Julien Devaureix : Salut, c’est Julien. Avant de commencer cet épisode, je me dois de vous infliger le traditionnel appel au don. Oui, je sais c’est d’une violence inouïe. Vous étiez tranquillement venu pour un épisode gratuit et me voilà qui vous prend en otage, c’est presque du terrorisme intellectuel, mais, que voulez-vous, c’est mon seul gagne-pain. Je consacre tout mon temps à Sismique : podcast, newsletter, site web, réseaux sociaux. Un travail à temps plein, donc, qui, par un mystérieux paradoxe, ne me nourrit qu’à temps partiel. Alors oui, je mendie, mais avec classe, derrière un micro, sans vous poursuivre dans la rue avec une pancarte.
Si Sismique, si ça vous apporte autre chose que ces 30 secondes de culpabilisation, je vous invite à participer à cette grande œuvre caritative qu’est ma survie alimentaire. Les détails sont sur le site du podcast ou en description de cet épisode pour ceux qui souhaiteraient succomber à cette offre exceptionnelle qui ne vous rapportera strictement rien si ce n’est la satisfaction, légèrement mégalomane, d’avoir soutenu un projet que vous appréciez. Et si votre compte en banque est aussi vide que mes espoirs de devenir millionnaire avec ce podcast, pas de panique, parlez-en à votre ami fortuné et qui sait, peut-être qu’entre deux placements défiscalisés il aura une illumination spirituelle et décidera d’alléger son portefeuille pour la bonne cause. Merci de votre patience et maintenant place à l’épisode.
Le numérique n’est plus simplement un outil ou un secteur économique, c’est de l’infrastructure critique, du pouvoir au 21e siècle. Des câbles sous-marins aux algorithmes qui façonnent nos opinions, en passant par le contrôle des données stratégiques, comprendre ces nouvelles structures de pouvoir est essentiel pour saisir les transformations profondes de notre monde et les rapports de force qui en déterminent l’orientation.
Dans cet épisode, je reçois Tariq Krim qui a un parcours unique, qui lui permet d’éclairer tous ces enjeux. Entrepreneur, pionnier du Web avec Netvibes [1] et Jolicloud [2], ancien vice-président du Conseil national du numérique [3], il alerte depuis des années sur les questions de souveraineté numérique et observe de près les mutations géopolitiques du secteur.
Dans cet entretien, on explore le basculement en cours aux États-Unis avec la prise de contrôle des infrastructures critiques par une nouvelle oligarchie tech, l’évolution des structures de pouvoir numérique et leurs implications pour nos démocraties, la vassalisation technologique de l’Europe et ses conséquences, les nouveaux défis posés par l’IA et la manipulation cognitive, et les pistes pour construire une véritable résilience numérique.
C’est une conversation en deux parties, parce que Tariq a beaucoup de choses à raconter et encore, je me serais attardé bien plus sur l’histoire de l’Internet et l’histoire du numérique en général. Il y a pas mal d’anglicismes aussi, ce qui, en fait, est compliqué à éviter quand on parle de ça. Et peut-être aussi quelques noms de personnes ou d’entreprises qui ne vous seront peut-être pas familiers, j’ai donc mis les références sur sismique.fr si ça peut vous aider et, pour aller vraiment plus loin, je recommande la newsletter de Tariq, Cybernetica [4] qui est une référence en la matière.
Quoi qu’il en soit, même si ce n’est pas votre sujet préféré, votre sujet de prédilection, accrochez-vous parce que ça a une dimension absolument essentielle à comprendre pour y voir plus clair sur notre époque et ses enjeux. Bonne écoute.
Voix off : Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais le monde ne vous attend pas. Le monde bouge et il bouge vite !
Julien Devaureix : Bienvenue sur Sismique.
Diverses voix off : Rien de tout ça n’est réel.
— Qu’est-ce que le réel ? Quelle est ta définition du réel ?
— Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.
— Votre savoir nous a fait devenir cyniques. Nous sommes inhumains à force d’intelligence.
— We are at the beginning of a mass extinction !.
— Tu dois trouver dans tes rêves l’avenir pour lequel tu as envie de te battre.
Julien Devaureix : Bonjour Tariq.
Tariq Krim : Bonjour.
Julien Devaureix : Merci de m’accorder tout ce temps. On va parler des structures du monde actuel, en particulier comment le numérique structure tout ça, tout ce qui est en train de se passer autour de ces questions, des États-Unis, de l’Europe, de la souveraineté. Bref ! On a le temps.
Est-ce que, pour commencer, tu peux m’expliquer un peu ton parcours. Tu as les pieds et les mains dans le numérique, dans Internet, depuis tout petit. Tu es dans tout cet écosystème tech, tu connais tous les acteurs de la tech. Explique-moi comment tu es légitime, pourquoi tu es légitime de parler de tout cela, pour ceux qui ne te connaissent pas.
Tariq Krim : En tout cas, je pense que j’ai eu beaucoup de chance. J’ai eu la chance d’être connecté au réseau, on appelait ça comme ça, dans les années 80.
On a eu deux choses.
En 82, mon père apporte un Apple II avec un modem et une connexion à un service qui était en Virginie qui s’appelle The Source, qui était un peu pionnier à l’époque. Il y a deux/trois gros services commerciaux, on appelait ça des banques de données. Il y avait Compuserve, The Source et puis, un peu plus tard, un service sur Commodore qui est devenu AOL des années plus tard. J’avais donc accès à des informations, des bases de données. Mon père était économiste, il avait accès à des bases de données. Il faut savoir que les scientifiques, les économistes, tous ces gens avaient accès à des données, il y avait énormément de données qui commençaient à être numérisées et en même temps le quartier dans lequel j’étais, le 4e arrondissement a été choisi pour l’expérience du Minitel [5].
Julien Devaureix : Ceux qui sont nés après 2009.
Tariq Krim : En gros, deux visions de réseau ont été pensées dans les années 70.
L’une, on en parlera peut-être, a été inventée, en tout cas imaginée, dans sa façon d’exister, aux États-Unis, mais, dans sa structuration de données, en France par Louis Pouzin [6], ce qui est devenu le réseau TCP/IP, qui a été la base technique de l’Internet, qui a été choisi par le ministère de la Défense.
Et un autre réseau, plus centralisé, qui s’appelait X.25 [7], qui a été déployé dans plein d’endroits – Prestel, Datex-P en Allemagne, je crois que Sprint devait avoir un réseau aussi aux États-Unis, il y en avait en Afrique du Sud, un peu partout –et en France, ça été le réseau télématique donc le Minitel, avec une idée assez géniale : on voulait remplacer les tonnes de papier de l’annuaire téléphonique. On l’oublie, mais le Minitel, à la base, c’était ça. Pour les plus jeunes d’entre nous, nous recevions tous les ans le nouvel annuaire, le Bottin, avec tous les numéros de tout le monde, donc une quantité de papier hallucinante. Il fallait apprendre à naviguer dedans, ce n’était pas facile, on voit dans Terminator, ouvrir le Bottin. Il y avait le Bottin dans les cabines téléphoniques.
Julien Devaureix : Il y avait des cabines téléphoniques déjà.
Tariq Krim : Il y avait des cabines téléphoniques. Je crois qu’il y a un film de Joel Schumacher qui se passe entièrement dans une cabine téléphonique [Phone Game], ça n’aurait plus aucun sens.
J’ai dit qu’il y avait deux architectures. Pour bien expliquer, la valeur de l’Internet, en gros, est au bout, c’est-à-dire qu’on a un terminal, c’était souvent une machine Unix qui était connectée, on voyait ses données, les données trouvaient leur chemin, un peu comme de la randonnée, en petits paquets et puis, à la fin, tout était assemblé de l’autre côté. Ça veut dire qu’on avait une architecture totalement distribuée et si un paquet n’arrivait pas, il était renvoyé.
L’idée des paquets est de Louis Pouzin. C’est une idée assez révolutionnaire parce que ça permet de créer des réseaux très résilients. À l’époque, on a dit que l’Internet était pensé avec une décentralisation des infrastructures informatiques en cas d’attaque nucléaire. Ce qui est intéressant aussi c’est qu’il fallait trouver une façon pour que l’information ne soit pas dans le réseau dans le cas où on change d’ordinateur. Quand on avait des réseaux propriétaires, si on changeait les machines, il fallait changer le réseau. Alors que dans le système de l’Internet, on peut rajouter un iPhone ou un terminal des années 70, ils peuvent tous les deux se connecter et être sur le même réseau en même temps, ce qui était assez extraordinaire.
Le réseau X.25 était un réseau très structuré et très centralisé, c’est-à-dire que la qualité du réseau était contrôlée par l’opérateur. Quand les PTT et France Télécom décident de faire le Minitel, ils construisent tout et je pense que c’est le seul exemple, dans l’histoire d’un réseau, qui soit un service public, qui soit souverain puisqu’il a été construit de A à Z. La première chose que j’ai faite, quand on a reçu le Minitel, c’est évidemment de l’ouvrir et tous les composants, absolument tout, était fait en France ; les routeurs étaient faits en France, les câbles étaient faits en France. D’ailleurs le Minitel, avec sa petite poignée, était tellement beau que Steve Jobs en est tombé amoureux, donc, quand il a fait le Macintosh, il a mis une poignée identique en disant « il faut qu’on le porte ».
L’avantage de ce terminal, c’est qu’il avait, derrière, une prise qu’on appelait péri-informatique. La première chose qu’on a faite c’est rendre le Minitel pour avoir une autre version marquée « R » pour « Réversible », parce qu’en bidouillant avec quelques diodes et un peu de fer à souder et en le connectant à un ordinateur, en fait on avait un modem gratuit.
À un moment le Minitel est devenu un réseau très corporate, il y a eu ensuite l’évolution avec le 3615 et toutes les messageries qui ont fait la fortune de gens comme Xavier Niel, Marc Simoncini and co. À l’époque, je fais partie d’une génération qui s’est dit « on nous a filé un modem gratuit, il n’est pas très rapide, il faisait 1200/75 bauds, c’était vraiment une 2CV », mais imagine qu’on te dise que tu as une voiture gratuite et que tu peux explorer la France, eh bien c’est ce qu’on avait avec le Minitel d’un point de vue informatique.
Julien Devaureix : Tu étais tout jeune.
Tariq Krim : J’ai fait mon premier serveur avec un copain, on avait 12 ans et, à partir de là, la chance que j’ai eue et je pense que ça a eu une évolution plus tard, c’est qu’à aucun moment je n’ai imaginé l’ordinateur autrement que connecté à d’autres ordinateurs. Donc, au moment où la plupart de mes amis utilisaient leur ordinateur personnel, puisque PC, à l’époque, ça ne voulait pas dire juste IBM et Personal Computer, pour faire des jeux, j’avais la possibilité de me connecter. Avec l’ordinateur de mon père je pouvais me connecter aux États-Unis, aller dans les forums et au fur et à mesure des années, les années 80 passent, à l’époque il y a ce qui a été un peu un fondement pour moi, une grande découverte, c’est un réseau de hackers en Allemagne, le Chaos Computer Club [8] de Wau Holland, qui était notamment un peu le penseur de tout ça. Eux avaient aussi un système similaire au Minitel qu’ils avaient piraté, ils avaient fait des grants, mais eux avaient une vision assez fascinante, ce sont les premiers à avoir expliqué Information wants to be free. Donc, en même temps qu’on commençait à bidouiller, on découvrait qu’on pouvait utiliser des passerelles pour aller aux États-Unis et explorer les réseaux.
À ce moment-là, en Allemagne et en Hollande, tu as deux communautés, en Hollande c’est XS4ALL, qui ont commencé à mettre en avant une idée que je trouvais assez fascinante. Quand j’étais tout jeune, j’étais toujours le plus jeune à l’époque, j’étais complètement fasciné par des gens comme Laurent Chemla [9] qui a fait Gandi après, un peu le super-héros, c’est lui qui avait piraté plein de choses. Ce qui était intéressant c’est qu’en France, il y avait un côté bidouille, alors qu’en Allemagne et en Hollande il y avait vraiment une vision politique qui avait déjà compris que l’Internet était un outil politique – on était à l’époque de la guerre froide, de la bataille entre le KGB et les services américains –, que le numérique était un moyen pour le KGB d’accéder, qu’ensuite on allait avoir des virus qui étaient construits en Bulgarie par le KGB local. En fait, tous les fondements de ce qu’allait devenir la guerre numérique qu’on connaît aujourd’hui se sont opérés dans les années 80.
Julien Devaureix : OK. Si on accélère, Internet est arrivé, les réseaux se sont déployés à une vitesse folle avec des infrastructures numériques physiques, des infrastructures de logiciels aussi, qu’on peut appeler aussi infrastructures, et tu as toujours ton nez dedans, et puis tout le phénomène Silicon Valley qui arrive. Comment peux-tu décrire cette évolution d’Internet, même du numérique en général pour devenir ce que c’est aujourd’hui, c’est-à-dire quelque chose parfois mal compris mais qui est absolument structurant dans la manière dont les consciences se forment, dont notre rapport au monde qui se forme, dont l’économie est faite, etc. ?
Tariq Krim : Pour moi, l’Internet et le numérique ont toujours été culturels et technologiques en même temps.
J’ai parlé des années 80, pour moi c’était très important. En fait, la technologie a totalement changé dans les années 90, on est passé à Linux, à l’Internet, donc tout ce qui était payant, tout ce qui était difficile à faire devient soudain facile.
J’ai eu la chance de commencer à travailler à Radio Nova parce que j’avais critiqué un texte sur le cyberpunk, j’étais un fan de William Gibson, j’ai dit « ce truc est bourré d’inexactitudes », donc Jean-François Bizot, qui était le patron de Nova Press et de Actuel, m’a dit « tu n’as qu’à venir écrire avec nous » et, avec lui, on a commencé à faire des connexions avec les hippies et les gens de Californie. Je suis allé aux États-Unis pour le lancement de Wired, j’ai rencontré John Perry Barlow [10] avec qui je me suis lié d’amitié, juste un an avant qu’il fasse la fameuse Déclaration d’indépendance du cyberespace [11]. C’est là que j’ai compris que la contre-culture américaine, parce que l’Internet était d’abord présenté comme une contre-culture – on y viendra parce que c’est très important –, nous a été vendue comme une contre-culture et c’est pour cela qu’on l’a adorée, avec des idéaux qui étaient déjà pré-libertariens : « l’État n’a rien à faire dans le numérique, etc. », la liberté, la liberté d’expression, tous les sujets dont on parle aujourd’hui étaient déjà là, le chiffrement avec la Clipper chip, la NSA qui voulait mettre des puces pour empêcher le chiffrement et les gens qui savaient que sans chiffrement il n’y aurait pas d’e-commerce, qu’il n’y aurait pas d’argent à faire sur Internet, d’une certaine manière ils ont gagné.
J’ai donc vécu les années 90 en étant à la fois dans la Silicon Valley, j’ai travaillé pour une boîte qui n’existe plus maintenant, qui s’appelait Sun et, en même temps, je passais beaucoup de temps avec les philosophes, les gens qui réfléchissaient autour de la tech, les ingénieurs, et j’ai commencé à voir un truc qui s’est structuré, qui s’est crashé en fait en 2000, qui a repris doucement. Je dis souvent qu’il y a le proto-Internet, il y a l’Internet des pionniers. L’Internet des pionniers meurt le jour du grand crash de 2000, on a l’impression que tout ça c’est du vent et en même temps, évidemment, l’Internet était fait pour durer, donc une nouvelle génération de gens survit, Amazon survit, IBM survit. Une nouvelle boîte qui se crée et qui a survécu, c’est Google. Il y a donc une deuxième ère qui va arriver, qui est un peu le renouveau. C’est là que j’arrive avec Netvibes, une startup, c’était le web 2.0, l’idée c’était qu’on allait reprendre les idéaux du Web après le crash et qu’on allait faire quelque chose de très ouvert, très accessible, et là il se passe deux choses, deux innovations qui vont tout changer, l’iPhone et le cloud, qui font que, désormais, on peut homogénéiser un produit et le distribuer à un milliard de personnes. Donc, avec l’iPhone et le cloud, c’est le moment où il y a une concentration.
Il faut bien comprendre que les GAFAM et les choses comme ça sont le fruit d’opportunités technologiques. Ce qui est fascinant c’est que les technologies sur lesquelles elles se sont construites ont été inventées en Europe, puisque Linux et le cloud sont européens à la base.
Quand je fais Netvibes, je passe beaucoup de temps avec Mark Zuckerberg, on discute beaucoup, et, en fait, je comprends qu’il a compris qu’on basculait de l’univers où on était dans les médias sociaux, où le contenu était l’individu – tu faisais ton blog, ce qui était important c’était toi et ce que tu publiais à tes followers – à un système de réseaux sociaux où c’est le maillage et les interactions, quelles qu’elles soient, qui comptent, ce qu’on appelait le « K » le klout, il y avait le K-Factor dans un réseau social ce qui permettait de mesurer sa viralité. C’est pour cela que certains réseaux ont été achetés par Facebook ou autres parce que c’était analysé de manière quasiment mathématique, c’est-à-dire que la viralisation de l’information, les échanges entre les gens deviennent la valeur. Tu ouvres ton iPhone, tu scrolles Instagram, même de manière peu engageante, ils gagnent de l’argent. En fait Google a créé un système où l’accès à la recherche et l’information deviennent la seule chose que l’on fait, toute la journée on cherche de l’information, donc ils gagnent de l’argent et la socialisation c’est le modèle de Facebook.
On parle souvent d’attention, mais, pour moi, le fait que l’attention soit détournée, c’est le by product du fait que ces modèles sont le modèle de la recherche, donc l’accès, et la socialisation. À partir de là, la socialisation se fera d’abord entre les familles et les groupes, les amis, après les influenceurs vont arriver et si demain il faut des influenceurs numériques, donc des êtres synthétiques, ce n’est pas le problème puisque la valeur d’un réseau social c’est son interaction et sa monétisation vient de l’interaction. L’interaction peut se faire avec n’importe qui, n’importe quand, on en parlera sûrement pour la question politique, c’est-à-dire qu’elle est totalement apolitique. Si le complotisme marche bien, génère de la relation et de l’interaction, on va le mettre en avant, d’ailleurs, souvent il va se mettre en avant tout seul. J’ai une théorie qui est que les patrons de ces plateformes ne savent pas comment leurs plateformes fonctionnent, ils essayent juste de les patcher.
Donc, comme je disais, on est passé de l’Internet des pionniers à l’Internet d’hyper-consolidation et, aujourd’hui, on se retrouve avec trois problématiques en même temps.
La première, c’est une hyper-consolidation qui est devenue totale puisqu’en Europe on a dit, en gros, « faites ce que vous voulez », c’est un peu ce qu’on a fait les 20 dernières années. Maintenant on a le DMA [Digital Markets Act, Législation sur les marchés numériques], le DSA [Digital Services Act, Règlement sur les services numériques], le RGPD [Règlement général sur la protection des données], tout ça, mais pendant des années on leur a dit « vous faites ce que vous voulez. »
Et puis, face à cette hyper-consolidation, on a une fragmentation géopolitique du monde qui se construit avec la Russie qui, d’une certaine manière, a remilitarisé l’Internet, les États-Unis qui voient le numérique comme un outil de consolidation de leur domination, puis la Chine qui s’est d’abord refermée sur elle-même et puis, maintenant, qui se positionne, qui commence aujourd’hui à s’étendre en Afrique, un peu partout, même d’un point de vue politique quand on regarde DeepSeek et tous ces outils qui disent « on est là ».
On a ça et, en même temps, on vit dans un mythe de globalisation où, en fait, les produits sont unifiés, uniformes. Pour moi, la globalisation la plus parfaite ce n’est pas Nike, c’est Google, c’est le même produit partout, c’est le Mac Donald de la pensée ou le fast-food de la pensée. Ce qui est intéressant quand on est dans un fast-food connu, c’est que le produit générique a été inventé aux US, mais c’est une viande française, une salade française, une tomate française, un fromage français, mais le produit est totalement générique. Ce qui est intéressant c’est que l’algorithme de Google, les algorithmes, parce que ce n’est jamais un, sont les mêmes un peu partout, c’est juste qu’ils accèdent à des données différentes, donc les résultats sont différents. C’est cette homogénéisation qui est, en fait, l’ère dans laquelle on a vécu.
Julien Devaureix : C’est intéressant. On pourrait passer une heure, même beaucoup plus de temps sur l’histoire d’Internet, du positionnement de la France et de l’Europe dans tout ça, voir que nous avons été des précurseurs mais qu’après ça s’est construit ailleurs. Quelque part, on constate aujourd’hui que tous les grands acteurs sont effectivement soit Chinois sur leur marché qui commence à s’étendre, mais, chez nous, surtout Américains, en tout cas tous les trucs qu’on utilise, les logiciels, c’est pour cela qu’on parle domination des GAFAM. On est donc arrivé pour des raisons multiples, il y a plein d’ouvrages là-dessus et on pourra en dire deux mots.
Tariq Krim : Je pense qu’il n’y a qu’une raison.
Julien Devaureix : Alors vas-y : pourquoi est-on arrivé sur cette domination américaine et cette dépendance de l’Europe ?
Tariq Krim : Pour moi, il y a une seule explication, c’est le mépris absolu de l’informatique qui existe. Il faut savoir que la première forme de l’informatique a existé en France avec Pascal, la pascaline, qu’il y a un type génial, un peu l’Elon Musk à l’époque de Louis-Philippe, qui s’appelle Thomas de Colmar [12], qui a inventé l’arithmomètre et qui, contrairement à tous les autres acteurs européens, devient le leader des machines à calculer. Pendant la Deuxième guerre mondiale, l’informatique va être utilisée en Angleterre pour déchiffrer les messages des Allemands, aux États-Unis pour construire la bombe et, quand on sort de la guerre, nous, nous sortons éreintés, la plupart des scientifiques à qui on confie le développement de l’informatique sont des gens abstraits tel Louis Joliot-Curie qui est lié, évidemment, à Marie Curie, qui était communiste, qui dit « il ne faut absolument pas que les entreprises travaillent. »
Une petite start-up, juste après la guerre, crée le premier ordinateur non-IBM et on l’a laissée mourir.
On se retrouve dans un système où on demande à des mathématiciens qui, en général, détestent l’informatique, ce sont plutôt les physiciens qui aiment l’informatique, de contrôler ça. On a un peu le même problème avec l’IA. On a demandé à Cédric Villani [13] qui, à mon avis, n’était pas le bon choix, même s’il est brillant en mathématiques, il n’a pas du tout la même adoration pour le code.
Donc historiquement on décide, malgré le talent, de dire que c’est un truc annexe, et on ne comprend pas que l’informatique sont trois choses à la fois c’est une science, c’est une technique et c’est de la bidouille, il faut des bidouilleurs, il ne faut pas juste des gens dans des tours d’ivoire et c’est un art. Ça veut dire les gens sont des talents, telle personne dans telle boîte change tout, la Silicon Valley l’a parfaitement compris, Apple sans Stephen Wozniak n’est pas Apple, en tout cas au début, ou Jony Ive maintenant.
Julien Devaureix : D’ailleurs, ce sont les boîtes qui ont été créées par des codeurs, par des informaticiens et pas par des managers.
Tariq Krim : Exactement. Donc, quand tu as des grands projets, il y a eu un seul grand moment, c’était le plan Calcul [14], à chaque fois on a la même situation : soit on vend les boîtes aux États-Unis, on a vendu Bull à General Electric, ça fait penser à Alstom, mais c’était déjà le cas et c’est pour cela qu’on a fait le plan Calcul et, à la suite du plan Calcul, Giscard d’Estaing décide de tuer tous les projets européens, notamment le projet Cyclades [15] et des choses comme ça.
À chaque fois, tu te rends compte que l’informatique est, en fait, considérée comme quelque chose de cols bleus, les sciences ce sont les cols blancs. Tu as ça aujourd’hui avec le projet de la French Tech et de l’IA où on te dit, en gros, qu’il faut avoir fait des grandes écoles, avoir bossé chez Google. Et les gens qui sont des bidouilleurs ? C’est marrant parce que Yann Le Cun [16], qui est mis en avant, s’il sortait aujourd’hui lui qui a fait l’université, je ne suis pas sûr qu’il serait dans le système et je ne suis pas sûr qu’un Steve Jobs aurait reçu de l’argent de la BPI vu le profil qu’il avait. Il y a ça, alors qu’aux États-Unis et ensuite en Chine qui a copié les États-Unis, on a dit qu’on allait mettre le paquet sur la technologie. On a permis aux informaticiens de gérer ces évolutions. Dans la tech, depuis 70 ans, on voit que les gens qui sont en charge sont des gens qui savent et qui comprennent ce que je viens de dire, que c’est un art, que c’est du code. On a donc mis les talents au service de ça.
En France, les gens qui réussissent ou qui font les trucs, c’est toujours dans leur coin.
Julien Devaureix : Ces boîtes-là sont devenues surpuissantes, les GAFAM représentent maintenant une part considérable, en fait quelques boîtes qui concentrent une part considérable du stock market américain, qui concentrent énormément de richesse.
Tariq Krim : Elles ont plus de capacité d’action. Si elles veulent mettre de l’argent, aujourd’hui, sur quelque chose, elles ont du cash : une de ces boîtes a plus de cash à mettre que la France, si elle devait mettre du cash sur un projet.
Julien Devaureix : C’est complètement dingue. On ne se rend pas compte justement des proportions.
Pour comprendre, je voudrais que tu nous expliques pourquoi ces boites-là, parce qu’elles font ce qu’elles font et de la manière dont elles le font, sont devenues si puissantes, si grosses et contrôlent, en fait, une partie du monde. Après on reparlera de ce qui se passe, des dangers pour la démocratie, etc. Déjà, pourquoi ça ?
Tariq Krim : Elles sont arrivées à un moment opportun. Ce qui est très intéressant, c’est que les monopoles se construisent après les crises. C’est-à-dire que pendant la crise tous les gens qui pourraient réussir, qui pourraient être des alternatives, meurent, parce que souvent les investisseurs ne les suivent pas ou la bourse ne les suit pas. Deux choses sont arrivées et, à mon avis, on les a assez mal comprises.
La première c’est que la consolidation des GAFAM existe depuis la fin du premier crash, en 2000, mais elle va s’accélérer.
Julien Devaureix : Les GAFAM, c’est Google, Amazon, Facebook, toutes les boîtes.
Tariq Krim : Toutes les grosses. On comprend une chose, c’est qu’avec le mobile et avec le cloud, on peut imaginer un service pour un million de personnes et, une fois qu’on a compris comment ça fonctionne, on peut l’étendre à 10, à 100, à un milliard, c’est, en fait, ce qu’ont fait ces boites. Elles ont décidé de perdre de l’argent ou d’investir dans les technologies de scale. C’est un peu le modèle qu’a imaginé Mac Donald. À un moment donné, ils ont dit « quand on a dix restaurants, on peut encore faire de la viande, la couper sur place, etc. », c’est ce que fait In-N-Out aux États-Unis, c’est pour cela que c’est si bon, pas de réfrigérateur, etc., mais quand on a des dizaines de milliers de magasins, on choisit la pomme de terre qu’il faut parce que c’est celle qui fait les grandes frites.
Julien Devaureix : Ça devient industriel, tout est normalisé.
Tariq Krim : Ça devient industriel, tout est normalisé. D’une certaine manière, toutes ces plateformes testent d’abord et ensuite elles grandissent. Ce qui est intéressant c’est que chez Google, le seul service qui a été vraiment construit en in-house c’est le moteur de recherche d’origine, tout le reste a été acheté, YouTube, même Adsense, ils ont acheté une boîte dans laquelle la personne a créé le système. Ils ont regardé ce que faisaient les autres et, à partir de là, ils ont dit « on a des effets de réseau tellement forts qu’on réussit ». Facebook la même chose, ils ont dit « on va connecter les autres plateformes à nos services » et dès qu’ils voyaient qu’un service était intéressant, soit ils le copiaient, soit ils le rachetaient. Apple c’est pareil, ils regardent les apps. Pendant le Covid, j’avais une application qui permettait d’utiliser son téléphone comme une caméra, on se dit qu’on a une super caméra sur son téléphone pourquoi acheter une webcam. Eh bien, un an plus tard ils ont Continuity, la même application.
En fait, on se retrouve avec des boîtes qui sont monopolistiques par design et qui ont embauché des gens.
Peter Thiel fait un cours à Stanford, très intéressant, qu’il faut absolument voir, qui s’appelle, en gros, Competition is for Losers [17], en gros, dans la vie il faut être un monopole, il ne faut pas avoir de compétiteurs, y compris s’installer sur un système nouveau où il n’y a personne, par exemple ce qu’a fait SpaceX, le lanceur privé est devenu un monopole, c’est plus dur pour Tesla parce que les Chinois ont aussi compris et on verra quand les Chinois vont commencer à faire des SpaceX light, on ne pourra plus voir les étoiles dans le ciel le soir.
Quand on a fait venir quelqu’un comme Sundar Pichai [18] qui venait de Microsoft, qui venait du Microsoft monopolistique, dont le métier c’est d’arrondir les angles. Je le vois parce que j’étais en compétition avec mes deux start-ups face à Google et j’ai vu la machine. C’est-à-dire qu’au départ on les bat, on a de meilleurs produits avec moins de gens, la presse est dithyrambique, elle vous dit « vous avez réussi » et, à un moment donné, ils mettent les moyens. Jolicloud était ma deuxième start-up, on a fait un ordinateur, on a fait l’équivalent de ce qu’était le Chromebook, deux ans avant le Chromebook, mais sans être attaché à Google, on voulait un truc totalement open source, totalement ouvert ; on avait trouvé une puce super cool qui n’était pas chère et qui était hyper-puissante, mais qui ne marchait pas sur Linux, donc on l’a adaptée, on a fait tout un travail. Quand ils ont vu qu’on était en compétition avec le Chromebook, ils ont acheté toutes les puces du marché et on n’avait plus rien. On a donc été obligés d’arrêter la fabrication d’ordinateurs parce qu’on n’avait plus accès au matériau de base. Tu es donc face à des gens qui font ça. Amazon est connue pour tester des choses et puis soit ils rachètent une boîte soit ils en font le… Parce que tu as ces effets de volume, de scale, hallucinants. Ça donne une forme d’hubris chez les fondateurs, parce que, à un moment donné, ils ont le sentiment qu’ils peuvent faire tout ce qui existe, mais, en réalité ils ont aussi une parano qui est connue, qui avait été théorisée par Andy Grove [19], le patron de Intel, seuls les paranoïaques survivent. Donc, la seule chose qui leur fait peur, c’est le truc qui sort de nulle part et qui change tout. Et aujourd’hui, le truc qui sort de nulle part et qui change tout c’est évidemment ChatGPT et Claude [20].
Julien Devaureix : On va y revenir, mais c’est intéressant de rester un petit peu aussi sur ta connaissance de la psychologie, puisque tu les connais bien, tu les as fréquentés, tu disais que tu as fréquenté Zuckerberg, Peter Thiel. Aujourd’hui, on voit à quel point ce sont des personnages centraux dans ce qui est en train de se passer, qui ont un pouvoir immense. Est-ce que tu peux développer un peu sur ce qu’il est intéressant de comprendre de leur vision du monde, de leurs lubies, de leurs phobies ? Qu’est-ce qui les drive en fait ? Qu’est-ce qu’ils ont en commun peut-être ?
Tariq Krim : C’est compliqué. Je connais surtout Zuck [Zuckerberg], j’ai un peu rencontré tout le monde, même Musk, mais c’était à des moments différents, quand j’étais dans la Silicon Valley, il y a longtemps, ils étaient encore un peu au début de leur carrière. J’ai vu revu Musk à un dîner il y a quelques années.
Julien Devaureix : On a vu qu’il a aussi un peu changé dernièrement.
Tariq Krim : Je pense qu’ils ont tous une espèce d’hubris. Il y a aussi un truc qui est clair, en fait il y a deux choses.
La première, je pense qu’il y a une partie qui est de la communication. Tu es très privé et, quand tu deviens une personne très publique, tu dois travailler la communication. Au départ, Mark Zuckerberg était sur une communication assez neutre, c’est l’idée de Steve Jobs : quand tu dois travailler sur des choses, même l’idée de savoir comment tu t’habilles le matin est quelque chose qu’il faut enlever, donc tu t’habilles toujours pareil. Il y a un avantage : quand on te prend en photo, tu es toujours la même personne.
Là, ça a un peu changé. Comme Zuck est très intelligent, il a compris que Musk était le nouveau bad guy, que lui était l’ancien bad guy, il a donc essayé de faire un turn round.
Pour Musk, c’est difficile. Je l’avais vu. D’ailleurs, j’ai passé plus de temps à discuter avec son frère qu’avec lui. Déjà il est très entouré par 20/30 personnes, il n’est pas tout seul, des gens travaillent avec lui. Disons qu’il est le front man, c’est d’ailleurs plutôt un type de sales, un bon vendeur.
Je pense que tous ces gens, depuis 20 ans, ont l’idée qu’à un moment donné ils ont dominé les secteurs classiques de l’informatique dans leur domaine, mais qu’il reste des endroits dans lesquels il n’y a pas forcément encore de points d’entrée : la santé. Il faut comprendre qu’aux US la santé n’a rien à voir avec le système français, c’est un système totalement privé, cher, souvent inefficace. C’est dingue quand tu vois le système de santé aux États-Unis, un système où tu as, d’un côté, les gens pauvres qui bouffent des trucs dégueulasses et sont ultra-obèses — c’est le seul pays où, dans un aéroport, les gens ultra-obèses sont sur des espèces de fauteuils roulants parce qu’ils sont trop gros ; et tu as, à l’extrémité, les gens qui sont dans ce qu’on appelle la longevity, l’optimisation de ta vie, les montres connectées, etc. Tu as tout un discours sur l’ultra-performance qui est d’ailleurs souvent très performatif, puisqu’en plus tu dois expliquer que tu prends soin de toi ça. C’est un côté un peu californien New Age, ça revient tous les 20 ans, c’est comme l’ayahuasca et tous ces trucs qui existaient quand j’étais dans la Silicon Valley dans les années 90 et ça revient à la mode parce que les gens ont besoin de se…
Ils ont donc compris qu’il y a la santé, il y a le monde de la défense, ça c’est plutôt Peter Thiel et Marc Andreessen [21] qui l’ont compris, la façon dont ils le pitchent est d’ailleurs très élaborée qui est de dire qu’aujourd’hui un iPhone a plus de technologie qu’un produit militaire de base. Ça veut donc dire que le monde militaire classique, ce qu’on appellera le Deep state [22] 1.0, les Lockheed Martin et tous les fabricants, Boeing, etc., sont dans des systèmes de procurement et de modélisation du travail qui est très old school. Nous, si on « startupise » les choses, on peut faire des choses beaucoup plus rapidement, beaucoup moins chères, on peut faire des drones beaucoup moins chers. C’est le discours qui a été établi et qui a été d’abord à la base.
Pour Marc Andreessen, c’est l’American Dynamism, on va relancer non pas la souveraineté américaine mais la suprématie américaine dans la tech avec un ennemi avoué, la Chine. Je me souviens d’une conversation avec Thiel où il disait que Google était un traître aux États-Unis parce qu’il donnait des technologies d’IA aux Chinois et qu’un jour ces technologies allaient se retrouver dans les copies du F-35 chinois face à un F-35 américain en mer de Taïwan et, quand tu y penses, en fait il avait raison. Il avait une vision assez élaborée, très intelligente, je passe sur le côté misogyne, vision un peu dark enlightment tout son travail et surtout son adulation pour René Girard [23], dont, d’ailleurs, on n’a pas forcément la même interprétation. Je pense qu’ils ne sont pas libertariens, ce sont des constructivistes radicaux, ça veut dire que ce sont des gens qui imaginent que le réel est un narratif et qu’on peut le reconstruire.
Julien Devaureix : Ce qu’ils ont fait.
Tariq Krim : Ils l’ont fait aussi et c’est important, parce que depuis quelques années, quand tu as de l’argent, on peut te poser des questions sur des sujets que tu ne connais absolument pas, sur lesquels tu n’as aucune expertise, sur lesquels tu n’as, normalement, aucune légitimité, comme si tu en avais une. Je trouve fascinant d’entendre Elon Musk ou même d’autres expliquer comment on devrait gérer l’État, c’est un discours assez fallacieux.
L’avantage d’une start-up, et c’est la raison pour laquelle j’ai toujours aimé construire des start-ups, c’est que tu choisis les gens avec lesquels tu veux travailler, tu choisis le projet sur lequel tu veux être et tu choisis la vision que tu veux avoir. Donc, à la fin, tu as construit une équipe d’élites. L’État doit travailler avec les gens tels qu’ils sont, les administrations. Il y a des gens qui ont l’air d’être peu performants en termes de performance opérationnelle, mais s’ils sont là depuis longtemps, ce sont eux qui savent, quand il y a un problème, ce sont eux que tu vas voir. Donc, si tu les vires, tu as l’impression d’avoir rendu efficace ton service, mais en fait !
Julien Devaureix : On va reboucler aussi sur ce qui se passe actuellement, mais tu l’as dit, ça vient aussi de l’hubris, le fait qu’on les interroge sur des sujets qui ne sont pas les leurs, puis ils finissent par se dire « si on m’interroge là-dessus, c’est peut-être que j’ai des choses à dire » et ils plaquent leur modèle sur le fonctionnement de l’État.
Est-ce qu’on peut parler de ce qui se passe en ce moment, depuis que Trump a pris le pouvoir et que Musk pilote ou copilote, je ne sais pas comment ils sont organisés, le DOGE [Department of Government Efficiency], ce que l’on pourrait appeler presque une espèce de coup d’État du numérique, on ne sait pas trop comment le qualifier ? Comment perçois-tu cela ? Qu’est-ce qui est en train de se passer, le niveau de danger et ce n’est pas bien compris quand on en parle ?
Tariq Krim : C’est compliqué. J’ai toujours du mal à avoir des réponses définitives.
Julien Devaureix : C’est très bien. Tu n’es pas obligé d’être définitif.
Tariq Krim : Il y a la perception, ensuite il y a la perception européenne qui est souvent celle de gens qu’on voit à la télé, qui ne savent même pas de quoi ils parlent, et puis tu as une forme de réalité et une certaine forme de cynisme derrière la réalité.
Le cynisme, c’est qu’en fait la prise de pouvoir te permet de gagner de l’argent, mais, à un moment donné, quand tu as de l’argent passif, puisque maintenant tu as des boîtes qui sont en fait des machines à imprimer des billets Google, Apple. Ces boîtes existent parce que tous les jours de l’argent rentre, parce qu’on a construit un monde qui est totalement hooked, bouclé sur la tech, on utilise ça plus qu’on ne se parle, plus qu’on écrit, plus qu’on mange, presque plus qu’on dort d’ailleurs. On a construit une société qui est complètement en déséquilibre et ce déséquilibre a été maintenu pour qu’on soit complètement addict à ça. Donc, ce qu’il faut aujourd’hui c’est le pouvoir et il y a encore des endroits où le pouvoir ne s’exprime pas, il y a le droit et les États-Unis, qu’on le veuille ou non, c’est un pays de droit ; ça va poser une question parce que, aujourd’hui, on retire du pouvoir à la Cour suprême, elle a l’impression de ne pas avoir le pouvoir. Quand Musk fait ce qu’il fait, la Cour suprême et les cours en dessous devraient pouvoir agir et, quand elles le font, il ne les écoute pas.
Très brièvement il y a trois camps : le camp Musk, qui est en fait lui-même, qui a envie d’exister médiatiquement, je pense qu’il s’est auto-radicalisé sur Twitter.
Julien Devaureix : Il a été hacké par son propre outil à force d’être dessus.
Tariq Krim : Et il a le problème qu’ont ces gens. La dernière fois que je l’ai vu c’était il y a quelques années dans un dîner, avec tous les web summits, nous étions assis juste à côté avec quelqu’un d’autre, tu le sentais complètement absent et, de ce que j’ai compris, il fait une thérapie à la kétamine, il y a plein de choses. Beaucoup de gens sont à la fois très riches et extrêmement bored : quand toute la journée tout le monde te dis que tu es le mec le plus génial au monde, au début ça fait super plaisir et, à un moment donné, tu t’en fiches. Je pense que tout ce qu’il fait c’est de l’auto-radicalisation, c’est le modèle qu’a eu Zemmour à la télé, quand il était encore sur les émissions publiques : il dit un truc, tout le monde en parle, donc, la semaine d’après il est obligé de dire un autre truc, tout le monde en parle, ça monte et, à un moment donné, on arrive dans l’injustifiable.
Julien Devaureix : Elon Musk tweet en permanence, c’est aussi un symbole.
Tariq Krim : Je pense qu’il a une hygiène de vie assez mauvaise. Ça me fait penser à une copine qui était très proche du fondateur de cette boîte qui vendait des chaussures, qui a été rachetée par Amazon, Zappos, Tony Hsieh. Il a fini totalement camé, avec des gens, autour de lui, qui ne venaient que pour lui demander de l’argent et il a fini, mort, entouré des pires personnes.
Julien Devaureix : Ça rend malade.
Tariq Krim : Je pense que pas mal de gens sont aujourd’hui entourés des pires personnes, des espèces de vampires, etc., qui continuent. Je pense que Musk est dans une phase où, en fait, il est en train de perdre son mojo puisque Tesla s’écroule pour plein de raisons, pas que parce qu’il la gère mal, mais parce que les Chinois, et c’est toujours pareil, on le voit avec l’AI et DeepSeek : à un moment, ta valeur est liée au fait que tu fais quelque chose que personne d’autre fait.
Julien Devaureix : La concurrence arrive.
Tariq Krim : On le voit aujourd’hui avec Mistral [24], quand elle arrive, on sait faire un LLM [Large Language Model]. Deux ans plus tard, tout le monde sait faire un LLM, donc si tu n’as pas quelque chose d’autre, ta valeur s’efface. Il faut donc en permanence…
Tesla est un pari osé mais, à un moment donné, il faut délivrer tout le temps donc ça demande quelqu’un à la Tim Cook. Les produits ne sont plus innovants, mais ils sortent en temps et en heure et ils sont bien faits.
Julien Devaureix : Je te recentre sur ce qui se passe aux US avec l’administration et leur plan.
Tariq Krim : Musk est dans ce truc.
À côté de ça, on a, on va dire, Thiel et notre ami J. D. Vance. Là, on est dans une logique de prise de pouvoir plus classique, on veut avoir accès, c’est une bataille au sein du Parti républicain entre la nouvelle branche technophile, 2.0, contre les valeurs. Il faut comprendre que le Parti républicain, aux États-Unis, a toujours été séparé en trois parties : il y a les gens de la National Security, donc plutôt l’Armée et autres, les gens qui sont sur tout ce qui est valeurs chrétiennes, pro-life, etc., et puis tous ceux qui sont sur la logique du second amendement, Leave Me Alone, donc le Parti républicain doit toujours trouver ses connexions. Le premier à avoir réussi à fédérer ça et en faire un bloc qui est tellement gros qu’il est structurellement difficile à défaire dans le Midwest, c’est Reagan. C’est le premier à dire « on va faire un partenariat avec les Évangéliques » et, à partir de là, on a ça.
Thiel n’est pas du tout dans cette logique, il est dans cette idée qu’il y a une prise de pouvoir pour reprendre l’appareil d’État et on reprend aussi les budgets, mais c’est un mélange des deux.
Je voulais revenir sur un point : eux-mêmes ont été surpris. Quand ils ont dit « on va disrupter le monde militaire avec nos start-ups », ce qu’on appelle la Defense Tech, de ce que je vois de mes amis sur place en Ukraine, en fait les circuits ont réduit. Aujourd’hui, entre un drone et un brouilleur, on est sur des zones à 28 jours, vous savez qu’il faut sortir un nouveau produit, une nouvelle version, un nouvel update tous les 28 jours, moi qui fais des produits, je ne sais pas faire un produit en moins de six semaines, donc je ne sais pas comment les gens font. On est rentré dans une logique de développement à vif, permanent, que même les US ne savent pas faire. C’est pour cela que Palantir est en Ukraine, que tous veulent travailler en Ukraine, c’est à la fois pour dire « nos produits sont testés sur le terrain », mais surtout pour apprendre. En fait, eux-mêmes se sont fait disrupter, ils ne le disent pas trop aujourd’hui, mais fondamentalement leur flip c’est que la Chine, qu’ils regardent aussi puisqu’ils sont en Ukraine, dise « on va se réorganiser ». Je parle de factories où on fait des modèles on going, c’est-à-dire que tu passes ton temps à travailler sur la version suivante. C’est l’itération hyper-rapide, tu n’as même pas le temps dire ouf que la nouvelle version du software est faite.
Thiel a commencé à mettre son empreinte et J. D. Vance est son homme de main.
À côté de ça, tu as Trump et les gens classiques. Et là, curieusement, je pense que Trump, qui est loin d’être un idiot, s’il a fait ce qu’il a fait c’est que c’est un génie, il est très intelligent, en tout cas il a une intelligence sociale, une intelligence médiatique essentielle, a compris qu’en fait si tu laisses Musk faire ce qu’il fait, on en revient à ce qu’a fait Zuckerberg en disant Musk est le bad guy. Ce qui me semble assez bizarre, c’est que tout le pouvoir prescriptif de Musk venait du fait que c’était le good guy, le mec qui allait sauver, quelqu’un qui avait ramené les États-Unis dans l’amour de la science et du défi scientifique. Or là, maintenant, c’est limite conspi, extrême droite. C’est marrant, quand il aide l’AfD [Alternative für Deutschland] qui était opposé à la mise en place des usines Tesla à Berlin, il y a une espèce de retournement.
Julien Devaureix : Sur cette aspiration des données que fait le DOGE, ils jailbreak, ils entrent par effraction et ils essaient de récupérer tout un tas de trucs en même temps qu’ils coupent des services. Qu’est-ce qui est en train de se passer et quel est le danger ? Puisque tout est numérisé aujourd’hui, puisque ces gens-là ont un pouvoir énorme, quel est le danger pour une démocratie comme les États-Unis qui a pourtant l’air assez solide, avec des contre-pouvoirs ? Qu’est-ce qui se passe là-dessus ?
Tariq Krim : Ce qui a été fait peut être fait partout. Ce que je trouve intéressant, c’est que c’est le premier coup d’État numérique. J’avais écrit, sur Cybernetica, que ça me faisait penser à un film que j’adore, qui s’appelle Sept Jours en mai, un film qui a été fait sur un coup d’État potentiel aux États-Unis. D’ailleurs, Frankenheimer, qui a fait le film, a fait ensuite un autre film qui s’appelle The Manchurian Candidate, qui imagine un vice-président totalement inféodé à une boîte de défense tech, toute relation avec la réalité est fortuite, c’est très intéressant. Un remake avait été fait avec Forest Whitaker, qui s’appelle The enemy within, et je pense à cette version qui était intéressante parce qu’il y a des manipulations de données, en fait un coup d’État informatique, l’informatique va plus vite que le droit. À force d’avoir mis en place un système où les politiques – et ce n’est pas trop le cas aux US, parce que les US sont bien meilleurs que nous en technologie, au niveau politique j’entends – ne comprennent rien à rien, ce qui est vraiment le cas en Europe, effectivement au moment où tu as les mots de passe root, tu fais ce que tu veux.
En fait, quand tu as les privilèges administrateur, tu as accès à tout, un ordinateur c’est comme ça. Donc, dans tout le monde informatique, que soit les plateformes privées, parce qu’on pourrait imaginer la même chose se passer, à un moment, dans les plateformes privées, avec Twitter : s’il fait ça avec le DOGE, qu’est-ce qu’il fait avec les messages privés des gens sur Twitter ? Qu’est-ce qui se passe avec le CLOUD Act [25], une loi qui permet d’accéder aux données partout dans le monde ?
En faisant ça, on a rompu la confiance, c’est-à-dire que ces services doivent être opérés par des gens qui ont à la fois le pouvoir d’administrateur, mais qui ont une forme de oath, comme on dit.
Julien Devaureix : Ils doivent jurer sous serment.
Tariq Krim : Voilà, ils sont assermentés, c’est le terme que je cherchais. Quand tu donnes à des gens qui ne sont pas assermentés, qui, d’ailleurs, ne sont dans aucune structure existante, l’accès à ces données, tu as rompu la confiance numéro 1 sur les données.
Il y a plusieurs choses dans le DOGE, The New York Times a beaucoup écrit, Wired a été le meilleur là-dessus. J’ai regardé ça un peu de loin, c’est déprimant, parce qu’il y a aussi un autre sujet qui est la destruction des données scientifiques face à la protection des données scientifiques, ce qui pose un énorme questionnement, en fait ce sont des techniques de crackers. Dans le passé, on avait les hackers, les gens éthiques, qui faisaient ça pour l’amour de la découverte, mais qui ne touchaient jamais aux données et tu avais les crackers, les gens qui détruisaient, et là, il s’est comporté comme ça. Ça pose vraiment des questions et ça doit nous poser des questions en Europe et dans le monde entier sur qui sont les gens qui ont accès aux données. J’aimerais bien savoir, en France, qui a accès, quel est le mot de passe administrateur de tous les services. Leurs noms doivent être donnés, je pense que leurs noms doivent être publics, ils doivent être assermentés, eux et leurs équipes.
Julien Devaureix : Une bataille se joue en ce moment aux USA, c’est difficile parce qu’on n’a pas de recul sur à quel point tout ça va être utilisé, comment ça va se retourner aussi sur les citoyens américains ; les données de santé, aussi, intéressent effectivement beaucoup de gens. Ça fait des années que tu alertes sur la problématique de souveraineté numérique en France, en Europe plus largement, en disant que parce qu’on a décidé d’utiliser Palantir, parce qu’on a décidé de mettre nos données sur le cloud d’Amazon, parce tous les logiciels qu’on utilise sont américains, parce que Google, parce que… On n’a pas su, pour plein de raisons qu’on n’a pas le temps de développer, développer des acteurs européens, on est complètement dans les mains de ces acteurs-là. Nos données sont aussi dans leurs mains, parce qu’il y a des lois comme le CLOUD Act qui permet, en gros, tu pourras décrire ce que c’est, de donner accès aux Américains à toutes les données. On est à risque, c’est ce que tu dis depuis des années. Est-ce que tu peux dire pourquoi et un peu développer là-dessus, et quelles sont les implications par rapport à ce qui se passe aujourd’hui concrètement ?
C’est la fin de la première partie, vous pouvez souffler un peu, parler à votre collègue, à votre voisin de métro ou à votre enfant qui vous réclame à boire depuis 45 minutes ou sinon vous pouvez enchaîner directement avec la partie 2. À tout de suite.