Communs numériques et transition écologique Séance plénière - 17e Congrès du RIODD

Corinne Vercher-Chaptal : On va commencer la dernière session plénière, la session plénière de clôture de notre congrès. Je crois qu’on arrive tous un peu en bout de course parce que ça a été dense et riche. On s’en réjouit et on vous remercie encore d’avoir répondu présent.
Comme c’est la dernière plénière, je voulais remercier le RIODD [Réseau International de Recherche sur les Organisations et le Développement Durable] et l’équipe d’organisation, je vais citer Laura Aufrère, Yvan Bertin, Ana Sofia qui n’est pas encore là, Caroline qui est là, Alexandre aussi, parce qu’ils ont fait un travail extraordinaire, je le disais hier soir, tout en finesse en plus. Merci beaucoup.
Je voulais remercier aussi l’Université Sorbonne Paris Nord, notre université, qui a accueilli le congrès du RIODD. Donc le RIODD remercie l’USPN, la structure fédérative de recherche « Les communs » et remercie le CEPN [Centre d’économie de l’Université Paris Nord] et tout particulièrement l’équipe « Crises et transitions » qui est à l’initiative de la prise en charge et de l’organisation de ce 17e colloque du RIODD.

[Applaudissements]

Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup. J’ai été vraiment ravie et encore une fois émue de voir que ce thème des communs ait réuni une telle communauté pluridisciplinaire. Je crois que c’est dans la pluridisciplinarité qu’Ostrom [1] a construit son approche, c’est donc aussi dans la pluridisciplinarité qu’elle doit se poursuivre.

On a beaucoup parlé de communs mais pas encore de communs numériques. On a pensé intéressant à questionner de poser effectivement ce fait que les communs numériques, les logiciels libres, ont été pensés et promus comme un outil d’émancipation, d’émancipation de nos pratiques numériques, mais probablement qu’on a oublié en chemin le coût écologique que ça représentait. Aujourd’hui, plusieurs militants du logiciel libre, et on y reviendra, alertent justement sur l’insuffisante prise en compte des enjeux écologiques par le mouvement du logiciel libre. Je crois que c’est en 2017 que Félix Tréguer et Gaël Trouvé sortaient un petit article, une tribune, sur le site Reporterre qui s’intitulait, déjà en 2017, « Le coût écologique d’Internet est trop lourd, il faut penser à un Internet low-tech » [2]. Je cite un extrait de cette tribune qui me semble bien poser la table ronde : « En dépit des apports d’un mouvement comme celui du logiciel libre à la réflexion sur les biens communs et malgré les croisements anciens entre le mouvement hacker et certaines luttes écologistes, le combat pour une informatique émancipatrice échoue le plus souvent à expliciter le constat qui est aussi l’une de ses principales contradictions : les effroyables coûts écologiques et humains du numérique. »
On ne va pas faire le constat des coûts aujourd’hui, on va essayer plutôt de voir justement comment les communs numériques peuvent se saisir de cet enjeu qu’ils ont peut-être originellement oublié et, pour se livrer à ce travail, nous sommes vraiment très heureux d’accueillir pour notre table ronde plusieurs experts. On est entre nous, je vais m’adresser directement à la régie. On voit Agnès Crepet quand je la présente. OK ! Super, merci. Vous avez remarqué que c’est quand même une table ronde masculine, si, en plus les participantes féminines ! On voit Agnès.

Je vais commencer par vous Agnès. Vous êtes responsable de la longévité logicielle chez FairPhone [3] qui propose un smartphone éthique, conçu pour durer et construit de manière responsable. Vous avez cofondé, en France, la société Ninja Squad [4], une équipe de développeurs qui met un accent fort sur l’open source. Vous êtes également co-leader de Duchess France [5] et cofondatrice de la conférence MiXiT [6] qui œuvre pour plus de diversité et de prise de conscience éthique dans le monde de la tech. Merci Agnès d’être avec nous.

Nous avons également Lionel Maurel qui est directeur-adjoint scientifique à l’INSHS [Institut des sciences humaines et sociales] du CNRS, qui est en charge de la science ouverte et des Maisons des Sciences de l’Homme. Lionel est juriste, bibliothécaire et, par manque de temps pour l’actuel, anciennement militant des communs de la connaissance au sein de diverses associations dont La Quadrature du Net [7]. Merci Lionel d’avoir pris de ton temps.

Sébastien Broca est enseignant-chercheur à l’Université Paris 8. C’est un spécialiste reconnu du logiciel libre qui a écrit son premier ouvrage, Utopie du logiciel libre qui en est à sa deuxième édition. Merci beaucoup Sébastien d’être là.

Stéphane Crozat, je suis aussi ravie de ta présence Stéphane. Stéphane est enseignant-chercheur à l’UTC, l’Université de technologie de Compiègne, et militant à Framasoft [8]. C’est à ces deux titres que tu es là aujourd’hui : Framasoft et ton travail d’enseignant-chercheur.

Enfin Sébastien Shulz, qui est docteur, qui a soutenu sa thèse et actuellement post-doc à l’UTC.

Je vous laisserai compléter ces présentations si vous le jugez utile.

Je voulais commencer en vous posant cette question : comment, finalement, l’approche open source et le logiciel libre, par rapport au constat que je viens de résumer un petit peu, permet-elle aujourd’hui d’intégrer les enjeux écologiques et de soutenabilité dans le numérique ? Sébastien Shulz, si tu veux bien commencer en nous donnant peut-être quelques éléments de cadrage puisque c’est ton travail actuel, poser des éléments de contexte sur, justement, la manière dont les communs peuvent s’inscrire dans les enjeux de transition.

Sébastien Shulz : Merci beaucoup Corinne. Je suis d’autant plus ravi d’être ici qu’on organise la semaine prochaine, vendredi 25 novembre [2022], une journée d’étude spécialement dédiée à la manière dont les communs numériques sont mis au service de la transition écologique. C’est vraiment un thème qui me tient à cœur.
Le mouvement des communs numériques, comme tu l’as rappelé, comme tout le milieu du numérique, s’est inscrit dans une idéologie, en tout cas dans une culture de l’illimité, du virtuel, de l’immatériel et on assiste, depuis une dizaine d’années, à une forme d’écologisation du numérique, pas seulement des communs numériques mais du numérique, où il y a une prise en compte des enjeux écologiques par les acteurs du numérique et le législateur.

Dans la manière dont ça s’intègre, j’ai vu trois temps d’articulation entre communs numériques et écologie.
Le premier vient du mouvement du logiciel libre. Vous avez, par exemple, des acteurs comme Fairphone [3] – Agnès va nous en parler à l’instant – ou des acteurs comme Commown [9], qui soutiennent – c’est la promesse – que le logiciel libre, de par le fait que le code est ouvert, permet une augmentation de la durée de vie des terminaux qui sont responsables, pour 85 %, de la pollution due au numérique. C’est un argument qui est repris par la Commission européenne, qui est aussi repris par The Shift Project dans son rapport sur la sobriété [10]. C’est la promesse que le code ouvert permettra d’augmenter la durée de vie, je ne vais pas m’étendre là-dessus puisque Agnès va en parler.
La deuxième articulation qui est faite c’est avec le mouvement des plateformes coopératives. Le mouvement des plateformes coopératives apparaît aux États-Unis en 2015, principalement comme une critique du capitalisme de plateforme, notamment une critique du fait que le capitalisme de plateforme extrait la valeur et exploite le travail des travailleurs de plateforme. Cette critique est complétée par des enjeux écologiques. Vous avez un ensemble de plateformes comme Mobicoop [11] en France, ou CoopCycle [12], qui intègrent à leur logique des questions environnementales.
Il y a deux promesses pour lesquelles le modèle des communs numériques permet aux plateformes coopératives de prendre en compte les enjeux écologiques.
La première c’est qu’ils se sont rendu compte qu’il y a dégénérescence capitaliste quand elle prend en charge l’économie collaborative. L’économie collaborative est une économie basée sur le partage de biens et de services qui, théoriquement, peut être une économie de mutualisation donc de réduction de la consommation, mais, en fait, on se rend compte qu’il y a une dégénérescence capitaliste puisqu’elle est reprise par des logiques capitalistes qui augmentent, en fait, la consommation et la production. Leur logique c’est qu’en tant que coopérative, dont le but n’est pas la maximisation des profits, le but ne sera pas non plus d’augmenter la consommation, donc la production.

La deuxième promesse, c’est celle d’avoir une gouvernance partagée, c’est une promesse qui est notamment portée par Mobicoop, pour être dans une logique de complémentarité avec d’autres services plutôt qu’en compétition. Si je prends l’exemple de Mobicoop qui est une plateforme de covoiturage, elle crique BlaBlaCar. BlaBlaCar fait du covoiturage, donc à priori, théoriquement, ça réduit le nombre de voitures en circulation, à part que BlaBlaCar rentre en concurrence notamment avec des acteurs du ferroviaire, donc d’autres acteurs de la mobilité décarbonée. Un des principes du commun c’est celui de la gouvernance ouverte. Le principe de Mobicoop est donc de dire « si jamais on intègre dans notre gouvernance des acteurs publics qui sont responsables des transports collectifs et on intègre aussi des acteurs du ferroviaire, on fera une offre complémentaire de mobilité décarbonée qui ne soit pas en compétition ». C’est la promesse.

La troisième articulation c’est celle du mouvement des makers qui a une longue histoire du Do it yourself, qui émerge vraiment de manière un peu plus franche dans les années 2000. Ce sont des formes de fabrication distribuée. Là la promesse est la suivante : collaborer pour construire globalement des ressources et des modèles 3D, qu’ensuite des acteurs de terrain, au niveau local, dans des makerspaces, dans des fab labs, vont pouvoir fabriquer, avec des matériaux – c’est la promesse – biosourcés, recyclés, etc., au plus près des besoins d’un territoire. Il y a donc un réencastrement de la production au plus près des besoins d’un territoire qui s’extraie de la logique de production industrielle qui est critiquée ici.

J’ai donc vu trois formes d’articulation, il y en a sûrement d’autres : la sobriété, la mutualisation et la relocalisation. Je vais juste terminer en pointant deux paradoxes.
Pour l’instant ça reste une économie de la promesse. Des acteurs se mettent en œuvre, des entreprises, des acteurs publics essaient de soutenir, mais il y a deux paradoxes.
Le premier, je pense que c’est important de le dire, c’est que l’articulation entre écologie et numérique ne va pas du tout de soi, d’une part parce qu’il y a des critiques de plus en plus fortes sur la pollution due au numérique. Il y a des gens, par exemple les auteurs du livre Contre l’alternumérisme – Pourquoi nous ne vous proposerons pas d’"écogestes numériques" ni de solutions pour une "démocratie numérique", qui disent qu’il faut stopper toute activité numérique puisque, de toute façon, elle est polluante.
Cette articulation est compliquée aussi d’un point de vue sociologique, puisque, comme je l’ai dit, le monde du numérique est un monde qui a des pratiques et une culture de l’illimité et de l’immatériel, alors que celui du monde écologiste c’est plutôt l’inverse. La question qui va donc se poser c’est comment on articule des pratiques, des cultures et des dispositifs aussi différents et ça va évidemment créer des difficultés.

Le deuxième paradoxe, c’est la différence entre leur promesse et leur force. Ces trois mouvements – logiciel libre, plateformes coopératives et makers – portent en eux une promesse anticapitaliste qui est de dire que la production est polluante dans le monde numérique puisqu’elle est prise et enchâssée dans une logique capitaliste. Leur perspective c’est donc de sortir du capitalisme, de faire une économie post-capitaliste. Leur paradoxe c’est qu’ils sont largement dominés à la fois dans le champ économique par les acteurs du capitalisme numérique et également dans le champ politique et étatique, c’est-à-dire qu’ils ne captent pas les ressources et la puissance de l’État. On pourra y revenir plus tard.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup Sébastien.
Je vais donner la parole à Agnès pour illustrer, au travers de Fairphone [3], la piste de la longévité logicielle et nous rappeler aussi que le numérique, comme Lionel l’a écrit dans un de ses billets, est extrêmement matériel et que, justement, il faut réinscrire nos pratiques numériques. À partir du moment où on réinscrit nos pratiques numériques dans toute la chaîne de valeur et toute la chaîne digitale, on se rend compte des difficultés que ça pose. Je pense que le travail de Fairphone illustre à la fois les difficultés et les manières d’y apporter des réponses. Agnès.

Agnès Crepet : Pour illustrer un petit peu ce que vous venez de dire, chez Fairphone [3] on a quatre différents angles d’attaque.
Le premier c’est montrer que derrière la chaîne d’apprivoisement il y a des exactions sociales. On parle beaucoup d’environnement en ce moment, du coût environnemental du numérique, mais pas beaucoup du coût social. Il faut savoir que Fairphone est vraiment né de là, de la mise en lumière de tous les problèmes sociaux, notamment loin de chez nous, qui peuvent arriver à cause du numérique et de l’électronique en particulier. Fairphone [3] est née par une campagne contre les minerais de sang, les minerais de conflit, le tantale, l’or, le tungstène et le tantalum. On a donc un travail là-dessus pour faire en sorte que les personnes qui travaillent dans les mines soient mieux considérées, mieux payées vu les conflits armés générés par l’exploitation minière.
On a aussi le pendant au niveau des usines d’assemblage des composants, plutôt en Chine. Il faut savoir qu’environ 90 % de la chaîne de valeur de l’assemblage se passe encore en Chine.

Et on a effectivement ce travail sur la longévité des produits, longévité matérielle et logicielle. C’est mon job chez FairPhone. J’ai un background en ingénierie logicielle, j’ai une équipe d’ingénieurs et on ne fait que ça, notre boulot c’est de faire en sorte que les produits qu’on propose soient durables aussi d’un point de vue logicielle, le logiciel est un peu l’enfant pauvre de la longévité. Quand vous voyez un FairPhone vous voyez qu’il est vite démontable, on peut enlever la batterie, changer des composants, etc. Avec les logiciels c’est un peu plus compliqué à comprendre et pourtant, c’est une des raisons pour lesquelles les gens arrêtent d’utiliser leur matériel parce que le logiciel ne fonctionne plus, parce qu’il n’est plus à jour. Si jamais votre application préférée ne se lance plus, eh bien vous n’allez plus utiliser votre téléphone.
On a donc un fort travail là-dessus, j’en parlerai un peu plus juste après.

On a aussi un travail sur la fin de chaîne, la fin de vie du téléphone : on veut faire en sorte d’avoir des téléphones qui soient plus facilement recyclables, mais on a aussi toute une action de récupération des téléphones pour faire en sorte qu’on puisse les recycler ou s’en resservir. Typiquement, on a des campagnes qui incitent les gens à recycler leurs appareils, à nous les envoyer, on regarde ce qu’on peut en faire, si on peut les réutiliser ou réinvestir certains composants dans la chaîne de construction du téléphone. Il faut savoir qu’un des derniers rapports du WEEE [Waste from Electrical and Electronic Equipment] indiquait qu’en 2022 plus de cinq milliards de téléphones n’allaient plus être utilisés, allaient être, au mieux, recyclé,s au plus mal finir dans vos poubelles, cinq milliards de téléphones, ce qui est beaucoup.
Ce sont les différents angles d’attaque de FairPhone.

Sur la longévité logicielle, qu’est-ce qu’on fait ? On essaye de faire des mises à jour logicielle sur la stack Android, on a un téléphone Android, ce qui représente la stack principale des téléphones aujourd’hui. Normalement la durabilité logicielle de ces téléphones c’est plutôt deux à trois ans et nous, on essaye de pousser la barre à cinq/six/sept ans. Sur le FairPhone 2 on va atteindre les sept ans au mois de décembre [2022], donc nous sommes plutôt contents. Notre objectif n’est pas de faire un téléphone mieux que les autres en disant « chouette, c’est cool, on va en vendre plus », ce que l’on veut c’est montrer que c’est possible, être un peu le poil à gratter de l’industrie et pousser les autres – acteurs, fabricants – à agir de manière plus responsable et à faire des choses qui durent, comme on a des machines à laver qui durent, comme vous aviez votre Nokia 3310, il y a 15 ans, qui durait, pourquoi ne pas faire ça aujourd’hui avec les smartphones.
Notre approche c’est d’arriver à bouger un peu les monopoles autour du logiciel. Dans la stack Android c’est principalement le constructeur de la puce, parce que la puce régit beaucoup de choses dans votre téléphone, et le fabricant d’Android, qui est Google. On essaye de faire bouger un peu les murs pour que ces deux monopoles actent vers plus de longévité.
Finalement, avec une équipe de cinq ou six ingénieurs, la taille de mon équipe aujourd’hui chez FairPhone, celle et ceux qui s’occupent de la longévité, on y arrive. Pourquoi d’autres n’y arriveraient-ils pas ?

Sur la partie chaîne d’approvisionnement, donc la partie sourcing des matériaux, des minerais, on opensource aussi tout cela pour que les gens, les autres fabricants non seulement de téléphones, mais aussi de n’importe quelle industrie électronique, puissent se réapproprier la chaîne d’approvisionnement. Si on travaille pendant trois ans pour arriver à ce qu’on puisse avoir une filiale de cobalt équitable, c’est typiquement le dernier truc sur lequel on bosse en ce moment, on a beaucoup bossé le cobalt, eh bien on veut que d’autres puissent se réapproprier ces filiales en question. Si vous allez sur le site de Fairphone [3], vous tapez « sourcing matériaux » et vous allez tomber sur notre mapping de sourcing, donc vous savez d’où viennent les différents minerais qu’on incorpore dans nos composants et vous avez même les fabricants des composants. La grosse difficulté dans l’industrie numérique aujourd’hui c’est l’opacité de la chaîne d’approvisionnement. On a à peu près une vision sur la première couche, on achète un logiciel, on achète un device, on sait d’où il vient, mais derrière c’est très compliqué, même pour le fabricant.
On pense qu’arriver vers une transparence de cette chaîne d’approvisionnement ça peut aller aussi vers quelque chose de meilleur pour l’intégralité de l’industrie. Si Fairphone opensource sa chaîne d’approvisionnement peut-être que d’autres vont l’utiliser, ça va inciter aussi d’autres fabricants à faire la même chose. C’est typiquement c’est ce qu’on pousse au niveau européen. Beaucoup de directives arrivent en ce moment sur l’écoconception. On a l’indice de réparabilité, de durabilité en France, c’est bien, je ne suis pas du tout contre, je trouve au contraire que c’est plutôt un bon signe par rapport au reste du monde, mais on pousse vers plus de transparence. On aimerait que les analyses du cycle de vie – je n’ai pas le temps d’en parler, si vous avez des questions je pourrais le faire –, que le sourcing de tous les matériaux soit publié sur les sites des constructeurs pour plus de transparence, à la fois sur la partie environnementale mais aussi sur la partie sociétale. Pour nous, les deux aspects sont liés. Ça ne fait pas sens de parler de problématiques environnementales si on ne parle pas des problématiques sociétales. C’est en ce sens, d’ailleurs, qu’on présente le projet FairPhone comme un projet qui rejoint une approche décoloniale parce qu’on prend en compte la situation des pays du Sud et l’industrie électronique repose encore beaucoup trop aujourd’hui sur l’exploitation des gens qui travaillent dans cette industrie électrique et qui sont loin de nous, évidemment dans les pays du Sud.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup Agnès.
Une des autres pistes que tu soulevais, Sébastien, c’est la piste des plateformes coopératives. Il s’avère qu’on a mené un projet de recherche sur les plateformes qu’on a appelées substantives, mais qui étaient sous statut coopératif. Plusieurs personnes qui sont là y ont participé – Sébastien, Benjamin, Laura – et Lionel Maurel. Lionel, tu peux peut-être nous en parler.

Lionel Maurel : Je peux en dire quelques mots qui vont prolonger ce que Sébastien a pu dire tout à l’heure.
C’est un projet qui s’appelait TAPAS [13], un acronyme qui voulait dire There Are Plateforms as AlternativeS, qui visait à étudier des plateformes que nous avions repérées comme étant des alternatives potentielles aux grandes plateformes dominantes du modèle, on va dire de l’ubérisation type Uber, Deliveroo, Airbnb, des plateformes qui avaient, en fait, la particularité d’être au croisement entre la logique des communs numériques et du logiciel libre et de l’ESS [Économie sociale et solidaire], notamment du mouvement coopératif.
Dans cet échantillon, on avait pris par exemple Mobicoop, CoopCycle, CoopCircuits, France Barter, Les oiseaux de passage, Framasoft [8] également, ou des plateformes culturelles comme SoTicket ou Tënk qui interviennent soit dans le domaine de la mobilité partagée, dans le domaine du tourisme et du logement partagé également et d’autres.

Pour aller peut-être un peu plus loin que ce que Sébastien a dit, on a constaté assez rapidement que ces plateformes effectivement, à la différence des grandes plateformes dominantes, avaient une préoccupation en général environnementale qui pouvait être plus ou moins marquée : ça pouvait être le cœur même de leurs préoccupations, comme chez Mobicoop, mais toutes, mêmes celles qui n’étaient pas directement, on va dire à priori concernées par ces sujets, manifestaient une préoccupation environnementale. On s’est un peu demandé quelles étaient les caractéristiques qui faisaient que ces plateformes-là avaient ce type de préoccupation.
Pour essayer d’élucider pourquoi elles ont ce type de préoccupation, on ne s’est pas arrêté uniquement à la part théorique, on va dire, de notions comme le coopérativisme de plateforme que Trebor Scholz ou Nathan Schneider avaient développées. Pourquoi ? Parce que ça n’est pas uniquement leur nature coopérative qui nous paraissait être à l’origine de cette préoccupation. Il n’y a rien, en soi, qui garantit qu’une coopérative va avoir une préoccupation écologique : on peut citer l’exemple du Crédit agricole, qui est une banque coopérative qu’on a souvent épinglée, qui détient des actifs tout à fait toxiques. Ce n’est pas en soi parce que vous êtes une coopérative que vous avez ce type de préoccupation.
Ce n’était pas non plus en soi, à notre sens, le fait de leurs liens avec les communs numériques qui garantissait aussi cette préoccupation. Si vous prenez un logiciel libre dans sa pure expression, il est complètement agnostique du point de vue écologique : vous pouvez très bien avoir un SUV dont l’électronique tourne entièrement sous Unix, dont le GPS utilise des données d’OpenStreetMap [14] ; je prends un autre exemple : les assistants vocaux de Google et d’Amazon sont, en fait, directement branchés sur Wikipédia. Il n’y a aucune corrélation directe et, je dirais, automatique entre le fait que vous ayez un logiciel libre, même un commun numérique, et une préoccupation environnementale.

Il a donc fallu creuser un petit peu plus et on s’est rendu compte que c’est davantage le croisement de la logique entre les communs numériques et la dimension coopérative – la limitation de la lucrativité est bien sûr importante – qui faisait notamment que ce type d’acteur prend en compte des finalités d’intérêt général en dehors de la préoccupation, on va dire, d’avoir une rentabilité économique, qui leur permettait d’avoir ce type de positionnement très particulier.

Pour aller au-delà, plutôt que de parler de plateforme coopérative, on s’est plutôt tourné vers un auteur qui s’appelle Karl Polanyi [15], qui est connu à travers son livre La Grande Transformation qui a décrit la manière la révolution industrielle a permis un désencastrement du marché et de l’économie par rapport à la société, et nous nous sommes tournés vers son concept d’« économie substantive » qu’il oppose à l’« économie formelle » – pour lui, l’économie formelle c’est celle qui oblige à une rationalité calculatoire qui est uniquement dans la maximisation du profit –, au profit d’une économie substantive qui prend en compte le lien des humains entre eux et à la nature et qui part de cette dépendance structurelle des humains pour réintégrer, dans l’économie, la préoccupation de préserver ces liens. C’est cela qui nous a paru particulièrement important dans le fonctionnement des plateformes alternatives.
Ces plateformes étaient alternatives pas au sens où c’étaient de simples clones coopératifs de Airbnb ou de Deliveroo, mais parce qu’elles sont aussi capables de se positionner autrement, de modifier le contenu même des services qu’elles proposent. Dans le fait qu’elles aient aussi ces préoccupations écologiques, on a constaté qu’elles souhaitaient cultiver un lien au territoire et une inscription dans les territoires concrets, qui est un peu l’inverse de ce que font les plateformes numériques habituellement. La plateforme numérique me fait toujours penser à l’image des soucoupes volantes qui planent au-dessus du sol, qui cherchent, au contraire, à avoir le moins de liens possibles avec le sol, alors que ces plateformes-là cherchent des liens avec les territoires et, de manière tout à fait concrète, notamment des liens avec les collectivités territoriales. Sébastien citait le cas de Mobicoop, c’est flagrant chez eux, ou de CoopCycle. Ça joue aussi sur la forme qu’elles prennent en privilégiant un statut, ce n’est pas systématique, avec l’appétence pour un statut type Scic [Société coopérative d’intérêt collectif], un type particulier de coopérative qui permet, théoriquement, une participation des acteurs publics au capital, donc directement à la gouvernance de ces plateformes.

Je pense qu’il n’y a pas de vertu intrinsèque, on va dire, ni des communs numériques, ni de l’économie sociale et solidaire, ni d’aucun élément. Par contre, il y a un croisement de conditions très particulières qui, dans certains contextes, permettent aux acteurs engagés dans ces démarches de prendre en compte des préoccupations type environnementales et c’est cela qu’on a essayé de mettre en lumière.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci Lionel. Comme tu le disais, il n’y a pas de lien naturel entre coopératives ou communs et prise en compte de finalités écologiques. On peut imaginer, parfois à tort, que logiciel libre veut dire low-tech. Pas forcément. Stéphane est-ce que tu peux nous éclairer sur la low-tech ?

Stéphane Crozat : Je vais repartir de ce que Sébastien a dit sur le paradoxe, en quelque sorte, entre parler de low-tech [16] et de numérique. On a géré ce paradoxe comme on a pu, à l’UTC, en utilisant le terme de low-technicisation. Outre que c’est plus compliqué à prononcer, l’idée est effectivement de partir du constat, déjà, que parler de numérique et de low-tech c’est, en soi, paradoxal, il y a une sorte d’antinomie à la construction puisque le numérique est quelque chose comme en haut de la pyramide technologique. Néanmoins, l’idée qu’on peut peut-être, en tout cas on va essayer à l’UTC comme ça se fait à d’autres endroits, faire évoluer en partie nos formations d’ingénieur, voir si on peut faire évoluer les méthodes et rediriger, en quelque sorte, les méthodes de conception vers moins de développement high tech, je vais le dire comme ça pour le moment.

Peut-être pour le positionner d’emblée, on a caractérisée de techno-solutionniste la façon de fonctionner, pour faire simple, que l’on a jusque-là. Encore une fois, il y a plein de nuances, le temps ne nous permettra pas là de les donner, donc je ne les donne pas, en plus ça m’arrange.
Pour illustrer cela, il y a un outil qu’on aime bien utiliser, ce sont les quatre scénarios que l’Ademe [Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie] a proposés qui s’appelle Transitions 2050 [17], donc scénarios S1, S2, S3 S4 et, dans chacun de ces scénarios, on arrive, hypothétiquement bien entendu, à la neutralité carbone – ça ne concerne que le carbone, mais c’est intéressant pour réfléchir. Avec ces quatre scénarios, on arrive à la neutralité carbone en 2050.
Sur les scénarios S3, S4, en fait on est dans des scénarios qu’on appelle techno-solutionnistes, on peut aussi appeler ça business as usual, plus ou moins, c’est-à-dire qu’on va y arriver mais, en S3, en conservant le mot « croissance » qui est tout en haut dans la liste – c’est moi qui ai refait ces documents à partir des documents originaux, je ne pense vraiment pas les avoir travestis – et, dans S4, on trouve des choses comme la « réparation des écosystèmes », c’est-à-dire une idéologie prométhéenne du progrès, assez classique : en face d’un problème il suffit de trouver les solutions. Le scénario S4 s’appelle Pari réparateur, l’idée c’est que ça marche mais ça marche à condition qu’on gagne le pari, évidemment, sinon ça ne marche pas, le mot pari est quand même assez fort. L’idée est de dire qu’on va essayer de jouer sur d’autres façons de faire, donc typiquement le scénario S1, et je ne vais pas tarder à faire le lien avec les communs.

Si on regarde les éléments qui sont mis en avant dans le scénario S1, on trouve des choses comme « recherche de sens », parfois on parle de « revenir à des besoins essentiels » ou « discuter des usages nécessaires », etc. Si on réfléchit un petit peu, qu’on se met là tous au tour de la table un peu plus d’une minute, qu’on discute ensemble, en fait, on ne va pas vraiment tomber d’accord sur nos besoins nécessaires, sur les fondamentaux une fois qu’on aura enlevé manger, dormir, boire, on va commencer à discuter de choses qui ne sont pas évidentes.
Pour moi il y a premier point : si on n’est pas dans la fuite en avant, il va falloir des espaces pour qu’on puisse discuter, négocier ensemble justement sur ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas. Si on fait de la low-technicisation à un moment qu’est-ce qu’on enlève, qu’est-ce qu’on fait différemment, de quoi accepte-t-on de se priver ? Si, par exemple, on fait des voitures plus légères – je ne suis pas dans le domaine du numérique – ou si on fait des téléphones, si on arrête effectivement la fuite en avant des téléphones – on parlait tout à l’heure du Nokia – à quel moment s’arrête-t-on ? Est-ce qu’on a juste besoin de téléphoner ? Est-ce qu’on veut quand même un GPS ? Etc. En tout cas, il y a besoin d’un espace pour discuter de ça et faire vivre des alternatives ; un espace de communs est, pour moi, un des premiers enjeux par rapport à ça. Si on a uniquement des entreprises capitalistes qui ont la main là-dessus, elles ne vont évidemment pas se poser ces questions et pas poser l’ensemble des alternatives.
Deuxième point, on le retrouve aussi dan la liste, il y a écrit « frugalité contrainte ». Ce serait une autre piste : à un moment, que ce soit, en quelque sorte, une décision étatique, plus ou moins démocratique, qui nous dise ce dont on a besoin. Si on a envie d’éviter un petit peu ça, il faudrait qu’on puisse se fixer nos contraintes nous-mêmes.

On pourrait discuter de tout cela beaucoup plus longuement, mais je ne vais pas le faire.

Ce que l’on peut illustrer peut-être là, c’est que, d’une certaine façon, si on décide d’interrompre ou, en parallèle d’une approche techno-solutionniste, de mettre en place des approches de type low-technicisation, ça suppose un changement assez fort de paradigme, on pourrait dire, c’est-à-dire qu’à un moment il y a des choses comme, encore une fois, le capitalisme, dans le domaine du numérique le capitalisme de surveillance, la concurrence, ça a été évoqué par Agnès juste avant, tout cela ce sont des trucs sur lesquels on ne va plus pouvoir se baser, il va donc en falloir d’autres.

Du coup, et je termine là-dessus, les concepts qui peuvent être ouverts dans le domaine des communs, on va trouver la notion de transparence : à un moment, effectivement, le fait de faire des choix, de les publier de façon extrêmement explicite, le plus explicite possible, c’est une façon de confronter, d’ouvrir à la réfutabilité, à la discussion, au débat, donc éventuellement aussi de pouvoir se tromper.
C’est aussi, évidemment, la mise en commun et l’entraide. Là on peut faire référence, peut-être, à Pablo Servigne [18] qui a écrit ce livre qui s’appelle L’entraide, l’autre loi de la jungle : à un moment, en situation de crise, le fait d’avoir ces espaces dans lesquels on travaille ensemble du coup sur des objets communs – en termes de logiciel, ce n’est pas simplement utiliser les mêmes, c’est aussi avoir la possibilité de les faire évoluer, encore une fois selon différents axes. Et puis, peut-être aussi, la culture libre d’une façon générale. Encore une fois, Lionel l’a bien dit, ce n’est absolument pas une solution suffisante à ce dont on est en train de parler là, en revanche, je pense que c’est une solution nécessaire et, encore une fois, pour faire vivre des alternatives. Typiquement on le retrouve aujourd’hui avec les systèmes d’exploitation, ça a été cité pour Android : le fait de ne pas être capable de disposer d’un grand nombre de versions et de pouvoir faire les choses de façon beaucoup plus aisée entre l’interface, le logiciel et le matériel c’est, à mon avis, une barrière très importante. Du coup, la domination d’un acteur ou de deux acteurs en l’occurrence dans ce domaine, est tout à fait une cause importante à l’origine de cela.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci Stéphane. Tu disais que le logiciel libre est peut-être une condition nécessaire mais pas suffisante. Dans l’histoire du logiciel libre, quand est-ce qu’intervient cette préoccupation qui, de toute évidence, n’est pas là au départ ?

Sébastien Broca : Merci beaucoup Corinne.
Je vais effectivement vous parler de cela et ça va me permettre de rebondir sur un certain nombre de choses qui ont été dites par les intervenants précédents.
Sébastien Shulz parlait d’une culture de l’illimité et de l’immatériel dans les communs numériques historiquement, je serais assez d’accord avec cette formulation. Lionel évoquait un logiciel libre qui serait agnostique du point de vue écologique. Si j’étais un peu provocateur, je dirais même que c’est même pire que ça. Je pense qu’il y a, à la base, une sorte d’imaginaire anti-écologique, je vais essayer de vous expliquer pourquoi et aussi pourquoi ça a peut-être changé.

Il me semble qu’à la base, dans le mouvement des communs numériques tel qu’il se développe dans les années 90 et 2000, il y a beaucoup cette reprise d’une idée qui est, en fait, une idée assez mainstream, d’une séparation entre le monde matériel et le monde informationnel. C’est une idée qu’on trouve dans la cybernétique de Norbert Wiener dans l’après-guerre, qu’on trouve chez les théoriciens de la société post-industrielle des années 70 comme Daniel Bell, qu’on trouve chez les futurologues comme Alvin Toffler et ensuite, dans les années 90, quand l’Internet se diffuse, chez des théoriciens du numérique, on va dire, ou du nouvel âge digital, comme Nicholas Negroponte, je ne sais pas si vous situez, c’était un ponte du MIT qui a écrit un bouquin [Being Digital] dans les années 90 où il mettait en valeur le passage du monde des atomes vers le monde des bits.
Chez tous ces auteurs, on a cette idée que l’information, fondamentalement, est un moyen de dépasser la rareté et la pénurie. Pourquoi ? Parce que l’information est une ressource non rivale, elle ne s’épuise pas au moment de son utilisation, parce que les technologies numériques permettent aussi la reproduction et la diffusion de l’information à coût marginal presque nul.
Donc pour moi, historiquement, Internet et l’informatique, les technologies numériques en général, ont vraiment été déployées sur la base de cet imaginaire progressiste, on pourrait dire, avec une sorte de fascination pour les propriétés de l’information et cette idée que, finalement, les technologies numériques, ou l’information, vont nous permettre de transcender les limites matérielles à la croissance.

Là où j’en viens aux communs, c’est qu’à mon avis cette thématique a été largement reprise, à l’origine en tout cas, par les défenseurs des communs numériques et elle a eu une importance stratégique. On voit cela dès les années 80, il y aurait des textes assez marrants à aller retrouver de Richard Stallman où il dit qu’un programme informatique est un sandwich infini, qui ne s’épuise pas, c’est fantastique et c’est pour cela que le logiciel propriétaire est absurde, c’est comme si vous aviez un sandwich infini et que vous refusiez de nourrir le monde entier avec votre sandwich infini. Après, évidemment, quand les communs numériques commencent à se mobiliser contre l’extension des droits de propriété intellectuelle, contre ce qu’on a appelé le second mouvement des enclosures, il y a cette idée, qui est vraiment au cœur de l’argumentation des opposants à ce second mouvement des enclosures, que les systèmes de régulation qu’on met en place dans le monde physique où, finalement, la propriété peut se justifie, ne sont pas adéquats dans le monde informationnel, dans le monde numérique, parce que, fondamentalement, ces deux mondes sont distincts et ne communiquent pas. Il y a aussi cette idée, qui a été beaucoup employée notamment lors des combats contre HADOPI [19] et d’autres, l’idée que dans le monde numérique il n’y a pas de vol : vous ne pouvez pas voler une ressource, un fichier informatique qui peut être dupliqué parce que vous n’en privez personne en fait.
Il y a eu une importance stratégique, à mon avis, de cette séparation entre monde matériel et monde informationnel qui a permis aux défenseurs des communs de mettre en évidence une certaine absurdité du renforcement des droits de propriété intellectuelle en disant, finalement, que ce renforcement est absurde, parce que, en renforçant la propriété intellectuelle, on méconnaît cette différence fondamentale, presque ontologique, entre l’information et la matière. Il faut vraiment comprendre que l’économie numérique, l’économie de l’information, ne fonctionne pas comme une économie de la rareté.
Les communs numériques se sont donc construits sur cette idée d’une abondance informationnelle, on pourrait dire, qu’il faudrait préserver et cette idée que la propriété intellectuelle serait artificielle parce qu’elle nous empêcherait de récolter tous les fruits de cette abondance.

Pourquoi cet argument de l’abondance informationnelle a-t-il montré, à mon avis, ses limites ?
On pourrait dire, déjà, qu’il a peu occulté le fait que, dans les régimes juridiques, la question n’est pas la propriété intrinsèque des biens ; un régime juridique c’est toujours l’effet d’un rapport de forces, d’institutions, etc., je ne reviens pas là-dessus, mais surtout cet imaginaire, on pourrait dire, a mis sous le tapis les soubassements matériels du numérique en validant, quelque part, le déni mainstream de ces réalités écologiques. On peut dire que les partisans des communs, de ce point de vue-là très particulier, ont marché main dans la main avec les théoriciens de la société post-industrielle, avec les éditorialistes de Wired, ceux que je citais au début.
Il y a donc, finalement, un changement de culture qui a commencé à s’opérer dans le monde des communs numériques, qui est très important, et c’est un changement de culture à mon avis majeur, c’est-à-dire qu’on a vraiment un mouvement qui s’est construit sur cette idée d’abondance informationnelle et qui doit déconstruire complètement cet imaginaire. C’est, à mon avis, ce qui est en train de se passer, ce qui se passe depuis plusieurs années, à la fois chez des acteurs historiques des communs ou du Libre comme Framasoft [8], mais aussi chez des acteurs plus nouveaux comme ces plateformes évoquées par Lionel il y a un instant, avec, par exemple, cette question du territoire qui revient qui, franchement, était à mon avis quasiment absente dans le monde des communs numériques dans les années 90 ou 2000.
Ça veut dire qu’il y a de nouvelles questions à se poser, qui n’étaient pas les questions que les partisans des communs se posaient dans les années 90 ou 2000, c’est-à-dire que faut-il numériser ? Est-ce qu’il faut tout numériser ? Si on n’est plus dans un monde d’abondance informationnelle, il ne va pas de soi qu’il faut forcément tout numériser parce que ça a quand même un coût. Comment fait-on pour construire des services, des applications web plus sobres ? Toutes ces questions-là. Et, pour ne pas avoir l’air de tenir un propos négatif sur les communs, évidemment que les communs ont des réponses et ont des solutions à apporter à ces questions-là. Je finirai juste par un exemple très simple : un commun numérique historique comme Wikipédia, peut-être le commun numérique le plus emblématique de tous, peut-être même sans avoir une claire conscience des enjeux écologiques, Wikipédia est, en fait, un site extrêmement vertueux du point de vue écologique, parce que c’est un site sans publicité, parce que c’est un site sans vidéo haute définition. En fait, on a un des sites les plus consultés au monde qui est aussi un exemple de vertu au niveau de son écoconception, c’est donc pour cela que les communs ont, à mon avis, malgré tout beaucoup de choses à dire et à faire en matière d’écologie.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup Sébastien.
C’est vrai que si on explore les pistes des communs et la manière dont les communs numériques, le logiciel libre peuvent servir des enjeux de transition, se pose la question de la pérennisation de ces communs et de ces activités. Dans la question de la pérennisation se pose aussi la question de la pérennisation avec l’aide de qui et avec le soutien de qui, avec quel mode d’institutionnalisation ? C’est un petit peu là-dessus que je souhaiterais que le dernier temps de table ronde s’articule.
Agnès, je pense qu’il y a probablement un point important dans votre action. Dans l’action de Fairphone le long de la chaîne d’approvisionnement, il y a une diversité d’acteurs contre lesquels vous devez pousser des choses. Est-ce que c’est en les embarquant aussi ?, je pense notamment à l’acteur privé, les entreprises. Comment se passe la logique des partenariats ou la logique des rapports de forces le long de la chaîne d’approvisionnement pour Fairphone ?

Agnès Crepet : Je vais commencer au plus bas, la partie sourcing des minerais. Tout à l’heure je parlais de la Fair Cobalt Alliance [20]. Nous sommes à l’initiative de mouvements, ou de projets, pour essayer de changer l’industrie comme avec cette Fair Cobalt Alliance, mais c’est vrai que c’est difficile, pour les initiatives qu’on lance, d’être pérennes s’il n’y a pas d’autres acteurs qui nous rejoignent.
Typiquement, dans le domaine des mines, on a de grosses industries comme Volvo, même Google Pixel ou Tesla qui nous ont rejoints, qui ont rejoint, on va dire, l’initiative pour pouvoir acheter, en fait, des volumes de cobalt. Et, quelque part, sans le fait que ces partenaires nous rejoignent, on ne peut pas rendre pérennes les activités, donc on ne peut pas proposer aux familles de mineurs le fait d’avoir un revenu sûr sur plusieurs mois voire plusieurs années. Tout ce qu’on lance au niveau sourcing des minerais ne peut pas se faire sans d’autres partenaires industriels puisque le volume de FairPhone ne suffirait pas, d’une, parce que nous sommes un fabricant de téléphone, deux, parce que nous n’avons pas encore les volumes des autres fabricants.
C’est un sujet qui est compliqué. Quand Tesla nous a rejoints, par exemple, c’est vrai que dans la presse on a eu des échos du genre « grâce à cette initiative peut-être que certaines boîtes peuvent se faire du green washing ». Peut-être, mais nous, sur le terrain, on voit bien que sans ça, sans, on va dire, une garantie que les personnes sur place peuvent avoir une ambition financière à laquelle elles peuvent s’attendre, eh bien ça ne marche pas. Quelque part c’est un peu un must off pour nous d’avoir ces partenariats-là et puis aussi, je le disais au début de la présentation, l’objectif de FairPhone n’est pas de vendre mieux que les autres et d’être les seuls, c’est de bouger l’industrie, montrer qu’on peut faire les choses différemment. Le fait que d’autres partenaires nous rejoignent est donc essentiel.

Le lien avec l’open source, en tout cas les communs, je le vois plus sur des initiatives comme FairTEC [21]. On a lancé il y a quelque temps, un ou deux ans, une initiative où des gens comme Commown, TeleCoop, qui est le premier opérateur alternatif téléphonique en France, qui a aussi son équivalent en Belgique qui s’appelle Neibo ou en Allemagne qui s’appelle WEtell, eh bien tous ces gens-là, en dehors de la France, ont rejoint, ont monté l’initiative FairTEC. Là on va quand même un cran au-dessus, c’est-à-dire que nous sommes tous des acteurs du monde du privé ou du monde de la coopérative, pour Commown ou Telecoop, qui proposons des solutions alternatives basées sur l’open source, mais aussi basées sur une sobriété numérique.
Il nous semblait donc important d’avoir une offre unique, on n’est pas encore dans l’offre commerciale, on est plutôt dans l’agrégation de projets que le consommateur ou la consommatrice peuvent utiliser et on veut montrer que les deux vont de pair. Fairphone, par exemple, est focalisé sur le fait de faire un téléphone plus durable et plus éthique, mais ça va de pair avec le fait d’avoir une carte Sim d’un opérateur qui va vers plus de sobriété au niveau de la consommation de data. Pareil au niveau du système d’exploitation puisque /e/OS fait aussi partie de ce regroupement FairTEC. Nous sommes tous persuadés que le fait de s’appuyer sur une démarche open source est indispensable à la fois sur le côté essayer d’expliquer ce qu’on fait : on doit publier, ce que je disais tout à l’heure, les différents acteurs avec qui on bosse, les différents fournisseurs, etc., ça va avec cette approche de l’open source, mais à la fois aussi pour que d’autres se réapproprient ce qu’on fait. On croit vraiment qu’il y aura une limite à notre démarche si d’autres acteurs ne se réapproprient pas ça.
FairTEC est quand même un exemple qu’on cite beaucoup comme étant un regroupement d’acteurs du privé qui est là pour influencer le reste de l’industrie.

Après, je citerais aussi le Right to Repair [22], un mouvement européen autour de la réparabilité qui est assez fort. Le fait qu’il s’appuie aussi, évidemment, sur le fait d’opensourcer tout ce qu’on peut, le fait de lutter contre la brevetabilité logicielle, etc., ce sont aussi des démarches dans lesquelles on s’inscrit beaucoup puisque ça va vers une sobriété numérique et vers des projets qui sont plus écologiquement responsables.

Toutes ces alliances sont, à mon avis, très importantes à suivre. Elles mixent à la fois des acteurs du privé et des acteurs institutionnels. C’est plutôt positif, ces alliances-là sont plutôt prometteuses.

Avant de terminer, je suis désolée de terminer sur une note un peu plus négative, je voudrais dire que je suis peut-être un peu plus inquiète au niveau européen, en tout cas au niveau du lobbying qui peut se jouer au niveau européen. Tout à l’heure je parlais des bonnes idées, des bonnes initiatives qu’il y a sur la directive Ecodesign, Écoconception [23], en France l’indice de réparabilité ou durabilité. En fait, il ne faut pas minimiser la force des lobbyistes du monde du privé, qui ne ressemble pas à ce que je viens de décrire, que l’on soit Fairphone, TeleCoop, ou Commown, donc tous les autres ; ils ont une force de lobbying que nous n’avons pas encore. Et c’est en ce sens que les partenariats avec le monde académique m’intéressent beaucoup, parce que, quelque part, vous tous et toutes, chercheurs du monde académique, vous pouvez aussi nous aider dans notre lobbying interne. Ce que je veux dire c’est que la définition des normes législative se fait actuellement, et c’est normal, avec les acteurs du monde du privé qui eux, en général pour les plus gros, ont beaucoup plus de forces vives pour écrire des rapports, pour écrire des états d’analyses, etc., pour essayer d’aller vers moins de durabilité et vers moins de prise en considération des éléments environnementaux. On bloque un peu en ce moment pour avoir cette force nécessaire et c’est en ce sens, à mon avis, que le partenariat avec certains acteurs du monde académique peut être prometteur.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci Agnès.
En termes de pérennisation des initiatives et des communs, dans l’échantillon de l’étude qu’on a menée il y avait Framasoft [8] et on s’est rendu compte que Framasoft est le seul modèle qui ne fonctionne que sur les dons, dans lequel l’acteur public n’est pas présent, dans lequel l’acteur privé n’est pas présent, et c’est celui de notre échantillon qui avait la plus forte longévité, puisqu’il y avait dix ans, et le plus grand nombre de salariés dans nos initiatives. Il y a finalement cet espace dans lequel se déploie Framasoft, ni sous l’influence du public – qui l’a recherché à un moment donné, pas de son influence mais le public, l’acteur public – ni sous l’influence du privé, qui fait d’autres choix, notamment le choix de ses propres réseaux. Stéphane, peux-tu nous en parler ?

Stéphane Crozat : Tu l’as bien résumé. L’idée effectivement d’une association comme Framasoft, ce qu’essayent aussi de faire d’autres associations dont vous avez peut-être entendu parler, les chatons [24], il y en a aujourd’hui une centaine en France, qui sont des clones – le mot est exagéré – des structures qui ressemblent à celle de Framasoft, d’inspiration, on va dire, framasoftienne, mais qui peuvent prendre des chemins assez différents, y compris en termes de modèle économique avec quand même une convergence importante, notamment à travers une charte que l’on partage, des espaces communs de travail, etc. bref !
Pour revenir à ta question c’est vraiment cette idée, à un moment, de faire vivre un autre modèle, d’essayer de faire vivre un autre modèle – jusque-là on va dire qu’on y arrive et quelques autres structures y arrivent – qui ne soit ni du domaine de l’entreprise, ni du domaine de l’État.
Il y a effectivement évidemment besoin, d’une part, que des deux espaces se structurent, enfin se restructurent et évoluent. L’idée est aussi de faire vivre une troisième voie.

Dans le domaine du numérique je pense que ça s’illustre vraiment à travers le fonctionnement du capitalisme de surveillance qui, de fait, est une alliance entre, on va dire, le monde des grands acteurs du numérique, des géants du numérique, en particulier les acteurs étasuniens, de l’État et du reste de la société privée.
Les acteurs étasuniens, évidemment, parce que c’est leur modèle économique. Là le problème, en dehors du problème de dépendance et des problèmes de libertés numériques dont on pourrait parler, c’est la dépendance à la publicité. Des acteurs comme Facebook ou Google fonctionnent effectivement sur la publicité, c’est-à-dire sur la nécessité d’une croissance, non nécessaire j’allais dire, je garde la formule : à un moment, ces entreprises ne fonctionnent que parce qu’on a une croissance économique, donc que l’on va créer des nouveaux besoins dont on n’a pas besoin, vous avez compris l’idée.
De l’autre côté, on a effectivement l’État pour qui la collecte de données est également perçue comme utile ou nécessaire, notamment dans le domaine de la sécurité.
Et puis le reste des autres acteurs pour qui la collecte de données est également un moteur dans d’autres domaines qui peuvent être tout à fait louables comme la médecine ou la sociologie, etc.
Bref ! Il y a une sorte de connivence d’une grande partie de la société autour du capitalisme de surveillance, pourtant, à la base, il y a une équation qui est intenable vis-à-vis des questions écologiques de par la croissance, en tout cas c’était mon hypothèse de départ.

Pour revenir sur l’initiative de Framasoft de ce point de vue-là, c’est de donner une solution pour faire autrement.
Si on prend la toute dernière offre qui a été proposée par Framasoft, qui s’appelle Frama.space [25], c’est l’idée d’offrir gratuitement aux associations qui le souhaitent, notamment aux petites associations, une solution alternative aux plateformes collaboratives qu’elles sont, à priori, habituées à utiliser, typiquement chez Google ou Microsoft, là à travers une solution basée sur des logiciels libres, on fait également le lien. Ce ne sont pas des logiciels que Framasoft a développés, ce sont des logiciels del’écosystème des logiciels libres, c’est Nextcloud, c’est Collabora Online, ONLYOFFICE, ce sont des outils qui existent déjà, que Framasoft a choisi d’héberger dans des conditions qui vont rendre l’accès suffisamment simple à des toutes petites structures, faire également l’accompagnement, les configurations qui iront bien, du coup, à partir de là, avoir une offre qui soit réellement alternative, c’est-à-dire pouvoir dire « vous avez vraiment le choix ». Avant, vous aviez le choix entre utiliser un truc qui fonctionne et que vous saviez utiliser ou passer dans l’inconnu avec plein de compétences à acquérir, etc.
L’idée générale est vraiment dans le fait de maintenir une troisième voie. Elle est évidemment extrêmement minoritaire, on parle d’une toute petite structure même s’il y a quelques millions d’utilisateurs chez Framasoft. Si on devait mettre en balance ce que le capitalisme de surveillance permet aujourd’hui et ce que cette troisième voie permet également, la balance, évidemment, ne serait pas du tout équilibrée mais au moins, ça a été dit tout l’heure, l’idée de montrer qu’on peut faire autrement – c’était probablement Agnès qui disait cela aussi pour FairPhone – ça veut dire qu’à un moment il y a la possibilité de copier, encore une fois, ce qui a été fait et de le reproduire.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup.
Le rôle de l’acteur public dans des formes d’institutionnalisation des communs numériques se pose, il est d’actualité, on a plusieurs initiatives, je pense au rapport Verdier [26], une diversité d’initiatives. Sébastien ça a été en partie ton sujet de thèse, tu peux nous en parler, pas de ta thèse, mais dans le cadre de cette table ronde.

Sébastien Shulz : Le rôle de la puissance publique se pose effectivement. Dans la manière dont l’acteur public soutient le développement soit des plateformes coopératives, soit de la fabrication distribuée basée sur des communs numériques, soit à travers des législations qu’il met en place pour augmenter le nombre de logiciels libres et la réparabilité des logiciels il y a, par exemple, des formes de ce qui s’appelle des partenariats publics/communs. C’est une notion qui a été prise pour prendre un peu le revers des partenariats publics/privés qui sont, en fait, des modes de financement par lesquels l’autorité publique fait appel à des acteurs privés pour gérer, en partie ou totalement, un service public et qui représentent des dizaines de milliards en Europe.
Je crois que l’enjeu qui se pose au mouvement des communs numériques, pour la transition écologique ou pas, c’est celui de la capacité à capter des ressources de la puissance publique avec deux enjeux : le premier c’est ne pas contribuer au retrait de l’État et le deuxième c’est ne pas se faire phagocyter par la puissance publique. Ce sont, en fait, des thématiques classiques que le mouvement de l’ESS ou que le mouvement des associations se posent depuis des décennies.

À mon avis, une des manières de parvenir à nouer des alliances avec la puissance publique en évitant ces deux écueils c’est, la première, en ayant des alliances à l’intérieur du champ bureaucratique pour renverser le rapport de forces à l’intérieur du champ bureaucratique. On parlait de Framasoft, Alexis Kauffmann [27] est aujourd’hui au ministère de l’Éducation nationale alors qu’ils ont été des ennemis pendant longtemps. À mon avis mettre des alliés, qui comprennent très bien les communs numériques, à l’intérieur de la puissance publique pour transformer le rapport de forces dans le champ bureaucratique me semble important. Quand Agnès Crepet disait que le lobby du capitalisme est tellement puissant, on se rend vite compte, en fait, qu’il faut faire un lobby alternatif.

Je pense que la deuxième chose importante c’est également transformer l’État. Il y a un long débat marxiste pour savoir si l’État est structurellement capitaliste ou s’il n’exprime que les rapports de forces et, aujourd’hui, les rapports de forces étant dominés par le capitalisme, l’État est capitaliste. En tout cas, je pense qu’une chose importante c’est de transformer l’État, c’est-dire la manière dont il s’organise. Je vais juste prendre l’exemple de Decidim [28]. Ce n’est pas un exemple dans la transition écologique mais c’est un exemple que je connais puisque c’est ma thèse, vu que tu m’as lancé là-dessus, je vais y aller, pas trop longtemps, ça va juste prendre une minute.
Decidim est une plateforme de démocratie participative, un logiciel libre qui a été développé par des gens à l’intérieur de la mairie de Barcelone. Ce qui est intéressant c’est qu’à la base c’étaient des militants altermondialistes, des hackers du monde du logiciel libre, qui sont rentrés dans la mairie de Barcelone pour la hacker, c’est leur terme, et ils ont développé ce logiciel libre. Très rapidement, ils se sont rendu compte que s’ils ne l’extrayaient pas de l’administration, il y avait des risques de phagocyter justement. Qu’ont-ils fait ? Ils ont créé une association à laquelle aucun acteur public ne peut adhérer, puisque la législation espagnole fait que si un acteur public adhère à une association il le chapeaute, donc ils ne voulaient pas qu’il y ait un acteur public. Ils ont transféré à l’association la propriété pas seulement du code, parce que c’était un logiciel libre, mais également des comptes Twitter, des comptes pour accéder à GitHub, alors que c’était public, il y a eu un transfert de propriété vers l’association et puis ils ont aussi hacké ce qui a été mis en place pour favoriser le marché, ils l’ont mis pour favoriser les communs. Par exemple, ils ont transformé des contrats cadres qui avant été passés entre la mairie de Barcelone et les grands groupes informatiques pour inclure des clauses, par exemple que les personnes à qui l’acteur public allait donner de l’argent devaient être compétentes pour le développement de logiciels collaboratifs, ce qui n’était pas le cas des grandes entreprises. Il y a eu une forme de transfert, de transformation institutionnelle.

Je vais juste finir là-dessus, je change ma casquette de chercheur, je prends celle de militant. Avec des collègues on a monté un collectif, Pour une société des communs [29], et on essaye de prôner de passer de l’ordo-libéralisme qui est, en fait, l’État qui met en place les cadres institutionnels pour permettre le libre marché, à l’ordo-communalisme où l’État mettrait en place le cadre institutionnel qui permettrait non pas le libre marché mais la libre collaboration, le libre développement des coopératives et des communs, notamment dans le cadre des communs numériques. C’est ce qu’on propose. On fait une journée, je termine là-dessus, le 28 janvier [2023], sur la transformation de l’État par les communs à laquelle vous êtes bien sûr conviés.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup.
C’est vrai que cet arbitrage entre la nécessité de l’État pour institutionnaliser, structurer, pérenniser et le risque que ça fait courir à ce qui est une des caractéristiques clef de communs qui est la possibilité délibérative pose question. C’est une question qu’on a pu se poser dans TAPAS [13] à laquelle je sais que Lionel est assez attaché. Si tu veux rebondir ou sur autre chose.

Lionel Maurel : Je voulais d’abord rebondir peut-être sur le terme même d’« institutionnalisation des communs » et le fait qu’on a introduit la table ronde par l’idée de mettre en débat cette question de l’institutionnalisation des communs.
C’est un terme dont je me méfie beaucoup parce que, quelque part, ça sous-entendrait que les communs ne sont pas des institutions déjà intrinsèquement. Si on commence à questionner l’institutionnalisation des communs, on sous-entend que c’est un processus qui les transformerait. Or, en fait, c’est là où je trouve qu’il faut toujours revenir à Elinor Ostrom. Elinor Ostrom [1] a montré que les communs sont intrinsèquement des institutions, parce que ce sont des systèmes de règles qui interviennent sur la gouvernance d’une ressource, etc. Si ce sont des systèmes de règles, ils ont déjà une nature d’emblée institutionnelle.

Quand on parle d’institutionnalisation des communs, de quoi parle-t-on exactement si les communs sont d’emblée quelque chose d’institutionnel ? Je pense que ça renvoie à un imaginaire. Sébastien parlait des imaginaires un peu problématiques que l’on trouve parfois dans le mouvement des communs, mais je pense que ça renvoie à une sorte d’imaginaire soit anti-institutionnaliste des militants des communs, soit, pire, institutionnaliste qui sous-entendrait qu’il serait possible d’agir ou de se constituer en dehors d’une dynamique institutionnelle. À mon avis c’est extrêmement négatif, en fait, de se lancer comme ça. Même Framasoft qui est un acteur extrêmement indépendant, ils ne sont pas entièrement auto-institués : vous êtes une association, c’est un statut que vous tirez de la loi, vous recevez des dons qui obéissent à un régime fiscal, c’est un statut qui est tout à fait légal. On n’est jamais que constitué de briques qui nous viennent de l’extérieur. Il y a une marge, bien sûr, pour construire ses propres briques ou faire bouger les briques, mais on est toujours une sorte de Golem, un assemblage de briques institutionnelles qui nous viennent de part et d’autre.
Je pense que là où c’est très problématique d’être dans une sorte de pensée a-institutionnelle, j’ai côtoyé beaucoup de militants des communs et je pense qu’il y a en beaucoup qui sont dans cet état d’esprit et, pour faire le lien avec ce que disait Sébastien Shulz tout à l’heure, c’est se priver d’un levier très fort que les politiques néolibérales ou ordolibérales ont bien compris. Les néolibéraux ont bien compris qu’il n’y a rien qui ne soit pas construit institutionnellement et que le vrai enjeu stratégique c’est de réussir à agir sur les structures institutionnelles qui permettent de construire certaines possibilités ou d’en fermer d’autres.

Je trouve qu’en ce moment il y a des signes assez intéressants que Sébastien a aussi commencé à souligner. Tu parlais du rapport Verdier, on a vu quand même cette année 19 pays européens, à la suite d’un rapport, discuter de la mise en place d’un fonds européen de financement des communs numériques ou de principes qui pourraient être mis en place de communs numériques par défaut dans les administrations, on va dire des outils de la notion d’institutionnalisation très puissants. Immanquablement, quand ce genre d’initiative se met en place, on sent immédiatement une méfiance des acteurs associatifs ou des acteurs militants qui, avec cette pensée de l’institutionnalisation des communs, peut emporter à le rejeter et c’est, à mon avis, une erreur stratégique très forte.
La vraie question c’est qui va contrôler ce processus en cours et dans quelle mesure, en fait, il est possible de participer à cette dynamique institutionnelle et d’éviter aussi qu’elle soit capturée par d’autres types d’intérêts.

À mon avis c’est un enjeu tout à fait essentiel. La vraie question, qui va être fascinante, c’est que, évidemment, si vous faites un fonds pour financer des communs numériques, il va falloir faire une définition de ce qu’est un commun numérique et là on va entrer dans le vif du sujet, ce qui va être extrêmement intéressant.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci Lionel. Sébastien, je te laisse rebondir et conclure la table ronde avant de permettre des questions.

Sébastien Broca : Je ne vais pas conclure, parce que je sais qu’il y aura des questions ensuite. Je me garderai bien de conclure, par contre je peux peut-être rebondir sur ce qu’a dit Lionel à l’instant. Je pense que je partage vraiment ce qu’il a dit sur cette question de l’institutionnalisation et des réticences, parfois infondées, qu’elle peut peut-être susciter dans le mouvement des communs. Plus que de parler d’institutionnalisation, peut-être faut-il se poser la question des alliances : avec qui le mouvement des communs doit-il s’allier ? Ce n’est pas facile de répondre. Peut-être, pour essayer de donner quelques éléments de mes propres réflexions.
J’ai l’impression qu’il y a eu quand même, depuis 20 ou 30 ans, beaucoup d’alliances entre les communs numériques et les grands acteurs de la Silicon Valley ou du capitalisme numérique. Un exemple c’est la Fondation Mozilla [30] qui a reçu de l’argent de Google, qui a fait plein de choses avec Google, ça n’a sans doute pas produit que des mauvaises choses. On peut quand même estimer que dans ce genre d’alliance les communs ont perdu une grande partie de leur dimension subversive, on l’a beaucoup vu dans le monde de l’open source. Vous savez peut-être qu’aujourd’hui il y a de l’open source partout ou presque, très souvent ça ne change pas grand-chose que l’infrastructure actuelle du numérique soit en grande partie open source, ça ne répond pas vraiment aux questions de surveillance, de vie privée, ça ne détruit pas les monopoles du numérique, ça ne rend pas le travail moins précaire, moins exploité, ça ne répond pas aux grands enjeux environnementaux. Bref ! Il y a quelque chose d’un peu insatisfaisant dans cette victoire de l’open source qui, à la fois, est partout et qui, à la fois, ne sert pas forcément le projet social qu’on voudrait qu’il serve.

J’aurais donc envie de dire qu’il faut retrouver une dynamique oppositionnelle par rapport à ces grands acteurs capitalistes, que le modèle serait plutôt Mastodon [31], l’anti-Twitter, que Linux, la brique de base du capitalisme numérique, pour le dire de manière un peu schématique.
Après, quand on parle d’une dynamique oppositionnelle, on voit bien que le rapport de forces est extrêmement déséquilibré. Stéphane l’a très bien dit : d’un côté on a des entreprises qui dominent le capitalisme mondial, de l’autre des petites communautés qui font beaucoup mais avec très peu. C’est admirable, mais ce n’est peut-être pas suffisant politiquement.

Donc quelles alliances peut-on faire ? Il faut peut-être chercher ailleurs. Je n’ai pas les réponses. J’avais noté des petites réflexions pour préparer cette table ronde. Ces derniers temps, je me suis pas mal interrogé sur cette question de souveraineté numérique. Comme vous l’avez sans doute remarqué, c’est une thématique qui a fait irruption dans le débat public depuis quelques années, peut-être encore plus avec la guerre en Ukraine. Je me suis demandé si on pouvait faire quelque chose avec cette thématique de la souveraineté numérique, est-ce que ça peut aider les communs à aller voir des acteurs publics, à les convaincre de la nécessité de soutenir les communs ?
Peut-être que oui au sens où il me semble que derrière ces questions de souveraineté numérique il y a une réflexion sur nos multiples dépendances et les vulnérabilités qu’elles créent, nos dépendances notamment technologiques, économiques et, in fine, le fait que tout cela crée, finalement, de la dépendance politique ou géostratégique, notamment envers les États-unis. Là les communs ont quand même une carte à jouer, d’une part parce qu’on a quand même beaucoup de projets qui sont européens, même si ça n’a pas toujours beaucoup de sens de leur attribuer une nationalité : Mastodon est allemand, c’est un développeur allemand, LibreOffice est allemand, Framasoft est français, OnlyOffice est letton, on peut citer quand même pas mal de projets européens, mais surtout parce que les communs numériques permettent quand même de répondre à un certain nombre de ces défis que pointe la notion de souveraineté numérique. On a des outils juridiques qui sont éprouvés ; si on a des communs numériques ça veut dire qu’on a des technologies ouvertes qu’on peut contrôler, qu’on peut auditer, on peut vérifier qu’il n’y a pas de backdoors ou de choses comme ça. Il y a aussi des opportunités économiques autour des communs dès lors qu’on accepte que notre but n’est pas simplement de faire en moins bien, finalement, ce qu’ont fait les Américains, ce qui est à peu près ce qu’on a fait politiquement, en France et en Europe, depuis 20 ans, la French Tech c’est quand même l’idée qu’on va faire comme les Américains ! Bon ! Il faut peut-être, justement, faire autrement et rompre avec ce modèle hyper-financiarisé, hyper-croissantiste de la startup et là les communs ont quelque chose à apporter qui est finalement à l’interface entre un projet politique et un projet économique qui est de développer un numérique qui ne soit pas simplement la pâle copie conforme de ce que les États-Unis ont déjà fait.

Un autre élément que je voulais donner, après on va ouvrir le débat, c’est qu’il faut ouvrir les communs numériques à d’autres acteurs militants qui ne viennent pas des mondes numériques ; ce n’est pas nouveau, depuis longtemps il y a ces circulations-là dans le monde des communs, mais je pense qu’il faut accentuer cela. Les communs numériques ne peuvent pas rester un îlot isolé des autres acteurs de la société civile qui ne viennent du monde numérique. Ça veut dire que si on pense qu’il faut faire des communs numériques au sens de services numériques qui ne soient pas aux mains d’entreprises dont le profit est le but principal, en fait, ça ne concerne pas que le numérique : ce sont un certain nombre d’activités qu’il nous faut soustraire au processus d’accumulation illimitée pour faire en sorte qu’elles ne soient pas prises en charge par des entités dont le profit est l’objectif principal.
Il faut donc tisser ces alliances et je pense qu’on peut se retrouver autour d’un projet de société commun qui, évidemment, excède de loin la seule dimension numérique.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci beaucoup. Merci à tous. Je crois qu’on peut vous applaudir.

[Applaudissements]

Corinne Vercher-Chaptal : C’est possible de mettre Agnès à l’écran ? Agnès, vous allez apparaître à l’écran parce qu’on va prendre des questions.

Public : Vincent, de l’IRI [Institut des ressources industrielles]. Je voudrais revenir sur le dialogue avec les communautés on pourrait dire anarchistes ; dans ce que vous avez décrit, ça y ressemble un petit peu, même si c’est un peu démodé comme appellation. II me semble que l’on retrouve un peu ça aujourd’hui et j’en fais, comme vous, la critique dans le mouvement blockchain ou dans toutes les communautés qui sont un peu mises en avant de manière anti-étatique, qui serait une forme de contestation de l’État sous une nouvelle forme, en tout cas sous l’angle monétaire ; j’ai aussi un peu en tête Michel Bauwens [32] dans cette catégorie. Je voulais un peu savoir ce que vous pensez de ce mouvement. Est-ce qu’il y a une vraie opposition avec ces communautés blockchain ? On parle de holochain, on parle de modèles qui seraient peut-être compatibles avec une notion de commun, donc plus territoriale, plus territorialisée, ça semble contradictoire avec la définition d’une blockchain. Ça m’intéresse de savoir s’il y a peut-être, là aussi, des alliances ou si ce sont deux modèles vriament complètement incompatibles, peut-être pour Lionel.

Lione Maurel : Je ne suis pas un spécialiste de la question, mais quand même, sur tout ce qui est né autour de la blockchain, plus que anarchiste on est vraiment, à la base, dans un mouvement qui était d’inspiration libertarienne en fait, vraiment au sens le plus fort du terme, qui a d’ailleurs beaucoup de liens avec ce que tu décrivais de la pensée à la base des créateurs d’Internet, des choses comme ça, on en retrouve des choses. Si on reprend la Déclaration d’indépendance du cyberespace [33], John Perry Barlow qui s’adresse aux États en disant « vos lois n’ont pas de prise ici, ici il n’y a pas de matière, etc. », je trouve finalement assez logique qu’une partie des usages de la blockchain, type Bitcoin, ait aussi dérivé en désastre écologique parce que cette pensée de la dématérialisation va aussi beaucoup avec cette vision libertarienne. C’est la même vision qui fait que des communautés rêvent d’aller sur des îles artificielles sur la mer, pourraient reconstituer des sociétés sans État et dématérialisées.
J’avoue que j’ai toujours été très dubitatif sur cet imaginaire-là. Ce qui est attirant là-dedans c’est l’énorme pouvoir d’auto-organisation que ça donne, c’est une ivresse de l’auto-organisation presque absolue que ça pourrait donner.
Je pense qu’on est, de toute façon, nécessairement dépendant de l’infrastructure institutionnelle et que tout pensée qui se base sur l’idée d’une coupure radicale va tomber sur un écueil.

De la même manière que Polanyi [15] dit qu’on est structurellement dépendant de notre relation aux autres et à la nature, on sera toujours structurellement dépendant de l’environnement institutionnel. Une pensée, un imaginaire qui prétendrait couper cette dépendance est, à mon avis, une utopie qui ne peut que mal tourner. C’est peut-être un peu radical comme jugement, mais je l’assume. J’avoue que c’est pour cela que j’ai refusé de lire quoi que ce soit sur les NFT [Non-fungible token]. J’essaie de protéger mon esprit de ces intrusions-là.

Sébastien Shulz : Je n’ai pas grand-chose à ajouter. En deux mots, il y a la réponse d’universitaire qui est de dire que ce que vous pointez, cette dimension libérale, libertaire, libertarienne fait partie historiquement du mouvement des communs avec Michel Bauwens [32], avec d’autres acteurs. Après il y a la réponse politique, celle qu’a faite Lionel et que je partage ; ce n’est pas celle que j’ai envie de promouvoir comme manière d’aborder les communs.

Public : Merci pour votre présentation. Pour rebondir sur la blockchain justement. Il y a, en fait, tout un mouvement qui se crée au service des communs : on a le Commons Stack Project, on a Aragon, qui développent des logiciels justement pour une auto-organisation au service des communs. Il n’y a pas qu’une vision destructrice et libertarienne de droite, il y a aussi tout cet aspect, en fait, de développement de logiciels pour l’auto-organisation. Commons Stack se base sur les principes d’Ostrom [1].

Public : Cathy. Je travaille aussi depuis pas mal de temps sur la blockchain. Juste pour rappeler que, en tous les cas, la blockchain ce n’est pas que la crypto. Le smart contract est un des moyens de passer sur la blockchain des contrats qui sont immuables, irréversibles, etc., avec des processus évidemment décentralisés, donc distribués, autonomes, d’une certaine manière ça reste une tech et ça reste une modalité. Ça serait plutôt bien, en tout cas c’est ce que je dis dans quelques articles, dans une démarche justement plutôt sur les communs de connaissance parce qu’on a la capacité d’établir des règles formelles, informelles, institutionnelles, substitutives, opérationnelles, etc., donc on est dans cette capacité de pouvoir rendre opérationnelle, si je puis dire, la mise en place de cette organisation distribuée, autonome, avec des modalités partagées, une gouvernance partagée. Je ne pense pas qu’il faille rejeter simplement parce qu’on est sur des cryptomonnaies, des NFT, etc. Il y a une partie financière, pour le coup, qui est bien plus prégnante dans le cas des cryptos, etc., plutôt que dans le smart contract qui est vraiment un contrat bilatéral et distribué, autonome. Merci.

Corinne Vercher-Chaptal : Agnès, vous êtes en ligne, je ne sais pas si vous voulez répondre ou apporter un commentaire là-dessus, sinon repasse le micro.

Agnès Crepet : On peut passer le micro.

Corinne Vercher-Chaptal : OK.

Stéphane Crozat : Juste plus pour ne pas répondre que pour répondre, on peut discuter de la techno en tant que telle. De mon point de vue, on reste là, quand même, dans une solution solutionnisme : à un moment, c’est bien l’idée qu’on a une technologie qui va résoudre nos problèmes de délibération, qui va résoudre nos problèmes de confiance, etc. Je savais que vous alliez faire cette tête-là c’est pour cela que je ne voulais pas répondre. Il me semble, en tout cas ce qu’on a essayé de remettre en avant, c’est qu’il y a des logiques de délibération au niveau des communs, il y a des logiques de partage, il y a des logiques de transparence, etc. Que l’on puisse les instrumenter, à un moment, avec certains types de techno, type blockchain ou d’autres, etc., oui, pourquoi pas. Par contre, la recherche d’une identité entre les deux, je vais le formuler comme ça, je pense que c’est probablement quelque chose qu’on perçoit les uns et les autres et le fait qu’on n’avait pas forcément envie d’aller sur ce sujet, mais il y a une sorte de volonté d’identité entre les deux, c’est-à-dire au sens où la technologie ici se cristalliserait exactement par rapport à ces principes et, d’une certaine façon – vous n’avez pas dit ça, mais on peut parfois l’entendre parfois – que toute autre façon d’aborder le problème serait fautive, un petit peu par construction, justement parce que n’embarquant pas tous les éléments techniques qu’embarque la blockchain.

Public : Merci. Moi ce sont des sujets un peu différents. C’est bien qu’on aborde autre chose. Je voulais rebondir sur une remarque de Lionel et après enchaîner. Lionel, tu as tout à fait raison de dire que les communs sont des institutions, ce sont des ensembles de règles, etc., oui, il n’y a pas de doute là-dessus. Je pense que l’ambiguïté vient de la discussion sur l’institutionnalisation par rapport à la pérennisation. La question qui nous est posée est bien celle-là : comment les communs qui sont nés peuvent-ils devenir pérennes, éventuellement se renforcer, etc. ? À ce moment-là on trouve la question de leur institutionnalisation ou, plus exactement peut-être, de formes d’institutionnalisation un peu différentes des formes initiales qui sont souvent des formes basées sur des règles, mais définies par des communautés étroites, donc des règles qui sont souvent fragiles, alors que la pérennisation, souvent, va impliquer de passer par des règles un peu plus dures, par des formes légales, etc. Wikipédia, et tu es bien placé pour le savoir, c’est une structure juridique lourde, avec des gardiens, avec une sélection, avec une DG, c’est un bazar !, un processus de décision hyper-lourd.

Si on raisonne par rapport à cette question de la pérennisation et des formes d’institutionnalisation, on trouve la question des alliances, parce que, effectivement, on voit bien qu’ils ne vont pas exister tout seuls, en particulier des alliances avec la puissance publique. Quelle est la difficulté qu’on a, me semble-t-il, et on va retrouver des débats qu’on a eus quasiment le premier jour, je fais exprès, comme cela ça boucle ? La difficulté qu’on a c’est qu’on a des communs qui, par définition, sinon ce ne sont pas des communs, sont hors du marché et de l’État, sont par-delà le marché et l’État sinon ce ne sont pas des communs, sinon on est dans le comnnon washing, sinon on est dans je ne sais pas quoi. La question qui se pose c’est : comment est-il possible de passer des alliances avec des expressions de l’État, pas l’État central lui-même, mais des formes, etc., qui respectent cette caractéristique fondamentale des communs ? C’est vrai que là on rentre dans des jeux qui sont difficiles, dans des jeux risqués.
Sébastien, j’entends bien que oui, dans certaines représentations on a l’idée que les communs vont modifier l’État, mais je crains beaucoup que dans l’état des rapports de forces actuels, ce soit l’État qui modifie les communs ou, plus exactement, qui se serve des communs pour développer certaines formes de l’État vers lequel il veut aller. Je vais appeler un chat un chat, j’ai l’habitude. Par exemple, quand on a retrait des services publics, quand on a recherche de flexibilisation du travail par du travail indépendant, etc., les tiers-lieux sont un lieu parfait pour ça. C’est le service public du pauvre, c’est de l’entreprenariat libéral avec des plateformes mises en commun, donc l’État finance.

Il ne faut pas se cacher les choses. Il ne faut pas se cacher derrière des mots. La question de l’institutionnalisation, d’une autre forme d’institutionnalisation, est clairement posée. La question des alliances est clairement posée, mais il ne faut pas se dissimuler derrière les mots. Il y a des vraies questions là-derrière et si on veut que les communs restent des communs ça demande beaucoup de vigilance de notre part.

Sébastien Shulz : Je te rejoins complètement sur le fait que l’État transforme les communs, j’ai d’ailleurs écrit des papiers dans ce sens. Un de mes articles c’était comment OpenStreetMap a fait une alliance avec l’IGN et comment ce commun n’est plus devenu un commun parce qu’il s’est fait prendre par la logique. Donc je te rejoins sur cette difficulté-là.
Après, je pense que cette difficulté-là, comme la difficulté, par exemple, des communs numériques à agir avec le capitalisme numérique, et tu l’as bien dit, il y a des alliances et des risques de reprise, parce que c’est logique dans le capitalisme, à mon avis ça ne remet en cause le fait qu’il faut trouver des alliances, mine de rien, avec l’État, et qu’il va falloir aussi transformer l’État, les instruments de l’État, les pratiques de l’État et, pour cela, il faut trouver des instruments.

Si on retourne à l’origine d’Ostrom [1], juste après avoir fait sa thèse sur les nappes phréatiques en Californie, elle a travaillé pendant une dizaine d’années sur la coproduction des services publics. C’est d’ailleurs avec ce groupe de travail qu’elle a ancré le terme de coproduction et elle a notamment travaillé sur les services de police de proximité. Elle essayait de voir comment les acteurs publics pouvaient, ou non, interagir avec les citoyens pour faire une police de proximité, c’est donc clairement un terme très américain.
La deuxième chose que je voulais ajouter c’est que le mari d’Elinor Ostrom était un politiste très connu aux États-Unis, il a écrit un bouquin en 1994 sur le selft government. Il essaye de réfléchir à un État qui permette de laisser les gens s’auto-organiser, pas pour le marché mais dans des communautés démocratiques, organisées comme le commun.

À mon avis, ce qu’on a du mal à faire, évidemment, c’est réussir à trouver des formes institutionnelles, transformer l’État tel qu’il existe avec toutes les spécificités des formes d’État national, c’est-à-dire que la manière dont on va transformer l’État espagnol ne va pas être la même que celle dont on va transformer l’État italien qui a déjà des formes constitutionnelles propres. Il y a tout le travail qui a été fait par Judith Rochfeld sur l’échelle de la communalité où elle propose plein de pistes pour transformer l’État.

À mon avis, pour le dire honnêtement, les communs ne gagneront pas la bataille contre le capitalisme s’ils ne transforment pas et s’ils n’arrivent pas à nouer des alliances avec l’État. Du coup, c’est à nous d’essayer de trouver quelles formes d’instruments mettre en place pour y parvenir.

Lionel Maurel : Pour rebondir sur ce que tu disais sur l’exemple de l’IGN et d’OpenStreetMap, je pense que tu fais référence à l’épisode de la base des adresses nationales qui était un épisode où, effectivement, il y a eu une rencontre entre un grand commun et une agence de l’État et il y a eu une tentative d’instrumentalisation à un moment donné. On pourrait voir ça comme une bataille perdue, mais quelques années plus tard, si on regarde ce que ça a fait à l’IGN au final, aujourd’hui. L’IGN était une agence qui était quand même l’exemple même du New Public Management, c’est-à-dire une agence à qui on demandait de s’auto-financer avec de la vente de données, donc une logique tout à fait propriétariste, etc., qui, aujourd’hui, a ouvert ses données et, dans son fonctionnement, dit qu’elle construit des géo-communs, qui ressemble beaucoup quand même à une agence qui développe un commun à partir de données publiques très ouvertes.
Il y a des choses qui paraissent comme des défaites à court terme, qui, au final, ont une action transformatrice et je sais de quoi je parle parce que j’ai mené beaucoup de combats et j’en ai perdu beaucoup, mais j’ai toujours vu quand même, à long terme, une action transformatrice. C’est pour cela, à mon avis, que la vraie question c’est de ne pas refuser le combat, c’est ça la vraie chose. Oui, il y aura beaucoup d’échecs, il y aura beaucoup de cas où les communs se feront retourner de l’extérieur, ou de l’intérieur, ça arrive aussi parfois, mais toutes les interactions, les frictions et les rencontres valent la peine d’être tentées.

Public : Merci pour toutes ces brillantes interventions. Je voudrais poser peut-être deux questions.
Une question sur la transparence des données. Agnès a très bien démontré que l’enjeu principal c’est notamment sur les indices de réparabilité de la technologie. Je rebondis sur ce que Lionel vient juste de dire : est-ce que la transparence des données serait la première brique angulaire pour la constitution de communs, capable, justement, de donner une valeur nulle à ces informations qui nécessitent de construire un nouveau modèle économique, alternatif à tout modèle propriétaire ? Ce serait justement un élément pilier, dans cette transparence-là, de coopération de communs et de définition des communs telle que les 19 pays européens l’auraient émis.
Deuxième question concernant cette notion de risque d’ubérisation des services publics par les communs numériques. À l’heure actuelle on a des législations qui essayent d’être à la croisée des chemins avec la mise en place de marchés de l’information au niveau de l’Union européenne, de RGPD général sur la protection des données, qui essayent de monétiser les données, etc. Le combat au niveau européen ou au niveau français mérite-t-il encore d’être mené si on n’a pas vraiment construit un modèle idéologique de promotion des communs vraiment fort et efficace ? Merci.

Agnès Crepet : Plus pour répondre à la première partie de la question, mon point de vue serait qu’évidemment il y ait plus de transparence sur les data, c’est sûr. S’il y a des choses qui poussent les boîtes, les gros monopoles ou les plus petites boîtes, dans le monde du numérique, à respecter certaines contraintes, notamment si je parle de l’indice de réparabilité, de disponibilité des pièces détachées, de prix de ces pièces-là, etc., il faut qu’on soit capable d’avoir une transparence sur ces données-là.
Il faut savoir que l’indice de réparabilité jusqu’à présent, ça peut changer, c’est une auto-notation. Ça veut dire que c’est Fairphone qui fait son calcul, c’est Apple qui fait son calcul. Déjà ça serait peut-être bien qu’il y ait une tierce partie qui puisse vérifier ça, mais déjà qu’il y ait une transparence des data. Aujourd’hui, quand vous tapez dans un moteur de recherche « indice de réparabilité », vous tombez sur une plateforme qui s’appelle indicereparabilite.fr, qui a été lancée par une startup qui s’appelle Spareka — je ne leur en veux pas, à la rigueur ils ont monté leur truc, etc.—, mais il n’y a pas de plateforme aujourd’hui — ça pourra arriver, il y a eu récemment des annonces, mais ce n’est toujours pas le cas —, il n’y a pas de plateforme publique qui permette de consulter ces data-là. Je pense que ce serait effectivement une première étape intéressante : indice de réparabilité c’est bien, mais qu’on oblige les fabricants du monde de l’électronique à publier leurs data.

Pour répondre à la deuxième partie de la question : est-ce que ça vaut le coup encore de lutter ? Bien sûr que ça vaut encore le coup de lutter. Quand je disais que les lobbyistes des boîtes un peu plus grosses que Fairphone sont très présents, oui, mais on est là aussi dans la définition de l’indice de durabilité, qui va englober l’indice de réparabilité, il y a Commown, il y a HOP, Halte à l’Obsolescence Programmée, il y a Fairphone, il y a Back Market qui a été citée juste avant, qui est quand même une boîte un peu plus grosse. Bref ! Il y a tous ces acteurs, tous autant qu’on est, qui essayent de lutter vers quelque chose de plus soutenable, de plus sobre, etc. Donc oui, il faut continuer.

Je réitère mon appel au lien avec le monde académique. Parfois on est peu à sec dans les rapports qu’on doit présenter. Je ne peux pas divulguer toutes les informations qu’il y a en ce moment au niveau du gouvernement sur l’indice de durabilité. Je prends un exemple fictif : admettons qu’on essaye de pousser une idée où l’open source – j’en suis persuadée et je ne suis pas la seule – soit un levier pour la durabilité des matériels. Je pense par exemple qu’avoir un bootloader unlockable, avoir la solution technique pour pouvoir mettre un système alternatif open source sur son téléphone, ça va faire en sorte qu’on puisse garder plus longtemps son téléphone. Admettons que ce soit un point qui soit celui de FairPhone, celui de Commown, mais pas celui des plus gros. De quoi pourrait-on avoir besoin pour faire en sorte que ce soit un vrai critère qui soit pris en compte dans les indices de durabilité, voire au niveau européen dans la directive Ecodesign ? Eh bien on a besoin d’universitaires à nos côtés pour prouver que c’est utile. Je caricature un peu. C’est pour cela que je pense qu’il faut vraiment poser ces partenariats académiques et du monde du privé, des petits acteurs, parce que parfois on est un peu à sec. J’ai entendu des choses, par forcément pour ces groupes-là mais dans d’autres cadres de travail, du type « oui, mais on sait très bien que l’open source n’est pas secure — Comment ça ce n’est pas secure ? Vous voulez qu’on ait des rapports, qu’on fasse intervenir des gens un peu indépendants pour vous prouver que l’open source c’est secure ? Que la plupart des serveurs sur lesquels tournent plein de grosses solutions, ça a déjà été dit aujourd’hui, tournent sur des noyaux Linux, etc. »
Je pense évidemment que ça vaut le coup de continuer ce combat-là, ce combat lobbyiste à parité des petits acteurs du privé, des Scop [Société coopérative et participative] et du monde académique parce que c’est là que ça se joue. Je suis persuadée, sans citer de marques, que les grosses marques du numérique hardware ou software, changeront si elles sont obligées de le faire. On peut inspirer des acteurs, ça peut se passer aussi, mais le gros mouvement va vraiment arriver le jour où ce sera interdit de faire des batteries qui se collent. Une directive va arriver en mars 2024 là-dessus : les batteries qui sont collées seront interdites, c’est bien que cela arrive. Tout à l’heure quelqu’un parlait des chargeurs des PC. C’est grâce à cela que les gros monopoles du numérique vont agir de manière différente. Donc oui, il ne fait vraiment pas abandonner le combat.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci Agnès.

Public : Merci pour ces présentations et ces débats riches.
J’avais envie de poursuivre sur ce qu’a dit tout à l’heure Sébastien Broca, son dernier argument : ouvrir les communs numériques à d’autres formes de militance, je pense notamment à deux formes de militance qui n’ont pas été évoquées, par exemple les militants des droits de l’homme avec des évolutions des licences publiques, du copyleft vers copyfarleft, notamment une licence qui a fait pas mal de bruit, la licence Hippocrate qui, d’une certaine manière, remet en cause le principe premier des logiciels libres : ne pas fermer l’utilisation des logiciels or, la licence Hippocrate peut le refermer pour ceux qui ne respectent pas les droits de l’homme. C’est une première ouverture.
Il y a un deuxième exemple dans cette ouverture, ce que fait par exemple CoopCycle avec sa licence qui restreint l’usage à des regroupements coopératifs, donc là encore un lien militant vers l’ESS ou l’économie solidaire.
Ce sont les premières pistes sur lesquelles j’aurais aimé vous entendre.
Deuxième piste qui fait plus débat peut-être, les acteurs de la décroissance avec l’idée d’une dénumérisation. Est-ce que c’est un combat ? Je sais, là encore par le projet TAPAS [13], que c’est quelque chose qui est évoqué notamment par Les oiseaux de passage [34] notamment au travers de leur plateforme, l’idée d’une dénumérisation, on peut en discuter. Qu’en pensez-vous ?

Stéphane Crozat : Peut-être juste rapidement. Ça été évoqué tout à l’heure, je pense qu’il y a un lien, typiquement, avec ce qu’on a voulu faire à Framasoft, le fait de donner des outils aux autres acteurs militants, je pense que ça va dans ce sens-là, si je ne me trompe pas. Vraiment cette idée, à un moment, de ré-encapaciter ces autres structures, de leur donner la possibilité de venir jouer sur ce terrain des communs numériques, je le formule comme ça. Je pense que vous avez tous vu, si vous êtes un peu en contact avec les milieux associatifs, à fortiori militants, que ce conflit de valeur entre les outils qui sont utilisés et les valeurs qui sont prônées est souvent assez marqué, pas toujours, il y a quelques acteurs qui ne se rendent pas compte, mais la plupart du temps.
Sur la deuxième partie de la question, l’aspect décroissance, dénumérisation, je pense que ce sont des choses qu’on n’a pas complètement thématisées à Framasoft, qui nous percutent beaucoup et je ne serais pas étonné qu’on bouge un peu sur ces sujets dans un futur proche. Néanmoins déjà, même s’il y a d’autres raisons à ça, par exemple l’offre qui va être faite par Frama.space [25] sera une offre limitée à 40 gigas, non négociable. Il y a d’autres raisons, c’était aussi pour ne pas aller sur le terrain d’acteurs économiques, notamment aussi alternatifs, qui auraient une offre un peu plus structurée et avancée à proposer. L’idée c’est aussi de se dire « que voulez-vous qu’on fasse avec 40 gigas ? », si on arrête deux minutes, on fait quand même pas mal de trucs avec 40 gigas. Évidemment, si on commence tout de suite à vouloir y mettre de la vidéo HD, etc., OK, sinon, en termes de quantité de données à gérer pour une association, ça fait quand même pas mal d’infos. Ce sera peut-être un petit peu ces éléments-là.

Peut-être un dernier point sur la dénumérisation, en tout cas sur des formes d’anticipation, éventuellement, d’un futur dans lequel le numérique fonctionnerait moins bien, soit des coupures d’électricité, des interruptions de réseau, etc., je pense que le modèle décentralisé de ce point de vue-là, typiquement au sens du CHATONS [24] : avoir un archipel avec plein de gens qui proposent des choses, etc. Il y a des discours de Microsoft aujourd’hui, des grands fournisseurs de datacenters qui vont effectivement nous expliquer que leurs datacenters ultra-concentrés, mis dans les bons endroits, avec toutes les bonnes technologies vont consommer moins que plein de petites structures un peu partout, donc que c’est plus écologique ou résilient, etc. Mais si on se projette demain dans une société en effondrement, disons, pour utiliser ce mot et je pense que ça a été discuté ici sans justement que ce soit du catastrophisme, cette logique de décentralisation et d’encapacitation de petites structures partout sur le territoire me paraît aller dans le bon sens ce qui, à mon avis, se couple avec une logique de dénumérisation : si on pense comme ça et si on met ça en avant, on ne peut plus penser la numérisation de l’ensemble de nos structures de la même façon. Ça veut dire réduire notre dépendance au numérique de fait.

Public : Merci beaucoup pour vos inputs super intéressants. Je travaille aussi sur les plateformes numériques/alternatives et la transition écologique dans le secteur agricole. Lionel, vous avez évoqué un point qui m’a interpellée par rapport aux plateformes alternatives. J’essaie de faire un petit peu un travail de caractérisation et de définir un petit peu les contours. Dans le projet TAPAS [13], par exemple, on parle de plateformes substantives, alternatives, coopératives, collaboratives. Je me demande comment on peut délimiter les contours de chacun de ces quatre termes, que met-on derrière, comment peut-on les distinguer s’ils sont, finalement, la même chose ? C’est vraiment cette question de caractérisation et surtout après avoir évoqué aussi Frama.space [25] comme étant une alternative à une plateforme collaborative qui existait dans une entreprise, finalement dans quel sens ça peut être une alternative à une plateforme collaborative ? Vraiment caractériser un petit peu les contours de ces quatre termes, en quel cas ils sont différents, pourquoi et comment ? Merci.

Corinne Vercher-Chaptal : merci. On va peut-être enchaîner avec l’autre question d’autant que celle que vous posez est un vaste champ et je ne suis pas sûre que ce soir on puisse y répondre.

Public : Bonjour. Merci énormément pour votre présentation, c’est passionnant, j’aime beaucoup.
Je voulais revenir peut-être sur un thème qui a été rapidement évoqué, celui du stockage de l’information. Il y a une empreinte carbone croissante concernant le stockage d’un nombre de données toujours plus grand, que ce soit sur des serveurs ou sur des disques durs. Même si de nouvelles solutions émergent, un jour ou l’autre on arrivera à un point de saturation, on n’a pas une capacité de stockage de l’information qui, à ma connaissance, est infinie. Il me semble donc qu’on va, un jour, atteindre un point où il faudra choisir quelles informations on conserve et quelles informations on efface, mondialement parlant, sur les bases de données, notamment sur Internet. J’ignore tout de ce milieu, je me demande s’il y a des choses qui sont déjà mises en place et des gens qui commencent à réfléchir à des modèles de gouvernance. Est-ce qu’il y pourrait y avoir une place pour une gouvernance en commun du stockage à échelle mondiale ? Merci beaucoup.

Corinne Vercher-Chaptal : Merci. Ça sera la dernière question. Je vous laisse y répondre.

Stéphane Crozat : Je vais laisser quelqu’un d’autre répondre, Lionel peut-être, je ne sais pas. Juste pour dire qu’aujourd’hui le principal problème du stockage c’est la vidéo. On peut parler de données, on peut parler de plein de choses, mais l’accroissement de la résolution de la vidéo, que ce soit au niveau réseau, au niveau stockage, c’est quand même aujourd’hui le premier point sur lequel on aurait à agir, indépendamment du problème que vous soulevez.

Lionel Maurel : Je trouve vraiment intéressante cette dernière question, en gros ça pose la question de savoir comment on fait collectivement pour décider de détruire de l’information. Dans le monde on va dire matériel, c’est très bien balisé. Vous avez des choses qui s’appellent des services d’archives où une partie du métier des bibliothécaires consiste à détruire des documents. J’ai fait ça pendant longtemps, ça s’appelle du désherbage, on jette des documents. Étrangement dans le monde numérique, et ça rejoint un peu la question sur l’imaginaire dont tu parlais, l’illusion de l’abondance informationnelle fait qu’on est d’autant plus réticent à détruire des informations. Je constate d’ailleurs que dans les organisations, y compris académiques, les filières d’archivage numériques sont balbutiantes par rapport à ce qui existe dans l’analogique. Je pense que c’est tout à fait lié à ces problèmes d’imaginaire. Oui, il faudrait avoir effectivement les mêmes structures et ça implique aussi d’avoir les mêmes métiers, qui nous permettent d’avoir des filières, avec des règles établies, de destruction de l’information parce que, de toute façon, il faut bien le faire. Donc voilà, c’est tout ce que je voulais dire.

Sébastien Broca : En complément, il faut se demander comment on fait pour détruire de l’information ou des données. On peut aussi se demander comment on fait pour ne pas en créer trop. Je pense que la smart city, la smart home, c’est une croissance extrêmement forte de la quantité de données créées chaque année. À un moment donné, il faut se demander si ça a du sens et je pense que du point de vue des communs ça n’a pas de sens. On ne va pas faire la smart city ou la smart home en commun, pour moi c’est une contradiction dans les termes. Ça rejoint aussi la question de la dénumérisation. Je ne pense pas qu’il faille aller vers une numérisation totale de tout et ce genre de projet de smart city n’a, à mon avis, rien à faire, par exemple, avec les communs.

Sébastien Shulz : Juste pour finir sur la question, je te renvoie aux très bons travaux qui ont été faits par le projet TAPAS avec également Guillaume Compain. Vous aviez fait un article sur la caractérisation des plateformes [35] Working Paper exactement, qui est très bien fait où il y a plein d’infos.

Corinne Vercher-Chaptal : Il est sur HAL.
Agnès, vous voulez rajouter un mot ? Ce n’est pas une obligation non plus.

Agnès Crepet : Juste pour compléter ce qu’on disait tout l’heure sur l’open publication des data. Je pense qu’il serait intéressant de travailler justement avec ces plateformes qui soient celles de publication des data dont on parlait tout à l’heure sur toutes les législations qui arrivent au niveau européen ou au niveau français.

Corinne Vercher-Chaptal : Je crois qu’on va conclure la table ronde. Merci.

[Applaudissements]

Corinne Vercher-Chaptal : On arrive au bout de trois jours de colloques qui ont été riches. Ça recommencera pour une prochaine édition du RIODD sur un thème qui est « Changer ou s’effondrer », et ça sera chez un laboratoire ami du CEPN qui est le Clersé [Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques] à Lille. On vous donne rendez-vous à Lille pour la 18e édition du congrès RIODD sur « Changer ou s’effondrer ».
Merci à tous.

[Applaudissements]