Que reste-t-il du logiciel libre ?

Titre :
Que reste-t-il du logiciel libre ?
Intervenants :
Amaelle Guiton - Bernard Ourghanlian - Pierre-Yves Gosset - Hervé Gardette
Lieu :
émission Du grain à moudre - France Culture
Date :
juin 2018
Durée :
39 min 40
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Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Participation by opensource.com, licence Creative Commons by SA
transcription réalisée par nos soins.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.

Description

Microsoft vient de racheter la plateforme de création collaborative de logiciels Github. Est-ce vraiment une bonne nouvelle pour le logiciel libre ? Et quelles conséquences pour les utilisateurs ? La philosophie du libre a-t-elle gagné ou s’est-elle fait manger ?

Transcription

Hervé Gardette : Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans Du Grain à moudre. Ce soir « Que reste-t-il du logiciel libre ? ». Si vous n’êtes pas vous-même développeur informatique sans doute n’avez vous jamais entendu parler de GitHub. GitHub c’est une plateforme à laquelle participent des millions de développeurs ; sa particularité : elle appartient au monde du logiciel libre, c’est-à-dire qu’elle est collaborative ; chaque projet qui y est développé peut être étudié, modifié, copié en toute liberté. Plus qu’un outil technique, une véritable philosophie.
Or, il se trouve que GitHub va être racheté et pas par n’importe qui, par Microsoft ; le géant mondial de l’informatique l’a annoncé la semaine dernière ; la vente n’est pas encore finalisée, mais le prix est connu : 7 milliards et demi de dollars.
Dans le monde du logiciel libre cette annonce suscite l’inquiétude car s’il est une entreprise qui symbolise la démarche inverse, à savoir des logiciels fermés, propriétaires, c’est bien Microsoft ; sa suite Windows en est l’exemple le plus emblématique.
Ce rachat est-il le signe d’un rapprochement entre deux mondes antagonistes, désormais complémentaires, ou plutôt celui de la fin d’une utopie ? « Que reste -il du logiciel libre ? » C’est la question du soir, en compagnie de trois invités. Bernard Ourghanlian, bonsoir.
Bernard Ourghanlian : Bonsoir.
Hervé Gardette : Vous êtes le directeur technique et sécurité à Microsoft France. Microsoft qu’on ne présente plus si ce n’est peut-être pour rappeler que c’est l’entreprise qui a été créée par Bill Gates, c’était en 1975 ; il n’était pas seul d’ailleurs, avec Paul Allen. Pour discuter avec vous ce soir Pierre-Yves Gosset. Bonsoir.
Pierre-Yves Gosset : Bonsoir.
Hervé Gardette : Directeur général de Framasoft ; Framasoft [1] est une association, un réseau d’éducation populaire, dédiée au logiciel libre. Et puis notre troisième invitée, Amaelle Guitton, bonsoir.
Amaelle Guitton : Bonsoir.
Hervé Gardette : Journaliste à Libération, vous êtes la correspondante du journal dans le cyberespace ; c’est comme ça que vous vous présentez sur Twitter.
Amaelle Guitton : C’est à peu près ça.
Hervé Gardette : Vous avez publié, c’était il y a quelques années, Au diable vauvert, Hackers au cœur de la résistance numérique un livre qui est peut-être en open access aujourd’hui ?
Amaelle Guitton : À l’époque la version numérique était gratuite et sans DRM, sans verrous numériques. Et c’était voulu, y compris par l’éditeur.
Hervé Gardette : Et ma question aussi était voulue. Si j’évoque l’open access c’est parce que je voudrais peut-être qu’on commence par faire un petit peu de pédagogie, d’explication de vocabulaire. Open access donc c’est l’accès ouvert.
Amaelle Guitton : Oui.
Hervé Gardette : Est-ce que c’est la même chose que de parler de logiciels libres ? Et de quoi on parle quand on utilise ces termes-là ?
Amaelle Guitton : Dans les faits, les logiciels dits libres et les logiciels dits open source, c’est-à-dire ceux dont le code est ouvert, le plus souvent ça se recoupe. En revanche, il y a derrière une différence d’approche. C’est-à-dire le mouvement du logiciel libre tel qu’il a été fondé par Richard Stallman, qui est un informaticien américain au milieu des années 80, si mes souvenirs sont bons, l’idée c’était une approche très politique. C’est-à-dire la devise, en fait, c’était liberté, égalité, fraternité, je crois qu’il le dit comme ça, et il insistait beaucoup sur la notion de liberté pour l’utilisateur, donc liberté d’utiliser un logiciel, liberté de l’étudier, liberté de le distribuer et liberté de le modifier.
L’open source, qui est un mouvement on va dire dissident, d’une certaine manière, insistait beaucoup plus sur les aspects techniques et de développement. Là, pour le coup, c’était quelqu’un qui s’appelle Eric Raymond qui, dans les années 90, a théorisé ça en disant que c’était la méthode de développement la plus efficace d’avoir le code ouvert et que, justement, il puisse être en permanence amélioré par une communauté. En fait c’est vraiment une différence d’approche, une vision politique versus une vision plus technique de développement.
Hervé Gardette : Chez Framasoft, Pierre-Yves Gosset, vous êtes plutôt du côté de l’approche politique, philosophique, ou plutôt du côté de l’approche technique ?
Pierre-Yves Gosset : Clairement du côté de l’approche politique. Nous on définit le logiciel libre – quand on parle de logiciel libre d’ailleurs ce n’est pas tant le logiciel qui est libre ; nous on dit que c’est l’utilisateur, l’utilisatrice qui est libre – quand on parle de logiciel libre pour nous c’est l’équation, en fait, le logiciel libre c’est l’open source plus des valeurs. Ça ne veut pas dire pour autant que les gens qui font de l’open source n’ont pas de valeurs, mais clairement, ce qu’on souhaite mettre en avant, ce sont non seulement les qualités techniques dont parlait Amaelle, mais aussi le côté mouvement social qu’il peut y avoir derrière et, finalement, de pourquoi est-ce qu’on veut essayer d’émanciper les utilisateurs et les utilisatrices en leur donnant la maîtrise des logiciels, quand bien même ces logiciels auraient été développés en open source donc avec le fait que le code, la recette de cuisine du logiciel soit accessible à tous et à toutes ; ce qui nous nous intéresse c’est ce que les gens peuvent en faire. On ne veut pas globalement leur fournir quelque chose de tout cuit ; on veut aussi leur apprendre à s’en servir, mais aussi leur apprendre, potentiellement, à ce qu’ils puissent contribuer à ce logiciel.
Hervé Gardette : Bernard Ourghanlian, je rappelle, vous êtes à Microsoft France le directeur technique et sécurité. Si on parle de logiciel libre c’est parce que forcément, c’est par opposition à ce que serait un logiciel, alors logiciel non libre, on parle de logiciel propriétaire. Est-ce que c’est comme ça qu’on pourrait définir les logiciels qui sont développés par Microsoft ?
Bernard Ourghanlian : On pourrait mais ça serait un raccourci. Au sens où c’est vrai que Microsoft a fondé sa culture originelle sur le logiciel dit propriétaire, donc un logiciel à code source fermé, dont finalement les utilisateurs n’ont pas accès en termes de code source. C’est vrai que Microsoft s’est créée sur cette base culturelle, mais il est vrai aussi que c’est un sujet sur lequel Microsoft a beaucoup évolué. Il y a une transformation culturelle très profonde de Microsoft qui est encore à l’œuvre aujourd’hui, qui a été insufflée notamment par Satya Nadella qui est le nouveau président de Microsoft qui, en fait, a une vision très différente du monde, à la fois parce que, culturellement, il n’est pas Américain d’origine, il est Indien et donc, en fait, il a forcément une vision qui est un petit peu différente culturellement, mais aussi parce qu’on se rend compte que pour répondre presque au thème de l’émission par rapport au fait que c’est ou non la fin de l’open source.
En fait, moi je considère aujourd’hui que dans une très large mesure l’open source a gagné au sens où cette opposition qui a pu exister et qui a entretenu la polémique pendant des années et des années, est aujourd’hui caduque au sens où, certes il y a des modèles d’affaires qui peuvent être le cas échéant différents, mais ce qui fait la richesse du logiciel c’est finalement la communauté des développeurs qui se trouve autour, qui a la possibilité de participer à son élaboration. Donc on a pris conscience, probablement un peu tard chez Microsoft, que c’était important de pouvoir collaborer, d’être à plusieurs sur le développement d’un logiciel, de permettre d’avoir un accès aux sources du logiciel, peut-être pas pour les modifier même si ça peut dépendre des cas, mais en tout cas on se rend compte que la richesse naît de la confrontation des expertises, des cerveaux, des connaissances, des compétences, et pas simplement d’une vision totalement fermée et restreinte du logiciel.
Hervé Gardette : Pour quelles raisons est-ce qu’au départ, justement, c’était l’approche qui avait été privilégiée, celle de logiciels fermés ? Est-ce que ça pouvait correspondre à quelque chose – alors qui est très français, en tout cas très défendu par la France – par exemple cette politique des brevets, l’idée que quand on crée quelque chose il faut d’abord le protéger ?
Bernard Ourghanlian : Oui, les brevets ont certainement joué un rôle, mais pour être honnête je pense qu’au départ il y a une volonté de faire en sorte que le logiciel puisse évoluer de manière contrôlée. C’est-à-dire qu’à partir du moment où un logiciel est ouvert et qu’on a effectivement la possibilité de faire évoluer son code, on peut imaginer d’en cloner des milliers de versions et donc, la question qui se pose derrière, c’est comment est-ce qu’on assure vis-à-vis des utilisateurs — il ne faut pas oublier qu’au départ les utilisateurs étaient à la fois très peu au courant de ce qu’était le logiciel, de ce que c’était que le code, ce qu’était même l’informatique au sens le plus clair du terme. Et ce qu’était la vision originelle de Microsoft c’était, en gros, un PC dans chaque bureau, dans chaque maison, etc. En fait, il y avait une volonté de démocratisation, mais derrière cette volonté de démocratisation, il y avait une volonté de standardiser des usages et faire en sorte que finalement, l’usage s’imposant, les gens apprennent à utiliser l’informatique à travers ces usages plutôt qu’à travers la vision de « je peux accéder au code », en sachant qu’il y a une personne sur 1 000, 10 000, 100 000, je ne sais pas, qui est capable effectivement de lire le code source correspondant.
Hervé Gardette : J’ai quand même l’impression que le discours de Microsoft et le discours de Framasoft sont assez proches. Amaelle Guitton, est-ce que vous êtes d’accord avec ce qui vient d’être dit, notamment sur le fait que l’open source et peut-être aussi le Libre, même si vous nous avez expliqué les différences qu’il pouvait y avoir, en tout cas les nuances qu’il pouvait y avoir entre ces deux notions ? Est-ce que finalement ça a gagné ? En tout cas que ceux qui défendaient une approche plus fermée, plus propriétaire, ont fini par se ranger à la question du Libre ?
Amaelle Guitton : Je ne suis pas certaine en fait. La polémique n’est plus ce qu’elle était mais les termes du débat ont changé. Parce que pourquoi on fait du logiciel propriétaire aussi ? C’est une question de business modèle ! C’est parce que c’est un produit donc on le vend et on vend des licences. Et c’est là-dessus que s’est construite Microsoft. C’est aussi là-dessus que s’est construite Apple et d’ailleurs Apple, historiquement, vient de la culture hacker : Jobs et Wozniak bidouillaient du logiciel dans un garage au départ. Et puis quand il a fallu gagner des sous, eh bien on a commencé à refermer le code.
Hervé Gardette : C’est-à-dire qu’on est pour le Libre jusqu’au moment où ça commence à marcher et où là, on devient plutôt pour un système fermé ?
Amaelle Guitton : Oui, historiquement c’est quand même comme ça que ça s’est fait. C’est-à-dire qu’à un moment donné il fallait commercialiser un produit. Là où ça change, c’est qu’on n’est plus dans la période où Steve Ballmer, par exemple, parlait de « cancer » concernant le logiciel libre.
Hervé Gardette : L’ancien patron de Microsoft.
Amaelle Guitton : L’ancien patron de Microsoft et je crois même que Bill Gates avait traité Richard Stallman de communiste. On était quand même dans un affrontement effectivement extrêmement fort.
Hervé Gardette : Grosse insulte aux États-Unis.
Amaelle Guitton : Tout à fait. Ce qui s’est passé c’est que même dans les milieux du logiciel propriétaire, d’abord je pense qu’il y a eu probablement une espèce d’aggiornamento culturel avec les recrutements parce qu’on a beaucoup de jeunes développeurs qui ont l’habitude de travailler de manière collaborative, donc ça change aussi un peu les manières de faire. Et puis ils se sont tout simplement rendu compte que pour les aspects, on va dire, non différenciants, pour les briques de base, eh bien effectivement l’open source c’est plutôt une bonne affaire, parce que justement tout le monde participe, ça permet d’aller vite, etc. Et en fait on se retrouve dans la situation où on a effectivement du Libre et de l’open source dans plein d’endroits, c’est ça qui fait tourner des serveurs web, ce sont les briques d’Android — d’ailleurs Android est en grande partie open source mais pas totalement —, donc on va dire effectivement les matériaux sont de plus en plus ouverts, on a de plus en plus de Libre et d’open source. En revanche, dès qu’on est dans le produit fini, c’est là que ça se referme et donc dire que l’open source et le Libre ont gagné, c’est très trompeur ; ça a effectivement gagné dans plein d’endroits, y compris parce que les fabricants eux-mêmes, les éditeurs, se sont rendu compte que c’était rentable et dès qu’on arrive à l’utilisateur, c’est-à-dire en bout de chaîne, c’est là que tout se referme petit à petit.
Hervé Gardette : Pierre-Yves Gosset.
Pierre-Yves Gosset : Oui. Concrètement moi je ne peux pas dire que je suis d’accord sur le fait que l’open source ait gagné. L’open source se porte bien, c’est sûr. Microsoft a fait une très belle acquisition en rachetant GitHub. Maintenant, moi je ne peux pas m’en réjouir et les militants du logiciel libre ne peuvent pas s’en réjouir parce que la différence qu’il y a entre nous, concrètement, c’est une différence, je veux dire de vision du monde ; c’est presque une vision sociétale qui est assez différente. Vous avez d’un côté des entreprises, les GAFAM, on parle souvent des GAFAM, on rajoute le « M » de Microsoft dedans ; ça ne veut pas dire que Microsoft soit le mal incarné, ce n’est pas du tout de ça dont il est question.
Par contre, c’est une certaine vision du monde où on dit souvent que le logiciel dévore le monde. On a de plus en plus de logiciels partout ; du coup le sociologue Antonio Casilli parle de « colonialité » des GAFAM. Donc c’est une vision du monde qui vise, petit à petit, à être partout. C’est-à-dire que le logiciel on le retrouve dans nos téléphones, dans nos ordinateurs, mais on le retrouve dans nos frigos ; on le retrouve bientôt dans les voitures autonomes et des sociétés comme les GAFAM ne sont pas des philanthropes – encore une fois ce n’est pas une insulte, on peut bien nous se faire traiter de communistes, on peut dire qu’ils ne sont pas des philanthropes. Et concrètement, aujourd’hui Microsoft est une entreprise qui est capitalisée à plus de 700 milliards de dollars, troisième capitalisation boursière du monde il me semble, ce n’est pas rien ! 73 Millions de dollars en fonds propres, c’est 30 fois le budget du ministère de la Culture.
Hervé Gardette : Est-ce que ça veut dire que pour vous, directeur général de Framasoft, Pierre-Yves Gosset, quand Microsoft décide de racheter cette plateforme de création de logiciels libres GitHub, c’est une façon, justement, de dévorer ce monde du logiciel libre ? Je vais évidemment demander ce qu’il en pense à Bernard Ourghanlian.
Pierre-Yves Gosset : Tout à fait. Il y a quelques années Microsoft avait dû subir un procès suivant une loi antitrust et le département de la Justice américain avait qualifié la politique de Microsoft sur trois verbes : embrace, extend and extinguish, ce qui veut dire « adopter, étendre et étouffer », qui est une vraie politique appliquée par Microsoft, qui est une stratégie commerciale qui est de dire on prend ce qui marche bien – et l’open source marche bien, l’open source est efficace donc c’est normal que Microsoft s’y intéresse – et une fois qu’on a adopté l’open source on va y rajouter des fonctionnalités qui peuvent être plus refermées. Moi je n’exclus pas – je n’ai pas de boule de cristal et on verra bien ce qu’en fait Microsoft –, mais je n’exclus qu’à un moment donné GitHub voit des choses apparaître qui soient développées Microsoft mais qui ne soient plus libres et qui, à un moment donné, marginaliseraient les développeurs et développeuses du logiciel libre qui souhaitent eux porter, on va dire, un monde et une vision du monde qui soit différente, où le logiciel appartienne à tous et à toutes.
Hervé Gardette : Bernard Ourghanlian est-ce que vous comprenez déjà les craintes que peut avoir Pierre-Yves Gosset et comment est-ce que vous y répondez ?
Bernard Ourghanlian : Les craintes, je peux les comprendre dans la mesure où l’histoire de Microsoft est ce qu’elle est, donc cette histoire il est difficile de la réécrire. Pour autant on ne vit pas dans un monde figé ; le monde se transforme en permanence donc Microsoft, comme un certain nombre d’entreprises et puis, d’une manière générale, comme la totalité du monde qui nous entoure, se transforme, donc il est évident que racheter une plateforme telle que GitHub avec comme objectif de privatiser la plateforme, de la rendre inaccessible et, d’une manière ou d’une autre, de la fermer, c’est la garantie pour nous que la totalité des développeurs qui y sont aujourd’hui hébergés fuiront la plateforme. Donc ça n’a absolument aucun sens d’imaginer qu’une telle chose se passe.
Hervé Gardette : C’est-à-dire que pour vous si elle vaut aussi cher, c’est-à-dire 7 milliards et demi de dollars, c’est du fait de ses développeurs qui y travaillent ?
Bernard Ourghanlian : Incontestablement ; il y doit y avoir à peu près 28 millions de développeurs qui utilisent la plateforme aujourd’hui, donc évidemment ça a une certaine forme de valeur. Au-delà de ça, GitHub est aujourd’hui une plateforme qui est utilisée par un certain nombre d’entreprises privées, à la fois pour y déposer de l’open source mais aussi pour leurs propres besoins. C’est-à-dire qu’en fait, quelque part, il y a une certaine forme de privatisation ou d’internalisation de la plateforme pour répondre à ses propres besoins, puisqu’en l’occurrence la plateforme est excellente sur le plan technique donc elle permet effectivement à des grosses entreprises d’y développer leurs logiciels ; typiquement Microsoft utilise aujourd’hui un dépôt de code source pour Windows qui est probablement parmi les logiciels les plus gros de la planète, ce qui prouve qu’il est possible d’utiliser cette plateforme à une échelle extrêmement vaste avec de très nombreux développeurs.
Hervé Gardette : Mais vous pouviez continuer en être l’utilisateur sans en être forcément le propriétaire. C’est-à-dire c’est quoi l’intérêt pour Microsoft de racheter cette plateforme ?
Bernard Ourghanlian : En fait il y a pas mal d’intérêts qui sont autour, déjà, d’une capacité finalement à mieux connaître ses communautés de développeurs, parce qu’on n’a pas non plus la prétention de connaître les besoins de l’ensemble des développeurs de la planète. Or, d’une manière générale, Microsoft est une entreprise qui a été fondée sur une capacité à se mettre à la portée des développeurs donc pour nous ça a évidemment beaucoup d’intérêt. Au-delà de ça, il y a aussi énormément de tâches du développement logiciel qui sont des tâches, on va dire, pas forcément très créatives. Il y a beaucoup d’opérations qui sont réalisées par les développeurs qui sont des tâches relativement fastidieuses, qui consistent, pour une large part, à prendre du code qui a été développé par d’autres, à l’adapter à son besoin et à être capable, ensuite, de l’utiliser dans un logiciel plus complet.
Donc aujourd’hui il y a plein de fonctions qui manquent à GitHub. Pour prendre cet exemple-là, pour permettre de manière très simple, en utilisant l’intelligence artificielle, de pouvoir prendre des morceaux de logiciels qui existe dans l’ensemble des bases de données qui composent GitHub et pouvoir, potentiellement, sans effort ou en tout cas avec encore moins d’effort qu’aujourd’hui, l’adapter à ses propres besoins.
Donc ça, ça fait partie des choses qu’on peut parfaitement imaginer de mettre à la disposition de l’ensemble des utilisateurs de GitHub et donc de rendre encore plus populaire la plateforme telle qu’elle existe aujourd’hui.
Hervé Gardette : Amaelle Guitton.
Amaelle Guitton : Effectivement ça vaut le coup de rappeler que GitHub n’héberge pas que du code ouvert. Il héberge aussi du code fermé. Il y a des services payants et c’était d’ailleurs plus ou moins leur modèle économique ; mais la question que ça soulève est intéressante.
Hervé Gardette : Pardonnez-moi, juste je fais une petite incise par rapport à ça : si c’est ouvert c’est forcément gratuit ? Si c’est fermé c’est forcément payant ?
Amaelle Guitton : Oui. En gros c’était ça. C’est-à-dire il fallait payer pour y mettre du code fermé. En revanche l’hébergement de code ouvert, lui, était gratuit, je crois dans une certaine limite de taille au-delà de laquelle, de nouveau, il fallait payer.
La question que ça soulève est intéressante. J’ai vu passer cet argument que Microsoft pourrait, effectivement, améliorer GitHub. Et c’est fort possible ! Mais la question que ça pose c’est pourquoi est-ce que tout le monde met son code au même endroit ? On m’a posé la question sur Twitter au moment du rachat, on m’a demandé ce que j’en pensais, parce que je voyais effectivement pas mal de développeurs de logiciels libres qui commençaient à s’inquiéter, mon premier réflexe ça a était de dire : j’ai du mal à m’émouvoir parce que GitHub, au départ, est effectivement un acteur privé et c’était déjà une plateforme centralisée. On en revient toujours au même point qui est celui de la centralisation et c’est d’ailleurs assez étonnant que des libristes, comme on dit, aient jugé pour le coup parfaitement normal de tous mettre leur code au même endroit.
Pierre-Yves Gosset : Pas tous !
Hervé Gardette : Et comment est-ce que vous répondez, justement, à cette bizarrerie ?
Amaelle Guitton : Eh bien je crois que c’est effectivement parce qu’il y a un outil, parce qu’il fonctionne, parce qu’il est facile à utiliser et parce qu’il n’y a pas d’alternative décentralisée. Enfin si ! Pour le coup je vais laisser Pierre-Yves Gosset en parler parce que Framasoft propose une alternative qui, elle, est décentralisée.
Hervé Gardette : GitHub ce n’est peut-être pas, du coup, un symbole du logiciel libre comme j’ai pu le lire dans un certain nombre d’articles ?
Pierre-Yves Gosset : Ça a été un symbole de la façon dont on pouvait à la fois créer un réseau social, parce que GitHub est aussi un réseau social pour les développeurs : il y a 24 millions de comptes inscrits sur GitHub donc forcément ces gens-là échangent entre eux. Et exactement comme il est difficile de quitter Facebook parce qu’il y a 2,3 milliards d’utilisateurs sur Facebook, il est difficile, pour les développeurs et développeuses, de quitter GitHub puisque, à un moment donné, ils ont leur compte dessus, ils sont dessus, ils sont bien parce que la plateforme marche. On ne peut pas, encore une fois, enlever ça à GitHub ; c’est une plateforme qui fonctionne très bien.
Hervé Gardette : On imagine que si ça fonctionnait mal, déjà Microsoft ne l’aurait pas rachetée !
Pierre-Yves Gosset : Oui, tout à fait. Encore une fois, j’ai cru lire dans le communiqué de presse de Microsoft, qu’ils visaient une rentabilité de GitHub d’ici 2020 ; donc on est bien sur une question de business et c’est, encore une fois, une très belle acquisition pour Microsoft.
Maintenant la question qui se pose derrière, effectivement, c’est la problématique de la centralisation ; et c’est le sujet sur lequel notre association travaille maintenant depuis plusieurs années. On a fait une campagne qui s’appelle « Dégooglisons Internet » [2] ; on aurait pu l’appeler « Degafamisons Internet », mais c’était « Dégooglisons Internet » pour, justement, pointer du doigt le fait que la centralisation sur Internet et la concentration des acteurs sur Internet posait problème. On a l’impression qu’Internet est constitué de milliers, de centaines de milliers d’entreprises. Il se passe un petit peu la même chose que dans la presse, c’est-à-dire il y a quelques groupes qui contrôlent, en fait, énormément de sociétés. Et donc WhatsApp c’est Facebook, Waze c’est Google, etc. Donc demain GitHub ce sera Microsoft. C’est un rachat, finalement, de plus, une concentration de plus, qui nous pose un énorme problème : c’est comment est-ce qu’on fait pour re-décentraliser Internet et mettre l’intelligence au bout du réseau plutôt que centraliser sur 5 ou 6 entreprises ?
Hervé Gardette : Oui, mais comme le disait Amaelle Guitton, finalement les développeurs restent sur cette plateforme. Il suffirait qu’ils s’en aillent et qu’ils aillent peut-être polliniser ailleurs pour que, finalement, il n’y ait pas ce phénomène de concentration. Non ?
Pierre-Yves Gosset : Oui, tout à fait. Et la question c’est où iraient-ils ? Justement il y a des plateformes alternatives à GitHub, par exemple un logiciel libre qui s’appelle GitLab. Nous on propose une alternative, effectivement, à GitHub, qui s’appelle Framagit [3], sur laquelle on doit avoir 20 000 dépôts là où GitHub en a 65 millions. Voilà ! Ça vous donne une idée un petit peu de la différence de taille.
Par contre, ce qu’on souhaite, c’est qu’il n’y ait pas que Framagit. C’est-à-dire que toute la difficulté c’est d’expliquer finalement au public qu’il faut reprendre le pouvoir. Il y avait le slogan Power to the People, nous on essaye de dire Software to the People et de re-décentraliser Internet pour que demain par exemple les médias puissent monter une instance avec GitLab sur laquelle ils mettraient le code qui correspond aux médias. Voilà !

On s’est retrouvés avec le code de Parcoursup sur Framagit, ça nous a plutôt fait sourire même si on ne soutient pas forcément le projet, mais du coup les gens peuvent déposer du code sur notre plateforme, tout comme ils peuvent monter leur propre GitLab et installer, finalement, leur propre forge logicielle sur laquelle ils vont pouvoir construire les logiciels.
Hervé Gardette : Bernard Ourghanlian, quels sont les arguments que vous pouvez faire valoir, vous, auprès des développeurs ? Imaginons ! Je suis un développeur, j’ai des projets qui sont sur cette plateforme que Microsoft est en train de racheter. Je suis tout à fait convaincu de l’intérêt et de l’open source et du logiciel libre et je me dis là Microsoft arrive, j’ai envie de partir. Qu’est-ce que vous me dites pour que je reste ? Qu’est-ce qui pourrait me convaincre de rester, de ne pas aller ailleurs développer une autre plateforme véritablement libre ?
Bernard Ourghanlian : Je pense qu’il y a plusieurs types d’arguments. Il y a des arguments qui consistent, effectivement, à s’engager à respecter l’éthique qui a été celle de GitHub depuis toujours. Ensuite, évidemment, les développeurs sont libres de nous croire ou pas, ce qui est logique. Et puis il y a une autre raison qui est probablement plus fondamentale c’est que pour les développeurs, « leur valeur » entre guillemets est exposée à travers GitHub. C’est-à-cire qu’en fait, un développeur qui a envie de se faire embaucher dans une entreprise, ce qu’il va mettre en avant c’est l’ensemble de ses contributions sur GitHub en disant : eh bien voilà, j’ai développé ceci, j’ai développé cela ; vous pouvez aller voir par vous-même ce qu’il en est ; vous pouvez avoir accès au code source correspondant et voir, effectivement, en tant que développeur, ce que je vaux. Finalement, la valeur de la plateforme c’est la valeur des développeurs qui y sont et qui ont envie d’y être. Il est clair qu’on ne peut pas convaincre au sens forcer les gens, et ça n’aurait aucun sens ; de toutes façons les développeurs viennent sur GitHub entre guillemets « comme ils sont et comme ils ont envie d’y être ».
Ensuite, la question, c’est effectivement l’endroit où est stockée, finalement, la valeur des développeurs telle qu’elle peut être valorisée vis-à-vis d’un futur employeur.
Hervé Gardette : Je vous ai dit je suis développeur, en fait ça n’est pas vrai Bernard Ourghanlian, je ne le suis pas, je suis vraiment un simple utilisateur, pas très éclairé, toujours, avec les choses de l’informatique. Quel peut être, justement, mon intérêt à moi ? Par exemple j’utilise la suite Windows, j’utilise un certain nombre de logiciels qui sont détenus par Microsoft, quel intérêt je vais trouver dans le rachat de cette plateforme de logiciels libres ? Est-ce que moi, utilisateur, je vais être un peu plus libre avec les outils Microsoft ?
Bernard Ourghanlian : Pour être très honnête, non. Je pense qu’un utilisateur lambda, son accès à GitHub c’est quand même quelque chose d’extrêmement peu fréquent. Il n’y a pas vraiment de raison d’y aller chercher quelque chose.
Hervé Gardette : Sauf de se dire que Microsoft, à travers ce rachat, change aussi un peu de philosophie et se dit : je vais aussi permettre à l’utilisateur lambda, comment dire, d’avoir peut-être davantage de liberté avec les outils que je propose ?
Bernard Ourghanlian : Aujourd’hui Microsoft publie énormément de logiciels en open source. D’ailleurs, puisqu’il faut quand même le dire, Microsoft est le plus gros contributeur de GitHub aujourd’hui. Donc en fait, on est un utilisateur énorme de la plateforme, ce qui veut dire qu’on publie énormément de logiciels en open source. D’ailleurs, et ça a peut-être un peu défrayé la chronique et perturbé certains, on a publié récemment une annonce selon laquelle on va mettre à la disposition de tous un noyau Linux sécurisé à destination de l’Internet des objets.
Hervé Gardette : Linux, il faut rappeler ce que c’est.
Bernard Ourghanlian : Linux c’est le système d’exploitation libre qui a été, on va dire, popularisé depuis très longtemps par des sociétés comme Redhat mais d’autres aussi et qui, effectivement, est utilisé, notamment dans le monde du Web pour servir énormément de serveurs internet, etc. Donc cet environnement logiciel, pour Microsoft, c’est presque une révolution de palais au sens où on ne pouvait même pas imaginer que Microsoft, un jour, puisse commercialiser ou, en tout cas, mettre à la disposition de tous un logiciel basé sur un noyau Linux et c’est pourtant quelque chose qu’on a fait. Ce qui est la preuve que Microsoft change.
Hervé Gardette : Je pose la même question sur l’expérience utilisateur pour un utilisateur qui n’est pas capable de naviguer dans le code. Pierre-Yves Gosset et Amaelle Guitton. Pierre-Yves Gosset.
Pierre-Yves Gosset : Clairement, pour l’utilisateur, encore une fois l’open source étant un modèle de développement efficace, c’est plutôt une bonne chose. Maintenant, si on reprend un peu la problématique qui est politique et économique, eh bien politiquement et économiquement Microsoft rachète un de ses outils de production. Forcément, si on a cette grille de lecture, on se dit que c’est important pour eux, vu qu’ils ont de plus en plus de code sur GitHub, de se dire « eh bien à un moment donné nos développeurs sont là, notre code est là, autant racheter la plateforme, ce qui nous permettra d’en avoir la maîtrise. »
Hervé Gardette : Ça, ça ne change rien pour l’utilisateur lambda, dans le cadre de ce rachat. Mais dans le cadre des logiciels vous que vous essayez de développer à travers Framasoft, qu’est-ce que ça change pour moi ? C’est-à-dire est-ce que je me rends compte que je suis dans le monde du logiciel libre ? Ou c’est simplement philosophiquement, disons, et politiquement, je sais que je contribue à un autre modèle, mais ça ne change rien à mon expérience utilisateur ?
Pierre-Yves Gosset : Je pense que concrètement la philosophie de Microsoft n’a pas changé ; c’est une entreprise capitaliste qui vise à maximiser les profits, évidemment. Encore une fois, c’est le monde dans lequel on vit. Ce n’est pas forcément le monde que nous souhaitons, ce n’est même pas du tout le monde que nous souhaitons, mais ils sont dans une logique où, à moment donné, ils rachètent leur outil de production. Amaelle Guitton le rappelait tout à l’heure, il y a une grosse partie du code sur GitHub qui appartient à des entreprises privées. La moitié des entreprises du Fortune 500, du classement des 500 plus grosses entreprises du monde, est sur GitHub. Donc évidemment, moi ce que j’entends dans la bouche du représentant de Microsoft c’est qu’à un moment donné, effectivement, ils veulent rajouter des fonctionnalités utilisant l’intelligence artificielle pour développer encore mieux le logiciel, etc. Donc nécessairement, Microsoft va avoir un avantage concurrentiel sur d’autres géants du numérique, à commencer par Google et d’autres.
Hervé Gardette : Pardonnez-moi. J’ai peut-être mal formulé ma question. Ce que je voulais dire c’est que si j’utilise un logiciel libre tel que ceux qui sont promus par Framasoft, ça change quoi du point de vue de l’utilisation ?
Pierre-Yves Gosset : De l’utilisation rien. Par contre, je pense sincèrement que ce rachat va petit à petit assécher, enfin peut assécher les valeurs philosophiques, sociales, éthiques portées par le mouvement du logiciel libre.
Hervé Gardette : Amaelle Guitton ?
Amaelle Guitton : Ce que ça change pour l’utilisateur, parfois, c’est tout simplement basiquement que, par exemple pour utiliser un logiciel comme Firefox, il suffit de le télécharger. Pour utiliser LibreOffice qui est une suite bureautique avec un éditeur de texte, un tableur, etc., eh bien il suffit de les télécharger. Pour utiliser les outils de Microsoft, il faut payer une licence. Ça c’est très concret. La base du logiciel libre ce n’est pas sa gratuité mais souvent c’en est une conséquence. Le modèle économique est complètement différent. Ce qu’on vend dans le Libre c’est le service qui va avec, c’est la maintenance, ce sont des packages tout faits pour les entreprises, etc., mais on ne vend pas le code. Donc la différence elle se situerait là.
Hervé Gardette : Du coup, moi utilisateur, je vais trouver ça plutôt intéressant. C’est-à-dire je me dis effectivement je vais avoir un service de maintenance ; c’est peut-être aussi quelque chose qui est plus stable, plus sécurisé, plutôt qu’un système ouvert où, si ça se trouve, on va me changer mon logiciel du jour au lendemain et je ne vais plus m’y retrouver. Au moins avec un système propriétaire je suis plus rassuré, non !
Amaelle Guitton : Il y a quand même des logiques et des process dans les grandes communautés. Notamment pour les logiciels les plus connus type Firefox, il ne suffit pas d’arriver avec son bout de code, il y a des process de validation ; enfin tout ça est assez procédural, en réalité, et la preuve c’est que ça fonctionne, c’est que Firefox fonctionne très bien.

Mais ce que je trouve intéressant c’est que, finalement, ce que raconte le rachat de GitHub par Microsoft c’est une réalité que tous les gens qui travaillent dans l’open source et le Libre ont comprise depuis un certain temps : c’est qu’en réalité, pour ces grandes entreprises, le modèle de développement en open source sur les briques de base c’est le plus efficace et le plus rentable. Avoir des briques communes à partir desquelles on fabrique des produits qui eux vont être plus ou moins fermés, mais souvent plus que moins ça, ça marche très bien. Effectivement, de ce point de vue-là, on va dire, c’est la victoire technique de l’open source comme process de développement.
En revanche, on voit bien, c’est ce que je disais tout à l’heure, c’est qu’en bout de chaîne moi je n’ai pas l’impression du tout qu’il soit question de changer quoi que ce soit au modèle propriétaire de Windows ou, par ailleurs, de Gmail, parce qu’à chaque fois la situation est la même. C’est-à-dire que plus on se rapproche de l’utilisateur final et plus on se rapproche, en fait, de produits sur lesquels il peut y avoir de la concurrence, et plus c’est fermé. Il y a vraiment une différence entre ce qui peut être mis dans une espèce de pot commun technologique et ce sur quoi on va construire son modèle économique et ce sur quoi il va y avoir de la mise en concurrence.
Hervé Gardette : « Des briques ouvertes ne font pas un plan de maison librement accessible », je vous cite, Amaelle Guitton, c’est un extrait d’un des articles que vous aviez signé sur le sujet.
Amaelle Guitton : Absolument.
Hervé Gardette : Bernard Ourghanlian, je vous laisse réagir, ensuite Pierre-Yves Gosset.
Bernard Ourghanlian : Je pense qu’il y a un élément qu’on n’a pas pour l’instant abordé mais qui est quand même important parce que ça correspond à un changement de paradigme substantiel, c’est l’arrivée, l’irruption du cloud : la fameuse informatique en nuage où, en fait, on accède dans la réalité à des traitements qui sont réalisés quelque part, on ne sait pas forcément très bien où. En l’occurrence, ce mode de commercialisation est un mode de commercialisation qui change assez fondamentalement la donne. Parce que, finalement, on est dans une logique où on paye le logiciel à la consommation, ou le service à la consommation, un peu comme l’eau, le gaz, l’électricité – on consomme on paye, on ne consomme pas on ne paye pas. Donc en fait, le logiciel en tant que tel est encore plus éloigné de l’utilisateur. C’est-à-dire que certes vous allez avoir un système d’exploitation qui va tourner sur un téléphone, qui va tourner sur un PC, une tablette, que sais-je, mais la plupart des services que vous consommez sont des services qui sont exécutés loin de vous, dans le nuage. Donc ces services, qui sont effectivement des services à valeur ajoutée, sont en général facturés uniquement sur une logique de consommation.
Donc dans cette logique-là, le modèle d’affaires sous-jacent au logiciel libre, au logiciel propriétaire, c’est un modèle d’affaires qui devient encore complètement différent puisqu’on n’est plus dans une logique dans laquelle on paye une licence au départ et puis la licence on va l’utiliser ou pas et quelle que soit la façon dont on l’utilise on va payer ; là on est dans une logique dans laquelle si on est content d’un service, on va l’utiliser. Et d’ailleurs, dans le cloud, tous les opérateurs de cloud ont besoin de mériter leurs clients ; quand je dis mériter ça veut dire qu’en fait, si vous n’êtes plus content du service, vous ne l’utilisez plus et ça s’arrête là.
Et la façon, finalement, de convaincre les utilisateurs de rester et de continuer d’utiliser votre service, il n’est plus fondé sur le fait que vous avez payé avant, il est fondé sur le fait que vous allez convaincre les utilisateurs par la qualité du service que vous leur délivrez, que, effectivement, ils doivent continuer d’utiliser vos services.
Hervé Gardette : C’est pour qu’il y ait cette qualité de service que Microsoft, du coup, rachète cette plateforme ; ça participe de cette logique-là ?
Bernard Ourghanlian : C’est une plateforme qui, par construction, est une plateforme cloud dans la réalité. Donc c’est toute une série de serveurs qui vont permettre de déposer du code source et qui vont servir à l’ensemble des développeurs pour se connecter en même temps, construire leurs logiciels, etc. Donc c’est une construction qui est très en phase avec, effectivement, la stratégie de Microsoft, qui est une stratégie qui est de plus en plus orientée vers le cloud dans une logique où, au lieu de faire payer les utilisateurs au départ, on les fait payer entre guillemets « au fur et à mesure » et s’ils décident d’utiliser un autre service, eh bien ils utilisent un autre service et ils peuvent en changer s’ils en ont envie.

Typiquement, je prends l’exemple qui était cité tout à l’heure avec Gmail de Google. Si un utilisateur a envie de changer de serveur de messagerie et de passer de Outlook, pour prendre le cas de Microsoft, à Gmail, il peut le faire en très peu d’opérations. C’est quelque chose qui est extrêmement peu coûteux. Et en dehors du fait de documenter à ses utilisateurs qu’on est passé d’une messagerie, d’une adresse e-mail à une autre, c’est à peu près tout ce que ça représente.
En fait, la différence par rapport au modèle classique du logiciel qui tourne sur des machines qui sont près de chez soi, c’est que là on est dans une logique où le modèle économique lui-même sous-jacent est complètement différent.
Hervé Gardette : Pierre-Yves Gosset.
Pierre-Yves Gosset : C’est très intéressant. D’abord je voudrais désambiguïser une chose, Microsoft rachète GitHub mais nerachète pas les codes sources qui sont sur GitHub : les codes sources appartiennent aux développeurs et aux développeuses qui les ont mis en ligne, donc effectivement chacun peut partir ailleurs.
Bernard Ourghanlian : Heureusement !
Pierre-Yves Gosset : Et heureusement. Par contre, là où je m’inscris en faux par rapport à ce que disait monsieur Ourghanlian, il y a clairement un modèle économique derrière, c’est celui, effectivement, du payer à l’usage. Or on voit bien que payer à l’usage, potentiellement, est une pratique commerciale qui va faire que l’utilisateur va payer : puisque la facture est moins douloureuse, on va payer, on va rester inscrit pendant plusieurs années sur un service sans se poser la question et ce service-là va nous coûter plus cher que si on l’avait acheté au départ.
Le modèle du logiciel libre peut même être en amont encore différent. C’est-à-dire qu’on pourrait mutualiser les coûts de développement d’une alternative existante. Par exemple on va se mettre à plusieurs entreprises pour développer ensemble un logiciel qui sera mis à la disposition de tous et de toutes et on va vendre, finalement, le service qu’il y a autour.

Ce qui moi m’ennuie c’est qu’encore une fois, on voit bien à travers le modèle économique que présentait le représentant de Microsoft, on est sur une logique vraiment commerciale. Or, à un moment donné, nous ce qui nous pose problème c’est que le logiciel est présent partout dans nos vies et le fait que l’on dépende de quelques entreprises pour savoir où est ce logiciel.

Là où je m’inscris en faux c’est, typiquement, quitter Gmail pour aller vers Outlook ou l’inverse, ce n’est pas juste en cinq minutes ! Parce qu’on a tout notre historique, on a tous nos contacts, etc., et c’est forcément du lourd ; cette conduite du changement est compliquée et c’est quelque chose que pratique Microsoft depuis longtemps qui s’appelle le vendor lock-in. C’est le fait qu’à un moment donné, lorsqu’on est habitué à Windows, le fait de quitter Windows réclame un effort.
Donc oui, théoriquement quitter ne coûte rien, mais dans la réalité c’est faux ! C’est un coût qui est non négligeable pour l’utilisateur.
Hervé Gardette : Mais est-ce que quitter un logiciel libre, je ne sais pas quel nom on pourrait prendre ?
Pierre-Yves Gosset : Firefox.
Hervé Gardette : Prenons Firefox, par exemple, est-ce que ça ne demande pas un effort identique ?
Pierre-Yves Gosset : Si, ça pourrait être la même chose. La difficulté c’est que nous on essaye de promouvoir, finalement, un modèle social, un modèle de société, qui soit basé sur la contribution, sur la participation finalement active des utilisateurs et des utilisatrices aux logiciels qu’ils utilisent et non pas uniquement au fait de consommer un logiciel.
Donc ce sont deux visions du monde relativement différentes. D’un côté une société de consommation ou de surconsommation avec de la propriété intellectuelle, de l’individualisme et, d’un autre côté, une société des communs, de la société de contribution telle qu’en parle le philosophe Bernard Stiegler qui essaye de promouvoir, finalement, un modèle de société où chacun va contribuer aux outils qu’il utilise.
Hervé Gardette : Juste un mot Bernard Ourghanlian.
Bernard Ourghanlian : Puisqu’on parle de Bernard Stiegler, je vais répondre en citant André Comte-Sponville qui posait la question « le capitalisme est-il moral ? » et il répondait par la négative en disant que, par définition, le capitalisme était a-moral ; sans morale.
Je pense qu’effectivement on a une opposition de principe qui n’est pas fondée sur la technologie en tant que telle, parce la technologie, écrire du code c’est toujours écrire du code ; n’importe qui qui a développé du code, qu’il soit ouvert ou pas ouvert, ça ne change rien.
Pierre-Yves Gosset : Pour moi ça en change ; plein de choses !
Bernard Ourghanlian : On pourrait débattre, mais là-dessus je ne suis pas d’accord ; sur le plan technique c’est rigoureusement la même chose. Le logiciel libre ça ne change rien ! Par contre, sur le plan effectivement politique, le modèle politique sous-jacent n’est effectivement pas le même.
Hervé Gardette : Merci à tous les trois d’avoir participé à cette discussion Amaelle Guitton, Pierre-Yves Gosset et Bernard Ourghanlian. Discussion que vous pouvez retrouver sur notre site internet. Vous choisissez le navigateur qui vous conviendra le mieux. C’est France Culture en tout cas sur la page Du Grain à moudre. Merci à l’équipe Du grain

Références

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Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.