Les communs : une alternative au capitalisme numérique ? Le meilleur des mondes

Alors que se tient en ce moment le CES de Las Vegas, Le Meilleur des mondes prend le contre-pied pour s’intéresser à la notion de « communs numériques », qui connaît un regain d’intérêt ces dernières années.

François Saltiel : Bonsoir et bienvenue à toutes et à tous dans Le Meilleur des mondes, l’émission de France Culture qui s’intéresse aux bouleversements suscités par le numérique et les nouvelles technologies. Alors que le CES [Consumer Electronics Show], le plus grand salon de la technologie, s’achève en ce moment même à Las Vegas, nous avons décidé d’explorer une notion à l’autre bout du spectre du capitalisme numérique, à savoir les communs – logiciels libres, Creative Commons, encyclopédies collaboratives. Comment définir ce concept protéiforme des communs numériques ?
Nous nous intéresserons aux figures historiques du mouvement, comme Richard Stallman [7] ou Lawrence Lessig. Si cette pensée s’est développée par opposition aux Big Tech, comment les GAFAM ont-ils récupéré et utilisé la logique des communs ? Peut-on parler d’un désaveu de la cause d’origine ?
Il conviendra également de s’interroger sur le rôle de l’État. La notion est éminemment politique et nous verrons si l’action gouvernementale est réellement impliquée dans l’émergence de cette philosophie ou s’il s’agit d’arguments de façade.
Les communs numériques sont-ils voués à rester dans l’ère de l’utopie ? Des questions nombreuses et trois invités, ce soir, pour y répondre.
Valérie Peugeot, bonsoir.

Valérie Peugeot : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes chercheuse en sociologie du numérique, professeure associée à Sciences Po Paris. Vous pourrez nous éclairer sur l’histoire et la définition des communs numériques et nous alerter aussi sur la nécessité de ne pas forcément les opposer à la logique marchande tout en revenant sur leur rapport avec l’État.
Alexis Kauffmann, bonsoir.

Alexis Kauffmann : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes le fondateur de l’association Framasoft [1] et aujourd’hui chef de projet logiciels et ressources éducatives libres au ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Vous pourrez revenir sur votre action au sein de l’organisation Framasoft dans les années 2000 et évoquer la pertinence d’utiliser des solutions libres au sein de l’Éducation Nationale.
Enfin, Sébastien Shulz, bonsoir.

Sébastien Shulz : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes docteur en sociologie, chercheur au sein du Laboratoire COSTECH [2] de l’Université technologique de Compiègne et cofondateur du collectif Société des Communs [3]. À vos côtés, nous comprendrons mieux la porosité entre les communs et le capitalisme numérique. Vous pourrez également revenir sur la posture adoptée par plusieurs États pour promouvoir ces communs dans une logique de partenariat.
Au programme, également une chronique de Marie Turcan, rédactrice en chef chez Numerama. Marie reviendra sur le roman queer des années 90, Stone Butch Blues, rendu libre d’accès par son autrice et Juliette Devaux nous présentera son Journal d’un monde meilleur.

Le Meilleur des Mondes s’écoute en direct à la radio – où vous êtes d’ailleurs de plus en plus nombreux à nous suivre, nous avons eu les résultats d’audience et on vous remercie pour votre fidélité – ou en podcast, toujours sur l’application radio France et l’émission se regarde également sur la chaîne Twitch de France Culture. C’est parti.

Diverses voix off : Internet a été conçu, au départ, comme un espace de liberté et un espace où toutes les collaborations étaient envisageables.
J’ai travaillé dans un laboratoire, au MIT [Massachusetts Institute of Technology], où nous utilisions un système d’exploitation libre, développé principalement par nous.
Internet est un commun. Les protocoles qui sont à la base d’Internet, le protocole TCP/IP notamment, sont des protocoles ouverts, on peut considérer que ce sont des communs.
Wikipédia est un modèle collaboratif. Tout le monde peut modifier une page web, mais, pour qu’une modification soit acceptée, elle doit être reconnue par la communauté Wikipédia.
Ça permet de transformer radicalement notre façon de faire société, notre façon d’être avec les autres.
CovidTracker [4], un projet participatif ; des dizaines de programmateurs et autres développeurs, tous bénévoles, comme Guillaume [Rozier], l’ont rejoint.
Quand vous entrez dans Facebook ou Twitter ou Twitch, en fait vous quittez Internet. Vous êtes entré dans un espace privé qui a designé l’espace public au service d’un business modèle. En revanche, nous, en tant qu’individus, on peut garder cet esprit un peu hacker, être curieux, essayer de comprendre comment ça marche, multiplier les modèles. On ne peut qu’y gagner en degrés de liberté, en autonomie.

François Saltiel : On va ouvrir cette émission par des enjeux de définition, parce qu’on a vu qu’il y en avait en préparant cette émission. Les communs numériques s’inscrivent, évidemment, dans le prolongement des communs tout court. Déjà comment peut-on définir, Valérie Peugeot, ces communs ? C’est quoi un commun ?

Valérie Peugeot : Il y a une définition canonique, une définition qu’on entend régulièrement et sur laquelle, je crois, tout le monde converge. Un commun [5] est une ressource qui est partagée au sein d’une communauté et qui fait l’objet d’une gouvernance qui va permettre de protéger et de faire prospérer cette ressource. Des exemples un peu concrets : la ressource peut être matérielle, ça peut être un four à pain, ça peut être une forêt ou ça peut être le code d’un logiciel ou de la connaissance. La communauté peut être toute petite, par exemple les habitants d’un habitat partagé ou les voisins d’un jardin partagé, comme ça peut être une très large communauté, par exemple l’ensemble des développeurs qui contribuent à un logiciel libre, à travers la planète, comme Linux. La gouvernance est très importante parce que c’est elle qui va, effectivement, permettre au commun d’éviter de se faire piller. Elle se traduit souvent par des licences, on aura certainement l’occasion d’en parler, c’est un instrument juridique qui permet justement d’asseoir, de solidifier cette gouvernance et de protéger la ressource.

François Saltiel : Voilà. Vous avez fait la transition entre les communs matériels et certains communs immatériels.
Alexis Kauffmann, est-ce qu’il y a une définition commune des communs ? Est-ce que tout le monde s’entend sur la définition des communs numériques [6] ?

Alexis Kauffmann : En tout cas, la promesse de partage et d’égal accès à toutes et tous de la ressource est facilitée avec le numérique. J’ai découvert les communs numériques avec le logiciel libre, c’étaient des droits qui étaient donnés aux utilisateurs, à tous les utilisateurs : le droit d’usage, le droit d’étude, le droit de modification et droit de partage. Avec un commun numérique, c’est beaucoup plus facile qu’avec du matériel.

François Saltiel : Tout le monde peut déjà s’accorder sur cette définition-là.
Sébastien Shulz, on voit qu’il y a un regain d’intérêt sur cette notion depuis le début du 21e siècle. Comment peut-on l’expliquer ?

Sébastien Shulz : Je pense qu’il y a deux niveaux de réponse.
D’abord, sur les communs en général, il y a, à mon avis, une volonté qui traverse la société d’avoir un nouveau récit sur la manière dont la société pourrait s’organiser. Le 20e siècle a quand même été dominé par deux récits : celui qui a considéré que l’État avait une place très importante et l’autre qui considérait que c’était plutôt le marché. Avec l’effondrement du bloc de l’Est, dans les années 90, et les nombreuses crises du capitalisme dans les années 2000, il y a une volonté de retrouver un récit pour organiser l’économie et le politique et, à mon avis, les communs s’inscrivent là-dedans. Cela pour les communs en général.
Sur les communs numériques en particulier il faut revenir, à mon avis, revenir sur un constat qui est comment s’organise aujourd’hui le monde numérique.
En fait, aujourd’hui, le monde numérique est dominé par le capitalisme numérique et de plus en plus de critiques sont formulées sur ce capitalisme numérique. On peut en dégager quatre :

  • une critique libérale qui considère que le capitalisme numérique garde un monopole sur des technologies, des savoirs, et empêche leur libre circulation qui aurait des bénéfices pour l’efficacité, la société en général ;
  • une deuxième critique est une critique politique, puisque les grands groupes s’inscrivent parfois en faux par rapport aux décisions démocratiques ou à la souveraineté des États ;
  • une troisième critique est une critique sociale : en fait, les grands groupes peuvent dominer ou exploiter certains groupes, par exemple les travailleurs du clic ou les travailleurs des plateformes ;
  • et puis, une quatrième critique qui est une critique écologique, puisque toujours plus de matériel avec toujours plus de puissance et toujours plus de données n’est pas compatible avec les limites planétaires.

Ce sont donc quatre grandes critiques du capitalisme numérique.

François Saltiel : On a l’impression que le commun est un peu la solution magique !

Sébastien Shulz : Elle n’est pas magique, en tout cas je pense qu’elle revient parce qu’on cherche une solution alternative au capitalisme numérique. On pourra y revenir tout au long de cette émission, les communs numériques, même s’ils ont leurs limites, apportent effectivement des solutions à ces quatre critiques.

François Saltiel : On voit très bien qu’on est effectivement, aussi, dans un désenchantement du numérique. Il s’agit de réactiver des imaginaires. Reste à savoir si c’est un imaginaire ou une utopie ! En tout cas, les communs peuvent être copains de ces imaginaires et de ces utopies.
Vous souhaitiez réagir, Valérie Peugeot.

Valérie Peugeot : Oui, un point très important, je pense, avant de revenir sur la question : les communs nous aident-ils à sortir du capitalisme ou non ?, qui est un long débat. En tout cas, ils nous aident à sortir d’une norme intellectuelle qui est le tout propriétaire, c’est-à-dire l’idée que la propriété est l’alpha et l’oméga du fonctionnement de nos sociétés du point de vue économique. En fait, on oublie que c’est une norme sociale comme une autre, qui a été construite, qui n’a pas toujours dominé nos sociétés et qui d’ailleurs, dans certaines sociétés, n’est toujours pas dominante. Quand les anthropologues vont voir certains fonctionnements de peuples autochtones, l’idée de propriété leur est totalement étrangère.
Dans nos sociétés, jusqu’au 19e siècle, la propriété était présente, bien sûr, mais pas toute seule, il y avait d’autres régimes. Et en fait, dans l’histoire de l’ultra-libéralisme, c’est cette période-là qui a été fermée par le libéralisme, qui nous a effectivement enfermés dans un double spectre propriétariste, c’est-à-dire soit propriété des acteurs du marché soit, comme le disait Sébastien Shulz, propriété monolithique de l’État.
Il faut déjà arriver, en s’appuyant sur les communs, à se défaire de ce prisme propriétaire qui bride nos imaginaires, qui nous empêche d’imaginer d’autres solutions pour vivre ensemble, faire ensemble, produire ensemble.

François Saltiel : Pour justement mieux comprendre comment les communs numériques s’inscrivent par rapport à ces tensions que vous venez d’évoquer, il faut retourner au début des années 80 avec un certain Richard Stallman [7] qu’on va écouter.

Richard Stallman, voix off du traducteur : Internet est utile, dans une large mesure, parce qu’il permet de partager et de distribuer des copies de différentes choses. Le partage devrait être légal pour toute œuvre publiée. Vous devriez être légalement autorisé à en faire des copies, à les diffuser sur Internet ou de tout autre manière. La technologie numérique, en général, est bénéfique, dans une large mesure, parce qu’elle rend possible le partage facile. Quand quelque chose est bien fait, les gens utilisent la technologie numérique pour partager. Mais les éditeurs ne veulent pas que les gens puissent le faire, alors ils ont perverti notre technologie sur les 20 dernières années, avec des fonctionnalités malveillantes, des menottes numériques, des fonctionnalités conçues pour empêcher les gens de copier divers types d’œuvre.

François Saltiel : Alexis Kauffmann, vous qui avez participé à la fondation de l’association Framasoft [1] avec d’autres, qu’est-ce que représente, pour vous, Richard Stallman [7] ? Pouvez-vous déjà nous dire qui il est ? En quelle manière il a œuvré, justement, dans le Libre, pour le coup dans les logiciels libres ?

Alexis Kauffmann : Tout d’abord, aujourd’hui c’est quand même un personnage qui est controversé, notamment pour des questions de misogynie. Je voulais juste faire cette petite précision.
Je n’ai pas découvert le logiciel libre avec Richard Stallman [7], mais, en m’y intéressant, à un moment donné je suis tombé sur lui. Vous auriez pu avoir un extra en français parce qu’il parle parfaitement bien français.

François Saltiel : On l’a d’ailleurs entendu dans le son d’ouverture de cette émission, on a entendu Stallman en français.

Alexis Kauffmann : La première fois que j’ai assisté à une de ses conférences, ça a démarré par : « Je peux résumer le logiciel libre en trois mots : Liberté, Égalité, Fraternité », la devise républicaine. On évoquait le capitalisme, moi c’est plus sur ma mission de service public en tant qu’enseignant, en tant qu’agent du ministère : si la ressource c’est le savoir ou la connaissance, alors garantir à toutes et tous égalité d’accès, usage, étude, modification et partage, c’est exactement ma mission d’enseignant. Il y avait donc vraiment des ponts, des valeurs et des proximités de valeurs entre éducation et logiciel libre, en tout cas quand je l’ai découvert. Quand je l’ai découvert, je vous parle du siècle dernier, j’étais dans un collège, à Bobigny, mon premier poste. Arrive une salle informatique flambant neuve, qu’est-ce qu’on fait ? On n’avait pas beaucoup de moyens, donc logiciel gratuit versus logiciel payant, et puis, d’un coup, je vois qu’il y a une autre catégorie, logiciels libres, logiciels non libres, et c’est justement là que j’ai découvert Richard Stallman [7], sa théorie, et c’était effectivement conforme à mes valeurs en tant qu’enseignant.

François Saltiel : Sébastien Shulz, quel est l’héritage, aujourd’hui, de Stallman ?

Sébastien Shulz : Principalement, je pense, celui du logiciel libre.
Il faut bien replacer le contexte dans lequel il a lancé le mouvement du logiciel libre.

François Saltiel : Début des années 80, 1983, je crois.

Sébastien Shulz : Oui, dans ces années-là.
En fait, au début, dans les années 50/60, le logiciel était développé de manière ouverte, distribuée, puisqu’il était principalement développé au sein de l’université, mais pas que, sur fonds publics. À partir des années 70 de nouveaux acteurs arrivent, par exemple des gens comme Steve Jobs, et disent que le logiciel peut devenir un bien : il faut qu’il soit propriétaire pour qu’on puisse le vendre, donc qu’on soit stimulé pour innover, faire de la recherche et développement. Il milite pour qu’il y ait une extension des droits de propriété intellectuelle sur les logiciels, ce qui n’était pas le cas avant. Il est écouté par le Gouvernement américain qui étend les droits de propriété intellectuelle sur le logiciel. À ce moment-là Stallman, pour qui les logiciels sont son travail, va fonder le mouvement du logiciel libre [8] qui s’oppose au logiciel propriétaire. Ce qui est intéressant c’est l’évolution. En fait, dans les années 90, il y a évidemment l’expansion du capitalisme numérique, notamment à travers le droit de propriété intellectuelle sur les logiciels.

François Saltiel : On peut effectivement penser à Microsoft.

Sébastien Shulz : Exactement, c’est l’exemple paradigmatique, mais, petit à petit, d’autres acteurs se rendent compte que mettre en commun certaines ressources peut être bénéfique. Vous avez, par exemple, des entreprises comme IBM, et plus tard Google, qui se rendent compte que mettre en commun les développements sur certaines ressources c’est plus bénéfique que le faire dans son coin, par exemple le système d’exploitation Linux : il y a plus d’avantages, pour ces grandes boîtes, que d’utiliser les deux OS dominants qui sont celui de Microsoft et celui d’Apple.

François Saltiel : Même si un des PDG de Microsoft de l’époque avait qualifié Linux de cancer.

Sébastien Shulz : Exactement, jusqu’à ce que, dans les notes internes, il revienne en disant « c’est très bien, ça marche beaucoup mieux ». On peut dire, aujourd’hui, que Linux a presque gagné la bataille dans certaines utilisations puisque plus de 90 % des serveurs web tournent sous Linux. Il y a donc eu une réappropriation de la logique des communs par le capitalisme numérique, jusqu’à ce que certains acteurs disent qu’il y a des communs du capital. On pourrait continuer parce qu’il y a une vraie dialectique entre le mouvement des communs et le capitalisme numérique. Aujourd’hui, le mouvement des communs numériques essaye de répondre à ça.

Vous posiez la question de savoir s’il y a des tensions, ou pas, dans le mouvement des communs. Une des grandes tensions c’est, aujourd’hui, celle de du protectionnisme des communs : est-ce qu’il faut que les communs développent de nouvelles licences qui ne soient pas ouvertes, qui ne puissent pas faire que tout le monde utilise la ressource, mais limiter certains usages. Pour les tenants des logiciels libres, ce n’est pas entendable, mais, pour le mouvement par exemple, des plateformes coopératives, une licence a été développée par la plateforme CoopCycle [9], la licence Coopyleft, qui interdit l’usage du logiciel de la plateforme par les acteurs capitalistes et qui n’autorise l’usage que par les coopératives. Donc une forme de protectionnisme des communs pour éviter, justement, la récupération capitaliste.

François Saltiel : Qui peut aller à l’encontre, justement, de la première philosophie du Libre.
Je vais donner la parole à Valérie Peugeot qui veut réagir, mais je me dis, pour quelqu’un qui entend Linux pour la première fois, comment pourrait-on définir Linux ? Alexis.

Alexis Kauffmann : C’est un système d’exploitation. Le système d’exploitation c’est le logiciel de base qui va tout organiser au sein de votre ordinateur – périphériques, écran, clavier, souris, etc. –, c’est le logiciel socle sur lequel on va pouvoir, ensuite, installer d’autres logiciels. Donc GNU/Linux est système d’exploitation libre, alternative à Windows ou iOS d’Apple.

Sébastien Shulz : Qui utilise beaucoup Android, en fait. Android est basé sur Linux en partie.

François Saltiel : C’est là où on voit que les choses s’entremêlent et qu’il peut y avoir une récupération de ces outils. Valérie Peugeot.

Valérie Peugeot : Pour revenir sur les raisons qui ont motivé Stallman. On raconte toujours la petite histoire parce qu’elle est très jolie : il était au MIT, tout jeune chercheur, un jour l’imprimante de son université tombe en panne, il veut la réparer et, là, il découvre qu’il n’a effectivement pas le droit de modifier le code pour l’améliorer et la réparer.
Au-delà de la jolie petite histoire, il faut comprendre que tout au long du 20e siècle on a assisté à une extension de la propriété intellectuelle, que ce soit par le biais du brevet, par le biais de l’extension du droit d’auteur, etc. Disney a œuvré auprès du Gouvernement américain pour rallonger le droit d’auteur chaque fois que Mickey allait tomber dans le domaine public, mais ça y, c’est tout à fait d’actualité.

François Saltiel : Ils ont essayé deux fois.

Valérie Peugeot : Ils disent « tombé », moi j’ai envie de dire « monté » dans le domaine public parce que, en fait, il s’élève et il va pouvoir être partagé. Donc ça y est, Mickey est enfin rentré dans le domaine public depuis le 1er janvier.

François Saltiel : Pour être très précis, c’est une des versions de Mickey, celle d’origine, de 1927, je crois [Le 1er janvier 2024, les premières versions du personnage, apparues dans Steamboat Willie et la version muette de Plane Crazy, entrent dans le domaine public » - Article Mickey Mouse de Wikipédia, NdT].

Valérie Peugeot : Tout n’est pas dans le domaine public.

François Saltiel : On a fait une émission dessus, ils ont d’ailleurs tenté d’agir, plus ou moins par filouterie, pour protéger au maximum cette version-là. Mais aujourd’hui, comme vous le dites, elle est dans le domaine public.

Valérie Peugeot : C’est donc important de comprendre, ça fait le lien avec ce que je disais tout à l’heure à propos du prisme propriétariste, c’est-à-dire que ces droits de propriété intellectuelle grignotent dans différents univers. Là on parle du numérique, ça a été une bataille homérique au Parlement européen avec le brevet, qui avait été menée, à l’époque, par Michel Rocard pour empêcher le brevet logiciel en Europe [10], mais on a ça aussi sur le génome des plantes, on a ça sur les princeps des médicaments et à chaque fois, dans tous ces exemples, il s’agit finalement d’information ; c’est de l’information et de la connaissance qu’on essaye d’enclore — on parle d’enclosure —, qu’on empêche de circuler. Les conséquences de tout cela peuvent donc être très graves, notamment dans le domaine de la science : le fait qu’on pousse les acteurs à breveter leurs découvertes, les chercheurs à breveter leurs découvertes, à mettre de la propriété intellectuelle sur leurs publications, etc., ou que les publications soient régies par des grandes revues qui enferment les connaissances, alors que tous les chercheurs s’appuient sur les connaissances de leurs prédécesseurs pour avancer. Enfermer la science c’est donc totalement contre-productif par rapport aux besoins de l’humanité, j’ai envie de dire,tout simplement. D’où l’importance de mettre à distance ce prisme propriétaire et de faire circuler les connaissances.

François Saltiel : Alexis Kauffmann, allez-y.

Alexis Kauffmann : D’autant qu’une ressource numérique arrive originellement comme un commun numérique. Après, on peut lui mettre, justement, des barrières techniques, des barrières juridiques, des barrières algorithmique pour capter l’attention, pour capter vos données, mais originellement c’est facilement diffusable, transformable.
Juste un petit mot. On a parlé de logiciel libre. Valérie a dit : « Il y a trois ingrédients : il y a la ressource, il y a la communauté, il y a la gouvernance ». Pour moi, l’un des intérêts des communs numériques c’est vraiment de mettre la focale sur la communauté, sur les gens plus que sur la ressource. C’est cela qui est un petit peu nouveau, c’est cela qui est un peu original et, à mon avis, intéressant. Oui, Google libère beaucoup de code, avec Android et plein d’autres produits, mais comment Google est-il gouverné ? Y a-t-il une gouvernance partagée ? J’en doute !

François Saltiel : Justement, Alexis Kauffmann, un des exemples de gouvernance partagée, c’est Wikipédia. On prend souvent Wikipédia comme illustration d’une gouvernance démocratique. Est-ce qu’on peut mobiliser Wikipédia pour aller dans ce sens-là ?

Alexis Kauffmann : Wikipédia est un bel exemple de commun à large échelle, comme disait Valérie. Oui. J’étais lecteur de Wikipédia et un jour, à force de l’utiliser, j’ai osé cliquer sur le bouton « Modifier » et, depuis, je suis devenu un éditeur de Wikipédia comme beaucoup d’autres. Il y a différents strates. En gouvernance partagée, il ne faut pas penser que tout le monde a pas les mêmes droits, etc..

François Saltiel : Par contre, tout le monde peut les avoir, tout le monde peut tenter sa chance.

Alexis Kauffmann : Tout le monde peut demander à devenir ce que l’on appelle administrateur, etc., et le fait est que ça fonctionne.

Valérie Peugeot : Je rejoins complètement Alexis sur l’importance de cette dynamique sociale autour du commun. On entend aussi, parfois, parler de commun de façon un peu abusive, parce que, effectivement, c’est une ressource ouverte, mais quand il n’y a pas de dynamique sociale autour et de dynamique participative, on est un peu dans ce qu’on pourrait appeler du common washing, c’est-à-dire du faux commun.
On a l’exemple de Wikipédia, mais on pourrait aussi prendre, dans les exemples les plus connus, OpenStreetMap [11], Open Food Facts [12]. Ce sont les trois grands communs les plus connus, et, à chaque fois, on a effectivement une gouvernance ouverte, participative, où les contributeurs peuvent s’enrôler.

François Saltiel : Open Food Facts a été, je crois, un temps une des bases qui a servi à une application que sans doute nos auditeurs et auditrices doivent connaître, qui était Yuka [13], qui permet d’avoir des informations sur le contenu nutritif de tel ou tel produit. Et sur la question de la cartographie, c’est une manière aussi de ne pas utiliser Google Street View, par exemple, et d’avoir aussi un accès, justement, à la manière dont le monde est cartographié. Ce sont donc deux ou trois exemples de communs.

Pour reprendre la thématique qui vous est chère, Sébastien Shulz, avec les interactions entre le capitalisme et les communs, pour garder, justement, cet exemple de Wikipédia, on se rend compte que Google ou Amazon financent allègrement Wikipédia. Il faut rappeler, je pense qu’on a tendance à l’oublier, que Wikipédia est quand même une des rares plateformes qui est très visitée, elle est toujours dans le top 10 des sites les plus visités au monde, qui ne fonctionne pas sur une monétisation de notre attention, il n’y a pas de publicité, il y a beaucoup de campagnes de dons, c’est quand même important à rappeler, et on a Google et Amazon qui financent Wikipédia. Pourquoi ?

Sébastien Shulz : Google a tout intérêt à utiliser Wikipédia. Quand on fait une recherche sur Google, il y a un petit encadré avec Wikipédia. Ça marche très bien aussi pour entraîner ses intelligences artificielles. Comme je l’ai dit, c’est tout bénef d’avoir des ressources ouvertes pour le capitalisme numérique et encore plus pour l’intelligence artificielle. On se rend compte qu’ils entraînent leurs algorithmes sur des ressources ouvertes. C’est donc par pur intérêt qu’ils financent et qu’ils utilisent des communs.

François Saltiel : Peut-être, aussi, pour générer un trafic. On sait très bien que Wikipédia, d’une certaine manière, assainit un petit peu Internet, finalement, donne une image positive de l’Internet global. On a parfois tendance à confondre Google et Internet. On voit que tous ces gens qui vont aller sur Wikipédia vont aussi pouvoir être redirigés avec Google et là on a, effectivement, un système marchand à la clé.

Sébastien Shulz : D’ailleurs c’est intéressant ; on parlait de dynamique communautaire. Une des évolutions du capitalisme numérique a été, justement, de créer des communautés. Ils se sont appropriés de l’économie du partage, on avait des communautés qui partageaient, par exemple, des places de voiture pour le covoiturage, qui partageaient leur chambre pour Airbnb et, en fait, ils ont très bien compris que la valeur n’était pas seulement encapsulée dans le logiciel, mais qu’elle était générée par l’interaction des gens, l’intelligence collective, etc. Ils ont très bien compris qu’ouvrir une partie de la ressource — par exemple n’importe qui peut utiliser une plateforme —, permet de générer un trafic et, ensuite, de capter une certaine valeur soit par des commissions soit par des données. Ça a été, à mon avis, une grande avancée pour le capitalisme numérique, mais pas pour nous. Ils captent des valeurs qui sont justement générées par la communauté et c’est typiquement le cas avec Wikipédia.

François Saltiel : Alexis Kauffmann, dans le cadre de votre ancienne vie, on va dire associative, vous avez essayé de proposer des alternatives justement aux GAFAM. Il y a eu, par exemple, l’initiative CHATONS [14]. Vous vouliez aussi Dégoogliser Internet<ref<[https://degooglisons-internet.org/fr/ Dégooglisons
Internet]]].

Valérie Peugeot : C’est toujours d’actualité.

François Saltiel : Bien sûr, je parlais de l’ancienne vie d’Alexis.

Alexis Kauffmann : Dégoogliser Internet, absolument. Framasoft [1]est née avec Microsoft Windows, le poste fixe ; on a vu émerger Internet et puis le Web 2.0, c’est parti dans le cloud, la mobilité. On a vu Google arriver et Google est devenu le symbole du grand méchant par rapport à ce qu’était Microsoft par le passé, le code mais aussi les données étaient captées. À ce moment-là, on a dit qu’il n’y avait pas de fatalité à utiliser ces services, qu’il y a des alternatives libres, et on a commencé à en poser un certain nombre. On agissait comme des démonstrateurs, « regardez, on peut faire autrement », et on invitait les gens à installer ces services sur leurs propres instances, dans leurs propres communes.

François Saltiel : Le but c’était d’essaimer.

Alexis Kauffmann : Voilà. Évidemment, ça demande une certaine compétence. Toujours est-il que l’idée c’était de décentraliser à nouveau Internet pour retrouver l’Internet des temps pionniers. Mais, aussi petits étions-nous, nous nous sommes aperçus que nous avions recréé une sorte de nœud centralisateur. Le collectif des CHATONS c’est, à nouveau, d’outiller les associations, les personnes de l’économie sociale et solidaire, de l’éducation populaire.

François Saltiel : Vous étiez victimes de votre succès, parce que presque trop incontournables.

Alexis Kauffmann : Entre guillemets, oui, si on veut !

François Saltiel : Valérie Peugeot, pour reprendre la thématique qu’on a évoquée tout à l’heure, en quoi les communs numériques ne sont pas forcément incompatibles avec les logiques de marché ?

Valérie Peugeot : Je fais une distinction entre marché et capitalisme. Nous vivons effectivement, en ce moment, dans un capitalisme informationnel qui est une sorte de capitalisme, Sébastien a commencé à en parler. Il est très particulier parce que, d’abord, on est dans un capitalisme d’accumulation féroce et de rente féroce. C’est un capitalisme un peu jusqu’au-boutiste dans lequel nous vivons en ce moment. La particularité du capitalisme informationnel c’est, bénéficiant de ce qu’on appelle l’effet réseau, le fait que très vite le marché tend à se concentrer, à devenir monopolistique, ce qui n’est pas toujours le cas. Il y a des formes de marché dans lesquelles, quand le marché fonctionne, on garde de la concurrence, on garde de la diversité. Toute la difficulté c’est d’arriver à retrouver des marchés qui fonctionnent, j’ai envie de dire, normalement, ce n’est pas une norme, enfin qui fonctionnent.

François Saltiel : Avec une main invisible ?

Valérie Peugeot : Non ! Qui fonctionnent de façon ouverte de manière à retrouver de la concurrence et qui dit de la concurrence dit de l’alternative possible. Aujourd’hui, une fois que vous avez choisi d’aller sur un réseau social, Facebook pour ne pas le nommer, vous êtes enfermé dans ce réseau social parce que les alternatives potentielles, même si elles sont de meilleure qualité, même si elles protègent mieux vos données, même si elles sont sur un modèle économique plus sain, etc., ne peuvent pas rentrer sur ce marché, parce que, justement, c’est un marché qui est devenu quasi monopolistique. La question c’est de recréer les conditions d’un marché ouvert, interopérable, je parle d’interopérabilité parce que c’est un point très important, c’est le fait que les individus, les consommateurs, les utilisateurs puissent circuler d’un service à un autre en emportant leurs données, en emportant leur vie numérique avec eux.
On est, aujourd’hui, dans une période assez fertile, parce qu’après des années et des années durant lesquelles on a laissé faire cette logique monopolistique, on a enfin, du côté européen, un certain nombre de textes – certains viennent d’être adoptés, d’autres sont cours d’adoption – qui commencent à réguler ces marchés et à freiner cette logique monopolistique.

François Saltiel : On comprend bien que vous n’êtes pas contre les marchés, vous êtes contre les dérives du marché, certaines dérives dont, notamment, les situations monopolistiques qu’on a pu vivre ; certains GAFAM ont d’ailleurs été condamnés pour ça.

Valérie Peugeot : Tout à fait. Et qui, surtout, enferment l’utilisateur dans des services qui ont notamment, pour grand défaut, de se nourrir sur nos données personnelles. Donc, là, on touche à des questions tout à fait fondamentales qui sont des questions de libertés publiques. Je crois qu’il est très important, aujourd’hui, de relier la question des communs à celle des libertés publiques et à celle de la protection de nos données à caractère personnel.
Un des intérêts des alternatives qu’on a citées, notamment celles qui sont propulsées par Framasoft [1], c’est justement qu’elles inventent des modèles économiques qui ne fonctionnent pas sur la consommation ou, disons, l’utilsation de nos données personnelles. Elles allient à la fois une réflexion économique et politique.

François Saltiel : On pourrait même dire éthique et économique, avec un modèle économique.

Valérie Peugeot : Je me méfie toujours du mot « éthique » parce qu’il a tendance à être très flou et on y met un peu tout et n’importe quoi. Je préfère parler de politique.

François Saltiel : Qui est parfois est flou aussi.

Valérie Peugeot : Là je parle de LE politique et pas de LA politique, la politique politicienne.
Ce qui est intéressant dans les communs c’est qu’on tient une réflexion à plusieurs dimensions. Il y a vraiment un axe économique, toute cette réflexion autour de la sortie de la logique propriétaire, et un axe beaucoup plus sociétal et politique qui redonne de la liberté aux individus, que ce soit en tant qu’utilisateurs, consommateurs ou citoyens. Il faut tenir ces deux bouts en même temps, d’où l’importance, aussi, de la dynamique sociale qu’Alexis évoquait tout à l’heure dans les logiques de communs.

Alexis Kauffmann : Et on tient aussi une sorte de grille de lecture qui me semble intéressante : est-on ou n’est-on pas face à un commun ? Avec le filtre du commun, c’est aussi faire émerger qu’on a un droit de gouvernance sur la ressource, à fortiori quand on y participe. Et quand on est sur les réseaux sociaux, etc., ce sont nos contenus qui alimentent la matrice.

François Saltiel : Qui alimentent la matrice. Puisque vous parlez de ressources, je vais vous proposer une ressource qui nous fait tous plaisir, c’est la musique avec un titre de Radiohead et de leur album In Rainbows qui est sorti en 2007. À cette époque, Radiohead avait proposé, offert finalement, cet album avec un fichier numérique et chacun pouvait donner. En tout cas, c’est assez symptomatique d’une sorte de liberté de circulation et de création.
Radiohead dans Le Meilleur des Mondes.

Pause musicale : 15 Step, album In Rainbows de Radiohead.

Voix off : France Culture - Le Meilleur des mondes - François Saltiel.

François Saltiel : In Rainbows, c’est l’album de Radiohead et ce titre s’appelle 15 Step, dans Le Meilleur des mondes où nous continuons à explorer la grande famille des communs numériques et on a bientôt droit à une chronique qu’on va mettre en commun, justement, avec nos auditeurs. Tout va bien Juliette ?

Juliette Devaux : Oui, très bien.

François Saltiel : Bienvenue dans ce studio, ça va être l’heure de votre journal.

Voix off : Les Nouvelles d’un monde meilleur, Juliette Devaux.

Juliette Devaux : Et l’on ouvre ce journal avec Elon Musk, alors que ses compétences d’entrepreneur semblent remises en cause. Après les révélations sur sa consommation de drogue, il y a quelques jours, une autre nouvelle remet en question, de manière plus tangible, sa clairvoyance : l’abandon du projet de transport révolutionnaire Hyperloop. On apprenait en effet, fin décembre, que la société Hyperloop One avait fermé ses portes, actant l’échec d’une vision portée initialement par Elon Musk, en 2012. Il y a plus de dix ans l’entrepreneur présentait en effet ce projet de train ultra rapide, propulsé dans un tube censé atteindre la vitesse de 1200 km par heure et qui devait permettre, par exemple, de relier San Francisco à Los Angeles en 30 minutes. Mais, après dix ans de projets initiés dans différentes régions du monde, notamment en France, et des millions de dollars dépensés, la plupart des acteurs engagés dans l’aventure Hyperloop semble baisser les bras, une preuve tangible des limites des visions d’Elon Musk et une nouvelle qui, on l’espère, encouragera les réinvestissements dans des moyens de transport plus fiables et déjà existants, par exemple nos lignes ferroviaires.

François Saltiel : Et qui sont, d’ailleurs, des transports en commun. On poursuit ce journal avec une innovation au service de la santé collective.

Juliette Devaux : Eh oui, alors que se tient en ce moment le CES de Vegas, vitrine du consumérisme technologique, le magazine du MIT attire notre attention sur un outil peu clinquant mais très utile, une application basée sur l’intelligence artificielle pour détecter les cas de tuberculose. On doit cet outil à une équipe de chercheurs kényans et américains qui se sont appuyés sur les progrès du machine learning en entraînant leurs systèmes sur des dizaines de milliers d’enregistrements de quintes de toux de personnes atteintes de tuberculose. Ce système de dépistage, par le biais du micro du smartphone, pourrait ainsi devenir un moyen complémentaire pour aider les pays pauvres à lutter contre cette maladie. Si ces systèmes de dépistage par le son manquent encore de fiabilité, les progrès de l’intelligence artificielle, couplés à la récolte de données, pourraient permettre, à terme, d’affiner ces outils utiles à la santé collective.

François Saltiel : Et l’on termine, Juliette, avec un journal, ce n’est même pas un journal, c’est un index cyber-féministe.

Juliette Devaux : Oui c’est une recommandation de lecture un peu particulière de notre consœur Lucie Ronfaut dans sa newsletter #Règle30, cette semaine, l’Cyberfeminism Index, un pavé de quelque 600 pages qui recense les initiatives techno-critiques et féministes ayant vu le jour sur le Web depuis les années 90. Avant de devenir ce livre massif à la couverture vert fluo, ce projet est né sur Internet grâce au travail de la chercheuse américaine Mindy Seu qui a créé, dès 2019, un document partagé sur le Web, invitant les utilisateurs à participer au recensement des initiatives cyberféministes sous forme de données dans un tableur.
En naviguant dans l’histoire de cet Internet méconnu, fait de groupes pirates, d’œuvres d’art disruptives et d’activisme numérique, cette œuvre iconoclaste propose de découvrir un Internet alternatif et de renouer, paradoxalement, avec l’origine contre-culturelle des pionniers d’Internet.

François Saltiel : Une chronique à retrouver en toute liberté sur le site Radio France.
Nous sommes toujours dans Le Meilleur des mondes et nous analysons les communs numériques en compagnie d’Alexis Kauffmann, cofondateur de l’association Framasoft [1], aujourd’hui chef de projet logiciels et ressources éducatives libres au ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, avec Valérie Peugeot chercheuse en sociologie du numérique, professeure affiliée à Sciences Po Paris et Sébastien Shuz qui est docteur en sociologie, chercheur au sein du laboratoire COSTECH [2] de l’université de Compiègne. Nous explorons donc les communs.
Alexis, vous vouliez faire...

Alexis Kauffmann : Une toute petite remarque sur la chronique. On voit bien, avec l’outil de détection de la tuberculose, les enjeux : est-ce que c’est, ou pas, un commun numérique, par exemple ? Est-ce dans une logique marchande, alors que l’intérêt est un intérêt humaniste, j’ai envie de dire. C’est la première remarque.
La deuxième. On parle d’un livre pour retrouver l’esprit pionnier. Le ministère a soutenu un projet libre, un livre qui est accessible à tous, vous en avez déjà parlé, Ada & Zangemann [15].

François Saltiel : Un livre Jeunesse.

Alexis Kauffmann : Qui permet justement d’aborder la question des communs numériques de 7 à 77 ans. Le ministère a soutenu pour que la version numérique soit librement accessible à tous, à prix libre sur le site de l’éditeur, donc, en fait, aussi à 0 euro si tel est votre souhait, ce qui permet à tout le monde, notamment aux enseignants et aux élèves, d’y avoir accès et de pouvoir le lire.

François Saltiel : Je recommande effectivement ce livre Jeunesse, Ada & Zangemann, j’avais eu l’occasion d’en parler dans La Matinale de France Culture. Bravo pour ce placement de produits gratuit !

Alexis Kauffmann : C’est surtout un commun numérique, c’est un placement de produit commun numérique.

François Saltiel : Un placement de commun !
Puisque Juliette parlait des pionniers et pour revenir, justement, sur les figures un peu historiques sur la question des communs, on peut parler aussi de Lawrence Lessig [16] qui a été particulièrement marquant dans la mise en place des Creative Commons.
Sébastien Shultz, quel a été le rôle, justement, de Lawrence Lessig dans la collaboration entre l’État et les communs numériques ? On va aussi s’intéresser, maintenant, à la relation entre les communs et l’État, après avoir exploré celle entre les communs et les Big Tech. Lawrence Lessig, grand juriste américain.

Sébastien Shulz : Exactement. Ce qui est intéressant c’est de dire qu’il a aussi, un temps, voulu être président des États-Unis, il avait fait la campagne. C’est un constitutionnaliste qui s’est battu, qui, en fait, a récupéré le mouvement des logiciels libres pour l’étendre à toutes les ressources qui n’étaient pas que des logiciels mais aussi de la connaissance. Il a notamment cofondé l’association Creative Commons [17]. Sa perspective c’est le droit et il pensait vraiment que l’État devait diminuer les droits de propriété intellectuelle sur les ressources informationnelles. En 2001, il a fait un procès qu’il a perdu. C’est à partir de ce moment-là qu’il s’est rendu compte, vu qu’il ne pouvait pas passer par l’État, puisque l’État, à cette époque-là, était encore trop pénétré par les intérêts du capitalisme informationnel.

Valérie Peugeot : Il l’est toujours.

Sébastien Shulz : Il l’est toujours, tout à fait. Il s’est dit, comme Stallman d’ailleurs, « on va utiliser le droit de propriété intellectuelle pour le retourner sur lui-même »

François Saltiel : Comme Stallman, une sorte de jujitsu.

Valérie Peugeot : C’est la logique du coucou, en fait, mais à l’intérieur du droit d’auteur et dans le droit d’auteur, sans avoir besoin de le détricoter, sans avoir besoin du véhicule de la loi, on le retourne pour pouvoir s’en servir.

Sébastien Shulz : Exactement. C’est moins fort, mais ça marche très bien puisqu’on peut le faire de manière autonome et c’est pour cela qu’il l’a fait à cette époque-là.

Valérie Peugeot : Peut-être, pour les auditeurs qui ne connaissent pas les licences Creative Commons : quand on choisit de produire et de partager une œuvre de l’esprit, que ce soit une vidéo, un texte ou autre, on peut choisir, par défaut, le droit d’auteur, le copyright aux États-Unis, mais on peut aussi choisir une licence Creative Commons qui va permettre à cette œuvre d’être partagée, en spécifiant si on veut qu’elle soit reproduite à l’identique ou pas, si on veut que le nom de l’auteur soit mentionné ou pas, si on veut qu’elle soit utilisée uniquement pour des usages commerciaux.

François Saltiel : Et pour mieux comprendre encore, Valérie Peugeot, comment fonctionnent les Creative Commons, on va écouter Lawrence Lessig en personne.

Valérie Peugeot : Laissons-lui la parole.

Lawrence Lessig, voix off du traducteur : Creative Commons est une organisation à but non lucratif qui a été créée dans le but de permettre aux artistes et aux créateurs de faire connaître au monde la liberté qu’ils souhaitent donner à leur créativité. Ce n’est pas une liberté totale, il ne s’agit pas, pour eux, de renoncer à tous les droits associés à leur créativité. De nombreux artistes reconnaissent qu’une partie du processus créatif consiste à s’appuyer librement sur la créativité d’autrui, sans se soucier d’un avocat, sans se soucier de la responsabilité légale et nous voulions leur permettre de le dire facilement. Ainsi, nos licences marquent essentiellement le travail créatif avec les libertés qui vont de pair avec cette créativité.

François Saltiel : On voit bien que Lawrence Lessig, à un moment donné, pensait s’appuyer sur l’État, qu’il en a été un peu déçu par rapport à sa capacité d’action. Valérie Peugeot, on voit qu’il y a différentes postures historiques de l’État vis-à-vis des communs numériques. Je crois même qu’on peut en désigner quatre.

Valérie Peugeot : Quatre, je ne sais pas, je ne les ai pas comptées, je n’ai pas leur nombre en tête, mais oui, effectivement, il y a beaucoup d’attitudes de l’État au cours de l’histoire.
Si on prend le cas de la France, on voit qu’il peut y avoir une attitude de confrontation. L’exemple le plus emblématique ce sont probablement les pratiques de partage de musique en peer-to-peer, une pratique sociale qui a été, on va dire, massivement diffusée dans nos sociétés. Je parle là du début des années 2000, l’État avait le choix entre chercher un modèle économique alternatif pour les créateurs de musique, en l’occurrence, et certains l’avaient proposé, je pense notamment au regretté Philippe Aigrain [18] qui avait travaillé sur une licence et un système de redistribution et de financement, et l’État n’a pas fait ce choix-là, il a fait le choix de la répression et de l’interdiction, en écoutant ce que les industries culturelles lui préconisaient. Donc, je dirais, État complètement aligné avec les intérêts des industries culturelles. Il y a eu d’autres exemples, près de nous, qui montrent cet alignement-là.
Dans d’autres cas, la puissance publique peut avoir une attitude, on va dire, relativement neutre. Si je reprends l’exemple de Wikipédia, on aurait très bien pu imaginer, au début de Wikipédia, que les puissances publiques disent « on veut protéger le secteur des encyclopédies papier, on veut protéger Encyclopædia Universalis et consorts » et interdisent Wikipédia, mais ce n’est pas ce qui a été fait, probablement parce que la capacité d’influence du secteur des encyclopédies est inférieure à celle du secteur culturel.

François Saltiel : Ce n’est peut-être pas le plus gros lobbying par rapport aux activités, effectivement.

Valérie Peugeot : Et puis on a des États qui, au contraire, comprennent tout l’intérêt des communs et vont essayer de les aider à essayer de prospérer soit en les utilisant eux-mêmes, par exemple quand la puissance publique outille ses serveurs en logiciel libre ou passe des commandes publiques avec, pour condition, d’être du logiciel libre, c’est typiquement une manière de favoriser les communs par l’outil financier de la commande publique, mais ça peut être aussi le vecteur de la loi. On a un exemple relativement récent avec la loi pour une République numérique, dite loi Lemaire [19], de 2016, qui a posé le principe de la science ouverte, qui a essayé de faire rentrer le terme « communs » dans la loi avec un article 8, qui n’a pas vu le jour, parce que, là encore, les industries culturelles s’y sont opposées de façon archi-frontale. La loi pour une République numérique a aussi encouragé l’open data qui est une contribution de la puissance publique. Quand l’État ou des collectivités locales choisissent de placer sous un régime de données ouvertes les données qu’ils produisent dans le cadre des services publics, c’est une manière de nourrir les communs de la connaissance.
On a vraiment tout le prisme des attitudes, de la plus antagonique à la plus coopérative.

François Saltiel : Confrontation, instrumentalisation, médiation, infusion, on pourrait dire que ce sont les quatre.
Alexis Kauffmann, on en a vu en 2021 que le gouvernement français a annoncé un plan de logiciels libres et communs numériques pour rebondir sur ce que nous a dit aussi, en partie, Valérie Peugeot. Vous qui êtes au ministère de l’Éducation nationale, concrètement ça veut dire qu’il y a des outils libres qui sont développés, appliqués, promus ?

Alexis Kauffmann : Je vais commencer par être d’une incroyable modestie, mais, concrètement, c’est déjà recruter des profils comme le mien — je ne suis pas le seul —, les écouter avec leurs spécificités et avoir une marge de manœuvre.

François Saltiel : Oui, parce que si vous êtes tout seul !, effectivement.

Alexis Kauffmann : Ensuite c’est reconnaître les communs et leur intérêt explicitement. Les communs numériques font partie et c’est un des axes forts de notre Stratégie numérique pour l’éducation 2023/2024 [20], un document de référence qui est porté politiquement avec un certain nombre de projets qui sont développés.
Très rapidement, on a des projets qui sont descendants, c’est-à-dire que le ministère opère, propose des services qui sont ce qu’on appelle des outils auteurs, c’est-à-dire des services où les enseignants et les élèves sont invités à créer et à partager du contenu. Chez nous, il n’y a pas de Google Drive, il n’y a pas de Zoom, il n’y a pas de YouTube, on offre des alternatives pour stocker, partager, diffuser des fichiers, etc.
Et puis, aussi, un mouvement ascendant, c’est très important. Nous sommes 900 000 enseignants, quasiment un million, avec dix millions d’élèves. Parmi ces enseignants, il y a des talents de développeuse, développeur, qui proposent des applications, qui créent et partagent des contenus. Par le passé, ces gens-là n’ont peut-être pas été assez repérés, soutenus, accompagnés, valorisés et il y a là, justement, tout un travail à faire. Il y a des pépites parmi nos enseignants et nos communautés d’enseignants. Soutenons ces projets, aidons-les à passer à l’échelle, parce qu’ils sont vraiment d’extrême qualité.

François Saltiel : Quand on a une image un peu lointaine, parfois un peu médiatique, ce que l’on entend sur cette question c’est aussi beaucoup de grands groupes, parfois même des GAFAM, qui vont, d’une manière ou d’une autre, pénétrer l’enceinte scolaire. Je sais qu’il faut bien distinguer l’outil des logiciels, de la compréhension, mais on voit, là encore, qu’il y a des tensions entre la considération de l’école comme un marché, ou non.

Alexis Kauffmann : Je veux préciser qu’on reconnaît, pour la première fois, en tout cas à ce niveau-là, les communs numériques. Mon directeur, Audran Le Baron, a l’habitude de dire qu’on marche sur deux jambes en ce qui concerne les ressources : les communs numériques, sont une nouvelle jambe, et puis, quelque chose de plus traditionnel qui est le soutien à la filière industrielle de l’éducation qu’on appelle l’EdTech. Par contre, ça peut être une opportunité et ces deux mondes peuvent se rejoindre. Je pense, par exemple, que quand le code est ouvert, quand les données sont ouvertes, quand les contenus sont ouverts, c’est une opportunité : c’est libre et c’est ouvert pour tout le monde, pour les enseignants, pour les collègues, pour les élèves, mais aussi pour la filière qui trouve là, dès le départ, du code, du contenu, pour pouvoir innover, par exemple avec de l’intelligence artificielle.

François Saltiel : Sébastien Shulz, il y a forcément un enjeu aussi de l’époque qui est de plus en plus prégnant, c’est la dimension écologique, vous l’avez un petit peu évoqué au tout début de cette émission. Là, encore une fois, les communs ont, sans doute, un grand rôle à jouer.

Sébastien Shulz : Tout à fait. Avant, je voudrais juste revenir sur ce qui a été dit. Vous l’avez un peu dit en disant que l’État soutient largement le marché. Si on part du principe qu’il y a une tendance néolibérale de l’État actuel, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que l’État soutient le marché à travers des règles institutionnelles pour établir le marché libre et non faussé, à travers des subventions. Anne-Laure Delatte a fait un très bon livre [L’État">droit dans le mur - Rebâtir l’action publique] où elle montre que plus de 190 milliards sont donnés, par an, en subventions directes ou indirectes aux entreprises privées et que la logique marchande, dans le néolibéralisme, imprègne l’État, c’est-à-dire que l’État lui-même privatise, s’organise à travers des compétitions internes, etc. Ce qui est intéressant, je pense, c’est de renverser la tendance : au lieu que l’État soutienne et soit imprégné par le marché, l’État pourrait soutenir et être imprégné par les communs.
Avec le collectif Pour une société des communs [3], on parle d’un ordo-communalisme, on pense que l’État devrait mettre en place des règles institutionnelles, des législations, des subventions pour les communs numériques, donc passer de la Start-up Nation à la Commons Nation, République Nation et s’imprégner de la logique du commun pour s’organiser lui-même. Comme tu l’as dit Alexis, que les fonctionnaires puissent contribuer à des communs numériques, qu’il y ait des formes de mutualisation. Un exemple c’est celui des logiciels pour les cimetières : est-ce que ça vaut la peine que les 36 000 communes françaises achètent et utilisent 36 000 licences ou mutualisent ? Je pense qu’elles devraient le faire.

François Saltiel : Vous avez justement cité la Start-up Nation. On voit qu’il y a quand même un énorme décalage de financement. Le monde des start-ups, ce sont cinq milliards d’euros notamment depuis le début de la crise ; par rapport aux communs numériques, qui ont également besoin de financement, ce n’est rien du tout ! N’y a-t-il pas là, finalement, une incompatibilité entre différentes injonctions à la compétitivité, à la compétition et les communs qui ne sont pas assez soutenus ?

Sébastien Shulz : Je pense que c’est un vrai rapport de force qu’il faut mener, mais aussi un travail de conviction. Les communs numériques c’est aussi un marché. On l’a dit, les communs numériques ne s’opposent pas au marché. Par exemple, les plateformes coopératives disent que la ressource, la communauté, le logiciel doit être coopératif, mais, ensuite, elles peuvent très bien vendre des services. Il n’y a donc pas d’incompatibilité et, justement, il y a des perspectives de financer les communs. Il faut savoir que les logiciels libres représentent, en France, un marché de cinq milliards en chiffre d’affaires, on domine le marché européen des logiciels libres. Il y a des volontés, par exemple de la part d’Henri Verdier [21] qu’on a écouté au début de l’émission, ambassadeur du numérique, de faire un fonds européen pour financer les communs numériques, il y a des initiatives de la part de la Direction interministérielle du numérique [22] de financer des communs numériques à travers des initiatives citoyennes. À mon avis, c’est un rapport de force et de conviction qu’il faut mener. On se rend compte qu’à l’intérieur de l’État, puisque je parle à côté de deux personnes qui y sont, il y a ce qu’on appelle des entrepreneurs bureaucratiques, des entrepreneurs de réforme qui poussent, en fait, pour que l’État soutienne les communs numériques.

François Saltiel : Vous êtes à l’État, Valérie Peugeot ?

Valérie Peugeot : Non. Je suis, par ailleurs, membre de la CNIL, au titre d’un mandat et je ne suis pas je ne fais pas partie de l’État

François Saltiel : Mais Alexis Kauffmann y est et puis, Marie Turcan, est aussi membre éminent de l’État du Meilleur des Mondes au ministère de la chronique de fin d’émission. Bonsoir Marie.

Marie Turcan : Bonsoir.

François Saltiel : Vous allez continuer à nous parler justement des communs, non pas à travers une revue musicale, comme on a pu l’entendre dans cette émission avec Radiohead, mais avec une autre œuvre, une œuvre littéraire.

Marie Turcan : Oui. Elle s’appelle Stone Butch Blues [23], je l’ai apportée pour les gens qui nous suivent sur Twitch. C’est le nom du roman des années 90 qui a marqué une génération de personnes queers. Queer ça signifie tout ce qui sort du cadre de l’hétérosexualité ou des modèles de genre dominant, queer comme Leslie Feinberg, l’autrice à l’identité de genre toujours en mouvement.
Feinberg est une icône à plusieurs titres. Sur le fond, déjà, Stone Butch Blues est une histoire bouleversante au sens qui arrache les tripes à chaque page. On suit Jess Goldberg, une lesbienne dite Butch, qui performe donc la masculinité dans le New-York des années 40. Au milieu des violentes répressions policières homophobes émerge la quête d’identité d’une personne qui ne se sent ni homme ni femme, mais qui découvre l’appartenance à une communauté qui transgresse de par sa simple existence. Et Feinberg a ensuite prolongé cette désobéissance jusque dans sa manière de rendre disponible son œuvre.

François Saltiel : Est-ce que vous pouvez nous en dire davantage, Marie ?

Marie Turcan : Le livre est sorti en 1993, puis son éditrice a fait faillite, donc Feinberg a dû se battre longtemps pour en récupérer les droits et ce n’est qu’en 2012, soit deux ans avant sa mort, qu’elle les obtient enfin. Elle décide que son œuvre, puissante et émancipatrice, doit être accessible au plus grand nombre, alors elle ne signe plus de contrat commercial et diffuse le roman en version PDF, gratuitement. Sur son site, elle écrit notamment ceci : « J’ai retiré Stone Butch Blues du marché capitaliste. Les mouvements révolutionnaires et anticapitalistes pour la justice sociale et économique ont tellement apporté à ma vie que je restitue ce roman aux travailleurs et travailleuses et aux opprimés du monde entier comme un infime cadeau fait main, avec toutes ses imperfections. »

François Saltiel : Pourquoi ne pas l’avoir mis en Creative Commons dont on parlait tout à l’heure ?

Marie Turcan : Eh bien, parce que Feinberg se définit comme une communiste révolutionnaire qui veut protéger son œuvre contre toute exploitation commerciale, quelle qu’elle soit. Elle dit d’ailleurs : « Le marxisme ne s’est jamais positionné contre la propriété privée, le marxisme dit que chacun, chacune, devrait y avoir accès, mais, au lieu de ça, ce sont les 1 % des banques et des entreprises qui se sont emparés de l’énorme appareil de production et de distribution construit par les ouvriers et ouvrières. »
Son militantisme a même infusé jusqu’en France : le livre il a été réédité en 2019 grâce au travail 100 % bénévole d’un collectif appelé Hystériques & AssociéEs [24]. Une vingtaine de personnes a travaillé pendant six ans pour le traduire gratuitement, motivées, comme elles disent, simplement par l’envie de partager ce texte. Moi j’y vois ici un sublime exemple de la convergence des luttes queers et anticapitalistes, pas seulement comme une complémentarité, mais, finalement ici, comme la seule solution acceptable à la liberté d’exister quand un monde n’est pas fait pour vous.

François Saltiel : Merci beaucoup, Marie Turcan, pour cette chronique. Merci aussi d’avoir mentionné la liberté, on en a d’ailleurs parlé avec Stallman lorsqu’il essayait d’expliquer sa conception des logiciels en reprenant la devise républicaine.
Le temps est passé très vite, on savait que ça allait passer vite.
Néanmoins, Valérie Peugeot, je vous donne le mot de la fin, de conclusion dans ce Meilleur des mondes, comment imaginer un monde meilleur avec les communs ?

Valérie Peugeot : On n’a pas pu aborder la question écologique, mais je vais quand même en dire un tout petit mot.
Tout simplement le fait que le code, par exemple d’un logiciel, soit ouvert, ça permet à tout le monde de participer, donc ça encourage des logiques de réparabilité. J’ai raconté tout à l’heure l’histoire de Stallman, qui était une histoire de réparabilité de son imprimante, eh bien on en est là. Aujourd’hui, si on veut aller vers un monde un petit peu plus gentil avec notre planète, il va falloir penser réparabilité de tous nos artefacts et c’est ce que permet l’ouverture du code, l’ouverture du hardware et tout cela porté dans le vaste paysage des communs.

François Saltiel : Dans le vaste paysage des communs et on peut citer, pourquoi pas, les Fairphone [25], justement, sur la question de la réparabilité, la capacité de pouvoir, justement, avoir la main sur la machine et de rendre tous ces objets, incontournables de notre époque il faut bien le dire, le plus durable possible.
L’émission ne l’est pas non plus, durable. Merci à tous les trois de nous avoir accompagnés sur ce grand enjeu des communs.
Je remercie, à la préparation de l’émission Juliette Devaux, accompagnée par Béatrice Grégoire. À la réalisation ce soir Peire Legras.
Un petit mot sur le collectif de Sébastien pour une rencontre qui aura lieu les 2 et 3 février 2024 à la Gaîté lyrique, le collectif Pour une société des communs [3], voilà c’est dit.
Rendez-vous la semaine prochaine, évidemment, pour un nouveau Meilleur des mondes sur France Culture.