour toi ça n’a aucune espèce d’importance. Par contre, l’information que tu divulgues en affichant cette image de la réserve avec les rhinocéros, c’est où se trouve le rhinocéros, à quel moment. Ça, ça va intéresser, évidemment, les chasseurs de rhinocéros, et en diffusant cette photo sur Facebook, tu donnes des renseignements sur quelqu’un qui n’a rien demandé. Ça, ça parle aux gens.
Le simple fait de savoir quelque chose d’eux. À partir du moment où vous avez déjà commencé à développer ce discours en trouvant un exemple, vous pouvez le retourner, vous pouvez dire : « Moi je sais ça de toi. Si je le sais c’est que tu me l’as dit, puisque c’est quelque chose que tu estimes confidentiel. Si tu me l’as dit, c’est que tu me fais assez confiance pour l’avoir dit. Moi aussi je te dis des choses, mais quand je te dis des choses, je te fais confiance pour les protéger autant. Et donc, même si tu estimes n’avoir rien à cacher, y compris si tu penses que moi je peux divulguer ce que tu m’as dit, moi, pour autant, les choses que je te dis, je ne veux pas que tu les divulgues. Cette vie privée-là est importante, même si toi tu considères qu’elle ne l’est pas. Donc réfléchis-y et ne considère pas qu’il n’y a que toi qu’il faille protéger. Tu protèges non seulement toi, en t’intéressant à ces sujets-là, mais y compris tout ton entourage, qui n’a pas forcément envie de ça, que les choses que tu sais soient divulguées. Moi aussi j’ai des choses à cacher donc. »
Je vais revenir, juste un instant, sur ce point. En disant ça, je dis aussi quelque chose d’important. Souvent, dans nos conférences entre nous, on cherche des solutions pour se protéger soi-même. Donc de chiffrer son disque, de chiffrer ses correspondances, de chiffrer son mail, enfin tout un tas d’outils, utiliser Tails [4], utiliser Tor [5], tout ça. C’est très bien, il faut le faire, il faut continuer, d’ailleurs, à développer des outils de ce genre, et j’essaye. Mais évidemment, ça ne suffit pas. Si tous vos amis, tous vos proches, eux, s’en fichent et ne se protègent pas, quand vous échangez avec eux, en pratique, si tous vos potes sont chez Gmail, vous aurez beau avoir un compte chez ProtonMail, ça ne sert strictement à rien. Vous allez écrire, en permanence, à des gens qui eux, ne se protègent pas. Donc à nouveau, vous pouvez utiliser ces arguments-là en disant : « Voilà, moi j’ai essayé de me protéger parce que considère que ma privée est importante, toi tu ne fais pas cet effort-là, du coup je ne peux pas t’écrire, je ne peux plus te faire confiance, parce qu’en ne te protégeant pas, tu me mets, moi, en risque ». Je voulais juste revenir sur ce petit point.
Celui-là je n’ai pas su où le placer alors je l’ai mis au milieu [photo argument de Snowden de comparaison avec la liberté de pensée]. Je ne suis pas sûr que cet argument porte énormément. Je ne suis pas sûr, hélas, que la liberté de parole soit quelque chose de beaucoup plus important dans l’esprit du public que la vie privée. Hélas ! Ça peut marcher auprès de certains, mais je ne pense pas que ça marchera auprès d’assez de monde pour changer la donne. En tout cas c’est un bel argument. Peut-être que là, autour de celui-là, il va falloir continuer à travailler pour voir comment il se place dans le reste de mon argumentaire.
Et donc le troisième et dernier point de mon plan en trois points, c’est d’essayer d’élargir le débat : au-delà de « tu as des choses à protéger, moi aussi j’ai des choses à cacher, mais en quoi tout ça est-il important ? Au-delà de nous deux, au-delà de toi et moi, pourquoi la vie privée est importante ? » Et ce n’est franchement pas si évident que ça.
Tout à l’heure, donc, Manach [6] disait qu’il n’y avait pas de surveillance généralisée, qu’on n’avait pas les moyens d’avoir une surveillance généralisée, et que, en tout cas, pas suffisamment pour qu’on soit aussi parano que ça. Il voudrait, du coup, nous demander d’être moins paranos. Moi, j’avais envie de lui poser la question, je n’ai pas eu vraiment l’occasion de le faire après, parce qu’il était très pris, évidemment, après sa conférence c’est normal, qu’est-ce qu’il penserait s’il y avait une caméra installée dans son salon, quand on lui dirait : « Non, il n’y a aucune chance qu’on te regarde à travers cette caméra parce qu’on n’est pas assez nombreux et on n’a pas assez de sous pour regarder les caméras. On en a mis dans tous les salons du pays. Ce n’est pas possible, on n’a pas les moyens de le faire ». Voilà. Bon, alors évidemment, je pouvais poser la question à Manach, mais vous pouvez aussi poser la question à tous les gens qui auraient le même type de discours. C’est : « Ouais, mais enfin, ils vont surveiller les gens qu’il faut surveiller, ils ne vont pas surveiller tout le monde ». Mais comment est-ce qu’on se comporte quand on a une caméra dans son salon ? Est-ce qu’on va se curer le nez, dans son salon, si on sait que quelqu’un, peut-être, même s’il n’y a qu’une chance sur dix mille ? Évidemment, ça rejoint la problématique de la surveillance du panoptique. On est dans le même type de procédé. Simplement, si on utilise l’exemple du panoptique, qu’on utilise nous, tout le temps, entre nous, parce qu’on connaît, on sait qui est Bentham. Cet exemple-là, il marche entre nous, mais je ne suis pas sûr qu’auprès du grand public il va beaucoup marcher. Par contre, l’idée d’avoir une caméra dans son salon, non seulement ça peut marcher, mais, en plus, vous pouvez rajouter un truc : « Au fait tu n’as pas une Kinect ? » Et là, pour le coup, tout le monde a une Kinect maintenant, ou quasiment tout le monde. Et donc, tout le monde a une caméra dans son salon. Et là, les gens peuvent commencer à prendre conscience du truc.
Ensuite on passe à la question de pourquoi c’est si grave que ça, donc, encore une fois, et c’est là que ça se complique. On a réussi à montrer à la personne que, à cause de cette surveillance, qu’elle soit d’État ou qu’elle soit des GAFAM, elle est moins libre. En tout cas elle est moins libre physiquement, elle ne se comporte pas de la même façon que s’il n’y avait pas cette surveillance, que s’il n’y avait pas cette caméra-là. Elle est moins libre physiquement, mais, est-ce que pour autant, elle est moins libre dans sa tête ? Est-ce qu’on perd réellement la liberté de penser quand on est sous surveillance, quand on n’a plus de vie privée ? Tous les penseurs nous disent que oui, mais pourquoi ? Pourquoi et comment passer de l’un à l’autre, pour convaincre que le fait de ne plus avoir de vie privée fait qu’on n’aura plus de démocratie ? Ce passage-là, je crois qu’il passe par cette notion de conformisme. Il y a plein de choses qu’on ne fait pas quand les gens nous regardent. Vous n’allez pas draguer une nana en boîte si elle est très belle, et que vous savez que vos potes vont se foutre de votre gueule si vous vous prenez un râteau. Évidemment, si vous réussissez, ça marche, mais vous ne prendrez pas le risque. Si vous avez envie de postuler chez Gandi pour venir bosser sur CaliOpen avec nous, vous n’allez pas envoyer votre CV si vous savez que votre employeur peut lire vos mails. Ce genre de choses.
C’est du niveau du comportement, et c’est surtout du niveau du conformisme, c’est-à-dire que, parce que vous allez potentiellement être surveillé, vous allez vous comporter d’une certaine façon pour ne pas vous démarquer, de vos potes en boîte, de vos collègues qui sont très contents de bosser là où ils bossent. Et, quand on ne se démarque pas, quand on ne prend plus de risques dans sa vie, non seulement on a une vie assez chiante, mais surtout, si on ne peut plus se confronter aux autres parce que, simplement, on n’ose plus, on ne confronte plus ses idées, on se retrouve dans un monde où tout le monde a les mêmes, qui sont imposées d’en haut, où on vous dit There is no alternative. On vit dans ce monde-là, et quand il n’y a pas d’alternative, quand il n’y a pas d’exception à aucune règle, il n’y a plus de démocratie par définition.
S’il n’y a pas de choix, s’il n’y a pas de débat, s’il n’y a pas d’option possible, si on ne peut plus imaginer de nouvelles sociétés, en discuter sans risquer de sortir du cadre, de sorte de ne plus se conformer au discours général autour de soi, pour simplement respecter les trois règles de tout à l’heure - la pression sociale, la pression légale et l’intérêt personnel, si ces trois pressions-là font qu’on ne peut plus discuter de rien entre soi, on n’a plus de débat possible, on n’a plus de société différente possible, donc on n’a plus de démocratie. On a un semblant de démocratie. On aura toujours du vote, mais des votes pour qui ? Est-ce qu’on aura encore le choix ? Réellement ?
Évidemment, quand je pose la question, quelque part, j’y réponds. Je ne pense pas qu’on soit si éloigné de ça, je pense même qu’on y est déjà depuis un moment. Il n’empêche que, quand même, on a, peut-être, une chance de convaincre assez de gens encore pour que ça revienne, un petit peu, en arrière. Et si, malgré tout ça, on ne les a pas convaincus, je crois que, peut-être le meilleur argument, c’est de dire justement à la personne avec qui on parle : « Si tout ce que je te dis ne t’intéresse pas, c’est peut-être que c’est déjà trop tard pour toi. C’est peut-être que, justement, tu es tellement conformiste que tu ne veux même pas entendre le danger qu’il peut y avoir. Ça te fait trop peur et, du coup, tu as tellement peur que tu es déjà dans ce monde du panoptique. Tu ne veux plus entendre que la société n’est peut-être pas aussi jolie que tu le crois. Tu ne veux plus entendre le danger de perte de vie privée, et donc, il est trop tard pour toi. À moins que, peut-être, tu pourrais reprendre conscience de tout ça. »
Voilà. Donc je vais conclure là-dessus, mais en rajoutant quelques pistes auxquelles j’ai pensé, un peu rapidement, sur la fin de mon texte.
On l’a beaucoup entendue dans les débats à l’Assemblée, cette notion du risque zéro. Si ce n’était pas dit comme ça, c’était dit en disant typiquement « si vous ne votez pas ce texte, vous serez responsables du prochain attentat ». Ça on l’a entendu à la fois à l’Assemblée et au Sénat, dans la bouche de Cazeneuve à chaque fois, mais je pense que tout le monde, ici, sait à quel point j’aime cet homme ! Le problème de cette phrase ce n’est pas tant que ce soit de la manipulation de très bas étage, c’est surtout que ça nous dit quelque chose de notre monde politique. Ce n’est pas tant qu’il n’y ait pas d’attentats qui pose un problème aux gens qui ont écouté cet argument et qui en ont tenu compte. C’est qu’ils allaient en être responsables. Ils savaient, tous le savaient, que le projet de loi n’allait pas empêcher d’attentats, je pense que tout le monde en était à peu près convaincu, à l’Assemblée et au Sénat. Ce qu’ils ne voulaient pas c’était qu’on puisse, ensuite, et ça aussi ça a été dit, dire au prochain attentat : « Vous n’aviez rien fait ! » Donc, en pratique, le risque zéro qu’ils cherchent à atteindre, ça n’est pas un risque zéro pour la société, c’est un risque zéro pour eux ! Ce sont eux qui ne veulent pas prendre le risque, prendre la responsabilité, après un attentat, après un événement quel qu’il soit de dire : « Voilà où on s’est planté, voilà comment on aurait dû faire, peut-être qu’on aurait pu mieux faire et je suis responsable si je n’ai pas bien fait mon boulot de ministre. » Ça, ils ne veulent pas en entendre parler. Ce risque-là, cet aveu-là, ils ne veulent pas avoir à le faire.
Donc, on n’est pas réellement dans cette logique. Le problème de vivre dans une société du risque zéro c’est que, si on ne veut plus avoir le moindre risque, on n’a plus aucune liberté non plus, par définition. Mais on ne peut pas entendre un ministre dire ça et ne pas essayer de développer le discours inverse, en expliquant aux gens qui seraient convaincus par cet argument-là, après tout il faut bien qu’ils fassent quelque chose, ça aussi on l’a entendu beaucoup. Non, pas forcément, ce qu’il faut c’est qu’ils analysent et qu’ils nous disent pourquoi ça c’est mal passé, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné.
Quand je reste bloqué pendant trois heures dans un train, dans un tunnel noir, sans électricité, sans pile, sans clim, sans rien, est-ce que je demande à la SNCF de rajouter une motrice sur tous les trains ? Évidemment non ! Pourtant c’est quelque part ce que fait le ministre, là. Ce que je demande à la SNCF c’est de me tenir informé et de m’amener à boire ; accessoirement, de m’expliquer pourquoi ça s’est produit et ce qu’ils font pour éviter que ça se reproduise, s’ils peuvent. Ce que je veux c’est une transparence, c’est une responsabilité. Je veux aussi être remboursé, évidemment, et sans avoir à déposer un dossier, ce qui n’est pas le cas. En fait, aucun des trois trucs que je demande n’est le cas. Je n’ai pas été informé. Bref ! Le truc c’est qu’encore une fois on prend le train, on prend un risque, on sait qu’on peut arriver en retard et on sait qu’on peut rater sa réunion, c’est le cas. J’avais pris une heure de marge, ça n’était pas suffisant, il aurait fallu que j’en prenne quatre, c’était un peu compliqué à prévoir. J’ai eu la chance de prendre mon train pour rentrer chez moi après, voilà.
Le deuxième point, la deuxième piste qu’on pourrait creuser, c’est, si on remonte aux débuts de la loi Informatique et Libertés, en 78, à l’époque il y avait une vraie réaction contre ce fichier EDVIGE. Je ne vais pas vous raconter l’histoire, beaucoup d’entre vous sont trop jeunes pour la connaître. Voilà, je suis vieux, comme d’habitude ! Et il n’empêche que, même si vous n’avez pas connu cette époque, vos parents l’ont sans doute connue, et on pourrait essayer, peut-être, de développer quelque chose autour de ça. De rappeler aux gens qu’il y a une trentaine d’années, quand on leur disait « il va y avoir des caméras dans le métro », ça les faisait réagir, et pas réagir positivement en disant « chouette je vais être protégé ! » Réagir négativement en disant « Jamais ! Pas question ! » Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi ça a changé ? Pourquoi est-ce qu’à l’époque du fichier EDVIGE, quand ça a été dévoilé, ça a été un scandale suffisant pour qu’on crée la loi Informatique et Libertés qui a donné la CNIL, qui est, normalement, notre protecteur en termes de données, de vie privée et de fichiers concernant notre vie privée. Aujourd’hui, si le fichier EDVIGE arrivait, il passerait comme une lettre à la poste, personne n’en parlerait. Donc quelque chose s’est produit dans la société entre-temps. Essayer de trouver quoi, pour remonter en arrière et rappeler aux gens la façon dont ils réfléchissaient il y a trente ans, ça peut être intéressant. Là, pour le coup, les souvenirs, si on les remet en tête, ils vont non seulement se souvenir qu’à l’époque ça les choquait, mais peut-être, à nouveau, être choqués pour les mêmes raisons aujourd’hui.
Et enfin, évidemment, éviter d’aborder des sujets qui nous paraissent évidents, mais qui n’ont aucun intérêt pour les gens avec qui on parle. À chaque fois que, dans les réunions publiques que j’ai pu avoir, j’ai voulu expliquer cette notion que « ça n’est pas parce qu’on n’écoutait pas les contenus, qu’on n’avait pas de renseignements sur vous », ça passe, mais à des kilomètres au-dessus de la tête des gens ! Ça n’a aucun intérêt pour convaincre. Ça a de l’intérêt entre nous, ça fait typiquement partie de ces arguments qui, entre nous, ont peut-être beaucoup de valeur, mais qui, vis-à-vis du grand public n’en a aucune. On ne parle pas des métadonnées à table ! Voilà.
Et maintenant je vais vous laisser la parole, parce que, encore une fois, je préfère les débats aux conférences.

Public :
Ça fait plusieurs mois que j’ai commencé à fouiller, à essayer de regarder un peu quand est-ce qu’a eu lieu ce changement de mentalité. Globalement aujourd’hui, la piste que j’ai c’est plutôt 1998, c’est-à-dire Google. Je ne sais pas si c’est l’élément déclencheur ou pas, ou si c’est une cause ou une conséquence. Je ne sais pas trop. Est-ce que toi tu as une piste là-dessus, sur ce qui a fait que les gens, effectivement la génération d’avant ou le début de la génération de maintenant, avaient une position complètement différente sur la vie privée ?
Laurent :
Sur ta réponse à Facebook, ça rejoint un peu mon argumentaire général, donc à classer dans « ce qui te semble anodin aujourd’hui demain te sera reproché. »
Public :
Ouais, c’est ça.
Laurent :
On est dans le même type de procédé. Sur les raisons, c’est compliqué. Il y a tout un tas d’éléments. Alors peut-être, pourquoi pas Google, je crois quand même que 1998 c’est un peu tôt, et qu’à l’époque Google n’avait pas une influence suffisante.
Public :
Enfin dans ces eaux-là, en tout cas, quoi !
Laurent :
Mais bon ! Il y a d’autres choses qui se sont passées. Le début de la télé-réalité aussi, ça change dans la tête des gens la notion d’intimité et de vie privée. Moi, je prends souvent aussi des trucs comme la généralisation des babyphones. C’est quelque chose de très con. Mais le fait de surveiller son gamin en permanence, d’avoir en permanence un micro branché dans la chambre de son gosse, il me semble que quand même, peut-être même inconsciemment, mais pour les gens c’est, voilà. Que mon gosse, même à l’état de larve vagissante n’ait plus la moindre vie privée, je ne suis pas sûr que ça renforce énormément la valeur de la vie privée dans l’esprit des gens, si tu veux. Il y a tout un tas d’éléments comme ça. Bon, l’évolution technique, forcément aussi. Le fait d’avoir des ordinateurs reliés les uns aux autres, le fait de pouvoir se parler à distance beaucoup plus facilement qu’avant, y compris en se voyant. Le fait du passer du téléphone à la visio, ce sont des choses vachement importantes. Au téléphone tu as cette notion d’intimité : tu peux te gratter les couilles quand tu es au téléphone avec ta mère !
Public :
Même au niveau technique, on a quand même eu aussi un basculement. C’est-à-dire qu’avant on a eu les téléphones, c’était déjà compliqué, c’était quand même centralisé, enfin pas centralisé, c’était le réseau commuté et autres. Et maintenant on en est à Google, VoIP. Tout le monde a tout balancé en clair. À ce niveau-là, on a eu aussi un changement de mentalité. Je pense qu’il y a beaucoup de gens, on leur expliquerait comment techniquement marche le réseau — alors ils n’ont peut-être pas envie de le savoir, mais on leur expliquerait comment ça marche ils se diraient « ouais, OK, je vais peut-être arrêter la vidéoconférence ou le truc comme ça ! » Mais ils s’en foutent ! Ils ne veulent même pas le savoir, en fait !
Laurent :
Le problème c’est qu’ils ne veulent pas le savoir ; ce n’est pas qu’ils s’en foutent. Je pense que si on arrivait à les convaincre de le savoir, ils s’en foutraient moins. En tout cas, pour répondre à ta question, je ne crois pas qu’il y ait un truc en particulier, mais un ensemble de choses qui font ça et aussi, très probablement, un discours public de nos décideurs. Je crois que le glissement sémantique de vidéosurveillance à vidéoprotection n’est pas anodin. Il est volontaire ! Ce n’est pas quelque chose que, d’un seul coup, les maires ont décidé « tiens je vais de changer de mot ! » C’est aussi comment faire rentrer dans la tête des gens qu’on ne les surveille pas, on les protège ! Tout va bien ! Ce ne sont pas que des aspects techniques, il y a aussi, quelque part, très probablement, une volonté.
Public :
Il y a clairement de tout ! Il n’y a pas que de la technique.
Laurent :
Une volonté. Un agenda pour que la vie privée devienne moins importante dans l’esprit du public. Il me semble qu’on ne peut pas négliger non plus cette piste-là. Beaucoup de mains qui se lèvent d’un seul coup.
Public :
Ma remarque va porter plutôt sur un autre public que le tien, j’ai l’impression. Moi, je me suis surtout adressée à des pré ados, ados et jeunes adultes. J’ai l’impression qu’il y a un truc de génération qui est assez fort, parce que ces personnes-là ont intégré, justement, toute cette socialisation différente sur la question de la vie privée. En fait, du coup, quand j’ai essayé de faire un peu de prévention sur les libertés numériques, la vie privée, auprès de ces publics-là, ce qui en sortait c‘est que c’est presque un défi de ne pas avoir de vie privée, de ne rien avoir à cacher. C’est comme si : « Tu es sûr que tu n’as rien à cacher ? Eh bien non, je n’ai rien à cacher ! » Et les premiers argumentaires que tu montrais sur tes slides, comme quoi « ah oui, tu n’as rien à cacher, et si tu chantais sous ta douche, et s’il y avait des micros, est-ce que tu continuerais à chanter ? » Les réponses, de manière presque un peu bête et méchante, sont « je continuerais à chanter, je n’ai rien à cacher. De toutes façons, je m’en fous ! », et de manière assez systématique comme réaction. Et j’ai l’impression, c’est parce que du coup, comme je disais, ce sont des personnes qui ont intégré beaucoup plus massivement cette notion de « je n’ai rien à cacher, on ne doit rien avoir à cacher et si j’ai quelque chose à cacher c’est un problème ! » Et la question de vie privée, j’ai l’impression, je peux me tromper, n’a presque plus de sens pour ces personnes-là, alors que j’ai l’impression que la question de l’intimité, pour le coup, parlerait plus. On revient sur cette question sémantique, effectivement, comme tu disais, l’aspect législatif ; enfin l’argumentaire législatif ne parle pas pour l’intimité, mais j’ai l’impression qu’on touche à quelque chose d’un peu plus humain et un peu moins socialement construit. Donc un peu plus transgénérationnel quand on parle d’intimité. Et moi, ça me pose un problème de dire aux gens « on a tous quelque chose à cacher ! » Parce qu’en fait, la question ce n’est pas de cacher quelque chose mais plutôt, à mon sens, d’avoir du pouvoir sur ce qu’on diffuse d’informations sur soi et, ce qui relève de l’intime, c’est ce sur quoi je veux être la seule à avoir du pouvoir en termes de diffusion, de savoir à qui j’en cause et de comment ça se thread ensuite, quoi. Est-ce que c’est clair ?
Laurent :
Entendons-nous bien juste sur un point. Quand je choisis d’utiliser l’argument « oui tu as quelque chose à cacher » et de le montrer, ça n’est pas pour convaincre la personne qu’elle doit se cacher. C’est pour qu’elle prenne conscience de l’importance de la vie privée en général. Évidemment, il y a très longtemps, enfin très longtemps, en tout cas il y a quelque temps avant de commencer à me pencher sur ces questions au point de mettre en marche CaliOpen et d’autres, j’avais un peu ce type de discours-là. C’est-à-dire que je disais : « La vie privée, un peu pour paraphraser encore Manach, est une affaire de vieux cons ». On vit dans un village global. À l’époque on vivait tous dans des villages, tout le monde savait tout de nous et ça ne posait pas de problème. La vie privée, c’est une notion très moderne, quelque part, et qui n’a peut-être pas tant d’importance que ça.

Je n’ai commencé à changer d’avis moi, perso, que quand j’ai commencé à prendre conscience du fait que sans vie privée il n’y a pas de vie publique ou très peu. Que sans vie publique il n’y a pas de démocratie ou très peu. Et c’est là où j’ai commencé à changer de discours et à dire « OK, donc il ne faut pas négliger ce truc-là ». Si même moi je me suis fait avoir, c’est encore pire, peut-être, et c’est peut-être pour ça que je suis si ardent maintenant, enfin énervé en tout cas, c’est sûr, ardent peut-être pas à mon âge. Mais le fait d’avoir failli me faire avoir, aussi, qui a marché sur moi en tout cas, c’est ça, c’est : tu ne peux pas avoir de pensée indépendante si tu ne la confrontes pas aux autres. Et tu ne la confrontes pas aux autres si tu n’as pas de vie privée. Tu peux la confronter aux livres et encore, c’est compliqué. Et même ça, la confronter aux livres, ce n’est pas si simple que ça parce que quand tu as une pression sociale « oh là, là tu lis cette saloperie ! » L’exemple moderne, là aujourd’hui, le plus récent, c’est : vous allez rentrer dans l’algorithme du gouvernement si vous allez regarder une vidéo de décapitation. Il est parlant cet exemple. Ce n’est pas un bouquin, bien sûr, une vidéo de décapitation, mais c’est de la curiosité. On veut comprendre qu’est-ce qui pousse ces gens-là à faire ça, à quel degré d’horreur on les a peut-être nous-mêmes poussés, avec nos sociétés occidentales et la façon dont on les a traités.
Ce type de questionnement-là, si je sais que je vais être pris dans un algorithme qui va surveiller toutes mes correspondances, je ne vais pas aller regarder la vidéo, je ne vais plus me poser ces questions-là, et si je ne me pose pas de questions je deviens un petit robot quelque part, au bout d’un moment. Le détournement ne va pas se faire du jour au lendemain. Ce n’est pas parce que le projet de loi est passé aujourd’hui que là on va arrêter de se voir et de discuter de ça. Mais petit à petit, peut-être que demain, enfin dans quelques mois, on apprendra qu’un groupe d’activistes s’est fait arrêter parce qu’ils étaient en train d’organiser l’installation dans une ZAD. Petit à petit ! Ça, pour le coup, ça rentre parfaitement.

Public :
C’est déjà arrivé.
Laurent :
Voilà ! Ça commence et ça continuera. Ça rentre parfaitement dans le projet de loi renseignement. Quand ce type d’exemple-là va se multiplier, les gens vont juste arrêter de vouloir s’installer dans des ZAD ou, en tout cas, il y en aura beaucoup moins qui le feront. Et donc, encore une fois, on perd en liberté. Encore une fois, ça n’est pas du jour au lendemain, mais ça installe dans l’esprit du public qu’il y a une pression légale pour ne pas faire des choses qui pourraient déranger l’État et donc, ne les faites pas ! Et cette pression-là, elle est trop grave pour qu’on l’ignore donc il faut trouver des arguments. Il faut qu’on les trouve ces arguments, y compris pour les jeunes.
Public :
Je pense que tu prêches des convaincus. Mais justement, j’ai l’impression que l’argumentaire que tu proposais, même si le fond devrait être le même auprès des jeunes, je pense qu’il devrait être différent, en termes de stratégie.
Laurent :
On est sans doute parfaitement d’accord. Mais j’ai peu l’occasion de discuter avec des jeunes, je n’aime pas ça ! Les jeunes ! Discuter j’aime beaucoup !
Public :
Bonjour. Henri. Toute la problématique de la vie privée, c’est qu’en fait, il n’y a pas une vie privée, il y a plusieurs vies privées, dans le sens où ce que j’invoque comme étant ma vie privée quand je suis au boulot n’est pas la même chose que ce j’invoque comme étant ma privée quand je suis chez moi, qui n’est pas non plus ce que j’invoque comme vie privée quand je parle à mon assureur, à mon banquier, etc. Ce qui complique encore la chose c’est que, par rapport à ça, ce qui est moi, ma vie privée, n’est pas forcément ce que moi j’invoque comme étant de ma vie privée, et on l’a bien vu à l’instant, n’est pas forcément ce que vous, vous invoquez comme étant de votre vie privée.

Donc c’est un sujet éminemment complexe et qui se rapporte à l’individu. Donc on ne peut pas avoir une communication globale aujourd’hui et fondamentalement affirmative sur le domaine de la vie privée, parce que chacun va l’interpréter à sa manière. Et ce qui est sûr c’est que chacun, par contre, va l’interpréter à l’aune des services qui lui sont rendus par les nouvelles technologies. Et aujourd’hui, une des raisons qui fait qu’il ne s’intéresse pas à la technique, c’est parce que ça lui rend des services et il a l’impression que ces services il les paie peu cher. Donc le problème n’est pas un problème de vie privée, ce n’est pas un problème de technique non plus, c’est un problème de communication, comme Tristan Nitot l’a montré avec « Ni Pigeons, ni Espions. » Qu’est-ce qui a marché comme exemple ? Ce n’est pas du tout ceux auxquels il pensait, c’est que, tout d’un coup, les gens ont capté sur la question de l’argent, et rien que sur la question de l’argent.
L’argument massue en tout cas, de com’ sur la vie privée, c’est sûr qu’il reste à trouver. Mais, pour terminer avec une vision un tout petit peu positive, moi je suis extrêmement optimiste, d’une part parce qu’il y a ces discussions. Moi je suis sur ce sujet-là depuis 2004, je vois maintenant qu’il y a ces conférences-là qui existent. Mais, plus encore, je suis très surpris, quoi qu’on pense de la boîte, ce n’est pas le sujet : une des premières capitalisations boursières au monde, Apple, aujourd’hui, depuis deux keynotes est en train de mettre comme élément stratégique différenciateur la gestion des données personnelles de ses clients. On le croit ou ne le croit pas, ce n’est pas la question. Le fait est que cette boîte qui a 800 millions de comptes dans ses serveurs, aujourd’hui, son discours, la dernière keynote si vous l’avez regardée, tous les arguments pour vendre les nouveaux services c’est : nous, nous protégeons les données personnelles de nos clients. Ce qui est sûr c’est que ce discours-là va commencer à changer les mentalités. Donc c’est très bien qu’on soit là, en ce moment, pour avancer sur ce terrain parce que c’est maintenant que les choses vont commencer à changer et ce sont des boîtes comme Apple et d’autres qui vont nous aider à avancer là-dessus.
Laurent : On va devoir s’arrêter parce qu’on a déjà très largement dépassé l’horaire et laisser la place aux suivants parce qu’il y a d’autres conférences après.
Applaudissements.
[footnotes /]

Références

[2CaliOpen

[3Youporn

[4Tails

[5Tor

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.