Loi de programmation militaire et neutralité du réseau - ThinkerView 2014

Titre :
Loi de programmation militaire et neutralité du réseau
Intervenants :
Fabrice Epelboin - Jean-Manuel Rozan - Éric Leandri - Journaliste
Lieu :
ThinkerView
Date :
Janvier 2014
Durée :
37 min 39
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Licence de la transcription :
Verbatim

Transcription

Journaliste :
Fabrice Epelboin, bonjour.
Fabrice Epelboin :
Bonjour.
Journaliste :
Je vous interviewe aujourd’hui pour un site internet qui s’appelle ThinkerView. Qui êtes-vous ? Présentez-vous.
Fabrice Epelboin :
Je suis journaliste, je suis entrepreneur dans les nouvelles technologies et je suis aussi enseignant à Science-Po où j’enseigne l’impact de la surveillance sur la gouvernance.
Journaliste :
On a vu récemment la loi de programmation militaire [1] débarquer sur les réseaux. Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que vous pouvez nous résumer, de votre point, de vue ce que c’est ?
Fabrice Epelboin :
De mon point de vue c’est le Patriot Act version française, avec dix ans de retard. Donc c’est finalement assez cohérent avec le retard chronique français sur les nouvelles technologies. Je pense qu’on a enfin rattrapé notre retard sur les Américains et puis on va pouvoir montrer à la NSA qu’on sait faire, nous aussi. Et on sait faire, on est bons, on est super bons en matière de surveillance. Après, le souci, c’est pour la démocratie ! Mais bon ! Tant pis !
Journaliste :
Quel souci ?
Fabrice Epelboin :
C’est qu’on peut difficilement être en démocratie et éliminer la vie privée des citoyens. Parce que, grosso modo, cette loi de programmation militaire, l’article 20 [2] pour être précis, ça élimine la possibilité pour les citoyens français d’avoir une vie privée au regard de l’État, ni plus ni moins. Donc, à partir du moment où les citoyens n’ont plus de secrets pour l’État, alors c’est sûr que pour lutter contre les vilains terroristes ça va être plus facile, mais, en même temps, on va sacrifier la démocratie. C’est un peu dommage ! Le pacte de base, pour ceux qui l’auraient oublié, dans la démocratie et plus précisément dans la République, le pacte de base c’est que votre vote est anonyme. L’anonymat, la confidentialité absolue, tout un tas de choses, pas juste le vote, mais tout un tas de choses des citoyens vis-à-vis de leur État, c’est vraiment le pacte de base de la démocratie ; et là, on l’a clairement éliminé.
Journaliste :
Jean-Manuel Rozan, bonjour.
Jean-Manuel Rozan :
Bonjour.
Journaliste :
Qui êtes-vous ?
Jean-Manuel Rozan :
Je suis le cofondateur et président de Qwant [3]. Et avant cela, j’ai travaillé pendant trente ans dans la finance. J’ai arrêté il y a trois ans lorsqu’on a décidé de créer Qwant avec Éric Leandri.
Journaliste :
Pourquoi vous avez créé Qwant ?
Jean-Manuel Rozan :
L’époque où on a commencé à réfléchir à Qwant est une époque assez datée où on s’est aperçu que, finalement, qu’il était définitivement acté que la direction initiale de l’Internet qui était d’être un instrument de pouvoir et de savoir, égalitaire, neutre et honnête pour tous, était totalement terminée avec la direction à la fois prise par les États, comme Fabrice vient de dire, d’utiliser la technologie pour envahir la vie privée des gens, sans suffisamment de gardes-fous, et aussi, pour les sociétés commerciales présentes dans l’Internet, pour que les contenus soient exclusifs, pour que ce que les gens font et disent sur Internet soit vendu, manipulé de tout un tas de façons, et pour que, au fond, l’intention initiale soit totalement oubliée. Et donc nous, nous pensons qu’il y a besoin de rafraîchir un peu tout ça, de rétablir une liberté de naviguer, de rétablir l’absence de filtres, de rétablir tout un tas de choses qui sont celles auxquelles nous croyons. Donc nous avons fait Qwant, en gros, contre un état de fait et pour une rénovation de la façon dont les gens se servent d’Internet.
Journaliste :
Éric qui êtes-vous ?
Éric Leandri :
Bonjour. Je suis cofondateur de Qwant avec Jean-Manuel. Je suis responsable de la technique chez Qwant et l’idée générale, pour reprendre ce que disait Jean-Manuel, c’est, à l’époque où on a démarré Qwant, il se passait déjà quelque chose d’assez étonnant.
Journaliste :
Vous avez démarré Qwant depuis combien de temps déjà ?
Éric Leandri :
Il y a trois ans, oui, ça va faire trois ans et demi maintenant.
Journaliste :
D’accord !
Éric Leandri :
Ça fait bien trois ans et demi qu’on discute puisque, quelques mois avant, on s’était déjà rencontrés avec Jean-Manuel pour un autre projet qui était un site social.
Journaliste :
Comment vous voyez l’accélération des lois de l’encadrement de metadata, métadonnées, tout ce charabia, vous, en tant que développeur, qu’est-ce que vous en pensez ?
Éric Leandri :
Plusieurs choses. Premièrement, en tant qu’utilisateur de plusieurs services sur Internet, je me rappelle d’une époque qui n’était pas si lointaine, elle a moins de dix ans, dans laquelle il n’y avait pas besoin d’être traqué sur absolument tout ce que je faisais, où que j’aille, quoi que je fasse, quoi que j’utilise, mon téléphone, Internet ou la télé, pour me donner une réponse de quel est le dernier site où j’ai quelque chose à récupérer, que ce soit pour du search, que ce soit simplement pour aller acheter quelque chose sur Internet. Jusqu’à preuve du contraire, je suis relativement capable de savoir à peu près où j’ai envie d’aller, de savoir à peu près ce que je cherche. J’essaye, en tout cas, de revenir à cette époque et elle n’était vraiment pas très lointaine, et surtout dans cette époque-là on gagnait déjà beaucoup d’argent sans avoir à vous traquer tous les jours.
Journaliste :
Donc en fait, vous voulez plaquer sur la vision de Qwant ce que nous on appelle sur les réseaux l’Internet all’s cool, c’est-à-dire où il y avait un peu plus de liberté et des choses comme ça. C’est ça ?
Éric Leandri :
Il y avait plus qu’un peu plus de liberté, en fait. Le principe c’était : on créait le Web, on créait les choses à mettre dans le Web, on rajoutait l’Internet avec le W3C des autres, avec comme idée permettre de partager, permettre de connecter. Internet ça veut dire interconnecter des networks donc, à partir de là, le principe c’était ça, et de faire que tout se lie, que tout puisse se partager et s’ouvrir.
Journaliste :
Vous êtes pour la neutralité des réseaux ?
Éric Leandri :
On est pour la neutralité des réseaux, ça c’est plus que sûr ! Est-ce que seuls on peut y arriver ? Ça m’étonnerait, ça c’est encore autre chose.
Journaliste :
Vous avez décidé de sortir du bois, de prendre position par rapport à la vie privée des gens. Qu’est-ce que vous êtes prêts à faire pour ça ? Est-ce que vous êtes prêts à un choc frontal avec les politiques ? Est-ce que vous êtes prêts à vous expatrier ?
Éric Leandri :
Déjà, on va commencer par le début. On a été prêts à un choc frontal avec des investisseurs financiers qui ont accepté de mettre de l’argent dans une idée qui consiste à retourner à la base, ramener un service aux gens, et utiliser ce service afin que les gens puissent, au travers de ce service, chercher, trouver, et gagner un peu d’argent grâce à ce type de service, mais le gagner sans avoir besoin de traquer les gens.
Journaliste :
Faire un business responsable.
Éric Leandri :
Exactement. Essayer de faire un business responsable, le plus éthique possible. Et franchement, ça a très bien réussi à d’énormes firmes à travers la planète, pendant des années. Donc après tout, peut-être que c’est moins bien aujourd’hui parce qu’on veut gagner encore plus, encore plus, encore plus, mais j’ai l’impression que ça marchait très bien avant, déjà.
Journaliste :
Fabrice j’ai une question pour vous. On a entendu un point de vue d’entrepreneur, chef d’entreprise, moi j’ai une question pour vous sur le big data, sur le fait que plein de moteurs de recherche — je ne vais pas les citer, mais on les connaît tous — plein de logiciels, plein de services sur Internet, proposent d’accumuler vos propres données. Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur l’utilisation de ces données ? Qu’est-ce qu’on peut en faire ? Jusqu’où on peut aller avec vos données ?
Fabrice Epelboin :
Absolument n’importe où. Je pense que la réponse un peu criante c’est de s’intéresser à une boîte qui s’appelle Palantir [4] et qui est probablement la boîte qui fait les choses les plus bluffantes avec de la big data.
Journaliste :
Concrètement ?
Fabrice Epelboin :
Concrètement, vous pouvez prendre toutes les données de la Sécurité sociale, les recouper avec des données bancaires, des données sur la délinquance que vous allez choper chez nos amis les policiers, mélanger tout ça et lutter contre la fraude à la sécu. C’est assez facile, Palantir est prévu pour ça.
Journaliste :
C’est positif !
Fabrice Epelboin :
Oui ! Oui, ça peut être très positif. Vous pouvez, par exemple, prendre tout un tas de données et repérer qui fait partie de l’opposition politique, par exemple, dans un pays comme l’Ukraine ou en France, peu importe. En France, on a des manifestations diverses et variées, assez mal identifiées, jours de colère, les Bonnets rouges, les machins, tout ça ce sont des choses que l’État ne comprend pas bien — il n’y pas que l’État d’ailleurs — mais c’est une nouvelle forme de contestation politique. On ne sait pas d’où ça vient, on ne sait pas comment ça s’organise, ça n’a rien à voir avec les modèles classiques de protestation politique qui étaient un jeu de connivence droite gauche, avec une alternance dans l’opposition et dans la majorité. Aujourd’hui, on a besoin de comprendre ce qui se passe et donc il est indispensable pour les services de l’État, même si ce n’est pas très éthique, d’aller espionner tous ces gens et de comprendre comment ils communiquent, comment ils transmettent des messages, comment ils s’organisent. Ça, ça passe de la big data sur ces populations-là et sur les populations dans leur ensemble, vu que, grosso modo, ce qu’on voit là en France, j’insiste sur le terme français parce que ça nous parle à tous ce qu’on voit en France, qui est une espèce de renouvellement complet des mouvements qui protestent, très concrètement, il va vraiment falloir qu’on le comprenne. Et, d’autre part, ça entraîne visiblement une très large partie des Français, à différents niveaux. Entre le monsieur qui n’est pas content de payer des impôts et qui gueule sur Facebook et celui qui brûle une préfecture, il y a toute une marge. Mais malgré tout, tout ça fait partie d’une nébuleuse qu’il va falloir comprendre.
Journaliste :
Est-ce que vous craignez pour le secret médical, le secret de l’instruction ?
Fabrice Epelboin :
Ça n’existe plus. Prenons-les dans l’ordre. Prenons le secret de l’instruction. Prenons un secret qui n’existe plus. Au regard de la loi de programmation militaire, ça n’existe plus. Le secret des sources, le secret de l’instruction n’existent plus.
Journaliste :
Le secret des sources pour les journalistes ?
Fabrice Epelboin :
Ça n’existe plus ! Ça a été éliminé par l’article 20. À partir du moment où vous êtes journaliste, vous faites une investigation sur une affaire qui concerne l’État, l’État peut, de façon parfaitement discrétionnaire, sans aucune autorité de contrôle ni de surveillance, décider de vous mettre sous surveillance et, dans ce cas-là, toutes vos données numériques sont aspirées par l’État et confiées au Premier ministre ou à tout un tas d’administrations. Donc ça n’existe plus ! Il n’y a plus de secret des sources en France. Ça n’existe plus ! Il faut être très clair là-dessus. C’est dommage que les journalistes ne s’en aperçoivent pas maintenant. Mais c’est comme le temps des fadettes, ils vont mettre quelques années avant de s’apercevoir que, en fait, les bases du métier ont disparu, mais le secret des sources ça n’est accessible exclusivement qu’aux journalistes qui maîtrisent la technologie. À personne d’autre. Personne d’autre !
Journaliste :
D’accord. Jean-Manuel Rozan, quand vous entendez Fabrice nous dire que le secret de l’instruction, le secret de la correspondance, le secret médical, a disparu. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Jean-Manuel Rozan :
C’est exact. Il est indéniable ; l’histoire du monde est remplie d’exemples qui prouvent la chose suivante : si un abus est possible, il est commis. La question c’est combien de temps ça va prendre et par qui. L’argument de dire, quand on fait une loi, nous ne commettrons pas un abus, n’est hélas pas bon parce que, à partir du moment où la loi existe, il y aura peut-être, vraisemblablement, voire sûrement un jour, des pouvoirs qui commettront l’abus. Il est évident que plus les technologies existent plus les abus sont possibles. Et ce monde, je dis une fois de plus, privé comme public, utilise la technologie avec, si je puis dire, un temps d’avance sur les citoyens. Et on est dans une forme de course où on essaye de rattraper les choses et les citoyens essayent de rattraper ce qu’ils ont abandonné, souvent sans même s’en rendre compte, Il y a un temps de prise de conscience et après, on espère, une phase de rattrapage.
Journaliste :
Éric, en tant que chef d’entreprise, qu’est-ce que font les entreprises pour rattraper leur retard face à ça ?
Éric Leandri :
En fait, il y a énormément de choses à faire face à ça parce que c’est plus complexe qu’on ne l’imagine, à tous les étages. Par exemple, on va prendre la nôtre, comme ça on parle de choses que l’on connaît, ce que nous on essaye de faire, on essaye de faire c’est de faire trois choses, premièrement sortir l’ensemble des trackers qu’on a mis, alors des fois par mégarde.
Journaliste :
C’est quoi un tracker ?
Éric Leandri :
Un tracker ça peut être un cookie, mais ça peut être autre chose. Ça peut être côté serveur, c’est-à-dire qu’en fait, vous ne verrez pas de cookie installé et puis, côté serveur, on va essayer de vous repérer, et une fois qu’on vous a repéré, on va passer cette information d’ordinateur en ordinateur pour vous retrouver au fur et à mesure de votre balade.
Journaliste :
Ça, ça se fait chez Qwant ou vous ne le faites pas ?
Éric Leandri :
Nous, on ne le fait pas. Maintenant, par exemple, on a utilisé dès aujourd’hui des produits comme Google Analytics et c’est le genre de produit que je vais couper définitivement, à la fin du mois, début du mois prochain, afin d’éviter que d’autres utilisent notre site et des liens qu’on a mis pour prouver à Google, en fait, au départ, qu’on était plutôt un site très sympa et qu’il y avait beaucoup de monde, pour ensuite les retrouver ailleurs. Donc, ce sont des choses, il faut les couper définitivement, il faut totalement les éliminer et c’est très difficile de les éliminer partout. Un exemple très concret : aujourd’hui on s’aperçoit que même au ministère des Finances ou ailleurs pour les impôts, les data peuvent être aussi traquées avec des Google Analytics ou des Xiti Analytics, ce qui est dommage, mais ce n’est pas forcément fait dans cette optique-là par la personne qui l’a installé. À la base, quand elle l’a installé, elle l’a installé pour obtenir un résultat, pour savoir combien de personnes venaient sur son site, pour savoir d’où elles venaient, et avoir les plus jolies statistiques. Ça se transforme en autre chose.
Journaliste :
D’accord. Ça se transforme en tracker au sens pur du terme. J’aurais une question encore pour vous. Qu’est-ce que vous êtes prêt à faire, à aller jusqu’où vraiment, pour préserver vos utilisateurs ?
Éric Leandri :
Déjà on commencera par enlever l’ensemble des trackers que l’on a mis par erreur, si on en a mis par erreur. Deuxième chose, on utilise déjà énormément de choses comme des proxys et tout un tas de systèmes pour camoufler nos utilisateurs. Troisième chose, on ne retient pas les recherches de nos utilisateurs, on ne fait pas de lien entre ce qu’ils font chez nous et leur vie privée. Donc déjà on ne fait pas de liens chez nous.

Donc déjà, on a commencé par le début, on n’a pas besoin de prendre des data qui ne nous servent à rien. Donc, première chose, on ne le fait pas. Deuxième chose, sur les parties où on pourrait faire des erreurs, rajouter les cookies des autres ou les traçabilités des autres, eh bien là aussi, on va couper et on n’aura plus de problèmes de ce côté-là. Troisième problématique, maintenant on revient à Fabrice tout à l’heure : un État décide de prendre l’ensemble des data à tout moment quand il le veut. Aujourd’hui, sur Qwant, l’État peut prendre l’ensemble des datas du Web, aucun problème. L’ensemble des data de nos index, aucun problème. Maintenant sur nos utilisateurs, nos quelques dizaines de milliers, centaines de milliers d’utilisateurs quotidiens, ce qu’on veut simplement c’est que, s’ils viennent s’inscrire chez nous, la partie qui concerne leur nom et inscription, qui est la seule chose qu’on va garder puisqu’ils nous ont donné l’autorisation de la garder, cette partie-là, on va la mettre tranquillement à l’abri, dans une optique qui est très européenne, parce qu’aujourd’hui l’Europe défend, les CNIL(s) défendent, et la CNIL, même française l’a déclaré, veulent défendre la tranquillité de l’internaute. Eh bien nous également. Donc on va suivre ce que veut la CNIL, on va suivre ce que veut l’Europe, et ce n’est pas forcément, malheureusement, ce que veut la dernière loi de programmation militaire.

Journaliste :
Et si l’Europe se rapproche, grâce aux accords transatlantiques, de législations beaucoup plus intrusives ou beaucoup plus prédatrices, vous êtes prêt ?
Éric Leandri :
Quand je dis qu’on va suivre la CNIL et qu’on va suivre l’Europe, malheureusement aujourd’hui on est obligé de la suivre en dehors de l’Europe, pour pouvoir la suivre. Si nous devons arriver à ça, et nous allons arriver à ça, puisque, aujourd’hui, c’est là où on en est : déplacer les noms de nos utilisateurs ne nous pose aucun problème, dans des endroits totalement respectables ; il n’y a pas besoin de partir au fin fond des Balkans, ni au milieu de la Russie, parce que là on aurait d’autres problèmes, le but ce n’est pas de sortir de Charybde pour tomber en Scylla. Il y a des endroits du monde qui ont compris que protéger la data des administrés, des gens, était une façon merveilleuse de récupérer des milliers et des milliers de sociétés qui vont venir placer des serveurs pour protéger, tout simplement, l’anonymat, la vie privée de leurs utilisateurs. Donc ces endroits-là vont cartonner.
Journaliste :
D’accord. OK. Vous avez déjà prévu dans vos stratégies, d’accord !
Éric Leandri :
Plus que ça, en fait. On a déjà carrément posé une partie des serveurs qui vont nous servir à finaliser ; mais tant que ce n’est pas finalisé je préfère tranquillement faire mon métier.
Journaliste :
On reviendra vous voir, vous interviewer s’il le faut.
Jean-Manuel Rozan :
D’un mot, je dirais d’un point de vue business, la France devrait se positionner exactement comme cela. La France devrait être le pays pour la création d’emplois, pour faire venir des investisseurs — et la France fait beaucoup d’efforts d’ailleurs pour essayer de faire ça — donc déjà si elle prenait ce positionnement, c’est-à-dire d’être l’endroit au monde où le droit des citoyens, la protection des données, tout ça, est organisé d’une façon légale et systématique, ce serait très positif pour notre pays.
Fabrice Epelboin :
Ce ne serait pas super cohérent avec l’historique technologique du pays.
Jean-Manuel Rozan :
Ce serait un changement radical, je t’arrête, un changement radical de politique, mais on en a vus récemment, qui ont été annoncés. Donc c’est possible. C’est possible.
Journaliste :
Pourquoi cette légère petite boutade par rapport à la politique ?
Fabrice Epelboin :
Parce que la France est ce qui se fait de pire en la matière. Si on prend l’histoire de l’informatique en France, et elle se résume très bien à une entreprise, iconique, qui est l’un des pionniers de l’informatique mondiale, qui s’appelle Bull. Bull, qui a commencé son histoire avant l’informatique moderne qu’on connaît, c’est-à-dire l’ordinateur électronique, celui qui a été inventé en 44, à Bletchley Park pour décrypter Enigma [5]. Avant il y avait la mécanographie, et il y avait deux leaders mondiaux de la mécanographie qui étaient IBM et Bull. Il se trouve que la France est, depuis le depuis début du 20ème, le leader mondial de l’informatique avec Bull et que Bull a fait des choses minables.
Journaliste :
Le leader mondial de l’informatique sur quelle sorte ?
Fabrice Epelboin :
Sur de la grosse informatique. Et Bull a fait des choses qui sont très significatives de la vision que la France a de l’informatique. En 1941, ils ont fait le fichier juif, qui heureusement a été saboté par un haut fonctionnaire.
Journaliste :
Un Snowden de l’époque ?
Fabrice Epelboin :
Pas un Snowden, un type qui était en charge de la statistique, qui était un expert de la mécanographie de l’époque, qui s’appelle René Carmille, et qui a saboté complètement le projet de fichier juif.
Journaliste :
Vous pensez qu’à l’heure actuelle, Bull ?
Fabrice Epelboin :
Et Bull est derrière la surveillance au Moyen-Orient, la surveillance en Afrique du Nord, la surveillance en Afrique de l’Ouest.
Éric Leandri :
Juste quelque chose, sans trahir aucun secret, j’ai quand même parlé avec des gens de Bull. Alors l’époque 1941, on ne va peut-être pas retourner aujourd’hui, en tout cas ils n’en sont pas du tout responsables, les nouveaux. Maintenant, la seule chose que je pourrais dire…
Fabrice Epelboin :
Pas du tout. Mais contrairement à d’autres entreprises ils n’ont pas fait amende honorable non plus.
Éric Leandri :
Non, mais cela malheureusement, je ne suis pas sur le coup, mais j’espère qu’eux non plus ne sont pas sur le coup ; je suis même sûr que les nouveaux ne sont pas sur le coup.
Fabrice Epelboin :
Non, non, ils ne sont pas sur le coup.
Éric Leandri :
Maintenant la société en elle-même, ça je veux bien y revenir quand tu veux. La seule chose que j’ai à dire aujourd’hui c’est qu’ils font des super calculateurs, c’est là-dessus qu’ils sont fantastiques.
Fabrice Epelboin :
Ah oui.
Éric Leandri :
Ils déclarent avoir abandonné l’idée de gérer tout ce qui est surveillance.
Fabrice Epelboin :
Ça c’est du pipeau ! C’est un montage financier.
Éric Leandri :
Je te raconte une histoire, tranquillement, mais tu vas voir laisse-moi juste finir.
Journaliste :
Pas trop longue l’histoire.
Éric Leandri :
Non, non, mais elle va être rapide en fait. Ils le déclarent en tout cas. Maintenant, il y a juste un truc, ce n’est pas parce qu’on fait des armes qu’on a la guerre dans son pays. Ça veut dire qu’aujourd’hui, si on parle d’armes, parce là en fait on est en train de parler d’armes, de surveillance, d’armes de tir, d’armes et compagnie, je pense que la France et les États-Unis sont les deux plus grands pourvoyeurs d’armes sur la planète
Fabrice Epelboin :
Sur le numérique, sans doute.
Éric Leandri :
C’est une partie d’armes, c’est une partie des armes, j’imagine, qu’ils peuvent vendre. Ça ne veut absolument pas dire qu’on ne doit pas s’occuper des gens dans son pays et on n’a pas à les traiter de la même façon.
Fabrice Epelboin :
Là-dessus, il faut quand même bien voir de quel type de conflit on parle. On parle de conflit avec la population civile. On ne parle pas d’une guerre conventionnelle qui oppose deux nations ou deux forces armées. On parle, dans ce cas, des armes électroniques, qu’on évoque, clairement, de conflit entre des gouvernances et la population civile. Ce qui se passe en Ukraine, par exemple. On est sur un conflit entre une gouvernance et une population civile. Ce qui se passe, à peu près partout, si ce n’est que le conflit est la plupart du temps larvé et soft. Et pour l’instant, en France, on est dans un conflit larvé et soft. On est très très loin de la situation ukrainienne, mais ce n’est pas impossible qu’on arrive à la situation ukrainienne. Et dans cette optique-là, très concrètement, qu’est-ce qu’il s’est passé hier en Ukraine ? Tous les manifestants qui avaient été géolocalisés par les services de l’État, dans une des manifestations, ont reçu un SMS leur expliquant qu’ils étaient sous le coup d’une inculpation pour participation à une émeute. Ça, la loi de programmation militaire permet parfaitement de faire ça !
Éric Leandri :
Juste un truc Fabrice, que tu comprennes, j’ai juste défendu Bull dans ce qu’il fait aujourd’hui.
Fabrice Epelboin :
Oui, oui !
Éric Leandri :
Maintenant, juste que tu comprennes exactement mon point.
Journaliste :
Qu’on vous comprenne.
Éric Leandri :
Exactement, mais le principe c’est le suivant selon moi, ce n’est pas parce qu’on a fusil à la maison qu’on va tirer sur son voisin. On peut tirer sur un lapin. Là où tu as entièrement raison, c’est qu’aujourd’hui, malheureusement, on utilise des fusils pour tirer sur des voisins, et en l’occurrence l’histoire du SMS de tous les gens géolocalisés dans une zone qui reçoivent ça, c’est comment utiliser la big data à l’encontre de tout ce que ça pourrait faire de positif.
Fabrice Epelboin :
Attends, attends. On ne va pas se mentir ! Tu sais bien que dans un parcours de manifestation, aujourd’hui on raconte à la populace que la préfecture dit qu’il y a 7000 manifestants, les organisateurs disent qu’il y en a 100 000 ; la réalité c’est que les services, peut-être pas de la préfecture mais d’autres services, savent qu’il y a très exactement 8 993 manifestants et ils ont le nom et l’adresse de chacun des manifestants, leur horaire d’arrivée à la manifestation et de leur sortie. Et on le sait ça. On le sait très bien ! C’est très facile.
Jean-Manuel Rozan :
Je crois que le point fondamental, c’est celui qu’on évoquait plus tôt, c’est : la possibilité de l’abus entraîne la certitude que l’abus sera commis, sauf à l’encadrer par des lois.
Fabrice Epelboin :
Et elle n’est pas encadrée du tout !
Jean-Manuel Rozan :
Et donc, quand on commence dans une situation où l’abus possible, il faut que la société civile, les citoyens, imposent un changement et des lois. Donc, je comprends très bien ce que dit Fabrice. On est d’accord, la situation d’aujourd’hui en France est telle que la possibilité d’abus existe. On va nous dire qu’il n’est pas commis, on est d’accord.
Fabrice Epelboin :
Ou pas.
Jean-Manuel Rozan :
Mais en tout cas, ça ne prouve pas que l’ensemble de la société française soit totalement de connivence puisqu’il y a énormément de gens qui ne comprennent pas, ne savent pas, ne font pas, et il y en aussi qui ne sont pas d’accord.
Journaliste :
Moi je vais mettre mon grain de sel dans tout ça. Jean-Manuel, qu’est-ce que vous pensez que le Conseil d’État ait fait passer la loi de programmation militaire très rapidement ?
Fabrice Epelboin :
C’est le Conseil d’État ? Non. C’est le Conseil constitutionnel qui n’a pas été saisi.
Journaliste :
Le Conseil constitutionnel.
Fabrice Epelboin :
Non, non. Il y a une procédure, quand il y a une loi qui semble non constitutionnelle, qui consiste à saisir le Conseil constitutionnel ; pour ça, il faut un certain nombre de députés, de mémoire soixante, et ils n’ont pas été foutus d’en réunir soixante pour saisir le Conseil constitutionnel ; ce qui jette un très fort soupçon de complicité de l’opposition, enfin de « l’opposition » [mime les guillemets, NdT], qui n’a pas été foutue de rassembler soixante députés pour contester la constitutionnalité de cette loi. C’est cette espèce de jeu de dupes où on a tous les députés socialistes, y compris ceux qui ont défendu les libertés numériques, qui ont voté pour la loi de programmation militaire, et de l’autre côté, on a une opposition fantoche, qui fait semblant de s’opposer, mais en fait, dès qu’il s’agit vraiment de s’opposer, de saisir le Conseil constitutionnel n’est pas foutue de le faire. Là, pour le coup, on tombe un masque. On tombe un masque qui est que cette loi est voulue par la droite comme par la gauche. Et mon interprétation de ça, c’est que la droite comme la gauche s’apprêtent à vivre un moment de confrontation assez musclée avec les populations civiles.
Journaliste :
Moi, je vais poser une question à Jean-Manuel. En tant que chef d’entreprise, de businessman, vous m’avez parlé de business éthique. Est-ce que vous pensez que la force étatique, c’est-à-dire ceux qui se revendiquent de la violence légitime, sont tout à fait conscients du type de technologies qu’ils imposent, en ce moment, à la société civile ?
Jean-Manuel Rozan :
Je pense vraiment que le degré de conscience est extrêmement variable. Je vais vous donner un exemple. Dans les grandes entreprises qui manipulent l’Internet pour, on va dire, leurs axes commerciaux, on sait très bien qu’il y a des équipes à New-York qui sont très compétentes, des équipes à Paris qui sont moyennement compétentes, et puis cinq cents mètres plus loin, dans la même société, d’autres équipes qui sont complètement nulles et qui absolument ne comprennent rien à la façon dont ça fonctionne. Et quand on essaie de leur vendre des services, on est confronté à ce problème. Je pense que dans la société politique, dans le gouvernement, parmi les ministres, parmi tous les gens concernés par ce sujet, c’est exactement la même chose. Il y a des gens qui sont, comme le dit Fabrice, totalement de connivence qui ont tout compris et qui sont pour ; il y a des gens qui n’ont absolument rien compris et qui n’ont pas vu le coup passer. Je crois qu’on en est là.
Fabrice Epelboin :
Et il y a des gens qui n’ont rien compris qui sont contre aussi.
Jean-Manuel Rozan :
Il y a des gens qui sont contre. Donc on est dans un processus qui est, à mon sens, moi je suis optimiste et peut-être que Fabrice est pessimiste, je pense moi qu’on est dans un processus mondial de prise de conscience qui va créer des alternatives. Et après, on sera dans un monde dans lequel il y aura des alternatives dont certains vont se saisir, et d’autres ne vont pas voir qu’ils sont totalement happés dans cette nébuleuse, et donc en seront potentiellement les victimes.
Éric Leandri :
Si je peux compléter ce que je disais tout à l’heure pour qu’on se comprenne, en fait, la dernière chose que je voulais dire c’est, si ce n’était pas Bull, on achèterait à mon avis les produits américains et on doublerait le problème. On va dire, juste tu vas comprendre ce que je veux dire, on va dire que Bull fait vraiment ce qu’il dit, c’est-à-dire ne le ferait plus. Bon. Le problème, et là je vous rejoins, mais tous, le problème c’est : on ne peut pas faire des choses où il n’y a pas de gardes-fous. Comme vous venez de l’expliquer, des gens sont au courant, des gens ne le sont pas ; des gens sont contre, des gens sont pour ; il n’y a qu’un seul truc qui est sûr : le seul à qui on n’a rien demandé, c’est l’ensemble des citoyens de ce monde, qu’on est en train de traquer dans tous les sens, sans même le savoir, et encore plus joliment, maintenant ce sont même des États ou des chefs de gouvernement qui sont traqués, sans même le savoir. À la fin, si on n’arrive même pas à protéger nos présidents, je ne vois pas comment on arriverait à se protéger. Donc, le seul moyen de se protéger, c’est de refaire un petit retour en arrière, de quelques années, de revenir au début, qui consistait à dire il n’y a pas besoin de tout savoir sur quelqu’un pour lui vendre un voyage en Corée.
Fabrice Epelboin :
Sauf si c’est la Corée du Nord !
Éric Leandri :
On peut tranquillement vendre un voyage en Corée à une personne qui demande simplement des informations sur la Thaïlande. Les gens ne sont pas ni idiots ni complètement stupides ; on peut faire des choses propres sur eux et surtout, il ne faut pas mélanger contrôle des gens et sécurisation des gens. Voilà. Et tout ce que je veux dire c’est tout ce qui a l’air d’être fait, semble être fait pour sécuriser les gens, à la fin ça donne le contrôle de tout, le contrôle de ce que vous faites, de qui vous êtes, de ce que vous aimez, de ce que vous n’aimez pas, et puis à tel point que, quand on crée des bulles dans les réponses, par exemple, parce ça donne ça. On va les donner.
Journaliste :
Qu’est-ce que vous entendez par bulles ?
Éric Leandri :
Une bulle c’est le fait que, dans un moteur de recherche par exemple, vous ayez été catalogué comme aimant, je ne sais pas moi, des choses un peu subversives.
Journaliste :
C’est quoi des choses un peu subversives ?
Éric Leandri :
Un peu subversives ce n’est pas très compliqué. Vous préférez le Rap au Rock. Pour certains c’est subversif. Pour certains ça l’est, ça suffit. Et puis, après tout, vous préférez le Rap au Rock donc, à partir de demain matin, vous ne verrez plus que des rappeurs dans les résultats de recherche. Ça vous intéresse, vous trouvez ça marrant, vous voyez ce n’est pas très loin la subversion, ça peut s’arrêter très vite, en fait. On commence par le début ; après, allons un peu plus loin. Vous êtes ThinkerView, vous avez tendance à interviewer des gens un peu étonnants à travers la planète. Eh bien alors, pourquoi demain matin vous auriez des réponses sur des gens un peu moins étonnants qui diraient des choses qui vous intéressent ? Non. On va vous orienter vers des réponses qui semblent vous convenir. Donc on va vous mettre dans une bulle basée sur ce qu’on croit savoir de vous.
Journaliste :
Donc on va vous conforter dans votre propre opinion, sans vous donner de diversification au-delà des sources ?
Éric Leandri :
Et c’est encore plus malin que ça ! C’est-à-dire qu’aujourd’hui certaines personnes, quand elles cherchent, ont l’impression que la réponse qui arrive devant elles est la même pour tout le monde. Donc la réponse qui arrive c’est forcément la vérité, c’est donc leur vérité, donc c’est génial.
Journaliste :
Comment est-ce que ça se passe sur Qwant ?
Éric Leandri :
C’est tout l’inverse puisqu’on ne vous traque pas, donc on ne sait pas qui vous êtes quand vous arrivez, donc votre réponse est forcément neutre. Après, on fait des choix de sites qu’on met devant et de sites qu’on met derrière, de gens qu’on monte et de gens qu’on descend. Ce sont des choix basés sur des mathématiques, sur un ranking à nous, mais, une fois que ça je l’ai dit, ce choix-là j’essaye de le rendre le plus impartial possible, le plus partial pour moi, parce que je l’ai basé sur le fait que ce soit sur ce que pensent les gens et donc le social en général. Donc on l’a basé sur la pensée maxi des gens, en essayant de faire des analyses de tout ça, mais, à partir de là, ce n’est pas en vous analysant, juste vous, que je vais vous donner une réponse à vous.
Jean-Manuel Rozan :
Je voudrais faire un parallèle, parce qu’il est, à mon sens, totalement pertinent avec toute cette discussion, qui va vous étonner, entre la finance et entre Internet. On va prendre trente ans, et moi je pense que ça va prendre trente ans pour Internet aussi ; ça fait quinze ans que ça a démarré. En 1982/83, j’ai commencé ma carrière de trader à New-York et ça va va vous surprendre, mais être trader à New-York en 1982/83, c’était avoir une mission, ce n’était pas essayer de gagner du fric. On avait des bonus, et les bonus c’était juste la preuve qu’on avait réussi notre mission. Et la mission c’était quoi ? En tout cas on le croyait, en tout cas presque tout le monde le croyait, c’était de créer des outils qui permettaient, par la finance, à l’ensemble des entreprises de grandir plus vite, de hedger leurs risques, de pouvoir échanger des devises, de pouvoir se protéger sur les taux d’intérêt, de pouvoir grandir. Et ça a été fantastiquement efficace ! À un moment donné, des petits malins ont compris qu’ils pouvaient gagner plus de fric. Le mécanisme est très précis. J’ai écrit un livre, en 1989, en anglais, qui décrivait ce phénomène, qui a été traduit en français, qui s’appelle Le fric ; c’est très bien expliqué. Pardonnez-moi de faire de la publicité pour Le fric, que je ne vends pas, mais qui est libre sur Internet, en tout cas en français. Les gens se sont aperçus qu’ils pouvaient toucher des bonus. Donc les Indiens touchaient des bonus, les chefs ont voulu des bonus, et les chefs des chefs ont voulu des bonus aussi.
Journaliste :
Donc ce dévoiement de la finance, vous faites un parallèle entre le dévoiement de la finance et le dévoiement d’Internet ?
Jean-Manuel Rozan :
Absolument. Donc ce phénomène, ce mécanisme.
Journaliste :
Vous savez que c’est lourd ce que vous dites !
Jean-Manuel Rozan :
Non, c’est précis, au contraire. Vous allez voir que c’est précis.
Journaliste :
Les mécanismes de la finance dévoyée, on voit où ça nous a emmenés.
Jean-Manuel Rozan :
Ça nous a emmenés, mais on voit où, c’est maintenant. Vous allez voir la fin du film. Donc on commence par quelque chose qui est efficace et positif, la croissance des années 80 est directement liée aux instruments financiers qui ont été créés dans le début années 80, que des gens comme moi ont appris.
Journaliste :
Directement liée pour vous ?
Jean-Manuel Rozan :
Non, directement liée tout court. Et puis il y a des abus, il y a des petits malins qui s’aperçoivent qu’on peut truffer, on va dire de dériver des produits qui ne sont pas censés en avoir et que ça rapporte beaucoup, même si il y a des conséquences qui sont terribles, on a la crise des subprimes, on a 2007, 2008, 2009, et attendez laissez-moi terminer, et maintenant c’est très très largement encadré. Je ne vous dis pas que la crise des subprimes est impossible, je vous dis qu’elle est extrêmement improbable. Il peut y avoir une crise financière pour d’autres raisons, mais l’abus des techniques mises dans des produits financiers par des petits malins, et que personne ne comprend, avec à la sortie une grenade, une explosion, c’est vraiment dans une très grande partie derrière nous. Et alors, laissez-moi terminer pour Internet. Et alors, pour Internet on en est exactement pareil. On commence par quelque chose qui est net, on arrive à quelque chose dans lequel il y a la possibilité d’abus et à la fin, parce que je suis optimiste, je pense qu’on va encadrer tout ça et qu’on aura des services alternatifs, des produits alternatifs et que ce sera réglé. Voilà ce que j’en pense.
Journaliste :
J’ai une dernière question pour Jean-Manuel qui a beaucoup parlé. Comment ça se passe chez vous au niveau des actionnaires ? Est-ce qu’il y a des actionnaires qui peuvent faire pression sur votre politique ? Est-ce que vous êtes totalement indépendants au niveau de votre financement ?
Jean-Manuel Rozan :
Il faut diviser la réponse. Les trois actionnaires fondateurs de Qwant à savoir Eric Laeandri, notre associé la société Pertimm et moi contrôlons 75 % du capital et 80 % des droits de vote ; les actionnaires minoritaires, qui ont participé avec nous au financement de l’affaire, ont chacun 0,5 % et je crois que celui qui en a le plus doit en avoir 1,5 ou 2 %, donc pour l’instant il n’y a aucune possibilité d’influence de qui que ce soit. Nonobstant ce commentaire, pour croître, il va falloir lever des capitaux et ces capitaux vont être levés par des gens qui vont y mettre des conditions, on va dire, de contrôle financier de la société et on verra où on arrive. Mais enfin, pour l’instant on est bien partis pour pouvoir maintenir notre indépendance et c’est notre but.
Journaliste :
À l’heure actuelle combien pèse Qwant ?
Jean-Manuel Rozan :
C’est-à-dire ? Combien ça vaut ?
Journaliste :
Combien ça vaut ?
Jean-Manuel Rozan :
La dernière somme qu’on a levée, on a levé sur une estimation de valeur de vingt millions d’euros pre-money, comme on dit, ça veut dire avant l’argent.
Journaliste :
Très bien. Fabrice, je vais vous laisser le mot de la fin.
Fabrice Epelboin :
Le mot de la fin ! Je vais revenir sur ce que disait Éric, sur la bulle des résultats. C’est un truc assez amusant qu’on pourrait rapprocher aux mythiques neutralités des moteurs de recherche, qui est à la base un argument de lobbyiste destiné à plomber la neutralité du Net. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui Google a dérivé de la recherche du résultat le plus pertinent, pour l’utilisateur, à la recherche du résultat qui fait le plus plaisir à l’utilisateur. Et que le résultat qui arrive en tête et dans le classement de Google correspond à un ensemble de résultats qui certes sont pertinents, mais qui sont aussi là pour flatter la personne qui les consomme. Et donc, on va faire du consumérisme informationnel du côté de Google, ce qui fait que, typiquement, eh bien mes résultats ne vont pas être les mêmes que les tiens. Et si on prend un sujet qui est très clivant, typiquement, je ne sais pas, une région du monde où toi tu es super intéressé, tu passes ta vie à faire des recherches et à fouiller de l’information et un pays que moi, au contraire, je ne connais même pas, on ne va pas avoir les mêmes résultats donnés chez Google. Et c’est un énorme problème, c’est un énorme problème parce que si on met ça en parallèle avec la façon dont l’information est utilisée aujourd’hui, tu vas trouver par exemple que les médias, tout comme les politiques, dans une société comme la France, ont perdu toute crédibilité, mais toute ! On est entre 70 et 80 % des gens qui pensent que ce sont des pourris et qu’ils mentent. Ce qui est un vrai gros problème.
Journaliste :
Ce sont des pourris ? Oui ?
Fabrice Epelboin :
Peu importe, c’est juste un constat, je ne prends pas parti. Je ne prends vraiment pas parti, je dis juste que quand le CEVIPOF [Centre de recherches politiques de Sciences Po], qui est quand même un labo de Sciences Po extrêmement sérieux, fait des études d’opinion, il montre que les Français n’y croient plus du tout, n’ont plus du tout confiance, ni dans la politique, ni dans les médias, et qu’ils les placent clairement dans le même panier. Le résultat c’est que le Français, face à une information, ne sait pas si c’est du lard ou du cochon : si c’est quelque chose que l’État a bien voulu mettre en avant de façon à provoquer quelque chose dans l’opinion publique, si c’est du bidon qui est rapporté par le média pour déstabiliser ; il n’en sait rien, donc il va avoir tendance à vérifier. Ça, c’est vérifié dans une autre étude, alors celle-là certes beaucoup moins sérieuse parce qu’elle sort d’Opinionway, mais qui a été présentée au Reputation War la semaine dernière : le Français doute face à l’information qui lui est fournie sur Internet et sur les autres médias, et le Français a tendance à aller vérifier, chez Google ; désolé, et il va vérifier chez Google !
Éric Leandri :
Ce n’est pas sur Internet ?
Journaliste :
Mais en très large, de mémoire de l’ordre des trois quarts des Français qui sont confrontés à une information sur le Net vont aller la vérifier chez Google, et là, ils vont tomber dans cette bulle. C’est-à-dire qu’on va leur fournir du résultat qui leur fait plaisir. Donc le Français qui est fan de la théorie conspirationniste va tomber sur des sites conspirationnistes ; le Français qui est fan des grands, ces médias d’opinion, va tomber sur ses médias d’opinion favoris ; le Français qui est un fan de la presse anglo-saxonne va tomber dessus. Donc concrètement, ça ne va pas apporter, par exemple, un démenti à une rumeur. Ça va permettre aux gens de s’enfoncer dans des croyances informationnelles. Et ça, c’est directement lié à cette stratégie commerciale de Google qui est de faire du consumérisme informationnel plutôt que de faire un moteur de recherche. Et c’est une évolution de Google qui est à la fois très plaisante, parce que ça donne effectivement des résultats qui font plaisir, mais c’est extrêmement pernicieux, quoi ! C’est de l’ordre de : je fous du sel et du sucre partout dans la bouffe et je suis dans l’agroalimentaire ; c’est vrai que c’est agréable au goût, mais ça dénature finalement et que, il y a un moment, il faut revenir à la cuisine traditionnelle parce que c’est dangereux pour les dents, pour la santé.
Journaliste :
Si vous aviez à laisser une bouteille à la mer, un conseil à faire sur les réseaux pour les jeunes générations qui nous écoutent, quel conseil, rapidement, Jean-Manuel vous laisseriez aux jeunes internautes ?
Jean-Manuel Rozan :
Être le plus compétent possible.
Journaliste :
Compétent ? Spécialisé ?
Jean-Manuel Rozan :
Comprendre comment ça marche. Faire l’effort. Et il y a beaucoup de gens qui en sont très loin. En tirer toutes les conclusions. Tout faire pour protéger leur vie privée et rester optimistes.
Journaliste :
Éric ?
Éric Leandri :
Alors, pour les jeunes et pour les moins jeunes, enfin pour tout le monde, aujourd’hui ce que j’aimerais, ce qui serait vraiment génial de la part de tout le monde, c’est commençons à créer des outils et des produits alternatifs qui permettent de conserver la neutralité des réseaux et la neutralité du Net, au cas où les autres se fermeraient et où l’optimisme de Jean-Manuel ne se vérifierait pas.
Journaliste :
Merci. Et Fabrice ?
Fabrice Epelboin :
Alors moi j’aurais tendance à ajouter à l’intention des jeunes, mon message traditionnel ça serait quelque chose qui sort d’un vieux, pour le coup, qui nous a quittés, qui serait « Indignez-vous ! ». Je pense que, pour les jeunes, ils sont dans un monde où finalement, il y a un petit pamphlet américain très bien écrit qui dit Code or be coded !. Donc concrètement, l’analphabétisme aujourd’hui c’est le code. Si vous ne savez pas coder vous êtes un analphabète, au même titre qu’il y a plein d’analphabètes au 18ème siècle en France.
Journaliste :
Un « analphaweb » !
Fabrice Epelboin :
Analphabète, vraiment analphabète. C’est-à-dire vous ne savez pas coder, c’est à peu près aussi handicapant pour le monde qui arrive devant vous que de ne pas savoir lire au 18ème siècle. Ce n’était pas un drame au 18ème siècle, on pouvait s’en sortir sans savoir lire, mais il y avait peu de chances qu’on termine dans l’élite. C’est la même chose aujourd’hui.
Journaliste :
Tu parles d’un monde d’utilisateurs ? Un monde de consommateurs ?
Fabrice Epelboin :
Non, non ! On parle d’un monde d’utilisateurs, de consommateurs, avec une petite micro-élite qui sont les gens qui savent coder et au sommet de cette micro-élite les hackers et on devrait arriver à une masse qui sait coder. C’est comme ça qu’on va s’en sortir. Si on a une masse qui sait coder au même titre qu’on a une masse qui, aujourd’hui, sait parler anglais, et qui sait, on a aussi une écrasante masse qui sait lire et écrire, eh bien si on arrive à une masse qui sait coder, on a des espoirs. Mais il faut en passer par là.
Journaliste :
Merci beaucoup.

Références

[3Qwant

[4Palantir

[5Enigma

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.