Voix off : Next, Next, Next, Next.
Mathilde Saliou : En France comme en Europe, la transition numérique est considérée par nos gouvernements comme un élément essentiel à l’activité économique comme à la vie démocratique. Dans la mesure où 94 % des ménages avaient accès à Internet en France en 2024 et où plus de 8 personnes sur 10 s’y connectent chaque jour, ça s’entend. Mais, en parallèle du bouleversement de ces pratiques que l’explosion d’Internet a entraînées sur les 30 dernières années, les bouleversements climatiques s’étendent aussi. Or, tout au long de la série Écosystème, nous avons discuté de la pression que l’industrie technologique fait peser sur les ressources, sur l’énergie, sur la consommation d’eau ou encore sur la santé publique. Au fil des épisodes, vous avez peut-être même glané quelques bonnes pratiques ou bien décidé de faire durer plus longtemps ce vieil ordinateur ou ce vieux téléphone que vous vous apprêtiez peut-être à mettre au rebut. Si c’est le cas, évidemment, c’est super ! Cela dit, vous admettrez sûrement que seuls dans nos coins, nous n’arriverons pas à grand-chose.
Pour cette dernière étape de nos réflexions, je me suis dit qu’il fallait qu’on parle concrètement de politique, de la façon dont on prend des décisions à un niveau plus collectif. À l’échelle d’un territoire, par exemple, comment se débrouille-t-on pour développer des stratégies de déploiement d’un numérique soucieux de l’environnement ?
Je m’appelle Matilde Saliou et vous écoutez Écosystème
Épisode 7. Numérique sobre, numérique démocratique
Pour en parler, je suis allée rencontrer Louise Vialard car elle a une double casquette des plus intéressantes pour éclairer nos questionnements. Elle travaille pour l’ADEME, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, où elle est chargée du déploiement du programme Alt IMPACT [1] dédié à la sobriété numérique. et puis, elle est élue écologiste, conseillère municipale à la Métropole de Nantes ou elle est déléguée à l’e-citoyenneté, au numérique responsable et à l’open data, tout un programme !
Avant de plonger dans nos discussions, j’ai commencé par l’interroger sur ce qui l’avait fait tomber, elle, dans la marmite des questions environnementales soulevées par nos usages numériques. Petite note de contexte avant d’écouter sa réponse, notre entretien a été enregistré à la toute fin 2024, au moment où le budget de la France pour l’année 2025 était en plein débat. Cela dit, vous allez voir que ça fait tout à fait écho à des sujets qui se perpétuent aujourd’hui.
Mathilde Saliou : Qu’est-ce qui t’a amenée à travailler sur les effets environnementaux du numérique ?
Louise Vialard : Waouh ! En vrai, c’est le projet d’une vie ! Ça remonte à quand j’étais en école d’architecture, parce que j’ai fait des études d’architecture contre toute attente. À un moment je devais faire un mémoire de master 1 et j’ai fait ce mémoire sur le rapport qu’on avait avec Google Earth. Quand on est en école d’architecture, on a des projets chaque semestre et parfois ce sont des projets qui sont sur des sites réels, parfois ce sont des projets sur des sites réels basés à Paris, à côté de l’école, mais tu vas quand même sur Google Maps et Google Earth pour voir un peu le site d’en haut. Du coup, je trouvais qu’on avait un rapport avec la réalité qui était complètement biaisé et c’est là où je me suis intéressée à la façon dont Google Earth devenait une réalité spatiale pour nous. J’ai donc commencé à rentrer par là. Ensuite, il y a eu ce fameux jour de janvier ou février où le chauffage était en panne à l’école et nous étions en révisions. J’ai trouvé refuge dans la salle informatique qui était toute chaude avec les fenêtres ouvertes. Du coup, c’est là où je me suis rendu compte que le numérique avait une matérialité et une chaleur, en gros que c’était existant. Ça plus le disque dur qui n’arrêtait pas de se remplir, c’est là où j’ai commencé à réfléchir à mon projet de fin d’études, comment récupérer la chaleur des serveurs informatiques pour chauffer la ville. À l’époque, franchement c’était un peu futuriste, j’ai loupé mon diplôme parce que ce n’était pas très bien compris de mes profs, c’était en 2013. Je l’ai repassé en 2014 et là je l’ai obtenu.
C’est vrai que depuis j’ai toujours été fascinée par la façon dont est construite l’infrastructure du numérique de manière environnementale, évidemment, mais surtout tout ce qui est la politique, l’économie, comment le numérique est installé dans nos vies. À la base, je m’étais dit que le numérique devrait être un truc qui est payé par nos impôts, une infrastructure publique pour le bien commun et j’ai découvert que non ! C’est là où j’ai commencé à décortiquer et à travailler sur les impacts environnementaux du numérique, notamment mais pas que.
Mathilde Saliou : Il se trouve que tu travailles à la Métropole de Nantes. Vous avez construit une boussole pour guider vos usages du numérique ou peut-être, plus spécifiquement, de l’intelligence artificielle [2] à voir. Concrètement, à quoi ressemble et à quoi sert un tel outil ?
Louise Vialard : Je suis élue à la ville de Nantes et à la Métropole de Nantes depuis 2020. Sur le mandat précédent, 2014/2020, tout un travail avait été fait autour de l’informatique durable, donc la rationalisation du parc informatique, du système informatique de la ville et de la métropole, vraiment du point de vue environnemental et interne, très informatique Green IT [3]. Du coup, quand je suis arrivée en 2020, le mandat a commencé avec le Covid et le débat autour de la 5G, quand même beaucoup de sujets numériques débattus, donc c’était intéressant. Ça m’a permis de poser le sujet comme un sujet de politique publique et pas juste une rationalisation du parc informatique du service support de la ville. C’est là où on a commencé à vraiment en faire une politique publique. Ça veut dire que ça touche tous les services, ça veut dire que c’est porté de manière politique et très volontaire.
Au début, on n’avait pas de boussole sur le numérique, malgré le fait qu’on ait fait une stratégie numérique responsable, un programme de travail, etc., mais il manquait ce travail autour de la façon dont on décide que ce service numérique est utile, ou non, pour nous, aussi de manière un peu plus politique. Quand on écoute les besoins des services de la métropole, en fait, il y a des problématiques organisationnelles qui font qu’on a souvent besoin d’un service numérique un peu comme solution magique, on sait bien que ça ne va pas régler grand chose, mais il y a quand même ce besoin.
Mathilde Saliou : Désolée de t’interrompre. Pour bien comprendre ce qui se passe, un service de la ville va dire « on a un problème x et on pense que la solution serait une solution numérique », c’est ce qui se passe en général ?
Louise Vialard : En général les services métiers, par exemple l’éducation ou les transports, vont dire au DSI, chez nous ça s’appelle le DRN [Département des Ressources Numériques], donc le service informatique : « On a besoin d’un service numérique, comment on le déploie, etc. ». Du coup ça passe effectivement par le DRN et ce sont eux qui accompagnent les services métiers, ou les autres directions, à mettre en place les services numériques. Mais il n’y a pas de comité dans lequel on va dire « à service numérique, on dit oui ou non en fonction de l’utilité politique, en tout cas du message politique qu’il y a derrière. »
Même si on a quand même mis en place des garde-fous et, chez nous, la DSI est très sensibilisée au numérique responsable, donc va questionner le besoin à chaque fois, quand est arrivé le sujet de l’IA, ça pouvait paraître être un nouveau sujet un peu tendance, en tout cas ça a quand même permis de poser beaucoup de sujets chez nous. On a découvert que les services de la ville utilisaient de l’IA sans qu’on le sache et on s’est rendu compte que le marché économique de l’IA se développant beaucoup ou voulant se développer beaucoup, les services étaient extrêmement sollicités, par exemple, une super IA pour mieux traiter les déchets, pour mieux gérer la consommation d’eau, etc. En fait, dans une métropole où il y a plus de 4 000 agents, tous les agents ne sont pas sensibilisés aux enjeux du numérique, du coup on a eu besoin de monter un dispositif garde-fou, en tout cas de créer un espace de dialogue sur la façon dont on utilise de l’IA et surtout si on a vraiment besoin d’utiliser de l’IA, parce qu’on a des exemples qui ne sont pas pertinents. Ça nous a permis de mettre en place ce qu’on appelle la boussole IA [2]. En gros, quand un service a besoin d’utiliser une IA, il va faire une instruction technique à l’aide de la boussole. Il y a plusieurs critères :
critère environnemental, évidemment, mais ce n’est pas facile parce qu’on ne connaît pas vraiment l’impact environnemental de l’IA à ce jour ;
critère éthique : quelles données ça utilise ? On fait vraiment attention à ce que les données utilisées ne puissent pas être discriminantes, donc évidemment pas de biométrie, pas de reconnaissance faciale, mais on va aussi un peu plus loin sur la réflexion autour des données ;
est-ce que ça améliore le service public ?, c’est important, et surtout est-ce que ça améliore la vie des agents. Là on a un sujet RH qui est hyper important. On est en lien avec les organisations syndicales sur ce sujet-là et ceux qui s’occupent du RH chez nous font un véritable travail de recherche autour de ça. On peut évidemment se poser la question : est-ce que l’IA permet d’améliorer son travail à court terme, moyen terme et long terme, parce que, parfois, on ne se rend pas compte des enjeux dans les mois qui suivent l’arrivée d’un nouveau service IA ? Du coup, il y a un véritable travail de recherche sur la façon dont ça modifie les métiers et de la façon, justement, dont c’est pris au sein des métiers. C’est un vrai garde-fou pour protéger les agents aussi dans leur travail et dans leur rapport au travail s’ils intègrent une IA.
Et puis, derrière, il y a évidemment la question de combien ça nous aurait coûté si on ne faisait pas une IA. Est-ce que l’IA est vraiment nécessaire et on discute ce sujet-là.
Ça c’est la première partie, c’est une instruction technique.
Après on a une instruction qui est politique et c’est assez nouveau parce que ça veut dire que la mise en place d’un service technique incluant de l’IA va demander une décision politique derrière. Dans notre politique du numérique responsable, j’aime bien dire que le numérique est irresponsable à l’heure actuelle mais c’est notre responsabilité politique de dire « là, oui, on va sacrifier le sang des petits enfants qui ont extrait les minerais. » On connaît tous les enjeux environnementaux, les enjeux éthiques, les enjeux sociaux, la fracture du numérique qu’il y a à chaque fois qu’il y a du numérique. Du coup, on prend la responsabilité politique que dans certains cas on en a besoin et dans d’autres on s’en passe.
Mathilde Saliou : Est-ce que vous pouvez donner juste quelques exemples concrets d’applications d’IA qui ont posé des problèmes pour lesquelles vous avez décidé, peut-être a posteriori, que ce n’était pas si utile ? Et à l’inverse, d’outils pour lesquels on a décidé, y compris politiquement, que c’était acceptable ? En gros, comment la réflexion se fait-elle ?
Louise Vialard : En fait, on vient de commencer la boussole IA [2]. Pour le moment, on l’expérimente pour voir si c’est réalisable dans le temps, parce que c’est quand même une contrainte supplémentaire pour les services de faire tout ce travail-là, ils sont obligés d’attendre avant de déployer.
Dernièrement, on a passé un cas qui me semble intéressant, parce qu’à la base, j’étais assez sceptique et, au final, ça a amené une discussion avec les services que j’ai trouvée intéressante. En fait, je ne savais pas que dans notre métropole nous n’avions pas l’inventaire de voirie – c’est un enjeu technique, désolée –, ce sont vraiment des enjeux super précieux pour les métropoles. En gros, on a des kilomètres et des kilomètres de voirie, donc de routes sur lesquelles on est responsable : où est-ce qu’on met le passage piéton ? Est-ce que le panneau est visible ? Il y a tout un tas d’éléments dont nous sommes responsables, comme certains arbres et tout. Du coup, je pensais naïvement que quand on les installait on avait la trace, on avait la remontée de la donnée dans un entrepôt de données commun. Ça c’est dans le meilleur des mondes, mais, même dans les grosses métropoles ça n’existe pas. En fait, ils avaient besoin d’une mise à jour de cet inventaire.
Mathilde Saliou : Il existait donc mais de façon pas très carrée, on va dire.
Louise Vialard : Voilà. Ils n’étaient pas sûrs de tous les éléments et ils n’avaient pas la qualité des éléments.
Après, il y a eu aussi le fait que les réglementations changent au fil des années. Par exemple, il y a deux ans je crois, une nouvelle réglementation est sortie concernant la distance que doit avoir un passage piéton par rapport à une place de parking qui avait changé. La présidente de la métropole est responsable si ce n’est pas réalisé, s’il y a un accident, etc. En fait, on a besoin d’avoir cet inventaire-là pour être sûr d’être dans les clous.
Du coup, les services nous ont proposé une IA pour cela. Il y aurait une voiture, comme les Google Cars, qui va aller sillonner les routes de la métropole pour filmer ce qu’il y a autour avec une IA qui va lire l’image, reconnaître certains éléments et les qualifier.
Dans la discussion, on a dit « OK pour utiliser cette IA une fois, un an ou deux, le temps de se remettre d’équerre avec un inventaire bien propre, quali ». Par contre, ça implique derrière un travail assez important sur la montée en compétence des agents et la montée aussi en connaissances de tout le SIG, le système d’information géographique chez nous, qui met en place des entrepôts de données, qui est commun aux directions, ça peut paraître bête, mais, en fait, ce n’est pas évident. Du coup, cette discussion autour de ce besoin nous a permis de dire « là on est obligé d’utiliser de l’IA pour une fois, mais une fois que l’inventaire est établi, derrière il y a un enjeu de réintégrer la compétence qui est de mettre à jour les données en permanence au sein de la métropole. » Donc montée en compétences des agents et des agentes sur le sujet et surtout ne pas dépendre d’une IA pour toujours remettre à jour cet inventaire-là.
Ça veut dire que les agents et les agentes qui étaient sur le terrain auront acquis la compétence, en tout cas on va les former pour qu’ils puissent aussi être en capacité de remonter des données qualitatives et quantitatives, qui soient d’équerre au niveau quali et quanti au sein de notre entrepôt de données commun. Du coup, ça va créer un vrai commun au sein des services et faire en sorte aussi que les agents de terrain qui peuvent paraître les plus éloignés du numérique, puisqu’ils ne sont pas tous les jours derrière un ordinateur, puissent prendre en main, comprendre ce nouvel outil qu’ils vont utiliser et pouvoir participer à la mise à jour de l’outil derrière, pas à la mise à jour de l’outil IA mais du commun de la métropole et de cet entrepôt de données.
Mathilde Saliou : Dans ton explication, tu as souligné que tu es devenue conseillère municipale en plein Covid et je crois que le Covid vous a fait réaliser certains enjeux numériques, qu’on ne dirait pas forcément environnementaux à la base, mais que vous vous réunissez dans le travail autour du numérique responsable, ce sont toutes les questions de fracture numérique et d’inclusion. Est-ce que tu peux m’expliquer ce que vous avez constaté pendant le Covid et aussi pourquoi ça fait partie intégrante du numérique responsable ? Pourquoi c’est parallèle au numérique durable ?
Louise Vialard : Pendant le Covid, il y a effectivement eu un tel besoin de numérique que ça a mis en lumière ceux qui n’avaient pas accès au numérique ou ceux qui ne savaient pas s’en servir parce que, du coup, ça devenait le seul moyen de communication, le seul moyen de travailler, surtout à l’école. Des professeurs faisaient des cours en ligne, etc., et là s’est posée la question : dans les foyers, y a-t-il un ordinateur pour que l’élève puisse accéder tout simplement à ces cours en ligne ? Ça a fait remonter tout cela.
C’étaient des sujets que je connaissais avant, ce qui est bien c’est que ça a fait remonter cette question de la fracture numérique et de l’inclusion numérique dans le débat public. En fait, c’est devenu une réalité pour les citoyens et les citoyennes. Avant c’était dans nos vies, on s’en sert sans s’en rendre compte, etc. À ce moment-là, comme la dimension physique a été complètement annulée, en tout cas vraiment dégradée, la dimension numérique a pris toute sa place, sa matérialité aussi, du coup, on s’est rendu compte des fractures qu’on ne soupçonnait pas forcément.
Un exemple, un témoignage pas forcément en rapport avec la ville, je crois que je l’avais entendu aux infos : au début, on pouvait croire que c’étaient les personnes âgées qui étaient en situation de fracture numérique, mais on s’est rendu compte, avec les usages, qu’il y avait différentes fractures numériques. Par exemple, une professeure disait : « J’ai envoyé un document à mes élèves pour qu’ils le remplissent, un document texte. Et mes élèves prenaient en photo le document sur l’ordinateur et me l’envoyaient par WhatsApp ». En fait, il y a aussi une certaine génération qui ne sait pas forcément se servir d’un ordinateur par exemple comme moi, beaucoup plus âgée je sais m’en servir.
On s’est donc rendu compte qu’il y avait aussi des fractures dans l’utilisation des équipements, dans les usages de l’Internet et aussi dans les accès, pas forcément le côté équipement mais aussi le côté connexion. Là on s’est rendu aussi compte qu’il y avait un vrai sujet.
Mathilde Saliou : On est en train de dire que, parmi les plus jeunes, il y en a qui savent très bien se servir de leur téléphone mais, en comparaison, pas du tout de leur ordinateur, ce qui leur pose problème au moment de faire leurs devoirs.
Louise Vialard : Et remplir sa déclaration des revenus, par exemple.
Mathilde Saliou : À d’autres personnes qui ne sauraient pas utiliser leurs ordinateurs, ça pose des problèmes au moment de discuter avec l’État, de remplir sa déclaration des revenus, etc. Tu parlais aussi de connexion, de ces enjeux de simple accès à Internet qui ont aussi émergé.
Louise Vialard : Il y a des enjeux de tout ce qui est langage sur les sites gouvernementaux ou sur les sites d’information à la citoyenneté, etc. On écrit les choses d’une certaine manière, mais on ne se rend pas compte que les mots qu’on dit sont des mots qui ne sont pas forcément compréhensibles par tout le monde. Il y a donc aussi ce côté accessibilité du langage pour les personnes qui sont allophones, qui ne parlent pas forcément français, et aussi pour les personnes qui parlent français mais qui n’ont pas forcément accès à du vocabulaire d’administration. On a vu qu’il y avait aussi des problèmes par rapport à ça.
Avec ça, il y a tout ce qui est autour des obligations de dématérialisation des services publics, ce qui fait que ça creuse la fracture.
Mathilde Saliou : Du coup, dans ton travail d’élue, en tout cas spécialisée sur les enjeux du numérique, notamment les enjeux du numérique responsable, toutes ces questions d’accès/accessibilité sont très liées aussi aux réflexions environnementales. Peux-tu expliquer pourquoi, comment ?
Louise Vialard : Comme je disais au début, on a fait une politique publique du numérique responsable, ce n’est pas une politique environnementale, c’est une politique en soi.
Une des responsabilités des collectivités, c’est quand même le service aux citoyens et l’inclusion, le volet social. Notre première mission, c’est de s’assurer que les citoyens, les Nantaises et les Nantais, ont bien accès aux services dont ils ont besoin pour vivre dans la métropole et pour être des citoyens. C’est pour cela qu’un premier enjeu, c’est l’aspect social, tout ce qui est autour de la médiation numérique, l’inclusion numérique. C’est un enjeu extrêmement important parce que la politique gouvernementale met en danger, justement, tout ce qui est autour de la médiation numérique. Avec les débats autour du budget, on va avoir une vraie baisse. On ne sait pas encore à quelle sauce on va être mangé. Le budget pour les conseillers France services, les conseillers qui vont aider les citoyens et les citoyennes à avoir accès aux services en ligne, était financé par l’État après le Covid, parce que l’État s’était rendu compte qu’il y avait un vrai problème de fracture numérique, du coup il a déployé des conseillers numériques dans les villes, dans les territoires. On en bénéficiait, on en a fait bénéficier des associations, on en a fait bénéficier le CCAS [Centre Communal d’Action Sociale]>, etc. Là, le budget est vraiment danger, il est d’autant plus en danger que soudain l’IA nommée Albert [4] arrive et va aller aider les citoyens à avoir accès aux services en ligne sur les sites gouvernementaux.
Mathilde Saliou : L’IA nommée Albert est un projet du gouvernement, tu ne le décris pas, mais tu es très expressive à l’instant. Quelle est la manière dont c’est présenté ? Ça serait censé remplacer ces conseillers qui ont été répartis sur le territoire après le Covid ?
Louise Vialard : Oui. C’est un ChatGPT des services administratifs du gouvernement. En gros, c’est un assistant intelligent qui va poser des questions et être en interaction en ligne pour comprendre pourquoi vous n’arrivez pas à avoir accès à votre numéro de CAF, par exemple, ou des choses comme ça. Là où avant il y avait des humains, il y a un besoin de faire des économies, les humains coûtent cher – c’est cynique mais c’est vrai –, du coup on a cette espèce de montée en puissance de l’imaginaire techno-solutionniste de l’IA et on répond par une solution technique à un problème social, du coup, évidemment, on met en danger la présence sur le terrain. C’est l’œuvre du gouvernement actuel. Les collectivités vont être dans une situation un peu compliquée : si elles veulent continuer à pouvoir faire de la médiation numérique, elles vont devoir pallier au fait que l’État se retire de ces sujets-là.
Mathilde Saliou : En tout cas, s’y investit uniquement technologiquement et plus en payant des salaires.
Louise Vialard : Voilà, c’est exactement ça. Les collectivités ont aussi des contraintes budgétaires, elles vont avoir aussi des baisses budgétaires. Du coup, on n’est pas sûr de pouvoir combler justement ce budget-là et on va faire face à une problématique quand même assez importante. Une personne de l’ANCT, l’Agence de la cohésion de territoires qui est chargée justement de déployer les conseillers France services sur le territoire, me disait en gros : « Si cette politique est complètement abandonnée, c’est un plan social plus important que chez Michelin. » Et tout ça avec, derrière, des répercussions sociales qu’on connaît. Je suis assez catastrophée par cette vision-là. Tu me demandais comment on intègre l’enjeu inclusion, fracture numérique, à la politique numérique responsable. Par exemple nous, sur les services de la ville, on s’assure que pour tout service en ligne il y a une personne humaine, quelque part, qui peut répondre aux Nantaises et aux Nantais sur les services de la ville, des agents d’accueil, etc. On n’a pas de médiateurs numériques agents de la ville, mais on a une forte politique de subvention, en tout cas de soutien à tous l’écosystème des acteurs de la médiation numérique qui sont sur le territoire. Ils sont nombreux, ils font des choses très différentes, du coup on aide aussi à cartographier un peu tous ces acteurs-là.
A été développé ce qu’on appelle un indice de fragilité numérique [5] pour essayer un peu de voir à l’échelle de l’IRIS [Îlots Regroupés pour l’Information Statistique], un terme de l’INSEE, une étendue territoriale qui est à peu près comme un quartier, mais pas vraiment un quartier. Ça permet de mieux comprendre son territoire, donc de comprendre les différents types de fracture numérique.
Par exemple dans cet indice-là, il y a un indicateur qui est « est-ce que vous êtes une famille monoparentale ? ». Si vous êtes une famille monoparentale, vous avez moins de temps pour vous occuper de démarches administratives, donc la fracture numérique est dans le temps et elle n’est pas forcément dans le savoir faire.
On essaie donc de comprendre un peu les différentes fractures pour orienter les financements aux associations et aussi de discuter avec les associations de médiation numérique pour les orienter en fonction de leur expertise.
Par contre, on a une vraie tension de ces associations de la médiation numérique. Si c’est une association qui fait de la médiation numérique sur l’éducation à l’esprit critique autour des enjeux technologiques, elle va se retrouver avec une file d’attente de gens qui lui demandent comment accéder à leur compte de la CAF ou de Pôle emploi, ce qui n’est pas la responsabilité de la ville. Il y a une vraie tension sur ce sujet-là.
Mathilde Saliou : Pas la responsabilité de la ville, ni de l’association, ce serait la responsabilité de qui, en fait ?
Louise Vialard : De l’État. Voilà ! C’est pour cela qu’on est dans un enjeu un peu compliqué. On aimerait pouvoir répondre à cette tension qu’il y a au sein des associations en leur disant « on va développer d’autres services pour vous aider », mais comme ce sont des services qu’on ne peut pas développer, la CAF n’est pas un service d’une ville, c’est le service de l’État, du coup on ne peut pas palier tous ces désengagements et la dématérialisation des services de l’État, donc création de fractures numériques importantes.
Mathilde Saliou : Si je résume un peu ce qu’on vient de dire. Sur le terrain, les élus comme Louise Vialard constatent la grande variété des formes que prend la fraction numérique. Pour pallier ces fractures, les collectivités publiques peuvent s’appuyer, depuis 2021, sur le dispositif des conseillers numériques ou conseillers France services, dont les emplois sont normalement pris en charge par l’État. Problème. Au tournant 2025, dans un contexte de restriction budgétaire, 1500 postes de conseillers et conseillères ont finalement été supprimés. En parallèle, en revanche, des services techniques à base d’intelligence artificielle, comme le fameux projet Albert ou d’autres, ont été régulièrement promus.
Je demande à Louise Vialard ce que concrètement ça crée comme frictions sur son territoire.
Louise Vialard : On n’a pas assez de temps pour discuter des problématiques de la technologie, en tout cas de la fracture numérique. Je trouve ça quand même vraiment bizarre, ça ne fait pas sens que face à un problème qui est social. À une personne qui est en recherche de la façon dont elle peut accéder à des services au citoyen, qui n’est pas à l’aise avec le numérique, on va dire « OK, voilà avec une IA », avec tout ce que ça implique derrière d’enjeux éthiques, d’enjeux de discrimination, de non-sens aussi que ça peut apporter. Je pense que ça participe globalement à ce sentiment de dégradation des services publics. Quelque part, ça participe vraiment à ce sentiment qu’ont les citoyens, à l’heure actuelle, d’être délaissés par le gouvernement et ne pas se sentir écoutés. On le voit dans les votes et dans l’ambiance politique.
Mathilde Saliou : Super intéressant. Néanmoins, à la base, nous sommes là pour parler aussi de l’impact environnemental de la tech. Tu es élue, mais tu travailles aussi à l’ADEME et tu participes au programme Alt IMPACT [1] dans lequel je crois qu’il y a un peu aussi cette dimension sociale.
Louise Vialard : L’ADEME est l’Agence pour l’environnement, du coup notre compétence, c’est vraiment l’aspect environnemental. Par contre, c’est vrai que ça a été un sujet hyper important avec nos co-porteurs, l’Inria [Institut national de recherche en informatique et en automatique[ et le CNRS [Centre national de la recherche scientifique].
C’est vraiment très difficile de parler de sobriété numérique sans parler de l’aspect social. Quand on va dire « utilisez moins votre téléphone, prolongez votre équipement », en tout cas quand on a des messages de sobriété, on va parler à des citoyens et des citoyennes qui, parfois, n’ont pas de choix, ont, quelque part, une sobriété subie. Il y a donc aussi cette dimension-là qui rentre en compte. Pour moi il y a aussi le fait – et là c’est peut-être aussi l’élue qui parle – qu’au niveau de l’argumentaire, quand on va aller dire à quelqu’un « il faut réfléchir aux impacts environnementaux du numérique, etc. », c’est un peu le truc qui passe en dernier. Dans la société, clairement les gens n’ont pas grand-chose à faire de l’impact environnemental du numérique. Par contre, quand on va commencer à parler de santé mentale, du temps passé sur les écrans par rapport aux jeunes, des fake news, de tout ce qui est plus autour de la santé mentale, de l’aspect social, donc aussi la fracture numérique – les problèmes d’accès au numérique, etc. –, là ça prend une dimension différente puisque c’est plus palpable, les citoyens et les citoyennes vont se sentir concernés.
C’est aussi pour cela, en tout cas dans la politique de la ville côté élus, qu’on aime bien avoir un ensemble, une vue à 360. Comme Alt IMPACT [1] est un programme qui est financé par les certificats d’économie d’énergie, l’objectif ce sont les économies d’énergie, mais les économies d’énergie ça va aussi avec les pratiques, donc les usages. Du coup, c’est là où on commence un peu à toucher le côté social. On ne va pas financer des conseillers numériques France services à travers ce dispositif, par contre on va former les médiateurs à sensibiliser les citoyens au numérique responsable. La dimension sociale et la dimension fracture numérique, c’est important pour nous, on essaie de les faire rentrer un peu, mais effectivement ce n’est pas notre compétence première en tout cas au sein de l’ADEME.
Mathilde Saliou : Quels sont les principaux enjeux sur lesquels vous voulez alerter ?
Louise Vialard : On a récemment sorti un chiffre dans notre étude ADEME-Arcep [6] qui est que l’impact environnemental des équipements pèse pour 80 % dans l’enveloppe globale et les usages pour 20 %, avec les datacenters, etc. Il se trouve que l’étude n’était pas forcément parfaite, on est en train de revoir ces chiffres, du coup c’est un peu plus équilibré. On se retrouve avec des chiffres plus proches de 45 % pour les usages et 55 % pour les équipements, un truc un peu plus équilibré.
Mathilde Saliou : En France, on a la chance, dans un sens, d’avoir une énergie très peu carbonée. Dès qu’on utilise notamment des services américains beaucoup de datacenters, même aux États-Unis sont alimentés par des énergies extrêmement carbonées.
Louise Vialard : En Europe aussi ce n’est pas forcément le même mix énergétique partout. Là, ça revoit un peu l’équilibre des choses.
Tout cela pour dire que ce qui est important c’est de rallonger la durée de vie de son équipement, puisque la création d’équipements a effectivement un impact environnemental important, mais ça a aussi un impact humain important. On sait que les conditions humaines d’extraction des minerais qui composent nos ordinateurs et nos équipements numériques sont assez catastrophiques, que ce soit vraiment sur le côté éthique, humain, mais aussi sur le côté environnemental puisqu’on se retrouve avec des hectares de terres stérilisées à cause des traitements chimiques sur place.
De toute façon, limiter sa consommation en équipements numériques, c’est extrêmement important.
Rallonger la durée de vie.
Si on doit acheter, acheter plutôt du reconditionné.
Et puis, en termes d’usage, interroger comment on peut s’accorder des espaces de déconnexion, comment lever les yeux de son téléphone et se reconnecter un peu plus à la vie réelle.
Notre sujet va être de dire comment on reprend la main sur notre usage du numérique, avec, par exemple des bonnes pratiques quand on est un citoyen donc dans sa vie de personnelle, et quand on est un salarié aussi, donc dans sa vie au travail.
On va surtout sensibiliser aussi le monde professionnel pour faire comprendre aux entreprises qui créent du numérique, qui en utilisent, et aux collectivités, que le numérique qu’elles utilisent ou qu’elles créent c’est un enjeu important. Les enjeux environnementaux ne sont pas forcément toujours bien connus, c’est donc aussi important de les faire connaître, c’est la partie communication sensibilisation.
Mathilde Saliou : Là, Louise Vialard nous a déjà bien décrit tout le volet de sensibilisation et communication du programme Alt IMPACT [1]. Mais en réalité, ce projet est beaucoup plus large.
Louise Vialard : En gros, le programme Alt IMPACT est un programme qui se décline en trois axes.
Un premier axe est autour de la communication, avec la campagne de com’, la sensibilisation B to B, ce qu’on appelle B to B, les entreprises qui utilisent du numérique, les entreprises qui créent des services numériques et les collectivités. On va avoir aussi les enjeux de formation puisque, à l’heure actuelle, il n’y a pas de diplôme vraiment reconnu au niveau du gouvernement, au niveau de l’État par France compétences sur le numérique responsable ou la sobriété numérique. En fait, il y a beaucoup d’offres de formation et pour nous c’était important d’apporter un éclairage et une structuration de ce que veut dire se former au numérique responsable.
Ensuite, l’axe 2. Il faut savoir que dans le milieu de l’évaluation de l’impact environnemental du numérique, on n’a pas de base de données qui soit accessible, qui soit de bonne qualité vraiment sur le numérique, ça manque, ça va donc être un de nos jobs de faire une base de données qui soit de qualité et surtout qui soit entretenue dans le temps. Ensuite on va mettre en place un cadre méthodologique, c’est-à-dire qu’on va développer ce qu’on appelle les RCP. C’est un peu barbare, c’est le référentiel par catégorie de produit [7]. En gros, c’est la recette de cuisine pour faire l’évaluation de l’impact environnemental du numérique, que ce soit sur l’audiovisuel, les datacenters, sur des pans du numérique un peu particuliers. On va développer ça pour avoir de vraies règles du jeu sur la façon dont on calcule l’impact environnemental du numérique, parce que ça ne fait toujours pas consensus.
Il y a un dernier axe qui est sur la façon dont on déploie la sobriété numérique dans les territoires, donc auprès des collectivités mais aussi auprès des entreprises. Pour cela, on est en train de travailler sur ce que veut dire une stratégie numérique responsable. On essaie de trouver à la fois un dispositif de travail et de reconnaissance autour de la stratégie numérique responsable, parce que par exemple entre deux métropoles ou deux régions, la vision du numérique responsable peut être quelque chose de très différent. Nous sommes en train de dire « nous pensons que le numérique responsable c’est ça », avec toujours un peu ce côté environnemental, pas environnemental, on essaye un peu de se débrouiller de ça. Et puis, on va expérimenter la présence de conseillers et conseillères numériques, des chargés de mission qui sont dans quatre régions pilotes : la région Nouvelle-Aquitaine, la région Grand Est, la Corse et la région Bretagne. On va placer des chargés de mission dans des associations ou dans des agences de développement en fonction des régions pour pouvoir être sur le terrain et, sur le terrain, accompagner les entreprises et les collectivités pour pouvoir diffuser tout ce que je dis là, en fait la sensibilisation, la formation, etc., pouvoir transmettre les outils qu’on développe.
Mathilde Saliou : En faisant ma veille ces derniers jours, j’ai vu passer un baromètre des entreprises du numérique, qui montrait que la plupart, l’immense majorité, ont intégré les enjeux de numérique responsable ou de sobriété, etc., ont mis en place des stratégies RSE [Responsabilité Sociale des Entreprises], donc dedans il y a des questions environnementales et des questions sociales. Mais le baromètre constate qu’en fait elles mettent en place les mesures les plus simples, les plus faciles à faire et ça n’enraye pas du tout l’un des enjeux principaux qui est quand même celui de réduire les émissions de gaz à effet de serre, réduire la consommation d’énergie, réduire la consommation d’eau, etc., tout cela continue de monter malgré l’adoption par l’immense majorité des entreprises de logiques RSE. Qu’est-ce que ça provoque chez toi comme réaction, pour toi qui travailles justement à les sensibiliser, à les faire agir, etc. ?
Louise Vialard : C’est vraiment intéressant parce qu’on a le même constat ! J’ai une double casquette parce que je suis aussi élue aux mutations économiques à la métropole. En fait, on a un peu le même effet, un peu partout le côté RSE : on remplace les gobelets en plastique par des gobelets en carton à la machine à café, on fait les trucs, pas de base, en tout cas c’est vrai qu’il y a tendance au greenwashing, quelque part, à la peinture verte. Nous sommes en train de réfléchir à la façon dont on peut vraiment faire changer les choses.
Après, c’est mon point de vue personnel, je pense que c’est aussi un vrai sujet de société, un vrai sujet d’économie. Je ne vois pas dans quel monde on peut parler de sobriété numérique et on peut avoir des énormes ESN [Entreprises de services du numérique] qui développent des services numériques, même si c’est interroger le besoin, etc. En vrai, si on devait respecter les accords de Paris, si on devait respecter vraiment ce qu’on doit faire, en fait on arrêterait de développer les services numériques, tout simplement, mais ça interroge vachement le modèle économique.
Nous, côté Alt IMPACT, on ne fait que ce qu’on peut faire, on ne va pas se contenter des premières mesures, on va essayer d’aller chercher l’aspect transformatif. Mais c’est vrai que ce n’est pas qu’une démarche RSE, c’est vraiment une démarche de fond. Avec le contexte économique actuel, on voit aussi que le marché du numérique responsable a été très en croissance avant 2024, il y a eu beaucoup de demandes, des boîtes ont vachement bossé, etc., et là, en 2024, apparemment, c’est assez catastrophique avec le contexte budgétaire actuel, avec la fin du « quoi qu’il en coûte », etc. On constate que les entreprises abandonnent en premier l’aspect RSE avec efforts, l’aspect environnemental et du coup aussi l’aspect numérique responsable.
Dans le discours, ce que j’essaie d’explorer du point de vue politique, et c’est intéressant, c’est comment on parle des enjeux du numérique responsable. L’idée c’est peut-être de ne pas parler du coût environnemental dans un sens RSE, mais parler des risques.
Par exemple, quand on est une entreprise, qu’on développe un service numérique et qu’on ne s’assure pas qu’il est accessible à tout, le risque c’est de perdre un marché. C’est tout bête, mais, à un moment, il faut parler de cela.
Pour une collectivité, par exemple, là où on met du numérique, on met de la vulnérabilité. Il y a un boom des cyberattaques envers les collectivités, il faut aussi peut-être attaquer par cela.
Il y a aussi un risque de rupture de la chaîne d’approvisionnement quelque part, étant donné ce qu’on sait sur la tension de disponibilité des métaux pour justement faire la transition énergétique, mais aussi faire le numérique. Il y a du stock, par contre il va y avoir un problème de flux, on va pas pouvoir extraire tout ce dont on a besoin. À un moment les équipements numériques vont peut-être augmenter, peut-être y aura-t-il des problématiques de priorisation, etc. Du coup, si on dépend du numérique, on est en risque par rapport à des facteurs extérieurs comme l’extraction minière, etc.
J’aime bien essayer de travailler envers les entreprises. Il se trouve que, dans mon passé, j’ai aussi créé ma boîte, à un moment j’ai été entrepreneuse, sur des sujets un peu différents, une petite entreprise, et je trouve que la notion de risque est super importante en tout cas à discuter avec le monde économique. On voit qu’on arrive à un système de croissance qui n’est quand même pas pérenne, on constate que c’est un modèle économique très vulnérable. Il faudrait peut-être tout simplement aller voir le DAF [Directeur administratif et financier] et lui dire « si tu veux avoir un modèle économique pérenne dans le temps, qui puisse survivre à des crises sanitaires, à des crises écologiques, à tout ça, peut-être faut-il le penser autrement. » On n’y va pas avec le bâton écolo, quelque part, on y va avec le bâton « si tu veux continuer à gagner des sous, à embaucher chez des gens, il faut que tu penses aux risques qui arrivent et qui sont des risques avec des enjeux écologiques. » J’essaie de le dire un peu comme ça. Je ne sais pas si ça va marcher !
Le numérique responsable, c’est une question de société, c’est la société qu’on veut. C’est le fait que déjà, on ne choisit pas les usages du numérique, à l’heure actuelle on les subit, parce que, en fait, il n’y a aucun endroit où on discute de ce qu’on veut comme politique du numérique ou de ce qu’on veut comme apports technologiques ou numériques dans notre société. Malheureusement, il n’y a pas de ministère du Numérique, il n’y a pas d’infrastructures publiques du numérique. C’est un enjeu qui a été pris via le biais de l’économie, du coup le numérique n’est pas construit pour le bien commun à l’heure actuelle, c’est ça qui est compliqué. À quel moment, se donne-t-on les moyens de réfléchir vraiment à ce qu’on souhaite comme numérique, comment on veut l’utiliser pour nous et surtout quel genre de numérique on veut ?
Du coup quand on se retrouve, derrière, à vouloir travailler ce sujet-là, quand on est par exemple l’ADEME, le CNRS ou l’Inria, on va traiter évidemment les enjeux environnementaux, donc on va se dire qu’on va attaquer via ce biais-là parce que les enjeux environnementaux sont quand même importants, ils ont un impact sur le bien commun. Mais du coup vite, très vite dans nos discussions, quand on parle de sobriété numérique, en fait, on ne parle pas juste d’octets et de kilowatts-heures, on parle des choix de société qu’on subit nous aussi. Du coup on en discute beaucoup, on essaye de mettre en place de la sensibilisation, de la communication, parce que c’est quand même un enjeu important, déjà que tout le monde soit au courant des conséquences des outils qu’on utilise. On a quand même, dans le programme Alt IMPACT, une action qui est très intéressante parce qu’elle va toucher au citoyen, qui est pilotée par le CNRS, c’est la création d’un dispositif qu’on appelle « Dispositif Citoyen » [8]. En gros, c’est comment on met en débat le numérique avec des citoyens. Le CNRS fait une expérimentation à Grenoble, il y en aura dans d’autres territoires en 2025. Avec des scientifiques sur place, il va aller voir une collectivité ou une entreprise ou une université et en gros il va dire « nous voulons vous aider à construire votre stratégie numérique responsable et on va le faire avec les citoyens ». Ça va être un moment où il y a un dialogue autour de ce qu’est une stratégie de numérique responsable.
Le numérique responsable c’est la responsabilité du numérique dans tous ses volets et la sobriété numérique, c’est plutôt l’aspect environnemental. Nous essayons d’agir sur un volet qu’est la sobriété numérique, avec les aspects environnementaux, mais on essaye de s’insérer au plus et au mieux, de manière pertinente, dans des dispositifs de numérique responsable. Avec la loi REEN [9], la loi pour la réduction de l’empreinte environnementale du numérique, les collectivités ont une part de numérique responsable et elles doivent mettre en place des stratégies de numérique responsable et les collectivités qui mettent en place des stratégies de numérique responsable vont mettre en place des stratégies autour du social, autour de l’environnemental, autour de l’économie, de l’éthique, tous les aspects de sa compétence. C’est pour cela que nous essayons d’intervenir, nous prenons notre bâton de pèlerin sur l’aspect environnemental, mais nous essayons toujours d’ouvrir un peu le débat, ce qui n’est pas évident, c’est un jeu d’équilibriste à chaque fois, puisque nous devons quand même rester dans nos compétences de l’ADEME et dans les objectifs du programme qui sont les économies d’énergie.
Mathilde Saliou : En même temps, quand tu parles de débats organisés avec des scientifiques, en somme, c’est quasiment créer des espaces de débats, dont tu disais tout à l’heure qu’ils manquent, au moment de créer un numérique commun, à la réflexion duquel tout le monde aurait pu participer, etc.
Louise Vialard : Oui. En tout cas, c’est un peu une réponse à ça. Il faudrait que ce soit organisé au niveau étatique, c’est déjà pas mal d’avoir ces espaces-là.
Mathilde Saliou : Quelles sont les pistes les plus urgentes qu’il faut avoir en tête quand on parle de numérique responsable, de sobriété numérique ?
Louise Vialard : Je trouve que c’est comment on interroge le besoin. Dans le RGSN, le référentiel général d’écoconception de services numériques [10], la première action, c’est d’interroger le besoin. Sauf que personne ne sait dire quel est le besoin de manière universelle, nous avons tous des besoins propres à nous-mêmes. Je le vois à la métropole, les services n’imaginent pas faire autrement.
Je pense qu’il est important de savoir comment on qualifie ce besoin, même s’il y a un peu de politique derrière. Quand on évalue les impacts environnementaux du numérique, je pense qu’il est important d’avoir en tête les effets rebonds, qu’on se pose bien la question. Il n’y a pas de méthodo pour en parler, ils ne sont jamais pris en compte, mais, en fait, c‘est colossal.
Mathilde Saliou : Est-ce qu’on pourrait expliquer ce que c’est ?
Louise Vialard : Par exemple, quand on a une solution technologique qui est plus efficiente au niveau de l’énergie, derrière ça va provoquer une multiplication des usages. Par exemple, à un moment on a remplacé les ampoules halogènes par des leds, on avait une vraie économie d’énergie, sauf que, comme on avait une vraie économie d’énergie, on s’est dit qu’on allait en mettre beaucoup plus », du coup il y a beaucoup plus d’éclairage. C’est le cas aussi pour les voitures. On a développé des systèmes de voitures qui consomment 20 % de moins de carburant, sauf que, du coup, les gens vont 20 % plus loin. En gros c’est ça et c’est ce qui se passe beaucoup pour l’IA. On pourrait se dire qu’utiliser de l’IA c’est très efficient. C’est vrai que ça peut être efficient, par contre, si on l’utilise pour tout et n’importe quoi ! Je suis sur un groupe WhatsApp de mamans : il y a un site où une IA te génère une berceuse en fonction de ce que tu lui demandes, peut-être qu’on n’en a pas besoin.
À un moment, il faut vraiment se poser la question du besoin, du bien commun et des priorités
Je trouve que les effets rebonds ne sont jamais vraiment mis dans la balance, alors que c’est quand même l’enjeu principal des impacts environnementaux du numérique.
Mathilde Saliou : Questionner le besoin, c’est peut-être l’une des leçons essentielles à retenir de nos sept épisodes d’Écosystème. Après tout, ce n’est qu’en déployant des produits et services technologiques répondant à des besoins précis, bien cadrés, que l’on permettra de réduire un peu le gâchis qu’évoquait Philippe Bihouix dans notre épisode 2 [11], ou la taille des services numériques que décrivait Anaïs Sparesotto dans l’épisode 5 [12]. Ce n’est qu’en réduisant la part des produits et services inutiles que l’on réduira la masse des équipements à recycler, les volumes d’énergie et d’eau nécessaires pour calculer et stocker les données, mais aussi certainement l’espace mental qu’ont fini par prendre certains de nos usages numériques un peu trop envahissants.
Merci beaucoup à Louise Vialard pour cet entretien. Que ce soit en expliquant son travail du côté du programme Alt IMPACT ou ses actions en tant qu’élue, il me semble que ses propos ont bien éclairé les complexités politiques que soulève le déploiement, parfois trop peu questionné, des outils numériques. Ça nous a aussi permis d’ouvrir énormément de pistes pour ces débats démocratiques dont elle appelle l’organisation. J’espère d’ailleurs que la série Écosystème vous permettra d’y participer de manière éclairée.
C’est le dernier épisode de cette série audio dédiée aux enjeux environnementaux du numérique.
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Écosystème est un podcast écrit et tourné par moi, Mathilde Saliou. Il a été réalisé par Clarice Horn et produit par Next. À très vite !