Walid Nouh : Bonjour et bienvenue sur Projets Libres !. Je m’appelle Walid Nouh, je suis tombé dans la marmite du logiciel il y a plus de 20 ans. Que vous soyez libriste confirmé ou néophyte, venez découvrir avec moi les portraits des femmes et des hommes qui font du logiciel libre. Communautés, modèle économiques, contributions, on vous dit tout.
Bienvenue à toutes et à tous pour ce nouvel épisode de Projets Libres !.
Aujourd’hui, nous allons commencer une série de plusieurs épisodes pour raconter et parler des actions d’une association dont vous avez certainement entendu parler, cette association c’est l’April [1], l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Si vous avez côtoyé le Libre d’une manière ou d’une autre, il est fort probable que vous ayez déjà entendu parler de cet acronyme. On va donc en savoir un peu plus avec nos deux invités du jour, dans ce premier épisode, sur les grands combats de l’April, assez rapidement sur son histoire. On reviendra un peu plus en détail sur certains épisodes et sur ce qu’est l’April maintenant dans les épisodes futurs.
Pour ce premier épisode, je suis vraiment très heureux d’avoir avec moi Jeanne Tadeusz. La deuxième personne c’est Frédéric Couchet.
Jeanne et Frédéric, bienvenue sur le podcast Projets Libres !, ravi de vous avoir avec moi aujourd’hui.
Frédéric Couchet : Merci Walid pour l’invitation.
Jeanne Tadeusz : Merci Walid, ravie d’être là, avec vous, et d’échanger sur le Libre. Retour un peu aux sources pour ma part.
Walid Nouh : Justement, retour aux sources pour ta part, je vais commencer par toi, Jeanne. Est-ce que, dans un premier temps, tu pourrais nous expliquer qui tu es et ton parcours, s’il te plaît ?
Jeanne Tadeusz : Jeanne Tadeusz. Je suis ici parce que j’ai travaillé à l’April entre 2010 et 2016 en tant que responsable des affaires publiques.
Pour résumer mon parcours, j’ai été diplômée en 2009 en droit et science politique.Je suis partie travailler aux États-Unis, à San Francisco, à ce moment-là sur la question des droits de l’homme. Être en Californie m’a aidée, finalement, à prendre conscience de l’importance de toutes les questions on va dire numériques, même si ce mot a évidemment des limites, de tout ce qui était libertés fondamentales. À mon retour en France, j’ai appris que l’April recrutait et c’était finalement un moyen de continuer mon travail, mon engagement sur les questions droits de l’homme et libertés fondamentales sur une problématique qui, à l’époque, était encore assez nouvelle et assez peu vue, en tout cas par les milieux militants dans lesquels j’étais.
Walid Nouh : Tu as découvert l’April pendant que tu étais aux États-Unis ou en rentrant en France ?
Jeanne Tadeusz : En rentrant en France. Pour être exacte, j’ai découvert le logiciel libre aux États-Unis. J’ai commencé à comprendre tous les enjeux qu’il y avait autour du logiciel libre mais aussi de la neutralité d’Internet, etc., aux États-Unis et, en rentrant en France, finalement un peu par un concours de circonstances : l’April recrutait, ça correspondait à mes envies, à mon engagement personnel et c’est comme cela que j’ai rencontré l’April et qu’on a fait un bout de chemin ensemble.
Walid Nouh : Avant que je donne la parole à Fred, est-ce que tu peux, s’il te plaît, expliquer, pour les personnes qui ne sauraient pas, ce que sont les affaires publiques ?
Jeanne Tadeusz : Les affaires publiques, c’est tout ce qui est le lien entre la personne pour laquelle on travaille et les élus au sens général, donc à la fois le gouvernement, ça peut être aussi les collectivités locales, ça peut être le Parlement. Être responsable des affaires publiques c’est finalement aller porter la bonne parole, en l’occurrence celle de l’April, auprès de ces personnes, pour leur expliquer quels sont les enjeux, pour l’April, des différentes lois qu’elles sont en train de voter ou des textes qu’elles sont en train d’envisager de prendre, au contraire celles qu’elles ne prennent pas. Être un décideur aujourd’hui, c’est travailler sur énormément de sujets, on ne peut pas tout connaître. Être responsable des affaires publiques c’est faire un peu ce pont entre des problématiques qui nous intéressent, sur lesquelles on s’engage personnellement, en l’occurrence le logiciel libre, et ces décideurs.
Walid Nouh : Question subsidiaire : est-ce que, pour toi, c’était une suite logique ou est-ce que c’était un gros défi par rapport à ce que tu avais fait avant ?
Jeanne Tadeusz : C’était un gros défi. Jusque-là j’avais travaillé dans des institutions, d’ailleurs je suis retournée dans une institution ensuite, avec beaucoup plus de personnes, plus organisées, plus structurées. À l’April, c’était autre chose parce que association, petite structure, étant la seule anglophone par ailleurs ça a été tout de suite de beaux défis à l’époque. À l’époque, Fred.
Walid Nouh : Fred je vais t’appeler Fred pour le reste de l’interview parce qu’on t’appelle tout le temps Fred.
Fred, avant tu te présentes, je voudrais que tu expliques pourquoi tu as hésité à faire cette entrevue. Il faut dire à notre audience que tu as hésité, qu’on en a assez longuement parlé, est-ce que tu pourrais revenir là-dessus, s’il te plaît, pour expliquer un peu ta position ?
Frédéric Couchet : Je vais te répondre déjà en me présentant très rapidement, en disant que je suis l’un des cofondateurs de l’April en 1996, on va revenir tout à l’heure sur l’historique, et je suis actuellement son délégué général depuis 2005, donc, si vous calculez bien, ça fait 29 ans et 20 ans. J’étais le porte-parole principal et, il y a quelques années, j’ai pris la décision de ne plus intervenir personnellement lors de manifestations publiques ou d’interviews au profit d’autres personnes, pour permettre à d’autres personnes d’intervenir. Même si sur l’aspect affaires publiques Jeanne et Étienne, qui aujourd’hui a pris sa succession, intervenaient, sur plein de conférences, plein d’interviews, c’était moi qui m’y collais. Et cela pour permettre tout simplement à d’autres personnes de pouvoir intervenir, monter en compétences et augmenter la diversité des personnes intervenantes pour l’April. C’est le premier point.
Le deuxième point c’est que, comme tu fais plusieurs épisodes, que celui-ci est consacré un peu à l’historique, on a une divergence de point de vue là-dessus, Walid. Je pense que l’historique intéresse surtout quelques personnes friandes d’anecdotes et que ce qui motive les gens à rejoindre une structure ou ce qui va les mobiliser, c’est plutôt ce qui se passe aujourd’hui et l’April d’aujourd’hui n’est pas l’April d’il y a 20 ans ou 25 ans. Ceci dit, il y aura d’autres épisodes dans lesquels l’April d’aujourd’hui va intervenir, ma collègue Isabella, la présidente Bookynette, Étienne, voilà pourquoi j’ai hésité. En plus, mon rôle devient de plus en plus secondaire dans cette évolution et c’est très bien ainsi. Voilà pourquoi j’ai hésité, mais, finalement, j’ai quand même accepté parce que je suis évidemment celui qui connaît le mieux l’historique de l’April.
Walid Nouh : Je vais te demander de te présenter et de nous dire aussi en quoi ça consiste d’être délégué général de l’April ?
Frédéric Couchet : J’ai fait des études d’informatique à Paris 8, donc à Saint-Denis. C’est là que j’ai découvert le logiciel libre, dans les années 90, donc il y a longtemps. Là-bas, dans le centre d’informatique, le principe c’était « vous êtes là pour apprendre, donc vous avez accès au code source de nombreux logiciels qui sont utilisés, vous avez accès à Internet sur lequel vous pouvez récupérer des logiciels libres », c’est là que j’ai découvert cette notion de logiciel libre, on pouvait télécharger des logiciels. J’ai donc fait mes études, finalement, avec beaucoup de logiciels libres. Je n’avais pas un passé d’informaticien, je ne suis pas un geek comme beaucoup de gens à 15/16 ans ou même plus tôt. J’ai trouvé génial, en tant qu’informaticien, de pouvoir accéder au code source, de voir comment ça fonctionne, de corriger. Et puis une rencontre fondamentale, aussi à Paris 8, avec un enseignant, Marc Detienne, qui passait souvent des nuits avec nous. Il faut savoir qu’à l’époque il y avait relativement peu de machines disponibles et je n’avais pas d’ordinateur à la maison, donc, avec quelques potes, nous passions nos nuits au bocal, au centre informatique de Paris 8 pour travailler sur nos projets, etc. Il y avait notamment un prof qui passait souvent et qui a commencé à nous expliquer ce qu’était le logiciel libre, le fonctionnement, etc. C’est comme ça que j’ai appris l’informatique. On y reviendra peut-être tout à l’heure sur l’historique de l’April et j’expliquerai pourquoi, à la sortie de la fac, nous avons créé cette association.
Pour répondre succinctement à ta question, c’est quoi un délégué général ? En fait, ça veut dire simplement que dans mon contrat de travail j’ai une délégation du conseil d’administration pour mener de nombreuses actions, donc, dans l’absolu, j’organise l’association au quotidien. Après, sur les actions, j’interviens sur les deux axes dont on va parler tout à l’heure : l’axe institutionnel dont a parlé Jeanne, les affaires publiques, le plaidoyer, la défense de la cause ; j’interviens aussi sur les actions de promotion dont on parlera un petit peu, mais dont on parlera sans doute beaucoup plus dans les prochains épisodes ; il m’arrive aussi, encore beaucoup, de faire de la technique, d’administration système parce que nous n’avons pas d’admin-sys payé dans l’équipe de l’April, dans l’équipe salariée, et, comme je reste quand même informaticien, j’interviens de temps en temps sur cette partie.
Walid Nouh : D’accord. Merci.
Très logiquement, j’aimerais bien qu’on parle de la création de l’April. À quel besoin répond-elle ? Pourquoi l’avez-vous créée ?
Frédéric Couchet : Nous l’avons créée en 1996. Nous étions cinq étudiants à l’époque, je dis bien étudiants, cinq hommes. Nous avions passé quelques années à faire nos études ensemble, basées sur du logiciel libre, à passer des nuits ensemble, donc, à la fin de nos études, on se posait tous des questions sur ce qu’on allait faire. Nous n’avions pas la fibre entrepreneur/économique, parce qu’on aurait pu créer une entreprise autour du logiciel libre, à l’époque il y en avait très peu qui existaient, contrairement à aujourd’hui, nous n’avions pas du tout cette fibre-là. Par contre, nous avions plutôt la fibre faire connaître, fibre associative. À l’époque, il n’y avait pas réellement d’organisations qui faisaient la promotion du logiciel libre en France, aux États-Unis il y avait la Fondation pour logiciel libre [2] qui existe depuis 85, on s’est donc dit « on va créer une association qui aura pour but de faire connaître le logiciel libre. »
Pour être tout à fait clair, on l’a créée sans feuille de route, sans savoir exactement ce qu’on allait faire précisément, on l’a la créée à cinq, mais l’idée c’était : on a appris l’informatique à base de logiciels libres, on trouve ça génial, on veut le faire connaître à la fois aux personnes qui font de l’informatique mais aussi au grand public. C’est donc pour cela qu’on l’a créé en 1996, nous étions cinq étudiants ou ex-étudiants de Paris 8, mais avec une vision quand même un peu particulière : même si nous étions informaticiens, nous avions quand même pris conscience que ce n’était pas qu’un enjeu technique ou économique, c’était un enjeu de société. Nous en avions pris conscience à la fois par nos échanges avec l’enseignant dont j’ai parlé tout à l’heure, Marc Detienne, et aussi par nos lectures du site de la Fondation pour le logiciel libre et du projet GNU [3], un projet fondateur du logiciel libre. Nous avions donc pris conscience que c’était quelque chose qui allait au-delà de la pure partie technique. Quand on parlera tout à l’heure des actions de Jeanne, notamment de son arrivée, le côté libertés fondamentales qu’elle avait mis, par exemple, dans sa lettre de motivation nous a parlé tout de suite.
Voilà pourquoi on a créé l’April. Après il y a eu des évolutions sur lesquelles on peut revenir.
Walid Nouh : Au départ, il n’y avait pas forcément de message politique derrière, mais il y avait déjà un message à faire passer au plus grand nombre et promouvoir un modèle de société.
Frédéric Couchet : L’idée c’était vraiment, effectivement, de faire connaître au plus grand nombre. À l’époque, on n’avait même pas conscience qu’un jour on devrait faire des actions politiques, nous étions peut-être naïfs, c’est au bout trois ans, de mémoire. L’April s’est créée en 96, c’est à partir de 99 que nous nous sommes rendu compte qu’il allait falloir se mobiliser contre des projets de lois, notamment au niveau européen. Nous n’avions pas cette conscience-là. En fait, une des forces de l’association, c’est que nous nous sommes adaptés au fur et à mesure. Par contre, on avait ce positionnement très clair, ce positionnement que le logiciel libre est un enjeu de société, les personnes méritent la liberté informatique et on allait faire ce qu’on pouvait pour le faire connaître, en fonction de nos possibilités et, comme nous étions bénévoles, c’était en fonction du temps dont nous disposions, du temps libre en dehors du travail ou pendant le travail si on pouvait s’arranger.
Walid Nouh : Là, tu parles du fait qu’au tout départ vous étiez bénévoles. Dans l’évolution de l’April, c’est ma question suivante, ses grandes évolutions, il y a donc eu un moment où vous êtes passé de bénévoles à certains qui sont devenus salariés. Est-ce que tu peux expliquer ces quelques évolutions très importantes de l’April ? On pourra en détailler certaines par la suite ou elles seront détaillées dans d’autres épisodes.
Frédéric Couchet : Oui tout à fait, rapidement.
Fin 1996 on crée l’association, nous sommes cinq et, comme je l’ai dit, c’est vraiment un axe promotion, on veut faire connaître et on va mener des actions.
D’abord on crée un site internet et la première chose qu’on commence à faire, tout simplement, comme on veut faire connaître le logiciel libre, on se dit qu’on va mettre en ligne des textes explicatifs sur le logiciel libre et, plutôt que de les écrire nous-mêmes, on va traduire en français les textes explicatifs du projet GNU et de la Fondation pour logiciel libre. C’est le premier groupe de travail que nous avons créé [4] : mettre à disposition de la documentation, des explications en français.
Après, début 1998, nous avons fait un premier événement à Paris 8, une journée de présentation autour du logiciel libre, qui était ouverte au public extérieur, mais, globalement, il y avait quand même principalement des gens de la fac et quelques personnes qu’on connaissait.
Nous menions des actions, comme cela, nous avons fait quelques trucs. On commençait quand même à acquérir une petite notoriété et, en 1999, quelqu’un est venu nous voir et nous a dit : « C’est bien ce que vous faites, mais est-ce que vous savez ce qui se passe au niveau européen actuellement ? ». Nous ne suivions pas ça ! Au niveau européen, il y avait un projet de directive européenne sur la brevetabilité des logiciels, c’est-à-dire l’idée de protéger des idées et pas simplement la mise en pratique, la mise en œuvre informatique de ces idées-là. Il nous a dit que ça pourrait poser tel et tel problème pour le logiciel libre, il va falloir se mobiliser au niveau européen. On a demandé ce qu’on pouvait faire pour aider.
C’est comme cela qu’à partir de 1999 nous avons commencé à participer à une coalition visant à expliquer les dangers ce projet de directive européenne.
Après, au niveau français aussi des choses se sont produites, notamment dans les années 2000, la transposition de la directive sur le droit d’auteur qui visait à sacraliser ce qu’on appelle les DRM, c’est-à-dire les menottes numériques qui, par exemple, organisent un dispositif de contrôle d’usage sur vos outils informatiques, que ce soit les DVD, la musique, etc. Donc là, pareil, nous nous sommes mobilisés toujours en mode bénévole.
Bien sûr, on mettait tout de suite en ligne des informations pour permettre à toute personne externe à l’association de contribuer.
Par chance, j’avais des employeurs, notamment un chef de projet qui était assez sympa, qui me laissait donc pas mal de liberté sur l’organisation de mon temps. Il faut savoir que, pour la partie institutionnelle, il faut aller voir des parlementaires et c’est en journée, ce n’est pas forcément le soir, que l’étude des projets de lois ça prend du temps, etc.
Jusqu’à 2004/2005 nous avons fait cette montée en puissance, en parallèle des actions de promotion, parce quand on faisait aussi des actions de promotion, nous participions à des événements, etc., par exemple les Rencontres Mondiales du Logiciel Libre [5], des événements professionnels ou des événements grand public comme la Fête de l’Huma et, à côté, il y avait la partie institutionnelle.
À un moment, courant 2004, on s’est dit « ça devient très compliqué de tout faire en mode bénévole côté institutionnel, en plus nous ne sommes pas des « professionnels », entre guillemets, du plaidoyer », donc on s’est dit qu’il fallait réfléchir à ce qu’on pouvait faire : est-ce qu’on se contente, finalement, des actions de promotion et on oublie le côté institutionnel ou est-ce qu’on essaye de faire les deux. On s’est dit qu’il fallait se défendre donc qu’on allait essayer de faire les deux.
On a commencé à réfléchir à un mode de financement et on a dit « si on arrive à convaincre des gens de nous soutenir, peut-être qu’on pourra embaucher des personnes. » C’est donc à partir de 2004 qu’on a commencé à expliquer à des gens « devenez membre de l’April, notre modèle de financement ce sont exclusivement les cotisations et, si on le peut, on pourra embaucher. » Dans les embauches, on avait notamment l’objectif d’avoir une personne à temps plein sur les aspects institutionnels, donc la personne chargée des affaires publiques. Dans les réflexions internes, au niveau du conseil d’administration, s’est posée la question de la première personne à embaucher. Il se trouve qu’à l’époque je venais de quitter Alcôve qui était l’une des principales entreprises du logiciel libre, que j’étais entre deux choses, entre deux activités, il s’est trouvé qu’après un certain nombre de discussions, d’échanges, on s’est dit « pourquoi ne serais-tu pas le premier salarié de l’April au poste de délégué général, pour t’occuper de la partie promotion et de la partie institutionnelle, avec l’objectif de pouvoir embaucher rapidement une deuxième personne ? »
D’un point de vue dates, j’ai commencé en mars 2005 et en gros, en octobre 2006, on a eu la première personne chargée de mission affaires publiques et, en octobre 2006, on a eu aussi une deuxième personne qui aidait sur les aspects promotion. Voilà quelques dates.
Walid Nouh : Donc Jeanne, quand tu arrives, finalement il y a tout à faire.
Jeanne Tadeusz : C’était déjà commencé puisque quelqu’un est arrivé en 2006, il y a eu deux personnes avant moi sur ce poste. J’ai pris la suite de quelqu’un d’autre, donc tout n’était pas à faire et heureusement d’ailleurs, il y avait quand même déjà des bases solides et, en plus, Fred était très présent, connaissait bien, avait aussi travaillé avec la personne qui s’en occupait avant, ne serait-ce que pour tout l’aspect contact, parce que, évidemment, ce sont des postes avec énormément de relationnel, un nombre d’échanges presque personnels, quelque part. Il faut vraiment connaître les gens, connaître leurs habitudes, savoir à qui s’adresser, etc. Je suis donc arrivée sur quelque chose d’existant, mais à un moment où l’association était sur le point d’évoluer, parce qu’il y avait un aspect très militant, qui l’est d’ailleurs toujours, très tonique, dans une espèce de bataille. Quand j’y étais, il y a aussi eu une volonté, au fur et à mesure, de revenir peut-être plus sur l’aspect promotion et pas que défense du logiciel libre, peut-être parce que le contexte était différent à ce moment-là, ce qui n’empêche pas qu’on ait eu également des actions importantes de défense, évidemment. On est vraiment reparti sur ces deux jambes à la fois pour avancer.
Frédéric Couchet : Je peux peut-être préciser. Ce que dit Jeanne est très intéressant. Le premier poste affaires publiques c’était 2006, avant la période de Jeanne il y a eu, on peut les citer parce qu’ils ont été très importants, Christophe Espern quelque temps et ensuite Alix Cazenave. C’était une période où le Libre était attaqué, pas forcément directement, mais par les brevets logiciels, par les menottes numériques, les DRM [Digital Rights Management], par Microsoft qui parlait de cancer, etc., donc c’est vrai que c’était plutôt des actions en défense sur des sujets très larges, par exemple la directive droit d’auteur ne concernait pas que les DRM, elle concernait plein de choses, et les acteurs qui étaient en face étaient par exemple la Sacem [Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique] pour la musique, la SACD [Société des auteurs et compositeurs dramatiques] pour les auteurs, etc. Ce sont des gens avec des moyens considérables, là on peut effectivement vraiment parler de combat, en rappelant qu’à l’époque nous étions deux salariés à l’April, des bénévoles nous aidaient, mais c’était vraiment en termes de combat, on essayait de se défendre pour ne pas perdre des choses qu’on avait.
Quand Jeanne est arrivée, pour les brevets logiciels on avait déjà gagné parce qu’il y a eu le rejet de la directive en 2005 [6], la loi sur le droit d’auteur a été votée en France, de mémoire, en avril/mai 2006 [texte publié au Journal officiel le 3 août 2006, NdT], quelque chose comme ça, donc Jeanne est arrivée à une période qui était moins de combat et, justement, ça nous permettait aussi de nous remettre sur l’aspect promotion dont on pourra parler tout à l’heure, notamment l’aspect pouvoirs publics, politiques publiques en faveur du logiciel libre, souveraineté numérique, etc. Elle est arrivée à une période où c’était moins combat et avec un style différent, c’est-à-dire que dans la gestion des affaires publiques le style de la personne joue.
Comme elle le dit aussi, juste pour finir, les contacts sont importants dans les affaires publiques, c’est-à-dire que beaucoup de choses se jouent au niveau du relationnel, on aura peut-être l’occasion d’en parler tout à l’heure. Les gens ont sans doute une image très négative des responsables politiques. On a rencontré ––je ne sais pas quelle expression je pourrais employer–– des gens qui pensent plus à leur carrière et à leur intérêt personnel, mais on a aussi rencontré des responsables politiques qui ont le sens de l’intérêt général et c’est une chose vraiment super dans nos actions de plaidoyer.
Walid Nouh : Donc Jeanne, quand tu arrives, l’April est déjà connue des décideurs politiques. Il y a déjà eu des batailles, c’est déjà un acteur qui est identifié.
Jeanne Tadeusz : C’est déjà un acteur qui est identifié par certains, pas par tous. Après, et c’est encore le cas aujourd’hui, par nature il y a énormément de renouvellement du personnel politique, donc il y a toujours un travail à faire.
Je rejoins tout à fait ce que disait Fred, je suis arrivée à une période où on n’était plus dans le logiciel libre cancer pour l’informatique tel que ça pouvait l’être plutôt au début des années 2000 ; l’existence du logiciel libre était un peu plus acquise, on va dire de manière très globale, dans le système politique, des noms comme Firefox ou autres commençaient à être connus du grand public, il y avait au moins cet aspect. Sur plein de choses, le Libre était effectivement mis en danger, mais disons que les attaques n’étaient plus aussi frontales, on n’était plus autant dans un combat d’existence, finalement on essayait plus de nous étouffer plus que dire qu’on était mauvais fondamentalement.
Walid Nouh : L’idée de remettre un peu plus l’attention sur la partie promotion comment se traduit-elle à cette époque-là ? Quelles sont les actions que vous faites pour faire de la promotion ?
Jeanne Tadeusz : Il y en a eu plusieurs.
Une qui a beaucoup fonctionné, qui avait été un peu lancée avant mon arrivée, que j’ai pu continuer, qui a d’ailleurs plutôt bien marché, c’est l’initiative qu’on a appelée Candidats.fr [7]. Le but était, avec les bénévoles de l’association, de contacter un maximum de candidats à toutes les élections, simplement, déjà, pour leur parler du logiciel libre, leur dire que ça existe. Finalement c’est une première pierre, c’est la manière de lancer un premier contact. C’est particulièrement intéressant de travailler avec les bénévoles parce que, notamment en région, ça permet, pour les élections régionales mais aussi pour les élections à l’Assemblée nationale par exemple, que ce soit des électeurs de la circonscription qui leur parlent, ça a évidemment plus de poids. Simplement déjà leur parler du logiciel libre et aussi leur demander – tous ne le faisaient pas mais beaucoup l’ont fait quand même – de s’engager en faveur du logiciel libre en signant ce qu’on appelait une charte [8] où ils s’engageaient déjà à ne pas nuire au logiciel libre et idéalement, peut-être, également de le soutenir.
Walid Nouh : Je me souviens très bien de Candidats.Fr. C’est une idée originale que vous avez eue à travers vos réflexions. Comment en êtes-vous arrivés à Candidats.Fr ?
Frédéric Couchet : Je peux répondre parce que j’y étais.
Initialement, on s’était dit « on a rencontré plein de politiques à un moment justement de combat et, au moment où ces personnes-là [se présentent à des élections, NdT] voire sont élues, ce serait bien de les rencontrer, en tout cas de les sensibiliser avant même les élections », donc Candidats.Fr a pris deux formes. Nous nous sommes tout simplement inspirés de ce qu’avait proposé à l’époque, je crois, Nicolas Hulot qui proposait un Pacte écologique ou un truc comme ça. Nous appelions ça le Pacte du logiciel libre, un document d’une page, très simple, comme le dit Jeanne, où les candidats et candidates s’engageaient déjà à ne pas nuire au logiciel libre et même, éventuellement, à le favoriser. Cela reposait beaucoup sur la mobilisation en local des bénévoles pour contacter les candidates et les candidats.
La première édition, c’est pour la présidentielle de 2007. Pour la présidentielle, on s’est dit qu’on n’allait pas faire un a un pacte tout simple parce que, dans les équipes de candidats et de candidates, il y avait des gens capables de répondre à un questionnaire plus détaillé et surtout, on voulait des engagements ou des réponses sur tous les sujets qui nous intéressent.
Avec le chargé de mission affaires publiques à l’époque – 2007, ça devait être Christophe – et des bénévoles, on a donc élaboré un questionnaire assez long qu’on a envoyé à l’ensemble des équipes des candidats. De mémoire, en 2007, il y avait 12 personnes candidates et je crois que les 8 premières ont répondu, y compris le président élu ensuite, Nicolas Sarkozy, et sa réponse au questionnaire était la pire de toutes, soyons clairs, il n’y avait aucune surprise sur ce qu’il allait mettre en œuvre par rapport au logiciel libre ou à Internet. En tout cas, les personnes des équipes des candidats avaient pris le temps de répondre vraiment en détail au questionnaire.
On a renouvelé ça, évidemment, pour la présidentielle suivante, puis Pacte pour le logiciel libre pour l’ensemble des élections locales.
L’inspiration du questionnaire, c’était en fait qu’il y avait d’autres personnes, d’autres structures qui faisaient des questionnaires. L’idée c’était vraiment de sensibiliser avant, d’avoir leur position avant. Et nous ne faisions aucun commentaire sur les réponses, c’est-à-dire qu’on publiait les réponses et ensuite les gens, en fonction des réponses, allaient pouvoir se positionner sur leur choix, sachant évidemment que les réponses au questionnaire Candidats.Fr n’était qu’un des éléments de vote pour une personne.
Ça se poursuit encore aujourd’hui. On ne fait plus de questionnaire parce qu’on se rend compte que les équipes de candidats et de candidates ne répondent plus à ce genre de questionnaire, par contre, on poursuit le Pacte du logiciel libre pour les élections locales, même si ça marche moins que dans les années 2007, 2012, 2017, etc.
Walid Nouh : Je suppose que, pour vous, ça a aussi l’avantage de savoir à l’avance à quoi vous attendre quand un candidat arrive. Quand Sarkozy est élu, vous savez exactement à quoi vous attendre et, en gros, quelles actions, ce qui peut se passer.
Frédéric Couchet : Oui tout à fait.
Jeanne Tadeusz : Oui, absolument, et c’est un avantage notamment au niveau local. À l’April, nous n’étions que quelques salariés, il y avait des bénévoles impliqués sur le terrain, mais avoir des élus ou des futurs élus qui prennent la peine d’échanger avec nous, de répondre, ça permet aussi identifier des relais potentiels, des gens avec qui on peut, peut-être, échanger en amont. Aussi se faire connaître, parce que, parfois, nous n’étions pas forcément bien identifiés par de nouveaux arrivants dans le champ politique et pouvoir créer du lien avec des gens qu’on n’aurait pas forcément créé autrement.
Frédéric Couchet : Il faut préciser aussi, pour que les gens comprennent bien, qu’au niveau de l’Assemblée nationale et du Sénat beaucoup de choses se jouent sur une très faible proportion de personnes pour les projets de lois. Parfois la télé nous montre des hémicycles blindés où les parlementaires votent, mais en fait, dans le travail au quotidien, du travail se fait en commission et en hémicycle, etc. En commission, il y a quelques personnes qui travaillent sur ces sujets et, dans chaque parti politique, il y a des personnes référentes. Donc, ne serait-ce qu’identifier ces personnes référentes ça prend du temps. L’avantage du questionnaire était qu’on pouvait en identifier certaines avant, avec des engagements, et après nous retournions les voir en leur disant « vous avez été élu, vous avez signé le Pacte du logiciel libre. Il y a, par exemple, tel projet de loi qui arrive, nous avons des amendements pour corriger telle ou telle chose ou, au contraire, pour améliorer telle ou telle chose » et c’est quand même très efficace. Il faut vraiment retenir qu’au Parlement ça se joue à pas grand-chose, parfois une seule personne peut faire basculer un projet de loi si on arrive à la convaincre et surtout à l’identifier.
Donc même si les parlementaires connaissent peut-être le nom de l’April, nous, à l’inverse, parfois on découvre des gens qui sont mobilisés sur des sujets. Récemment, par exemple, nous avons été contactés par un député qu’on ne connaissait pas, qui nous a découverts via nos initiatives et qui se trouve être un député qui utilise une distribution libre sur son ordinateur. On a discuté de ce qu’il était possible de faire.
Walid Nouh : J’avais deux questions.
La première. Vous parlez des bénévoles, est-ce que ça représente beaucoup de gens ? Est-ce que ce sont des personnes très diverses ? C’est la première question.
La deuxième question pour Jeanne. Tu passais ton temps justement à essayer de trouver ces gens à qui parler, à avoir des relations avec eux et à faire passer les messages que vous vouliez faire passer. C’est bien ça ?
Jeanne Tadeusz : Je vais peut-être commencer par répondre à la deuxième question, si ça ne t’ennuie pas Fred, si ça ne t’ennuie pas Walid.
Finalement, mon travail c’était effectivement les deux aspects. Beaucoup énormément parler à ces personnes, mais il faut aussi préparer ce qu’on va dire, donc aussi énormément de travail en amont, par exemple quand un projet de loi est déposé, dès l’origine commencer à l’étudier, commencer à voir où il pourrait avoir des incidences pour le logiciel libre. Fred parlait, par exemple, de proposer des amendements. Il faut quand même arriver avec un amendement qui est prêt, qui est rédigé, être sûre de ne pas se tromper. Il y avait aussi tout cet aspect de recherche juridique, d’analyse juridique préalable, qui représentait une grande partie de mon temps.
Walid Nouh : Est-ce que tu étais toute seule ou est-ce que c’était plutôt un ensemble de personnes, d’associations ?
Jeanne Tadeusz : On travaille évidemment toujours en collégialité avec les bénévoles, avec le délégué général, avec le conseil d’administration. Après, j’avais été recrutée parce que j’étais juriste, donc pour cette expertise, finalement, sur l’aspect droit.
Walid Nouh : OK.
Sur ces sujets-là, vous embarquiez d’autres personnes ? Ce n’est que l’April qui répond ou il pouvait vous arriver de faire une espèce de coalition avec d’autres personnes qui défendaient à peu près les mêmes sujets ?
Jeanne Tadeusz : Ça peut arriver. On a pu travailler avec d’autres personnes, je pense notamment à La Quadrature du Net [9], à mon époque on a travaillé régulièrement ensemble, notamment sur ACTA [Anti-Counterfeiting Trade Agreement], le traité commercial anti-contrefaçon. Eux étaient fer de lance, on a beaucoup travaillé avec eux, on les a beaucoup appuyés parce que, finalement, nous étions sur les mêmes combats et sur la même ligne. On a pu travailler avec d’autres structures, par exemple, sur les questions de brevets, on a pu parler avec d’autres associations peut-être plus larges. On a pu travailler avec la Confédération paysanne parce que la question de brevetabilité à tout craint, la brevetabilité du vivant, rejoint la problématique de la brevetabilité du logiciel.
Donc dès qu’on avait cette possibilité d’avoir une convergence en termes de militantisme, bien évidemment on s’en saisissait et, au contraire, c’était très intéressant de pouvoir faire ces liens. Nous aussi, en tant que structure, nous avons appris plein de choses, par exemple en travaillant avec la Conf et j’ose espérer que cela les a peut-être fait réfléchir un petit peu sur la problématique numérique.
Frédéric Couchet : Pour compléter et répondre à ta question sur les bénévoles. Sur les brevets, par exemple, on a aussi beaucoup échangé avec Act Up-Paris à l’époque où Emma Cosse était la présidente. Comme vient de le dire Jeanne, la thématique brevets est beaucoup plus large que simplement la problématique logiciel et souvent, en plus, on a les mêmes acteurs en face de nous, c’est-à-dire qu’on se retrouve souvent avec les mêmes personnes. Quand on a travaillé sur la directive droit d’auteur, nous sommes aussi allés voir des gens qui pouvaient avoir des intérêts convergents, notamment les artistes, les interprètes, par exemple, qui n’étaient pas forcément en faveur des DRM ou autres. On a effectivement beaucoup travaillé en coalition. Pour la directive brevets logiciels, dont j’ai parlé, plein de structures européennes étaient impliquées, on était donc rarement seuls sur les sujets. Sur certains sujets nous étions seuls, c’est normal, mais on travaillait beaucoup en coalition.
Le deuxième point, quand tu posais la question sur le travail de Jeanne, une des difficultés c’est que c’est quand même un travail un peu solitaire, beaucoup de choses reposent sur la personne qui est en charge des affaires publiques parce que ce sont des sujets complexes. Nous sommes une petite structure, on n’a pas forcément des bénévoles qui ont envie d’éplucher les projets lois. De temps en temps on tombe sur des gens qui ont cette capacité-là. Par exemple, sur les brevets, je pourrais citer Gibus, Gérald [Sédrati-Dinet], qui est quelqu’un qui a travaillé de façon bénévole sur les brevets et qui a beaucoup accompagné Jeanne. Il y a aussi Sébastien Dinot, par exemple, je sais que tu l’as interviewé récemment dans Projets libres ! pour parler de gouvernance [10]. Mais ça reste quand même une activité très solitaire et lors de la partie où nous étions principalement en défense, à l’époque plutôt de Christophe et Alix, c’est quelque chose qui est, en plus, très usant. Quand tu dois te taper des projets de lois uniquement en défense, avec en plus, en face de toi, des gens qui vont essayer de te rabaisser, « vous êtes des geeks, vous ne comprenez rien », c’est très dur humainement et en plus, quand il y a des projets de lois qui sont très importants, les journées s’allongent, il faut le dire, parce que c’est jour, nuit, etc.
Sur la partie bénévoles, pour répondre à ta question, en fait quelques bénévoles nous aident sur la partie institutionnelle, je viens de le dire. Après, le mode de fonctionnement de l’April repose beaucoup sur les bénévoles. Quand on a acté le fait qu’on allait essayer d’avoir une équipe salariée, on s’est dit « il faut quand même qu’on reste une association où les bénévoles sont là, peuvent agir avec l’équipe salariée », c’est donc le cas dans tous les groupes de travail de l’April [16]. Par exemple, dans le groupe de travail qui fait les transcriptions, Marie-Odile abat beaucoup de boulot ; par exemple l’administration système, les serveurs de l’April sont gérés par des bénévoles ; on parlera peut-être de l’émission de radio Libre à vous ! [23] ou des services libres sur le site chapril.org [11], ce sont des bénévoles. Après, ça dépend des projets. Par exemple, sur l’émission Libre à vous !, de mémoire ce sont entre 15 et 20 bénévoles qui interviennent, que ce soit pour des chroniques, pour le traitement du podcast, pour la régie. Nous sommes restés une association, et c’était vraiment fondamental pour nous, qui est un mixte de personnes salariées et de bénévoles qui sont actifs et avec un conseil d’administration qui joue son rôle de conseil d’administration. Pour nous c’était fondamental, d’autant plus quand le premier salarié est l’un des cofondateurs de l’association.
Walid Nouh : OK. Si je reviens sur ces grands combats, on a parlé des brevets logiciels, on a parlé de la partie DRM, de Candidats.Fr qui n’est pas un combat qui est plutôt de la promotion. Quelles sont les grosses actions que vous aimeriez mettre en avant, expliquer aux auditrices et aux auditeurs, soit qui vous ont marqués personnellement soit qui font partie des choses un peu fondatrices de l’association ?
Jeanne Tadeusz : Je vais plutôt reprendre des choses sur lesquelles j’ai pu travailler à l’époque où j’étais salariée à l’April, qui me semblent particulièrement importantes parce qu’on en entend encore parler aujourd’hui, je pense qu’on peut en voir encore très nettement les ramifications, c’est quelque chose qui continue, c’est toute la question des « Open Bar »/Microsoft dans les ministères et plus largement l’utilisation du logiciel libre dans les administrations. Ça a été, pour le coup, un combat que j’ai eu l’occasion de mener avec l’April, un gros combat ; le logiciel libre, évidemment, même au-delà du logiciel libre une vraie question de souveraineté, une vraie question d’indépendance qui, je pense, est peut-être encore plus d’actualité aujourd’hui qu’à l’époque, mais le fait est qu’avoir, au sein même du ministère de la Défense, un centre de compétences Microsoft, qui a accès à la totalité des ordinateurs du ministère, reste quand même quelque chose qui était extrêmement problématique, qui a fait quand même beaucoup de bruit. Ça a été, pour nous, un vrai travail à la fois d’investigation, de rencontres, d’échanges, on a beaucoup travaillé à obtenir des sources, à croiser des sources, on a fait une quantité assez impressionnante de demandes CADA, on a finalement obtenu des document occultés [12].
La CADA, c’est la Commission d’accès aux documents administratifs. La logique de la CADA part finalement de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : tout le monde a le droit demander à l’admiration de rendre des comptes, ça veut donc dire que tous les documents de l’administration, sauf exception, sont communicables. N’importe qui, vous, moi, peut demander accès aux documents de l’administration. Nous avons utilisé cette possibilité, qui existe pour tout le monde, en tant que structure pour demander au ministère de la Défense de publier son appel d’offres, il n’y en avait pas, et aussi son contrat. Évidemment, des mentions peuvent être occultées, ils ont droit de le faire sur les montants financiers, sauf qu’on a retrouvé des pages entières caviardées sans qu’il y ait de justification légale, ce qui a pu mener à un combat assez long pour obtenir toutes ces informations.
Walid Nouh : Je suis retombé sur les vieilles vidéos de l’époque qui m’ont replongé dans tout ça. Comment entendez-vous parler de ce contrat « Open Bar » ?
Jeanne Tadeusz : Par des contacts. Je pense que c’est un peu l’intérêt, justement, de tout ce qui est affaires publiques de manière générale
Frédéric Couchet : Des sources.
Jeanne Tadeusz : On peut dire qu’on a des sources, mais on est impliqué dans le logiciel libre, d’autres gens le sont, on rencontre des gens que ce soit à des événements, à des salons, peu importe, on va échanger et puis on va commencer à entendre parler de quelque chose, on va essayer de creuser un petit peu, on va essayer d’aller voir d’autres personnes qui sont en lien par exemple avec cette administration, pour reprendre l’exemple de la Défense et, en grattant, on commence à avoir quelques bribes. On va faire, par exemple, justement une demande de document administratif, on va voir si tombe sur quelque chose, parfois ça fonctionne, parfois ça ne fonctionne pas, et c’est comme ça. On a aussi des sources qui peuvent éventuellement nous donner un certain nombre d’éléments.
Frédéric Couchet : Au fil des ans, on a aussi développé des relations de confiance avec certaines personnes des administrations qui ont un sens de l’intérêt général hautement développé et qui, pour certaines, nous transféraient des documents en nous disant « regardez, j’ai vu passer ça, ça me paraît scandaleux, est-ce que vous pouvez faire quelque chose ? ». Ce sont vraiment des choses importantes. Quand je disais, tout à l’heure, qu’on a rencontré des responsables politiques qui ont un haut sens de l’intérêt général, dans l’administration aussi, notamment parce qu’il y a des gens, sur certains dossiers, qui ont été outrés par des décisions qui ont été prises au mépris, en fait, de leur propre expertise.
Je prends un exemple. Il y a quelques années, le format Microsoft pour les documents bureautiques a été soumis à la normalisation au niveau international avec l’idée que ça devienne une norme. En France l’Afnor, l’Association francophone de normalisation, un organisme public, a travaillé de façon ouverte pendant un an et demi ou deux ans, on participait, il y avait des personnes expertes de l’administration et au bout de ces mois de travail, ce groupe de travail d’expertise a dit : « Non, le format ne peut pas être normalisé, il y a des manques, donc l’Afnor doit voter contre », c’était la dernière réunion. Et deux ou trois jours plus tard, je ne sais plus, on apprend que l’Afnor décide de s’abstenir et personne ne comprend rien, c’est-à-dire personne ne comprend pourquoi tout d’un coup l’Afnor, donc la haute direction de l’Afnor, décide d’aller contre les recommandations de ce groupe de travail. On apprendra quelques mois plus tard, via un article de presse, que la décision est descendue directement de l’Élysée, du conseiller numérique du président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy. Ce conseiller numérique, Frank Supplisson, a donc donné l’ordre à la direction de l’Afnor de ne pas voter contre mais de s’abstenir. Vous pouvez imaginer que les personnes des administrations, qui avaient participé à ce groupe de travail, ont été particulièrement outrées de cette voie de fait.
C’est quelque chose auquel on a dû faire souvent face et auquel, je pense, beaucoup de structures comme la nôtre font face dans d’autres domaines. On fait face à des structures de lobbying qui sont incroyables, c’est-à-dire qu’en face de nous c’est Microsoft, ça peut être des Google, ça peut être des Apple, là où d’autres vont avoir en face d’eux des Total, etc. On se bat avec ses moyens, parfois on obtient des résultats positifs. En fait, le fait d’avoir raison ne garantit pas de gagner, il y a un rapport de force. C’est un peu ce qu’on a appris et, au début, cela nous dérangeait particulièrement. Maintenant on a accepté le fait qu’il y ait un rapport de force.
Walid Nouh : Jeanne, tu veux continuer, sinon j’ai une question complémentaire là-dessus ?
Jeanne Tadeusz : Non, c’est bon. Je pense que Fred a très bien résumé la question. Le rapport de force est effectivement réel.
Frédéric Couchet : Juste pour finir sur l’« Open Bar » Microsoft/Défense, Jeanne ne l’a pas dit, la presse a beaucoup relayé cette action-là. Cela a fait aussi beaucoup pour notre travail de reconnaissance, c’est-à-dire que Jeanne a été interviewée notamment dans l’émission Le Vivinteur par Jean-Marc Manach [13] qui faisait une émission sur France 5 et, quelques années plus tard, un Cash Investigation a été entièrement consacré à ce sujet-là et ce Cash Investigation n’a existé que parce que nous avons fait ce travail-là, le journaliste-réalisateur qui a fait ce travail d’enquête est venu nous voir et il a fait ça [14]. Ce dossier-là est un peu particulier aussi parce qu’il a participé à la visibilité de notre action et c’est aussi une sorte de reconnaissance du sérieux de notre action vu que des journalistes tout à fait sérieux comme les gens du Vinvinteur ou de Cash Investigation en ont fait un sujet.
Walid Nouh : La question que je voulais poser c’était votre relation avec les journalistes. Que peut-on en dire, Jeanne ?
Jeanne Tadeusz : Finalement nous avons été un acteur, une source d’informations pour les journalistes avec qui on pouvait être amenés à échanger. Évidemment, en tant que structure qui faisions de la communication, nous étions amenés à contacter régulièrement des journalistes pour les informer de nos différentes actions, ce que, j’imagine, l’April fait toujours. Après, sur des sujets brûlants, typiquement l’Open Bar Microsoft, on a pu faire un certain nombre de communiqués de presse qu’on leur transmettait, on répondait aussi à leurs sollicitations. Je sais que pendant les périodes open bar mais aussi pendant les périodes de lutte contre ACTA, dont on vient de parler, le traité commercial anti-contrefaçon, on a pu échanger avec énormément de journalistes, passer du temps à faire des interviews, répondre à des questions. C’est un travail de sensibilisation des journalistes pour que, finalement, ils découvrent aussi les enjeux, parce que, eux aussi, évidemment, travaillent sur énormément de sujets et après, effectivement, essayer de faire passer un maximum d’informations.
Frédéric Couchet : Quand nous avons commencé, nous avons pris une position de départ qui était d’essayer de publier tout ce qu’on fait et de mettre les liens vers toutes les références. C’est un des reproches que parfois des gens nous faisaient en disant « vos trucs sont illisibles parce qu’il y a des références partout, c’est super détaillé », mais c’était volontaire. On voulait que les gens qui lisent nos communiqués, nos analyses, puissent eux-mêmes se faire leur propre analyse s’ils en avaient envie. Si on citait un projet de loi, on mettait le lien, si on citait un amendement, on mettait le lien, etc. Les journalistes avec qui on travaillait pouvaient donc vérifier ce qu’on faisait. C’est un gage de transparence, de confiance, et inversement, de temps en temps, nous avons été la source de journalistes, mais comme plein de gens. Aujourd’hui, un journaliste d’investigation qui n’a pas de sources ne peut pas faire son travail, ça marche dans les deux sens.
Walid Nouh : OK. Jeanne, est-ce qu’il y a d’autres événements, d’autres combats que tu aimerais mettre en avant ?
Jeanne Tadeusz : Je pense qu’on a vraiment vu les plus importants, les plus marquants, les plus flagrants. Je n’en vois pas d’autres. Fred, je ne sais pas si tu en vois d’autres.
Frédéric Couchet : Il y a eu plein d’actions auxquelles Jeanne a participé, notamment sur les marchés publics, autour de l’éducation. Il y en aurait beaucoup, on pourrait y passer deux émissions, mais c’est vrai que Candidats.Fr, Open Bar Microsoft/Défense et ACTA, qu’elle a cité, qui a aussi été une victoire au final, pas que de l’April, de plein de gens, me paraissent l’essentiel.
Walid Nouh : OK. Est-ce qu’il y a des choses, des actions non axées sur l’institutionnel que tu aimerais aussi mettre en avant Jeanne ?
Jeanne Tadeusz : En tant que communication externe de l’April, pas vraiment, parce que mon travail à l’April c’était l’aspect purement institutionnel. Après, j’ose pouvoir dire qu’on a quand même aussi, pendant que j’y étais, beaucoup évolué en tant que structure, en tant qu’association. Quand je suis arrivée, j’étais très engagée, mais je n’étais pas une militante, j’étais engagée notamment par mes choix professionnels, en plus, je n’étais pas une informaticienne, je n’étais pas une geek à la base, j’étais plus engagée dans la question libertés fondamentales, droits de l’homme vraiment de manière presque essentielle. À l’époque, je suis arrivée dans une association plutôt geek, si je puis me permettre, et le coût d’entrée n’était quand même pas négligeable.
Walid Nouh : Ça a été dur d’y rentrer ?
Jeanne Tadeusz : Ce n’était pas dur parce que les gens étaient extrêmement accueillants, j’ai été très bien accueillie. Maintenant les premières fois, parfois je ne comprenais pas tout ce qui se passait dans la salle, on va être clair, il y a un petit coût d’entrée avec l’apprentissage des termes utilisés, des abréviations, etc., comme souvent, même en termes d’outils informatiques, je n’étais pas informaticienne, je n’avais jamais fait de HTML, je suis arrivée, je me suis retrouvée à publier sur des wikis et à écrire sur le site internet en HTML, donc oui, il y a un coût d’entrée. Mais c’est une association qui, là-dessus, a évolué plutôt très positivement et c’est quelque chose que j’ai beaucoup apprécié. Que ce soit le conseil d’administration, que ce soit Fred, finalement tout le monde était vraiment dans une démarche d’inclusivité et de ne pas faire peur à ceux qui ne connaissaient pas, qui étaient non-geeks, pour parler simplement.
Quand je suis arrivée avec un regard un peu neuf sur cette question-là, il y a eu une vraie écoute et on a vraiment essayé de travailler, quelque part de « dégeekiser » l’April, en tout cas de la rendre plus facilement accessible et peut-être moins inquiétante pour le grand public.
Finalement expliquer que parler de logiciel libre ce n’est pas que parler du logiciel qu’on utilise sur son ordinateur, relier ça à des questions essentielles aujourd’hui : la question de la souveraineté, la question de la vie privée, la protection de nos données personnelles, vraiment développer aussi cet aspect-là de communication.
Frédéric Couchet : Si je peux compléter, avant l’arrivée de Jeanne nous étions dans un mode guerriers/guerrières quelque part, nous étions attaqués, nous nous défendions. Jeanne est arrivée à un moment dans l’histoire de l’association où c’était moins le cas parce que certains combats étaient déjà soit gagnés soit perdus, en tout cas étaient passés. En plus, elle est arrivée, je l’ai dit tout à l’heure, avec son propre style, ses propres centres d’intérêt, notamment tout ce qui est inclusivité, diversité. Jeanne a dit tout à l’heure que c’était une association très geek, ce qu’elle n’ose peut-être pas dire c’est que c’était aussi une association qui consommait, notamment lors des soirées ou des apéros, beaucoup de bières et de cacahuètes, qui avait peut-être un vocabulaire pas du tout inclusif, notamment pour les femmes. Je rappelle que Jeanne est arrivée en 2010, c’était historiquement une association où il y avait quand même beaucoup d’hommes et qui, à l’époque, n’étaient sans doute pas encore déconstruits donc faisaient des blagues vaseuses voire douteuses voire pire.
Aux gens qui arrivent à l’April on laisse non pas une liberté, mais on leur dit « apportez ce que vous avez envie d’apporter », c’est important. Ça a été aussi le début des évolutions de l’April, notamment sur la diversité, notamment la diversité de genre. Très clairement elle a joué un rôle là-dessus, d’ailleurs le groupe de travail Diversité de l’April [15] a été créé en 2008. Je regardais tout à l’heure les statistiques, à l’époque de l’arrivée de Jeanne le conseil d’administration de l’April ça devait deux femmes sur 17. Aujourd’hui, le conseil d’administration de l’April c’est la parité, cinq hommes, cinq femmes, l’équipe salariée de l’April est paritaire aussi, dans nos groupes de travail il y a de plus en plus de femmes et les apéros, aujourd’hui, ont évolué aussi. Elle a clairement joué un rôle là-dessus pour nous faire comprendre que si on considérait que l’informatique était un enjeu de société, la liberté informatique un enjeu de société, il fallait parler à la société et pas simplement aux geeks blancs, barbus, qui représentaient une bonne partie de l’association.
Walid Nouh : Je ne sais pas si tu veux compléter, Jeanne.
Jeanne Tadeusz : Finalement, il y a un côté organique, dans l’association, qui s’était créée avec des étudiants en informatique et qui avait un peu gardé cet ADN d’étudiants en informatique. Je suis arrivée, je ne l’étais absolument pas et c’est vrai qu’il y a eu quelques moments d’apprentissage, effectivement bière/cacahuètes, tout le monde ne boit pas d’alcool, parfois les gens ont envie de manger autre chose que des cacahuètes. Il y a donc eu toute une période où Fred achetait systématiquement aussi des tomates cerises comme ça il y avait autre chose que des cacahuètes à table. Des moments, aussi, où j’expliquais « en ce moment c’est la période du Ramadan, il vaut mieux mettre les réunions après la rupture du jeûne, en tout cas pas en plein jeûne, au moins pour arranger certains bénévoles et sans forcément leur poser la question d’ailleurs, parce que ce n’est pas forcément agréable d’être mis sous le spot en mode est-ce que tu fais le ramadan ? ». Non, on ne pose pas la question, on voit qu’il n’est pas disponible, il dit que ça l’arrangerait de ne pas faire à entre 18 heures et 18 heures 30. On infère ou on n’infère pas, en tout cas, si jamais les autres sont en train de boire et manger, on n’insiste peut-être pas lourdement pour qu’il prenne quelque chose lui aussi. Finalement c’est tout un tas de petites choses pour que les gens se sentent plus à l’aise, plus inclus. De mémoire aussi, des bénévoles qui ne buvaient pas d’alcool nous ont gentiment expliqué qu’il fallait arrêter d’acheter du jus de fruit premier prix, que si on prenait des bonnes bières on pouvait aussi prendre un jus de fruit correct pour eux. Plein de petites choses pour essayer d’être plus inclusifs. Je me souviens qu’à la fin de ma période on a aussi développé les échanges par ordinateur pour permettre à ceux qui soit habitaient loin soit ne pouvaient pas facilement se déplacer de pouvoir échanger et faire vraiment partie de la communauté April et je pense que c’est toujours le cas. Ce sont finalement plein de petites actions assez concrètes que j’ai essayé d’apporter et heureusement, j’en suis ravie, je vois que l’April a continué pour essayer de se décentrer un peu, de voir un peu les différents types de personnes et leurs besoins pour que tout le monde se sente le bienvenu.
Pour terminer, je pense que j’étais effectivement particulièrement sensible parce que j’étais une jeune femme, dans la vingtaine, qui arrivait dans un groupe d’informaticiens. À l’April ça se passait bien, j’ai pu participer à des colloques ou autres où ce n’est quand même pas simple d’être la seule femme dans une salle de 50 personnes.
Frédéric Couchet : Juste pour finir là-dessus parce que je sais, Walid, que tu aimes bien les anecdotes, il y a toujours des tomates cerises, aujourd’hui on progresse vu qu’on n’achète que des fruits de saison ou des légumes de saison. Et sur les jus de fruits, un jour un bénévole m’a dit « vous faites chier à acheter des jus fruits merdiques alors que vous prenez des bonnes bières » et effectivement je n’y avais jamais fait attention. On essaye donc de progresser : Jeanne a joué un rôle important là-dessus et les personnes qui ont suivi aussi.
Sur le fait d’être une femme dans les affaires publiques, je ne sais pas si aujourd’hui ça a un peu évolué, mais à l’époque ce n’était quand même quelque chose de pas forcément évident parce que dans les affaires publiques, notamment dans les cabinets et autres, c’était souvent beaucoup d’hommes, avec beaucoup de testostérone, il faut donc pouvoir s’imposer dans ce dans ce milieu-là, ce n’est pas évident.
Walid Nouh : Est-ce que Jeanne, à cette époque-là, tu communiquais sur ces changements, justement en termes de diversité, qu’il y avait l’April ou c’était quelque chose de plutôt interne et vous n’avez pas trop communiqué dessus vers l’externe ?
Jeanne Tadeusz : Les deux. Je ne suis pas sûre qu’on ait fait vraiment de la communication grand public. Maintenant, dans des événements plus orientés logiciels libres, par exemple, j’ai pu faire un certain nombre de conférence sur la diversité pour sensibiliser un peu à cette problématique. On a eu aussi un certain nombre de réunions, d’échanges, parfois pour un truc tout bête, mais comme c’était notre cas extrêmement minoritaire en tant que femmes dans le logiciel libre, ça fait du bien de pouvoir se réunir, de discuter, d’avoir un partage d’expérience et de se sentir moins seules. On a pu faire ça aussi.
Donc pas une communication aussi généraliste qu’on pouvait l’avoir par exemple sur la partie institutionnelle, mais on a essayé d’échanger, de partager les bonnes pratiques. J’arrivais avec un petit bagage au sujet, mais je ne prétendais pas, d’ailleurs je ne prétends toujours pas être spécialiste de la diversité et de l’inclusion, donc voir concrètement et clairement ce qui pouvait fonctionner et partager un peu nos retours d’expérience avec d’autres structures, c’était très intéressant aussi.
Frédéric Couchet : Là on parle de la diversité de genre, parce que dans le monde informatique, notamment le logiciel libre, c’est sans doute ce qui est le plus visible, mais on essaie d’aborder la diversité dans son ensemble, notamment par exemple, depuis de nombreuses années, les événements publics officiels de l’April sont organisés dans des endroits accessibles pour les personnes en situation de handicap. Ce n’est pas le cas de notre local, on espère que le bailleur fera un jour des travaux. Quand on fait, par exemple, une assemblée générale, c’est dans un endroit qui est accessible, quand on organise un événement public, notamment à Paris, il se trouve qu’on a souvent accès à un lieu qui s’appelle la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès humain qui est accessible, c’est vraiment très bien. On essaye d’aborder cette question de diversité dans son ensemble.
Par exemple, dans l’émission de radio on le met aussi en œuvre dans les recrutements. Aujourd’hui, tout simplement, des gens se demandent comment favoriser la contribution de femmes ou autres, eh bien ça passe aussi par le vocabulaire, c’est-à-dire qu’il faut se montrer inclusif avec son vocabulaire, il faut aussi expliquer, pour accueillir le maximum de gens, qu’il n’y a pas besoin forcément d’une forte expertise, qu’il va y avoir un accompagnement, on précise même, dans certaines documentations, que l’accompagnement peut être fait par une femme si, par exemple, une femme souhaite être accompagnée par une autre femme. Je sais qu’actuellement il y a aussi des discussions pour relancer des échanges en non-mixité au sein de l’association parce que ça peut être utile.
C’est un travail qui n’est jamais fini, qui est sur le long terme, mais qui est essentiel et surtout, il faut à la fois avoir l’envie de le faire et y passer du temps, c’est-à-dire que ça doit être intégré dans le projet et pour nous, aujourd’hui, c’est intégré dans le projet qu’est l’April.
Walid Nouh : Il y a quelque chose qu’on n’a pas expliqué, dont vous avez parlé plusieurs fois, vous avez parlé de groupes de travail [16]. Pourriez-vous expliquer ce que sont ces groupes de travail ? Est-ce qu’ils sont apparus dès le départ ? À quoi servent-ils ? Quand sont-ils apparus dans le travail de l’association ?
Frédéric Couchet : Dès le départ, quand on a créé l’association, on ne s’est pas dit « seules les personnes membres de l’association peuvent contribuer ». Dès le départ on s’est dit « n’importe qui peut contribuer, qu’on soit membre ou pas de l’association ». On a formalisé une organisation qui est qu’un sujet a son groupe de travail, donc, en gros, il y a une personne ou deux référentes et puis des gens qui vont agir et à qui on donne des moyens. Historiquement, en 1996, le moyen principal c’était une liste de discussion et l’accès au site web. Aujourd’hui, par exemple, ça pourrait être l’accès au local de l’April pour faire des réunions ou autres.
Les groupes de travail [16] sont un peu thématiques. Par exemple, il y a un groupe qui a beaucoup réfléchi autour du logiciel libre dans le monde associatif, il y a un groupe de travail Transcriptions très utile et très efficace notamment avec Marie-Odile Morandi qui fait la transcription d’enregistrements audio ou de vidéos qui sont en lien avec les libertés informatiques ; il y a un groupe de travail Revue de presse, qui publie toutes les semaines une revue de presse autour des sujets du logiciel libre. Ces groupes de travail sont vraiment ouverts à tout le monde. Même si une personne n’est pas membre de l’April, elle va sur le site de l’April, elle trouve le groupe de travail, elle s’inscrit à la liste de discussion et elle peut contribuer. Le seul groupe de travail qui, entre guillemets, est « réservé » aux membres de l’April c’est l’administration système, parce que c’est gérer les serveurs de l’April, il y a des données personnelles importantes, donc on préfère que les gens soient membres de l’April. On fonctionne par groupes de travail et, en interne, il y a une liste dédiée à la partie institutionnelle, qui est ouverte aux membres, et c’est l’autre exception : les actions institutionnelles se discutent sur une liste interne pour des questions de confidentialité, pour des questions de confiance, mais il peut y avoir certains sujets ponctuels qui se discutent ailleurs. Je pense que quand tu recevras Étienne Gonnu qui occupe actuellement le poste affaires publiques, il évoquera sans doute la thématique des logiciels libres de caisse qui se discute sur une liste publique, la liste comptabilité.
On a donc un certain nombre de groupes de travail, il y a pas besoin d’être membre de l’April pour les rejoindre, il faut juste avoir du temps et quasiment tout peut se faire à distance via les listes de discussion, via le site web, via les outils de visioconférence.
Walid Nouh : OK. Très clair.
Maintenant, j’aimerais qu’on passe à ce que vous retenez, dans ton cas, Jeanne, de ton passage à l’April, de ce pourquoi tu t’es battue, ce que tu as pu commencer à mettre en place ou mettre en place. J’aimerais bien comprendre ce que tu retiens de cette expérience. Tu es arrivée avec une certaine vision des choses, tu as travaillé là-dessus, tu es partie faire autre chose. Qu’est-ce que tu retiens de toute cette période ?
Jeanne Tadeusz : Ça a été une période quand même assez longue, j’ai travaillé pas loin de six ans à l’April. Ça a été une période très positive, beaucoup de belles choses, on a mené des combats, de beaux combats, certains qu’on a gagnés, on a cité ACTA tout à l’heure, ça a été un grand combat, de longue haleine, sur lequel on a quand même connu de beaux succès, même un très beau succès ; beaucoup de travail sur Candidats.Fr pour les élections ; beaucoup de sensibilisation qu’on a pu faire ; on a pu aussi parler dans les administrations. J’ai appris beaucoup que ce soit techniquement, je connaissais à peu près ce qu’est le logiciel libre, mais, objectivement, ça s’arrêtait là. Aujourd’hui encore mon ordinateur est sous Debian, sur mon téléphone j’utilise GrapheneOS [17] et je continue d’utiliser des logiciels libres même si ce n’est plus mon métier, la question n’est pas là, et je reste absolument convaincue. J’étais déjà dans tout ce qui est institutionnel, mais j’ai également énormément appris en étant vraiment sur l’aspect plus militant. Je continue d’avoir un intérêt certain pour ces questions. Beaucoup plus récemment, pendant un peu plus de deux ans, j’ai été cheffe de service au sein de la CNIL au service des affaires régaliennes, je me suis occupée de préparer des propositions de délibérations pour la CNIL sur tous les sujets on va dire sensibles, régaliens – défense, intérieur, justice, police et ainsi de suite –, et, bien évidemment, les questions de logiciel libre sont revenues et finalement, avec ce travail à la CNIL, je retombe aussi un peu sur les mêmes problématiques et peut-être qu’aujourd’hui je les défends différemment.
Walid Nouh : C’est marrant. Ma question suivante c’est : est-ce que ton expérience à l’April t’a aidée dans des emplois suivants ?
Jeanne Tadeusz : Elle m’a aidée humainement. Personnellement elle m’a fait grandir, ça c’est certain. J’ai appris beaucoup de choses. En toute transparence, même si je ne rentrerais pas dans les détails de mon travail puisque ce n’est pas l’objet, aujourd’hui je suis juge, donc ça n’a rien à voir. Je travaille notamment sur des litiges d’accidents médicaux ou de marchés publics. Autant, peut-être un petit peu les marchés publics, j’ai pu faire ça à l’April mais c’est vraiment la limite et je ne travaille plus du tout sur ces questions-là, mais ça m’a appris humainement, ça m’a appris personnellement.
L’investissement dans une association est aussi quelque chose qui est très riche, que j’ai beaucoup apprécié.
Je pense que je ne regrette pas d’avoir repassé la main au bout de six ans, parce que, finalement, j’arrivais au bout d’un cycle. Il y avait un nouveau cycle qui se lançait avec de nouvelles élections, avec de nouvelles personnes à sensibiliser et un peu le retour des mêmes sujets. C’est ce que disait Fred tout à l’heure : au bout d’un moment, on finit par ressentir une certaine forme de lassitude à reprendre son bâton de pèlerin et de recommencer ce qu’on a déjà fait, je pense que c’était le moment, pour moi, de passer la main à quelqu’un qui n’avait pas cette forme de fatigue, finalement de répétition. Mais j’ai énormément appris, j’ai énormément apprécié, on a mené de beaux combat et on a même eu des victoires.
Walid Nouh : Une question complémentaire me vient : est-ce que dans ce type de métier c’est difficile de conjuguer une vie professionnelle car tu peux avoir des horaires un peu déconstruits, etc., avec une vie personnelle ? Comment est-ce que tu fais pour allier les deux quand on voit que les réunions peuvent durer hyper tard, que ce n’est pas forcément durant les horaires de bureau ?
Jeanne Tadeusz : Ce n’est pas forcément durant les heures de bureau, il y a aussi une certaine souplesse et personnellement, à l’April, j’ai toujours eu y compris un délégué général qui s’assurait du respect et de la séparation entre vie pro et vie perso, avec la possibilité de récupérer, simplement. C’est concret, ça peut sembler tout bête quand on le dit, mais quand il y a une réunion le soir ou le week-end, on récupère nos heures. On pose des vacances, on les prend et elles sont respectées. C’est à la fois une discipline personnelle, parce que c’est vrai que ce n’est pas évident et c’est quelque chose qui touche le milieu associatif dans sa globalité, pas du tout uniquement l’April. On travaille avec des bénévoles qui sont surtout disponibles le soir et le week-end. En général, si on travaille sur ces questions-là, c’est qu’on y croit donc on peut vite se faire happer. Il faut poser à soi-même des règles et, évidemment aussi, avoir une hiérarchie à côté qui s’assure qu’on ne va pas brûler la chandelle par les deux bouts et prendre des temps de repos, ça permet de conjuguer l’un et l’autre.
Walid Nouh : Fred, de ton côté, si tu prends un peu de recul, qu’est-ce que tu penses de toutes ces années, de ces différents combats gagnés, de ces menaces qui reviennent, etc. ? Qu’est-ce que tu retires un peu de tout ça ? Qu’est-ce que tu pourrais mettre en avant ?
Frédéric Couchet : Ce que j’en retire ? Quelque part c’est le pied. J’ai la chance que mon militantisme corresponde aujourd’hui à mon activité professionnelle, ce qui est quand même assez rare.
Sur ce qu’a dit à l’instant Jeanne sur la lassitude potentielle d’une personne chargée de mission affaires publiques à l’April, moi j’ai la chance de faire plusieurs activités à l’April : j’aide sur les affaires publiques, je fais aussi de la sensibilisation, je fais de l’admin-sys, donc c’est assez varié. Si, à un moment, j’ai une lassitude, en tout cas quelque chose qui m’énerve sur un sujet, je peux passer à autre chose. C’est vraiment important.
Ce que je retiens, en fait, ce sont les rencontres humaines. C’est-à-dire que j’ai rencontré des gens absolument dingues en termes de qualité, ça serait difficile d’en citer beaucoup, mais je vais quand même me permettre d’en citer trois :
- sur les affaires publiques, il y a notamment Christophe Espern [18]. Là c’était vraiment le mode guerrier, pour le coup, c’était une autre époque, mais je ne pensais pas rencontrer quelqu’un, informaticien donc pas du tout juriste, avec des capacités d’analyse de projets de loi, de rédaction d’amendements et de combats législatifs à ce point-là. On a passé beaucoup de temps ensemble et c’était assez impressionnant. Je suis très content de l’avoir rencontré ;
- je voudrais aussi citer celui qui a pris la succession à la présidence de l’April quand je suis devenu délégué général, Benoît Sibaud [19]. Pareil, Benoît Sibaud est quelqu’un qui est bénévole, qui a un métier à côté de ça, et qui était capable d’intervenir sur tous les sujets, en bienveillance, en intelligence, capable d’analyse et de réflexion et tout ça. Parfois je me demandais quand est-ce qu’il dort ? Franchement incroyable aussi !
- et la dernière, pour faire le lien avec tes prochains invités, c’est Bookynette, Magali Garnero [20], qui est actuellement présidente de l’April. C’est quelqu’un qui a une énergie incroyable, qui a une gentillesse incroyable, qui fait plein de choses, elle était ce week-end encore à un événement libriste. Elle participe aussi aux évolutions de l’April en tant que présidente, c’est la deuxième présidente de l’April, on a eu une présidente avant, Véronique Bonnet, en 2020 je crois, et là maintenant Magali. Pareil, elle n’est pas informaticienne, elle est libraire, elle a une énergie dingue.
C’est déjà cela que je retiens dans l’April, au-delà des combats qu’on a pu mener, des choses qu’on a pu gagner ou perdre, ce sont les rencontres humaines que j’ai pu faire et que je n’aurais sans doute peut-être pas faites si j’avais continué une « carrière professionnelle », entre guillemets, dans l’informatique libre en tant qu’informaticien. Pour moi ce sont avant tout les rencontres et je pense qu’il y en aura d’autres, en tout cas j’espère, ce qui fait que le matin, quand je me lève, je suis content ; quand arrive le dimanche soir je suis content aussi parce que je sais que je vais retrouver l’April.
Juste pour finir, je reviens sur ce qu’a répondu Jeanne, tout à l’heure, à ta question sur les horaires. Avant qu’il y ait une équipe salariée à l’April, j’ai connu pas mal d’associations, et il y en a encore beaucoup, où on applique souvent les mêmes méthodes de management qu’on pourrait retrouver dans des entreprises, des méthodes de management toxiques et c’est quelque chose auquel on a toujours fait attention, notamment sur les horaires. C’est vrai que quand tu es en affaires publiques il y a une difficulté : parfois il faut passer une nuit au Parlement ou à écouter des débats, donc comme disait Jeanne, il y a des récupérations, etc., et surtout se préserver aussi. C’est important. Quand on est militante ou militant ou quand on travaille professionnellement pour une association il y a parfois un risque d’en faire trop, il est donc de la responsabilité du conseil d’administration ou de la personne qui est en charge de l’association ou des deux de s’assurer que les gens se préservent. On n’est pas là pour brûler les militants et les militantes ou les personnes de l’équipe salariée. C’est important.
Walid Nouh : Benoît Sibaud est intervenu dans un épisode sur l’histoire de LinuxFr [21], qui est très bien aussi, et un grand big up à Bookynette qui a réussi à gérer une table ronde aux JdLL [22] avec des invités qui n’ont pas forcément bien préparé et finalement ça s’est bien passé, c’était très sympa.
Frédéric Couchet : Précise ce que sont les JdLL.
Walid Nouh : JdLL, Journées du Logiciel Libre de Lyon, édition 2025. C’est une un cycle de conférences qui a lieu tous les ans, qui est très divers dans les thèmes abordés. Je vous recommande vraiment de venir si vous en avez l’occasion, c’est vraiment sympa, il y a plein de conférences différentes, plein de questions qui sont posées. C’est vraiment un chouette événement, en France il n’en reste pas des masses, il reste les JdLL.
On a déjà bien parlé, ça fait déjà une heure et quart qu’on est ensemble. On a parlé de Libre à vous ! [23], je pense qu’on va en parler beaucoup plus dans les épisodes à venir. C’est un sujet qui me tient aussi beaucoup à cœur parce que c’est une de mes sources principales pour préparer mes propres épisodes, donc je pense qu’on va en parler assez longuement à un autre moment.
En guise de conclusion, avant de vous laisser le mot le la fin, je voudrais vous poser deux questions ; la première : que diriez-vous aux gens pour soutenir l’April ?
Frédéric Couchet : Jeanne tu veux commencer ?
Jeanne Tadeusz : Je vais commencer. Pour soutenir l’April venez, venez à l’April, ceux qui le peuvent, venez voir physiquement, ceux qui ne le peuvent pas, inscrivez-vous aux newsletters, adhérez si vous le souhaitez, participez aux groupes de travail et n’ayez pas peur parce que c’est une association qui prend soin d’accueillir tout le monde en prenant en compte les spécificités de chacun.
Frédéric Couchet : Je pends la suite. Je pense qu’il est important, dans les structures associatives, d’être en capacité de diversifier les forces vives pour être au plus proche notamment des évolutions de la société. Il y a des associations qui n’arrivent pas à le faire, qui vont en mourir parce qu’elles restent dans un temps passé, avec un fonctionnement passé, je ne citerai pas de noms, évidemment. Il est important pour nous d’avoir des membres ou des soutiens, des gens qui participent à nos groupes de travail sans forcément adhérer, qui soient le plus divers possible, sachant qu’il reste encore beaucoup de travail.
Si des personnes sont un petit peu anxieuses par ce qui se passe dans l’informatique aujourd’hui, et elles ont raison, avec les GAFAM, les géants de l’Internet et autres, qu’elles sachent qu’une façon de traiter l’anxiété c’est l’action. À l’April, vous pouvez trouver différentes manières d’agir, ça peut être simplement transcrire des enregistrements, ça peut être participer à des événements, ça peut être faire des traductions, on a aussi un groupe qui s’occupe de traductions [4]. L’action permet aussi de traiter d’anxiété donc n’hésitez pas à nous rejoindre.
Walid Nouh : J’avais une deuxième question, mais je m’aperçois que c’est à peu près la même que la première, je vais la changer. Jeanne, qu’est-ce que ça fait de voir que les sujets que tu as pu amener à l’April, sur lesquels tu t’étais engagée autour de la souveraineté, le respect des libertés, etc., sont encore plus d’actualité aujourd’hui ? Finalement, c’était assez avant-gardiste !
Jeanne Tadeusz : C’est une excellente question. Qu’est-ce que ça fait ? Il y a une fierté supplémentaire d’avoir mené ces combats dès le départ, peut-être qu’on serait dans un état pire, d’ailleurs c’est peut-être pas très présomptueux de ma part de le dire. On a commencé à lever l’alerte tôt sur ces sujets-là et on avait raison, quelque part. Il y a une forme de validation de se dire qu’on a essayé d’alerter, on a alerté, on a eu des succès sur des choses qui sont réellement importantes. J’ai quitté mon poste à l’April en 2016, je pense que Trump au pouvoir et la menace qu’on a vis-à-vis des États-Unis notamment ne sont pas des choses qu’on imaginait à l’époque. Au-delà de ça, on soulevait déjà ces questions, peut-être pas avec autant d’acuité qu’aujourd’hui, mais la souveraineté et les problèmes potentiels que ça pouvait poser ; aujourd’hui on nous parle de tarifs, on nous parle de ces questions-là. En tant que citoyenne, en tant que personne engagée, je trouve que les questions qu’on a traitées restent toujours d’actualité. On les a lancées, elles continuent d’exister, et on a peut-être pu, et je trouve ça finalement important, lever le voile dès le départ sur ces problématiques et, finalement, ça valide d’autant plus le combat de l’April de continuer à faire connaître toutes ces questions.
Walid Nouh : Fred, veux-tu rajouter quelque chose, sur cette question-là ? Si tu n’as rien à rajouter, je ne vais pas dire que je suis très optimiste, mais paradoxalement j’ai l’impression que tous les sujets sur lesquels on s’est tous battus autour du logiciel libre sont mis en avant aujourd’hui et c’est peut-être un moment où on peut vraiment faire des choses. Qu’est-ce que tu en penses ?
Frédéric Couchet : C’est sûr que sans le logiciel libre, les GAFAM ne pourraient pas faire ce qu’ils font. Est-ce qu’il faut s’en réjouir ? La téléphonie mobile par exemple, Jeanne a parlé de son téléphone, moi j’ai un FairPhone [24], mais la majorité des gens n’ont pas ça.
Après, je ne me préoccupe plus de questions d’optimisme ou de pessimisme, je reviens sur ce que j’ai dit tout à l’heure, j’agis à mon niveau et après tout n’est pas entre nos mains, malheureusement ou heureusement, je n’en sais rien, les gens sont libres. C’est vrai qu’on vit une telle situation internationale, même française, qu’il était impossible d’imaginer à ce point-là. L’important c’est que chacun agisse là où il ou elle se sent en mesure d’agir, c’est ce qu’on fait au niveau de l’April. Après on n’impose rien, les personnes sont libres de faire ce qu’elles veulent. On essaye de faire connaître ces alternatives et même nous, à titre personnel, parfois on a des contradictions, il faut les respecter. En tout cas, il est important d’agir vraiment son niveau si on a envie de le faire et c’est possible aujourd’hui.
Peut-être que l’un des enjeux, justement, c’est la jeunesse aussi. Le monde du logiciel libre, les communautés du logiciel libre vieillissent. Je n’étais pas aux Journées du Logiciel Libre de Lyon, mais je suppute que la moyenne d’âge n’était pas forcément très basse vue que la moyenne d’âge de l’April n’est pas forcément très basse non plus. C’est peut-être l’un des enjeux. Aujourd’hui, quand on est jeune, on va effectivement plus se préoccuper du climat, on va plus se préoccuper des discriminations, ce qui est parfaitement entendable. Peut-être y a-t-il des choses à faire pour que ces mondes se rejoignent, comme le fait d’ailleurs un peu Framasoft [25] avec ses outils, que les structures associatives utilisent des outils éthiques donc libres.
C’est un des enjeux parce que sinon des associations comme l’April vieillissent, à un moment il y aura une fin. Je pense que c’est là-dessus qu’on doit agir, en tout cas qu’on doit avoir de la réflexion pour continuer à évoluer et aussi continuer à être pertinents parce c’est important. Une association ne doit pas continuer à exister pour exister, elle continue à exister parce qu’elle a un intérêt et aujourd’hui l’action de l’April a encore un intérêt. Peut-être qu’un jour on aura gagné, comme on dit, je ne sais pas, en tout cas nous sommes encore pertinents et pertinentes aujourd’hui donc n’hésitez pas à nous rejoindre.
Walid Nouh : On arrive à la fin de l’entretien. Je voudrais vous laisser un mot de la fin, si vous avez un message à faire passer avant qu’on se quitte. C’est le moment, Jeanne, est-ce que tu veux dire un mot ?
Jeanne Tadeusz : Un mot de la fin : vive le logiciel libre, il ne faut pas avoir peur du logiciel libre. Quand je suis arrivée, je n’y connaissais rien, aujourd’hui c’est toujours quelque chose qui m’intéresse. Vive le Libre ! Je sais que ça reste le slogan à l’April. Vive le Libre ! En plus, le Libre c’est bien, ça marche, vous rencontrerez des gens bien et il faut en profiter.
Walid Nouh : Fred.
Frédéric Couchet : De mon côté je dirais engagez-vous, n’hésitez pas, n’ayez pas peur de vous engager, d’ailleurs pas forcément dans le Libre, en général. Je trouve que l’engagement militant, associatif, a changé ma vie par rapport à ce qui était prévu normalement, mais en faisant attention à l’association dans laquelle vous mettez les pieds. Comme je le disais tout à l’heure, toute association n’est pas forcément respectueuse des gens qui s’engagent. Je trouve que militer, que s’engager c’est important aujourd’hui et l’April est un bon exemple parce que c’est une association qui est militante, humaine et joyeuse, on se marre bien à l’April, encore plus avec Magali Garnero [20], la présidente. Surtout n’hésitez pas à vous engager, je trouve que ça fait du bien quand on s’engage, quel que soit le niveau d’engagement, ça fait du bien au moral, ça fait du bien à la société.
Walid Nouh : Parfait. Je reste sur vos deux mots de la fin, on va se quitter là.
Merci beaucoup Jeanne, merci beaucoup Fred d’avoir accepté de venir parler, d’avoir pris du temps pour le faire. Ça permet aussi aux auditrices et aux auditeurs du podcast d’en savoir un peu plus sur l’April et sur vos propres engagements, c’est vraiment chouette.
Bien entendu, vous qui écoutez, n’hésitez pas à partager cet épisode, à faire des retours, principalement sur Mastodon si vous pouvez, ça sera avec très grand plaisir ou, si on a la chance de se croiser dans un événement, n’hésitez pas à venir aussi dire que ce genre d’épisode vous a plu et bien sûr aussi de le dire à nos deux invités du jour.
À bientôt pour d’autres épisodes, en particulier à bientôt pour la suite des épisodes sur l’April.
Merci Jeanne. Merci Fred. À bientôt.
Frédéric Couchet : Merci Walid.
Jeanne Tadeusz : Merci Walid.