Internet et libertés publiques : qu’est ce qui a changé depuis Snowden ? - Félix Tréguer

Titre :
Internet et libertés publiques : qu’est ce qui a changé depuis Snowden ?
Intervenant·e·s :
Félix Tréguer - Edward Snowden, voix off du traducteur - Julian Assange, voix off du traducteur - Olivia Gesberg
Lieu :
Émission La Grande table, France Culture
Date :
20 septembre 2019
Durée :
32 min 40
Écouter le podcast

Présentation de l’émission

Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Félix Tréguer - Licence Creative Commons Attribution 3.0

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Les révélations d’Edward Snowden ont-elles provoqué plus qu’une prise de conscience ? Que nous disent-elles de l’utopie déchue d’Internet ? Félix Tréguer, co-fondateur de la Quadrature du Net, nous en parle dans L’utopie déchue(Fayard, 2019).

Transcription

Olivia Gesberg : Alors qu’Edward Snowden publie ses Mémoires vives, autobiographie de l’homme qui a tout risqué pour dénoncer la surveillance globale selon Le Seuil son éditeur, ces révélations ont-elles provoqué plus qu’une prise de conscience ? Les États-Unis ne menacent-ils plus d’être à la tête d’un système de surveillance de masse en collectant nos données ? En d’autres termes, Internet et libertés publiques, depuis Snowden qu’est-ce qui a changé ?

On en parle avec notre invité, fin connaisseur du milieu, sociologue et hacktiviste comme il le dit, c’est-à-dire hacktiviste avec un « h », un peu hacker sur les bords, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS, cofondateur de La Quadrature du Net [1]. Félix Tréguer bonjour.
Félix Tréguer : Bonjour.
Olivia Gesberg : Vous publiez aujourd’hui chez Fayard L’utopie déchue - Une contre-histoire d’Internet du XVème-XXIème siècle. Vous remontez loin !
Félix Tréguer : Oui. Je reviens à la création de l’imprimerie qui correspond aussi à la genèse de l’État moderne pour retracer un peu les stratégies de contrôle des moyens de communication et de comprendre un petit peu comment Internet a pu en faire les frais.
Olivia Gesberg : Ça a toujours fonctionné de la même manière ? Chaque fois qu’un moyen de communication est né on a tenté de le contrôler ?
Félix Tréguer : Il y a eu d’abord des appropriations subversives, contestataires, par des groupes qui contestaient les pouvoirs et puis, effectivement, la mise en place de logiques similaires à travers les époques pour réamorcer des dispositifs de surveillance, de censure, de propagande, donc on assiste, effectivement, à des mécanismes un peu similaires avec Internet.
Olivia Gesberg : Et pourtant, l’imprimerie reste une invention géniale ! Ce n’est pas vous qui publiez aujourd’hui un livre qui allez dire le contraire.
Félix Tréguer : En effet.
Olivia Gesberg : Est-ce que vous en diriez autant d’Internet ?
Félix Tréguer : Est-ce qu’Internet reste une invention géniale ? J’avoue que je suis dans une période un petit peu sceptique. Je crois qu’on a absolument besoin des livres. Je pense que c’est un moyen de communication beaucoup plus low tech comme on dirait, c’est-à-dire une technologique beaucoup plus simple, et je crois de plus en plus que dans les technologiques extrêmement complexes, Internet en est une, il y a des formes de pouvoir qui s’immiscent et des problèmes essentiels liés à ces technologies. Ce qui est sûr aussi c’est qu’Internet comme réseau et l’ordinateur qui compose ce réseau, l’ordinateur en tant que machine, restent des outils qui sont le fruit d’une époque, en fait, et on aurait pu penser une machine alternative.

Internet a constitué un réseau informatique alternatif qui portait beaucoup d’espoirs et de potentialités, mais il a été modelé par le monde saturé de rapports de domination dans lequel il a été introduit c’est pour ça que c’est aussi devenu un instrument de pouvoir, même s’il sert encore, évidemment, les mobilisations, les formes d’organisation, la libération de la parole de certains groupes. C’est l’outil dont on se saisit aujourd’hui pour porter ces revendications, porter ces discours contestataires. Peut-être qu’on aurait pu très bien le faire aussi avec des livres, avec du courrier. C’est une question que je me pose, en effet.
Olivia Gesberg : Vous parlez maintenant presque comme mon grand-père alors que vous n’avez même pas 40 ans, que vous faites partie de ceux qui y ont cru, de ceux aussi qui dominaient la technologie. Imaginez ceux qui, en plus, ne la comprennent pas et ne la manipulent pas comme vous êtes capable aussi de le faire, Félix Tréguer, dans quelle incompréhension ils doivent être aujourd’hui. En 1989, quand le 3W [2] voit le jour derrière Tim Berners Lee, quel âge avez-vous ?
Félix Tréguer : Trois ans.
Olivia Gesberg : Trois ans. Donc là c’est un peu le livre de la maturité qui rassemble quand même vos illusions perdues ; on va comprendre comment elles se sont alimentées, par quoi ces déceptions ont été nourries.

Internet est une technologie pensée à ses débuts, vous l’évoquiez aussi, comme libératrice, plutôt égalitariste ou émancipatrice. Ses concepteurs n’avaient pas prévu qu’elle ferait l’objet d’une telle instrumentalisation aujourd’hui ?
Félix Tréguer : Non. C’est peut-être ce qui surprend, en fait, lorsqu’on considère un peu l’histoire des enjeux politiques autour de l’informatique depuis les années 50/60. Je crois que ce qui change et ce qui conduit à l’apparition de ces discours pleins d’espoir et pleins de projets démocratiques dans les années 80, fin des années 80 et au début des années 90 avec l’apparition d’Internet et du Web, ce qui s’est passé c’est sans doute l’apparition d’une machine particulière, une incarnation particulière de l’informatique qu’est l’ordinateur personnel qui apparaît au début des années 80 et qui, du coup, transforme complètement la perception que l’on peut avoir de cette technologie. C’est-à-dire qu’avant, l’ordinateur c’était des grosses machines qui équipaient les grandes bureaucraties publiques et privées, donc c’était une machine associée, une technologie associée à l’ordre technocratique. L’ordinateur personnel porte la potentialité de distribuer le pouvoir, d’avoir cet outil extrêmement puissant entre les mains des individus, donc effectivement avec l’horizon d’une appropriation plus égalitaire d’une technologie extrêmement puissante, d’où de grands espoirs.
Olivia Gesberg : Le pouvoir et le savoir, c’est ça ?
Félix Tréguer : En effet. C’est vrai que dans les utopies internet il y a évidemment cette idée de pouvoir construire une bibliothèque universelle, transfrontière, qui recèlerait l’ensemble des savoirs de l’humanité sous forme numérisée. Moi, ce que m’a apporté un peu à cette recherche historique c’est de comprendre à quel point il y avait, je l’avais d’ailleurs un peu perçu dans mon expérience militante, une mémoire oubliée des luttes passées et de cette critique de l’informatique.

Peut-être que si cette histoire avait été mieux connue, on aurait su avoir des discours peut-être plus mesurés quant à l’aspect politique d’Internet et aux enjeux qui se nouaient dès les années 90 autour de cette technologie. Peut-être qu’on aurait pu voir que les risques de recentralisation – peut-être qu’on pourra revenir sur la manière dont tout cela se passe –, comment les formes de recentralisation de l’architecture qui sous-tend Internet étaient porteuses de graves dangers qui avaient été très bien repérés par les groupes militants des années 60/70 qui voyaient vraiment l’informatique comme une technologie dangereuse, d’où d’ailleurs déjà des scandales à l’époque autour des questions de surveillance, d’où la création par exemple de la CNIL [3] en 1978 en réponse à ces scandales. Donc je pense qu’il y a un enjeu autour. C’est ce que j’essaye un peu de faire dans ce livre, c’est un outil de débat et c’est aussi une manière de retracer une histoire complexe parce que je pense qu’on agit mieux dans le présent lorsqu’on comprend cette histoire et la manière dont elle structure nos sociétés et nos manières de penser.
Olivia Gesberg : Certains ont donc un peu, à vous entendre, quand même pêché par naïveté ou par orgueil, des militants du départ ou des concepteurs trop naïfs, vous dites « gonflés par leur dédain du vieux monde, ces hackers ont ignoré les mises en garde de ceux qui les ont précédés ». C’était qui ces hackers ?
Félix Tréguer : Je pense à des personnages dont on parle souvent, pas tant hackers et je ne suis pas non plus hacker. C’est vrai que le qualificatif d’hacktiviste avec un « h » est un peu usurpé s’agissant de moi ; je ne suis pas quelqu’un qui maîtrise grandement la technique, j’ai beaucoup fréquenté des hackers à La Quadrature du Net et ailleurs. J’allais vous parler de John Perry Barlow qui est un des paroliers du Grateful Dead, icône de la contre-culture américaine, qui a ce célèbre texte, cette célèbre déclaration en 1996, alors que les États-Unis s’apprêtent à adopter l’une des premières lois de censure d’Internet, où il s’adresse aux géants du vieux monde et il fait la Déclaration d’indépendance du cyberespace [4]. Il y avait effectivement cette idée d’un espace qui était, par essence, impossible à réguler, à contrôler, qui, du coup, allait renvoyer les États et les grandes organisations industrielles aux poubelles de l’histoire. C’est l’un des discours peut-être un peu emphatique, d’ailleurs John Perry Barlow qui est mort l’an dernier a mis de l’eau dans son vin à la fin de sa vie en revenant notamment sur cette déclaration un peu tonitruante qui, en même temps, a captivé .
Olivia Gesberg : Et qui a capté l’esprit d’une époque aussi, l’élan, l’utopie qui pouvait être portée à ce moment-là.
Félix Tréguer : Absolument.
Olivia Gesberg : Du coup, les porteurs de cette contre-culture n’ont pas préparé suffisamment de garde-fous pour transformer le rapport de force. Ils ont acté dès le départ qu’ils allaient prendre le pouvoir avec cet outil citoyen, au lieu de penser aux failles qu’ils étaient déjà en train de laisser ou de créer ?
Félix Tréguer : Non, je ne leur ferais pas ce grief puisque je pense qu’alors même qu’ils étaient en train de nourrir cet imaginaire utopiste de cet affranchissement des veilles lois politiques de ce monde, ils étaient déjà dans la lutte, déjà dans le combat. De fait, comme je le disais, John Perry Barlow à l’époque est déjà engagé dans un combat juridique contre cette loi de censure qui, d’ailleurs, se soldera par un succès puisqu’elle aboutit, à l’époque, à une jurisprudence très favorable à la liberté d’expression sur Internet de la part de la Cour suprême des États-Unis, donc je pense qu’on ne peut pas faire le reproche à cette génération. Moi je m’y retrouve complètement, c’est ce que je dis dans ce livre, je m’inclus dans ce groupe de gens ayant entretenu des discours utopiques et qui, face aux discours techno-critiques qui étaient déjà opposés par certains intellectuels, certains militants, même s’ils restaient, malheureusement, un peu marginaux dans le débat, on leur a expliqué que c’étaient des luddites et qu’ils voulaient revenir à la bougie et ce genre de choses. Le grief n’est pas tant sur le fait qu’il y ait une démission et qu’on a oublié de lutter, c’est sans doute certaines œillères que ça a pu provoquer et la manière dont on a écarté des débats importants sur la technologie en tant que telle.
Olivia Gesberg : Vous dites qu’on ne peut pas comprendre ce qui se joue aujourd’hui si on ne pense pas Internet aussi en termes de nouvel espace public à la manière à la fois d’Habermas, tel qu’il le définissait, ou encore de Michel Foucault. Pourquoi ? Comment comprendre cet espace que l’État va tenter de contrôler ?
Félix Tréguer : Parce que je pense effectivement que ce concept d’espace public qui renvoie à l’espace de circulation des idées, des opinions et qui façonne, du coup, un peu les représentations que l’on se fait, les idées qui nous animent, cet espace public comme le décrit très bien Habermas a joué un rôle fondamental dans l’histoire de la démocratie, dans la démocratisation de nos sociétés. Du coup, il m’a semblé que c’était un terrain intéressant pour, justement, comprendre la manière dont il a toujours été soumis à des rapports de pouvoir, à des formes d’opposition entre pouvoir et résistance. D’ailleurs c’est une dimension que Habermas [5] néglige un peu dans son histoire de l’espace public, son archéologie de l’espace public plus exactement qui est, en fait, sa thèse publiée en 1962. C’est un ouvrage qui a eu beaucoup d’influence. J’ai commencé ces recherches en le relisant et j’étais frustré, en fait, de voir à quel point justement ces questions auxquelles on se heurtait déjà s’agissant d’Internet, de censure, de surveillance, l’utilisation des droits de l’homme pour résister aux politiques de contrôle mises en place par les États, comment cette histoire était en fait négligée dans la trajectoire qu’il propose. Donc j’ai été lire beaucoup d’historiens, retrouver quelques archives qui permettent de vraiment mettre en exergue la manière dont l’espace public comme espace démocratique de nos sociétés est en prise à des rapports de pouvoir qui l’éloignent un peu de l’idéal démocratique qu’il est censé servir.
Olivia Gesberg : Vous racontez aussi comment les premiers à avoir alerté sur les dangers de l’informatique pour le droit à la vie privée sont les informaticiens eux-mêmes, déjà dès les années 70 il y avait eu une affaire avec le journaliste Christopher Pyle. C’était 60 ? 70 ?
Félix Tréguer : C’est aux États-Unis dans les années 70.
Olivia Gesberg : C’était aux États-Unis, les révélations qu’il a pu faire dans le Washington Monthly sur l’existence d’un programme de surveillance aussi des citoyens américains. Et c’est encore un informaticien qui va agir, Edward Snowden [6], faire ses révélations. Dans ce livre Mémoires vives qui paraît aujourd’hui, son autobiographie, Edward Snowden revient sur son parcours d’informaticien employé d’une société privée sous-traitant les données des services de renseignement américain. Il raconte aussi comment il a mis à jour cette cybersurveillance des citoyens après le 11 septembre et il parle aujourd’hui encore d’un système de surveillance généralisée.
Edward Snowden, voix off du traducteur : Tout ce que vous faites, tous ceux à qui vous parlez, tous ceux qui vous intéressent, tout ce que vous lisez de mille manières différentes, ces choses sont capturées et contrairement à ce qui se passait avant, depuis des décennies, elles sont désormais stockées pour toujours.

Et puis il y a maintenant la capacité pour n’importe qui, une organisation criminelle, votre propre gouvernement, d’envoyer un code d’exploitation sur votre téléphone pour en prendre le contrôle. Ils peuvent voir ce que vous voyez sur votre smartphone. Vous avez payé pour l’avoir, mais c’est le hacker qui le possède.
Olivia Gesberg : Edward Snowden interrogé chez lui, en Russie, par les équipes de TF1, Edward Snowden perçu comme un traître par les autorités américaines. Est-ce qu’il reste pour vous un héros, même si le mot est un peu large ?
Félix Tréguer : Je n’aime pas le héros, le mot « héros » ne me plaît pas trop non plus, mais je pense, effectivement, que c’est quelqu’un d’extrêmement courageux, qui a pris des risques immenses pour porter à la connaissance du public la réalité des pratiques contemporaines en matière de surveillance.
Olivia Gesberg : Et donc ? Il est quoi pour vous ? Un lanceur d’alerte avant tout ?
Félix Tréguer : Un lanceur d‘alerte avant tout et, encore une fois, quelqu’un de courageux et très respectable et une figure extrêmement importante dans nos combats.

C’est vrai qu’à l’époque, en 2013, lorsque Laura Poitras et Glenn Greenwald, les journalistes avec lesquels Snowden a travaillé, font les premières révélations basées sur les documents fournis par Snowden, ça a déclenché une controverse mondiale, une prise de conscience jamais vue auparavant alors même que certains éléments avaient déjà été fournis par des lanceurs d’alerte depuis le milieu des années 2000 quant aux pratiques de la NSA. Donc ça a été un moment où, même si on était déjà dans une phase un peu de désillusion je crois, avant même l’arrivée de Snowden, on assiste, au moment des révélations, à une espèce de sursaut avec une controverse immense qui se noue et des espoirs très forts que cette controverse, que cette prise de conscience puisse aboutir justement à une transformation des politiques en la matière, à l’adoption de cadres juridiques qui puissent contraindre les agences de renseignement et la manière dont se déroule la surveillance massive d’Internet. Malheureusement, ces espoirs-là aussi ont été déçus.
Olivia Gesberg : La rupture n’est pas advenue. Ce n’est même pas qu’elle n’a pas été aussi grande qu’on aurait pu l’imaginer, c’est qu’elle n’est pas advenue. Il y a eu un début de prise de conscience, mais ? Mais quoi en fait ? On n’avait pas les outils pour changer les choses après ces révélations ou la volonté ?
Félix Tréguer : On avait bien évidemment les outils. Encore une fois je crois que s’il y avait la volonté politique et si le contexte politique était plus favorable, il y aurait tout à fait moyen de respecter les libertés publiques et de construire un Internet différent. On échafaude les solutions depuis 25 ans justement en réponse aux projets de loi répressifs qui sont proposés pour contrôler cet espace de communication, donc les solutions existent. Je crois que ce qui est s’est passé c’est une flambée antiterroriste en réalité, c’est, quelques mois plus tard, à partir de 2014 la situation en Syrie et l’instrumentalisation de cette situation pour promouvoir encore et toujours des projets de lois antiterroristes extrêmement attentatoires aux libertés publiques qui, s’agissant d’Internet, vont permettre de justifier des formes de censure toujours plus poussées, automatisées, privatisées — on pourra y revenir — s’agissant de la surveillance. Les attentats de Charlie Hebdo par exemple, en janvier 2015, créent un contexte dont le gouvernement de l’époque et notamment Manuel Valls se saisissent pour imposer cette loi qui est dans les cartons depuis un moment, mais le contexte politique n’existait pas pour la faire passer, donc sur le coup de l’émotion liée aux attentats il y a un contexte qui fait que politiquement on peut légiférer et venir blanchir des pratiques de surveillance massive qui existaient depuis des années mais qui existaient dans l’illégalité puisqu’il n’y avait aucune base juridique pour les encadrer et pour assurer leur constitutionnalité.
Olivia Gesberg : Est-ce que vous diriez comme Pierre Haski, le fondateur de Rue89, que Snowden incarne un changement de paradigme déjà, c’est-à-dire le passage de la surveillance ciblée, personnalisée, à la surveillance de masse ?
Félix Tréguer : Encore une fois Snowden a permis l’émergence d’un débat, de documenter l’état de l’art en matière de surveillance massive d’Internet autour des années 2010 en réalité, puisque certains de ses documents étaient plus anciens, étaient déjà un peu anciens. Mais, en fait, je crois que cette surveillance massive, exploratoire, où l’on capte les données de tout le monde pour, ensuite, retrouver des pistes et éventuellement des suspects, cette dimension-là, ce changement d’échelle dans la surveillance se fait de manière graduelle depuis les années 80. Déjà, à la fin des années 90, il y avait eu une controverse sur les pratiques de surveillance de la NSA et des agences alliées, un début de controverse aussi sur les pratiques des services de renseignement français, c’était la controverse autour du programme Echelon, dès 98, où un rapport du Parlement européen [7] est commandité, documente cette surveillance. On envisage de protester contre ces pratiques menées par les agences américaines, on se rend compte que l’Allemagne, la France et le Royaume-uni font la même chose, on leur dit que ce n’est sans doute pas légal et qu’il va falloir mieux encadrer ces choses-là et puis 2001, crise antiterroriste, et tous les projets répressifs déjà envisagés par l’État profond depuis quelques années sont mis sur le devant de la table et passent dans le droit commun.
Olivia Gesberg : Vous évoquez par la suite aux États-Unis comme en France ou ailleurs l’adoption de plusieurs lois jugées liberticides, mais vous dites que ce que vous n’êtes pas tous parvenus non plus à ralentir c’est l’emprise des GAFAM, des GAFA plus Microsoft, sur nos vies privées et la manière dont ils peuvent aussi concourir à capter toutes ces données qui vont permettre une surveillance de la part de ces acteurs privés. Vous révélez aussi des formes d’alliance entre les États et ces acteurs privés, ces seigneurs du capitalisme numérique comme vous les qualifiez. Quand est-ce que ça s’est joué ces premières alliances-là et pourquoi ?
Félix Tréguer : Je crois que si on doit s’interroger sur l’évolution majeure intervenue depuis Snowden, c’est vraiment ce rapprochement-là. C’est-à-dire qu’en 2013, l’une des premières révélations de Snowden porte justement sur la collaboration de Yahoo, Facebook, Microsoft, Google, ces grandes entreprises américaines du numérique, avec la NSA, c’est le programme PRISM [8] bien documenté à l’époque. S’ensuit une controverse immédiate où ces entreprises sont accusées de collaborer activement avec les services de renseignement américain, des démentis de leur part, le déploiement de solutions de chiffrement. Elles mettent en place des groupes de lobbyistes à Washington pour juguler les pouvoirs des agences de renseignement en la matière, en fait, en réalité davantage pour assurer un peu plus de transparence sur ces programmes secrets. Donc, là où je veux en venir, c’est la mise en scène d’une résistance et d’une opposition très forte entre ces entreprises qui restent un peu influencées par un idéal hippy, contre-culturel, californien et qui, du coup, ont cette image de marque-là, qui était passablement écornée par ces révélations, donc elles cherchent à la défendre et à vraiment se distinguer de l’appareil sécuritaire américain.

Très vite, dès 2014, ce qu’on voit poindre, dès 2015 en particulier dans le contexte antiterroriste, ce sont des pressions très fortes mises sur ces entreprises pour lutter contre la propagande terroriste. En réalité, lorsqu’on regarde aussi les chiffres fournis par ces entreprises, le nombre de requêtes émanant des autorités nationales pour l’accès aux données des utilisateurs de ces boîtes a grimpé en flèche de manière quasi exponentielle, donc on a vu des rapprochements toujours plus forts. J’ai le souvenir, par exemple, de Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur français, qui voyage dans la Silicon Valley en février 2015, quelques semaines après les attentats de Paris, qui va demander une plus grande collaboration de ces acteurs en matière de lutte antiterroriste.

Tout ça a mené à des évolutions très fortes qui se traduisent aujourd’hui par la présentation de textes au niveau de l’Union européenne, au niveau français aussi. Que ce soit sur le terrorisme, sur les discours de haine, on assiste à des rapprochements toujours plus forts où, en fait, les États cooptent ces entreprises pour assurer leur politique de censure. Ce sont les débats qu’on a aujourd’hui, par exemple sur les discours de haine ou sur le terrorisme. À mon sens, on crée des dispositifs, on demande à ces entreprises de développer des outils basés sur l’intelligence artificielle pour détecter et retirer automatiquement les contenus, ce qui va à l’encontre de toutes les revendications portées par les militants d’Internet depuis les années 90 qui, justement, s’appuient sur la loi de 1880 sur la presse, demandent une protection judiciaire de la liberté d’expression y compris sur Internet, et là on a une forme de privatisation. Ce sont ces entreprises qui paramétreront leurs filtres automatiques, souvent en lien avec des prestataires et ce qu’on appelle des tâcherons du clic, employés dans des pays à bas salaire, pour assurer les politiques de modération en lien avec ces machines.

En fait on a une reconfiguration des bureaucraties dédiées à la censure qui s’accompagne d’un recul extrêmement fort des libertés publiques. Aujourd’hui on est sur les questions de discours de haine, de terrorisme et je pense qu’on peut facilement prédire une extension de ces dispositifs à tout autre type d’abus en matière de liberté d’expression, sachant déjà que la définition du terrorisme est, par essence, très large et qu’elle peut déjà couvrir tout un tas d’actions, notamment d’actions militantes, qu’on n’associe pas du tout au terrorisme normalement.
Olivia Gesberg : À vous entendre ça va aller de mal en pis, ce n’est pas forcément très réjouissant !

Avec nous le sociologue Félix Tréguer jusqu’à 13 heures 30. Il est l’auteur de L’utopie déchue - Une contre-histoire d’Internet qui vient de paraître chez Fayard.

France culture, il est 13 heures 19.
[Virgule musicale]
Voix off : France Culture – La Grande Table – Olivia Gesberg.
Olivia Gesberg : On a évoqué ensemble la figure d’Edward Snowden, à savoir comment était le monde avant ses révélations, comment il était après, ce après on va continuer à en parler avec vous. Edward Snowden qui publie actuellement dans le monde entier et notamment en France, traduite et éditée par le Seuil une autobiographie Mémoires vives où il revient sur son parcours et sa vie aujourd’hui.

Il y a une autre figure de la révélation, pourrait-on dire, c’est celle de Julien Assange. À quoi ressemblait juste avant de l’entendre, Félix Tréguer, le monde avant les révélations WikiLeaks [9] ?
Félix Tréguer : Je pense qu’il y avait déjà beaucoup d’éléments qui pointaient les dérives des guerres américaines menées sous les mandats de George W. Bush, mais là encore la puissance des révélations d’Assange et de WikiLeaks avec l’aide de la lanceur d’alerte Chelsea Manning qui est aujourd’hui encore en prison.
Olivia Gesberg : Elle a été arrêtée en mai 2010, vous le racontez, à la suite de ces révélations.
Félix Tréguer : Puis libérée par Obama et de retour en prison puisqu’elle refuse de témoigner contre Julien Assange qui lui-même a été arrêté en avril dernier.
Olivia Gesberg : Et qui est toujours réfugié ?
Olivia Gesberg : Non, justement, il a été rattrapé par la police britannique. Il était déjà en prison depuis sept ans, de fait, dans l’ambassade de l’Équateur de Londres et désormais il est dans une cellule d’une prison britannique.

Donc le monde d’avant WikiLeaks. WikiLeaks est un projet de transparence radicale qui vient mettre à mal le secret d’État qui, là encore, est complètement ancré dans la tradition démocratique et libérale au sens du libéralisme politique, puisque le secret d’État est assez consubstantiellement contraire à l’idéal démocratique, à l’idéal de délibération collective.

Assange, dès 2006, théorise une entreprise de journalisme et de transparence radicale, qui se matérialise avec WikiLeaks et qui déboule sur la scène géopolitique de manière fracassante en 2010 avec les fuites massives orchestrées, permises par Chelsea Manning, sur les guerres américaines et c’est notamment d’abord la vidéo qui montre l’assassinat de civils irakiens et de journalistes de Reuters en Irak, à Bagdad, par un hélicoptère et des soldats américains, puis les câbles diplomatiques sur la guerre afghane et irakienne et enfin les câbles diplomatiques, en décembre 2010, qui, là encore, révèlent les bruits de couloir et les négociations d’arrière chambre de la diplomatie mondiale.
Olivia Gesberg : Devant la caméra d’Arte, quand il témoigne et se raconte, il donne en tout cas le sentiment qu’il avait l’espoir que ces révélations allaient changer quelque chose. Écoutez.
Julien Assange, voix off du traducteur : Quand nous avons révélé que les trois dernières présidences ont été totalement infiltrées par les États-Unis, que les présidents ont été personnellement écoutés, quelle aurait dû être la réaction de la DGSE et des autres services secrets français ? Ils auraient dû immédiatement venir nous voir et nous demander « en savez-vous plus ? Comment avons-nous échoué à protéger le président contre l’espionnage américain », mais ce n’est pas arrivé. Pourquoi ? Je ne pense pas que les services de renseignement français soient des idiots. Ils savaient que c’était la première chose à faire, mais ils craignaient d’affronter les Américains. Ces préoccupations étaient tellement puissantes qu’ils ont préféré passer pour des victimes plutôt que de comprendre ce qui s’était passé.
Olivia Gesberg : L’espionnage par une puissance étrangère est-il terminé ? Est-ce qu’on peut dire que ce qu’espérait Julien Assange est arrivé ?
Félix Tréguer : Non, évidemment pas, ces choses-là se poursuivent et c’est de l’ordre des relations interétatiques depuis très longtemps. Il n’y a pas vraiment de raison que ça change. Ce que montre justement, sans doute, cette espèce d’indifférence opposée par l’État français à ces révélations, c’est le fait que ce sont des choses qui sont malgré tout complètement acceptées et normalisées dans les relations diplomatiques. Ces formes de surveillance c’est plus gênant lorsque ça concerne des populations civiles, des groupements militants qui militent pour les droits de l’homme.

Je pense que non, évidemment que ces formes d’espionnage continuent.
Olivia Gesberg : Publiquement on a l’impression qu’il y a quand même une prise de conscience qui a été réalisée, que des lois, des règlements ont été adoptés pour tenter de protéger notamment nos données personnelles. On pense au Règlement européen, au RGPD [10], qui a mis en place un système de conditions générales pour les utilisateurs. Est-ce que tout ça est opérant pour vous ?
Félix Tréguer : Je pense que le combat juridique reste pertinent et indispensable. C’est notamment le champ d’action de La Quadrature du Net et de beaucoup d’autres associations de défense des droits de l’homme. Il est important d’occuper ce terrain et je crois qu’on peut obtenir certaines petites victoires.

Malgré tout, je suis forcé de constater dans la longue histoire de l’informatique, si on remonte justement aux années 70 et à la création de la CNIL, qui déjà était censée permettre de juguler les atteintes massives à la vie privée rendues plus faciles par l’informatique, qu’historiquement, en fait, ces modes d’action trouvent leurs limites. Dans le contexte historique qui est le nôtre, ces limites doivent nous amener à envisager d’autres modes d’action, d’autres modes de contestation, pas pour les abandonner, mais il faut les accompagner d’autres formes d’opposition, de refus plus peut-être radical des formes d’informatisation qui conduisent à rendre les rapports de pouvoir encore plus difficiles à contester, à transformer.
Olivia Gesberg : Et sur ce point-là vous semblez être sur la même ligne qu’Edward Snowden interrogé cette fois par France Inter, c’était lundi.
Edward Snowden, voix off du traducteur : De toute façon vous n’avez pas le choix, vous devez utiliser Google, Facebook, tout cela, vous devez avoir un téléphone portable. Tout ça fonctionne contre vous et ce n’est pas par choix. Vous n’exprimez pas votre consentement éclairé et même lorsque vous avez cliqué sur un bouton « Je suis d’accord » pour avoir un cookie qui va vous suivre ; vous savez, quand vous allez sur un service il faut cliquer sur un document et si vous voulez l’ouvrir pour le lire ça fait 600 pages ; personne ne le lit ! Ça ce n’est pas du consentement éclairé et ce n’est pas une excuse. Ce sont véritablement des choses contre lesquelles il faut lutter. Ce qu’il faut changer ce n’est pas les entreprises, ce n’est pas ce téléphone portable, ce n’est pas ce logiciel. Il faut changer le système et ça se produit à tous les niveaux : sur le plan social, sur le plan commercial et sur le plan juridique, sur le plan gouvernemental.
Olivia Gesberg : Comment agir Félix Tréguer quand on n’a pas le choix ? Changer le système, vous semblez dire à peu près pareil dans ce livre qui ne veut pas être un livre de résignation puisque vous appelez à ne pas battre sa coulpe mais à bien identifier nos erreurs et faire en sorte qu’elles ne se reproduisent pas.
Félix Tréguer : Le système numérique, le macro-système informatique dans lequel on vit et qui occupe une place toujours plus importante dans nos sociétés, au-delà même de l’espace public médiatique et de la communication médiatique, c’est l’ensemble de nos sociétés, de nos bureaucraties qui migre vers ces technologies. Effectivement, on se retrouve un petit peu dans une contradiction en apparence insurmontable lorsqu’on conteste ce système et son orientation. Un peu de la même manière que des syndicalistes ou des salariés, des travailleurs engagés dans une lutte dans leur usine contre le capitalisme continuent à vivre dans une société capitaliste et, forcément, ça implique des formes de contradiction. On est obligé de vivre dans un monde que l’on refuse.

Cela étant, je pense justement que l’enjeu aujourd’hui c’est de se rendre compte de la nécessité d’une désescalade technologique, d’affirmer, comme je disais, un refus vis-à-vis des trajectoires technologiques et numériques dominantes, que ce soient des technologies comme la reconnaissance faciale, que ce soit la dématérialisation à outrance des bureaucraties, des services publics avec les conséquences très concrètes dans la vie des gens que cela peut avoir. Ça peut aussi passer par la prise de conscience individuelle des formes d’aliénation liées à l’addiction qu’implique notre rapport aux écrans.

Je pense que, du coup, il y a une prise de conscience collective et la nécessité de désirer une vie avec moins d’informatique, avec moins de technologie de manière générale et ça, c’est un désir qui reste à construire. Cela étant, il y a aussi beaucoup une prise de conscience croissante, je crois, et des luttes de plus en plus nourries sur tout un tas de fronts, que ce soit sur l’informatique dans l‘agriculture et le puçage des animaux, que ce soit l’informatisation des écoles et de l’Éducation nationale tout entière, que ce soit l’arrivée de ces technologies de contrôle social, de police prédictive, de reconnaissance faciale dans nos villes, au-delà d’Internet, c’est pour donner plein d’exemples de ces multiples fronts.

L’un des enjeux aujourd’hui, et je pense que ça renvoie aussi à des enjeux stratégiques très forts dans les mouvements écologistes qui s’affirment aujourd’hui avec force, c’est la nécessité de bâtir des ponts et de construire un refus. C’est en articulant ces nouveaux modes d’action peut-être plus radicaux, en fait ils existaient depuis longtemps mais en tout cas il faut les réinvestir, que l’on saura mieux contester le système, construire et renouer avec l’horizon démocratique.
Olivia Gesberg : Merci beaucoup à vous Félix Tréguer. L’utopie déchue - Une contre-histoire d’Internet vient de paraître chez Fayard.

Merci aussi à toute l’équipe de La Grande Table. À la réalisation aujourd’hui c’était Gilles Blanchard…