Journée mondiale du logiciel libre - Interview de Pierre-Yves Gosset (Framasoft) par Alexandre Schon (France insoumise)

Titre :
Journée mondiale du logiciel libre - Interview de Pierre-Yves Gosset (Framasoft) par Alexandre Schon (France insoumise)
Intervenants :
Pierre-Yves Gosset - Alexandre Schon
Lieu :
Nouvelles auditions programmatiques de la France insoumise - Paris
Date :
septembre 2020
Durée :
17 min 45
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Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Logo de Framasoft par JosephK inspiré de la mascotte historique de LL. de Mars - Licence Creative Commons By-SA 2.0. Logo France insoumise Wikimedia Commons - Domaine public.
NB :
transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Logo France insoumise

Alexandre Schon : On est dans le 12e arrondissement de Paris sur la place Henri-Frenay, juste à côté de la Gare de Lyon. À l’occasion des nouvelles auditions programmatiques de la France insoumise et de la Journée mondiale du logiciel libre nous allons écouter Pierre-Yves Gosset, codirecteur de Framasoft [1], juste à côté devant l’@nnexe l’un des principaux espaces publics numériques de la Ville de Paris tenu par l’association Relais 59, un des nombreux tiers-lieux qui permet une éducation populaire au numérique afin aussi de lutter contre la précarité numérique. Un lieu qui a pour nous tout un symbole. Allez, on y va, c’est parti !

Pierre-Yves Gosset bonjour.
Pierre-Yves Gosset : Bonjour.
Alexandre Schon : Vous êtes codirecteur de Framasoft, une association qui fait référence en France en matière de sensibilisation et d’éducation populaire aux enjeux du numérique. Vous parlez notamment beaucoup de logiciel libre. Vous êtes à peu près 25 bénévoles, une dizaine de personnes salariées réparti·e·s un peu partout en France.
Pierre-Yves Gosset : Tout à fait !
Alexandre Schon : Et vous êtes à l’origine de la démarche Contributopia [2] dont vous nous parlerez peut-être tout à l’heure.
Pierre-Yves Gosset : Tout à fait !
Alexandre Schon : Est-ce que vous pouvez nous dresser un petit peu un état des lieux du logiciel libre, des usages libres, aujourd’hui dans notre société contemporaine, que ce soit à l’échelle mondiale, à l’échelle de l’Union européenne, à l’échelle de la nation, ou même à échelle des régions, des départements, puisque les élections départementales et régionales arrivent. Finalement, où est-ce qu’on en est dans le secteur de la puissance publique par rapport à la problématique du logiciel libre et des usages libres ?
Pierre-Yves Gosset : Il faut peut-être déjà rappeler ce que sont les enjeux du logiciel libre.

Le premier enjeu est sans doute politique : aujourd’hui on est dans des sociétés qui sont extrêmement numérisées. Quand on a un téléphone qui est évidemment numérique, dans ce téléphone on a sa musique qui est numérique, on a la télé qui est numérique, on a le plus souvent maintenant les livres qui sont numériques aussi. Et, du coup, la question qui se pose derrière c’est est-ce qu’on peut avoir une société libre sans logiciel libre ? Maintenant qu’on est dans cette société dans laquelle on baigne complètement dans le numérique, dans laquelle les enjeux du numérique sont très prégnants, cela nous force à nous poser la question de : qui contrôle ces logiciels ? Pour en faire quoi ? Qu’est ce qui est fait de nos données ? Etc. Donc la première question est d’abord politique.

Il y a une deuxième question qui se pose en termes d’enjeux, c’est celle de l’éducation populaire au numérique et notamment au numérique libre et ça c’est arrivé un petit peu plus récemment. Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, il était très simple de bidouiller, de hacker un ordinateur voire un téléphone, c’était possible. Aujourd’hui, la problématique, c’est que les grandes entreprises, notamment ce qu’on appelle les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – nous mettent à distance du numérique : en tant que citoyen on a de plus en plus de mal à s’approprier cet outil qu’est le numérique et ça pose une vraie difficulté puisqu’on ne peut plus réparer son téléphone, on ne peut plus savoir exactement ce que fait le logiciel et, je ne sais pas, quand on parle par exemple du cloud, on imagine un espace un peu magique, un peu au-dessus de nous, et on est mis à distance de ce numérique. Donc il y a derrière une vraie problématique d’éducation et de sensibilisation : comment est-ce qu’on peut faire et ré-atterrir le numérique ? Comment est ce qu’on peut faire reprendre conscience aux gens que Internet, par exemple, c’est essentiellement de la plomberie et que, derrière, il y a forcément cette question de : par où passent ces tuyaux ? À qui est-ce qu’ils appartiennent ? Qu’est-ce que moi, en tant que citoyen·ne, je peux mettre ou ne pas mettre dans ces tuyaux ? Aujourd’hui ces décisions sont prises par quelques entreprises et un des objectifs, à mon avis, qu’on doit avoir, que ce soit pour Framasoft en tant qu’association d’éducation populaire aux enjeux du numérique mais, plus globalement, en tant que société civile c’est : comment est-ce qu’on redonne du pouvoir au citoyen de façon à ce qu’il puisse se réapproprier ce numérique, comprendre ce qui se passe quand il envoie un mail, que ce n’est pas magique et que, finalement, on parle beaucoup d’applications, mais derrière ces applications ce sont des logiciels qui fonctionnent sur des matériels, qui fonctionnent sur des réseaux, etc.

Donc il faut reprendre conscience de ça pour qu’on puisse se réapproprier le numérique.
Alexandre Schon : Ça passe par quoi ? Ça passe par réparer certains composants électroniques ? Ça passe par une relocalisation de la donnée ? Ça passe par quoi finalement ?
Pierre-Yves Gosset : Se réapproprier le numérique c’est effectivement se réapproprier les objets, ce qu’on appelle les terminaux, parce que c’est aussi par ça que ça passe. Être capable de changer un disque dur dans un ordinateur ça paraît excessivement compliqué à beaucoup de gens, mais exactement comme, je sais pas, changer la jante d’une roue de vélo ça parait excessivement compliqué à beaucoup de gens et, ce qui nous nous paraît important, c’est que les gens aient la capacité de le faire. Qu’ils le fassent ou qui préfèrent passer par un artisan du numérique pour changer le disque dur, ça nous va. La question n’est pas la possibilité de faire autrement. Par contre, être en capacité de savoir qu’on peut le faire change absolument tout.

Donc il y a la réparabilité, il y a la compréhension autour de l’obsolescence programmée de ces matériels, donc il faut expliquer comment fonctionnent les logiciels, qui les programme, qui fait des téléphones portables, comment est-ce qu’ils fonctionnent, comment est-ce qu’ils sont produits. Tout ça, encore une fois, passe par une compréhension, un petit peu, de tous ces enjeux globaux.

Après il y a la question des données et du logiciel. On a vu le matériel, il y a le logiciel et il y a les données.

Les logiciels, aujourd’hui, sont la plupart du temps des boîtes noires. Quand vous téléchargez, je sais pas, l’application Airbnb ou BlaBlaCar ou une application Amazon, vous ne savez pas ce qu’elle fait sur votre téléphone, vous savez pas nécessairement ce qu’elle capte, etc. Le fait d’utiliser des logiciels libres donne le pouvoir à des gens qui en ont les compétences, essentiellement des informaticiennes et des informaticiens, de pouvoir regarder finalement quel est le code source, c’est-à-dire la recette de cuisine du logiciel, de voir comment fonctionne cette application et de se dire « eh bien non, là, l’application Airbnb collecte trop de données ou elle va installer un tracker qui me suis en permanence et qui va me proposer de la publicité ciblée. »
Alexandre Schon : On évolue dans un capitalisme de surveillance ?
Pierre-Yves Gosset : On évolue carrément dans un capitalisme de surveillance !

Le capitalisme de surveillance, pour l’expliquer vraiment en une phrase, c’est finalement la capacité de collecter un maximum de données, d’être en capacité de les analyser pour prédire nos comportements et notamment nos comportements de consommation. Donc c’est comment est-ce qu’on va monétiser ces prédictions de comportement. Et c’est une vraie différence avec le capitalisme « classique », j’allais dire « à la papa » qui, pour moi, est déjà un système mortifère. Si on y ajoute une dimension de surveillance, le capitalisme de surveillance n’est pas juste le chiffre d’affaires des entreprises qui vendent des caméras, ce n’est pas juste Amazon qui vous traque ou Facebook qui vous traque. C’est la capacité que ces entreprises ont de prédire votre comportement, voire de tenter de l’influencer. Et ça change tout parce qu’il ne s’agit pas juste de lire une publicité pour des yaourts et de se dire « je vais acheter ces yaourts ». C’est que votre frigo connecté va être capable de détecter que la semaine dernière vous avez acheté des yaourts de telle marque et il va vendre aux enchères, à la marque, la capacité de dire « on va non seulement proposer au client d’acheter votre marque et ça vous coûtera 0,003 centime de publicité », mais ça peut aller beaucoup plus loin, ça peut être de proposer un contrat au client qui lui dit : « Votre frigo ne sera jamais vide » et, chaque fois que vous avez consommé trois yaourts sur quatre, la commande est passée automatiquement ; Amazon vous livre, limite par drones – ils n’en sont pas encore là mais c’est pas très loin – et votre frigo est en permanence alimenté par des produits d’entreprises que vous ne connaissez pas et qui orientent vos comportements. Et ça, ça change complètement d’un capitaliste qui est basé essentiellement sur l’accroissement du capital des entreprises. Là on est vraiment dans quelque chose qui est beaucoup plus dangereux à notre avis : c’est comment est-ce qu’on peut orienter les comportements des consommateurs donc des citoyen·ne·s ?
Alexandre Schon : Et face à ça l’alternative numérique existe. C’est l’April, c’est Framasoft, c’est l’EDRi [3] [European Digital Rights] au niveau de l’Union européenne, ce sont des collectifs comme CHATONS [4]. Finalement, où est ce qu’on en est de la question du Libre au niveau de l’État, au niveau des départements/des régions, au niveau de l’Union européenne bref, où est-ce qu’on en est de la question du Libre aujourd’hui au sein des pouvoirs publics ?
Pierre-Yves Gosset : C’est assez simple, il y a du logiciel libre partout. Il y en a dans votre téléphone, il y en a dans votre télévision, il y en a dans le système qui régule les feux de circulation. Évidemment il y en a dans Internet partout, il y en a dans les sites web, il y en a dans les systèmes de paiements bref, le logiciel libre est absolument partout. Pourtant, il bénéficie de quasiment aucun soutien. Non seulement pas de soutien étatique, assez peu de soutien d’entreprises, on va dire que c’est une infrastructure qui demeure relativement invisible et qui est relativement abandonnée. C’est-à-dire qu’elle repose avant tout sur des efforts essentiellement de la société civile, ça peut être un groupe de personnes qui se met ensemble pour développer un logiciel parce qu’il y a un besoin d’un logiciel spécifique un moment donné ; ça peut être une entreprise, pourquoi pas, qui se dit « OK, je vais proposer un logiciel libre et, plutôt que de vendre le logiciel, je vais vendre du service. » Tout ça, finalement, ne s’articule plutôt pas si mal.

La problématique c’est que le logiciel libre n’est pas du tout valorisé puisque les indicateurs qui permettent de juger du succès par exemple d’un projet, que ça soit un logiciel ou une entreprise ou autre, ça va être quel est le chiffre d’affaires qu’il dégage ? Le logiciel libre dégage quand même un certain volume de chiffre d’affaires dans le monde parce qu’il y a des entreprises qui gagnent de l’argent avec. Malgré tout, vu qu’on n’est pas sur des modèles de vente de logiciels mais plutôt soit de prestations de service, soit d’entraide, ce logiciel libre et, on va dire, le pan économique du logiciel libre est finalement assez peu visible au niveau macro. On peut savoir à peu près quel est le le chiffre d’affaires des entreprises du logiciel libre en France, en Europe ou dans le monde, mais, finalement, ces chiffres ne reflètent pas du tout l’apport qu’est le logiciel libre. Le logiciel libre est un bien commun et, comme pour tous les biens communs, il faut en prendre soin. La problématique c’est que ce commun-là ne peut pas réellement être chiffré, tout comme l’eau. Voilà une bouteille d’eau, on peut chiffrer le prix d’une bouteille d’eau en allant dans un magasin, mais si c’est la dernière bouteille qui reste sur la planète autant vous dire que, forcément, elle n’a pas le même prix !

Si on ne voit les choses que sous l’angle de l’offre et de la demande, le logiciel libre paraît ne pas valoir grand-chose, mais si on s’intéresse au logiciel libre comme un bien commun qui sert finalement l’intégralité des citoyens et l’intérêt général, à ce moment-là c’est très difficile de pouvoir chiffrer ça.

En France, énormément d’entreprises, quasiment toutes les entreprises utilisent du logiciel libre, l’État utilise du logiciel libre, mais, finalement, ce logiciel libre n’est pas vraiment reconnu à sa juste valeur et c’est une vraie difficulté de faire comprendre que les États devraient prendre soin de cette infrastructure numérique qui, en plus, fait tourner l’économie.
Alexandre Schon : Ça fait 20 ans que les pouvoirs publics ont délaissé la question du logiciel libre, que ce soit l’Union européenne, que ce soit l’État, que ce soit les départements, les régions, les collectivités territoriales. Bref, si on pouvait prendre une machine à voyager dans le temps et revenir 20 ans en arrière, quelles seraient, finalement, les décisions que la puissance publique pourrait prendre pour réellement accompagner l’essor du logiciel libre ?
Pierre-Yves Gosset : Il faudrait, à mon avis, essentiellement deux choses :

la première chose c’est un engagement clair en faveur du logiciel libre. Ça ne veut pas dire une exclusivité au logiciel libre, je ne suis pas forcément opposé au système marchand. À titre personnel je suis opposé au système capitaliste, mais le système marchand, pour moi, a la possibilité évidemment d’exister. Mais l’engagement en faveur du logiciel libre doit être affiché clairement, aurait dû être affiché clairement par ces gouvernements. Il y a eu des petits bouts de lois ou de décrets qui sont passés disant « il faut donner la priorité au logiciel libre », mais dans les faits c’est rarement appliqué. Donc la première chose c’est reconnaître que la question du logiciel libre n’est pas qu’une question de mise en tension des prix. Ce n’est pas qu’une question de concurrence en disant « vous avez le système propriétaire ou le système libre et puis débrouillez-vous ! ». Encore une fois, il faut prendre soin du système libre, donc la première chose aurait été de reconnaître que le logiciel libre et globalement les communs numériques libres – ça peut être le cas aussi, par exemple, pour des ressources éducatives qui peuvent être aussi sous licence libre – devraient être reconnus comme un apport, finalement, à un pot commun, à l’intérêt général. Si ça, ça avait été compris il y a 20 ans peut-être qu’un certain nombre de lois seraient passées. Ça n’aurait pas nécessairement empêché Microsoft de se développer, mais ça l’aurait empêché de s’accaparer, finalement, de très grandes parts de marché et de verrouiller typiquement l’éducation via des actions de lobbying qui sont aujourd’hui sur la place publique. Donc ça c’est une première chose, ce sont les engagements.

La deuxième chose ce sont les actes. Et concrètement, là aussi, malgré ces différents décrets ou lois qui ont pu passer à droite/à gauche dans certains pays ou dans certaines communes, je pense par exemple à la ville de Munich qui s’est engagée à utiliser LibreOffice, etc., on est quand même passé à côté de ça, c’est-à-dire que les actes n’ont pas suivi les engagements. Donc notre avis vis-à-vis de la puissance publique c’est que depuis 20 ans on a régulièrement des promesses de « avec nous ça va changer ! ». Très bien ! J’ai envie de dire « dont acte ». Aujourd’hui, ce que nous attendons effectivement, c’est que potentiellement il y ait des engagements très clairs en faveur du logiciel libre et que, derrière, ces engagements soient suivis d’actes. Tant qu’il n’y aura pas ça, en tout cas au sein de Framasoft, nous ne discutons pas avec la puissance publique. Ça ne veut pas dire qu’on refuse de leur parler mais ça veut qu’on a arrêté cette démarche de plaidoyer auprès de l’acteur public, parce qu’on est une toute petite association et on n’a pas la capacité à aller taper systématiquement à la porte du député, à la porte du maire, à la porte de l’élu local. C’est pour nous une perte d’énergie extrêmement forte et ce qu’on fait aujourd’hui ce sont des actions directes, concrètes, en direction du public et, finalement, sans aucune aide de la puissance publique.
Alexandre Schon : Merci à vous, Pierre-Yves Gosset.
Pierre-Yves Gosset : Merci.

Références

[3EDRi

[4CHATONS

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.