Entretien avec Jean-Noël Barrot : la loi à l’épreuve de nos vies connectées Le Meilleur des mondes

François Saltiel : Bonsoir et bienvenue à toutes et à tous dans Le Meilleur des mondes, l’émission de France Culture qui s’intéresse aux bouleversements suscités par le numérique et les nouvelles technologies. Ce soir, nous avons la chance de recevoir le ministre délégué chargé du Numérique dans notre studio, Jean-Noël Barrot, un ministre actif, très présent sur le plan législatif, nous pouvons évoquer la loi influence puis celle sur la majorité numérique et, dans l’actualité immédiate, la grande loi SREN qui vise à sécuriser et réguler l’espace numérique, lutte contre le cyberharcèlement, contre l’accès à la pornographie pour les mineurs ou encore contre la propagation de la haine en ligne ; une loi aux larges contours qui vient d’être adoptée le 17 octobre à l’Assemblée nationale [1], mais qui pose tout de même de nombreuses questions quant à son application technique et même éthique. Ce sera l’occasion d’y voir plus clair. La dialectique est classique : comment sécuriser sans restreindre nos libertés fondatrices de nos usages du numérique, comment réguler sans étouffer l’innovation nécessaire pour se faire entendre sur un marché mondialisé et hyper-concurrentiel, enfin, comment la France se place et s’inscrit-elle dans le grand mouvement de régulation européenne tel le DSA [2], le Digital Services Act, sachant que l’Union européenne lui reproche parfois de faire cavalier seul, un cavalier qui entend faire respecter sa loi pour mettre fin au Far West numérique là où les cowboys de la Silicon Valley ont pour habitude de dégainer les premiers. Voilà. Le décor est planté place au Meilleur des mondes.
Jean-Noël Barrot, bonsoir.

Jean-Noël Barrot : Bonsoir

François Saltiel : Vous êtes donc, depuis juillet 2022, ministre délégué chargé du Numérique, mais également vice-président du Modem et vous avez longtemps été député des Yvelines. Nous pourrons, ensemble, revenir sur votre parcours, notamment votre passage aux États-Unis, au MIT, aussi sur votre rapport personnel au numérique et, évidemment, sur les contours de la loi SREN en évoquant aussi les enjeux de souveraineté technologique. Vous aurez l’occasion de répondre à des questions d’entrepreneurs, de chercheuses ou de responsables d’associations de défense des droits.
Au programme, également, une chronique de Juliette Devaux qui nous rappellera la déclaration fondatrice du militant et poète John Perry Barlow et sa Déclaration d’indépendance du cyberespace, un peu en écho à nos sujets du soir.

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Diverses voix off : Pour moi, c’est mettre des règles de droit dans un espace où le droit existe.
Depuis plusieurs mois, le nombre de plaintes pour des arnaques en ligne explose. Le gouvernement veut mettre en place un système de filtre.
Aujourd’hui, en France, environ un tiers des mineurs fréquente des sites pornos, c’est quasiment la même proportion que chez les adultes.
Le sentiment d’anonymat sur les réseaux sociaux développe un sentiment d’impunité.
Qu’est-ce qu’on peut faire ? — Signaler et se mettre à plusieurs pour bloquer, signaler tout ça. — Exactement ! Le signalement.
Sans être victimes, ils risquent tous d’être un jour témoins de cyberharcèlement.
Chaque personne sur Internet aurait un code unique. Cette identité numérique permettrait de remonter jusqu’à l’auteur de l’infraction en ligne, uniquement sur demande de la justice.
Sécuriser et réguler l’espace numérique, c’est très vaste comme ambition !
L’insécurité que nos concitoyens rencontrent chaque jour sur Internet sape leur confiance dans le numérique. Tous les Français sont concernés, notamment les plus vulnérables, je pense à nos enfants, et les plus fragiles.

François Saltiel : Jean-Noël Barrot, pour apprendre déjà à mieux vous connaître, quel homme connecté êtes-vous ?

Jean-Noël Barrot : Je crois que, comme tout le monde, j’ai invité le numérique dans mon quotidien. Je crois que la question que nous devons nous poser, à chaque étape de notre vie, c’est comment faire en sorte que le numérique améliore notre quotidien, c’est vrai à titre individuel, c’est vrai aussi dans nos vies professionnelles, dans les responsabilités qu’on exerce ou dans des responsabilités politiques. Dans le ministère qui m’a été confié, c’est la question qu’on se pose au quotidien : comment cet outil qu’est le numérique, comment cette technique, cette technologie-là, peut rendre le monde meilleur ? Ce n’est pas si simple, il faut trouver les bonnes solutions et il faut faire en sorte que chacun puisse en bénéficier.

François Saltiel : Je vois justement, à côté de vous, un smartphone, c’est quoi comme smartphone ?

Jean-Noël Barrot : C’est un Samsung.

François Saltiel : C’est un Samsung. Diriez-vous que vous êtes plutôt quelqu’un de connecté ? Vous présent sur les réseaux sociaux. Vous considérez-vous comme, je ne sais pas, un peu geek ou, au contraire, essayez-vous d’avoir une distance par rapport à cet outil ?

Jean-Noël Barrot : Par la force des choses, je suis amené à travailler avec des outils numériques. Je suis chercheur de profession, mon outil de travail c’est un ordinateur, des logiciels de statistique et d’économétrie. Depuis que je me suis engagé en politique, les réseaux sociaux étant devenus, au fil des années, des espaces d’expression eh bien, évidemment, j’ai commencé à les utiliser pour m’exprimer et pour travailler.

François Saltiel : Mais vous ne vous en sentez pas dépendant pour autant. Vous ne faites pas partie des gens qui se disent « j’y passe un peu trop de temps, il faut que je m’accorde un petit peu certaines pauses qui pourraient être salutaires » ?

Jean-Noël Barrot : Je crois qu’il est toujours bon de faire des pauses, de faire des jeûnes de temps en temps pour se recentrer sur l’essentiel, c’est vrai quels que soient les outils qu’on emploie, quelle que soit son activité professionnelle, et c’est vrai des outils numériques.

François Saltiel : Votre nomination au ministère en juillet 2022, je l’ai dit, a pu surprendre certains parce que vous aviez, peut-être, un profil un peu moins expert du numérique que certains de vos prédécesseurs, Cédric O, Mounir Mahjoubi plus longtemps avant ou même Axelle Lemaire si on remonte. Qu’est-ce que vous diriez du niveau de connaissance de nos élus sur les enjeux du numérique ? On a pu constater pendant un certain temps, enfin moi qui m’intéresse à cette question depuis quelques années maintenant, que, parfois, nos élus n’étaient pas toujours très conscients, très avertis, très informés, par rapport aux enjeux technologiques qui sont d’ailleurs, parfois, des enjeux complexes à comprendre on est d’accord, mais on pouvait sentir une forme de déconnexion par rapport à ces outils. Avez-vous l’impression que c’est en train de changer ?

Jean-Noël Barrot : C’est progressivement en train de changer, mais il reste des progrès à faire pour mieux maîtriser ce qui, dans le numérique, est vecteur d’épanouissement et d’émancipation de ce qui est vecteur plutôt d’aliénation ou de dépendance.
Le numérique a été, pendant longtemps, perçu comme un progrès qui allait, certes, provoquer quelques inconvénients qu’il fallait essayer de minimiser ou de résoudre, mais un consensus s’est globalement formé sur cette idée-là, ce qui, peut-être, a découragé certains responsables politiques de se saisir pleinement de ce sujet dans sa complexité.
Je crois qu’à l’avenir, avec le développement de la société de l’économie numérique, mais aussi avec l’apparition d’un certain nombre des inconvénients associés à la généralisation de cette technologie, les politiques vont se saisir de cette question-là et des clivages vont progressivement se former avec, d’un côté, ceux qui voudront toujours plus de technologie, de progrès technologique, de numérique autour de nous et dans nos vies, et ceux qui, au contraire, très méfiants des inconvénients en matière de coût pour l’équipement, la cybersécurité, etc., en matière d’empreinte environnementale ou en matière d’impact sur le débat public ou sur la sécurité du quotidien verront dans le numérique une technologie utile, mais dont il faut dépendre au minimum et non pas a maxima.

François Saltiel : On parle effectivement beaucoup de démocratie, des enjeux de manipulations d’opinion, etc.

Jean-Noël Barrot : Je crois, au contraire, qu’il faut adopter une approche de ces questions-là, en matière de politique publique, qui s’écarte de l’une et l’autre de ces deux postures.

François Saltiel : Sortir d’une forme de manichéisme.

Jean-Noël Barrot : Oui et discerner à tout moment ce qui, dans les technologies numériques, est, une nouvelle fois, vecteur d’épanouissement de la personne humaine de ce qui peut être vecteur d’aliénation, de dépendance, de fragilité.

François Saltiel : Précédemment, justement, concernant votre poste, c’était un secrétariat d’État. Là, vous êtes ministre chargé du Numérique. Est-ce aussi un signal politique qui est envoyé par rapport à ces prérogatives qui s’élargissent ? Est-ce une manière de dire, finalement, que le numérique est un enjeu crucial et qui traverse, d’ailleurs, de nombreuses problématiques ?

Jean-Noël Barrot : Un enjeu de plus en plus important, avec la nécessité de conquérir une forme d’autonomie en matière numérique, c’est l’objet de la politique que je conduis pour soutenir l’innovation, les entreprises de forte croissance dans notre pays susceptibles de développer, en France et en Europe, ces technologies que nous mettons entre nos mains ; c’est un enjeu de sécurité, à la fois de santé publique, mais aussi d’ordre public et c’est tout l’effort de régulation qui a été initié, notamment par la France et le président de la République au niveau européen et que nous poursuivons avec ce projet de loi que vous évoquiez en introduction ; c’est aussi un enjeu de démocratisation puisqu’il y a, aujourd’hui, un tiers de nos concitoyens qui sont éloignés du numérique soit parce qu’ils ne sont pas internautes soit parce qu’ils ne sont pas compétents ou ils ne se sentent pas compétents, et c’est absolument inacceptable. Il nous faut, évidemment, combler ces fractures pour éviter qu’elles ne viennent aggraver ou creuser les inégalités entre les Français.

François Saltiel : Cette fracture numérique est un thème qui vous est cher, vous avez déjà beaucoup travaillé dessus. Pour terminer sur ce côté périmètre, pourquoi pas directement un ministère du Numérique qui ne soit pas, comme ici, rattaché à Bercy, mais directement à Matignon. Ça a d’ailleurs été le cas d’une proposition de certains candidats.

Jean-Noël Barrot : Ça pourrait l’être. Il est vrai qu’on a déjà pas mal de travail, mais, à l’avenir, il pourrait être envisagé de rendre ce ministère encore plus interministériel en le plaçant directement sous la tutelle de Matignon et de la Première ministre. Ceci étant dit, je dois dire qu’avec Bruno Le Maire comme ministre de tutelle je travaille dans les meilleures conditions possible.

François Saltiel : N’est-ce pas un peu trop restrictif d’imaginer le numérique dans le giron du ministère de l’Économie ? C’est déjà une forme d’orientation, ça met peut-être un peu de côté ses autres aspects que vous avez d’ailleurs évoqués : les aspects sociaux, les aspects philosophiques. On voit que le numérique irrigue toute notre société.

Jean-Noël Barrot : Ce n’est pas ce que je ressens au quotidien. J’ai la pleine confiance de Bruno Le Maire pour conduire ces politiques qui, il est vrai, ont une dimension sociale, parfois une dimension régalienne comme celles qui ont une dimension plus proche, je dirais, des objectifs de politique publique de Bercy que sont le soutien de l’innovation, des entreprises, etc.

François Saltiel : On va justement commencer à entrer en détail sur cette loi SREN. Elle est large, on a donc choisi quelques points qui nous semblent peut-être les points les plus pertinents : celui de l’accès aux sites pornographiques sur la question des mineurs, donc réguler cet accès, interdire cet accès aux sites pornographiques aux mineurs. Il faut donc trouver des outils de vérification d’âge, qui respectent nos libertés. On a vu que d’autres pays ont tenté cette expérience avant la France, la Grande-Bretagne et l’Australie, les deux ont rebroussé chemin. Qu’est ce qui ferait que la France réussirait là où les autres ont échoué ?

Jean-Noël Barrot : D’abord, ce n’est pas tout à fait vrai que le Royaume-Uni et l’Australie ont rebroussé chemin.
Le Royaume-Uni a adopté le 19 septembre dernier, c’est-à-dire un tout petit mois avant l’adoption par l’Assemblée nationale du projet de loi que je porte, une loi qui prévoit exactement les mêmes dispositions que celles que j’ai inscrites dans mon texte. Quelles sont ces dispositions ? Elles partent du constat qu’il y a aujourd’hui, dans notre pays, deux millions d’enfants qui sont exposés chaque mois aux contenus pornographiques, à des âges extrêmement précoces puisqu’à 12 ans c’est la moitié des petits garçons, dans notre pays, qui sont exposés à ces contenus, chaque mois, avec des conséquences dramatiques.

François Saltiel : Quand vous dites « petits garçons » c’est strictement « petits garçons » ou « petits garçons et petites filles » ?

Jean-Noël Barrot : Pour les petites filles, la proportion est un peu moins grande, néanmoins elle est spectaculaire puisque on est de l’ordre du tiers, mais pour les petits garçons, à 12 ans, c’est la moitié, chaque mois, avec des conséquences dramatiques pour leur santé, pour leur développement affectif. Si nous voulons éviter de sacrifier une nouvelle génération qui va subir les conséquences de cette exposition précoce à des contenus évidemment inappropriés, parfois aussi extrêmement violents.

François Saltiel : Pardon ! « Sacrifier une génération », ce sont tout de même des termes qui sont forts !

Jean-Noël Barrot : C’est vrai, mais la littérature scientifique s’est accumulée pour démontrer que l’exposition précoce de nos enfants à la pornographie a des conséquences de long terme sur leur relation à l’autre, sur leurs pratiques sexuelles, sur leur santé mentale. Il y a donc, de toute évidence, le risque qu’une génération se trouve sacrifiée si nous ne faisons rien.
C’est la raison pour laquelle, comme le Royaume-Uni, nous avons décidé de confier à l’Arcom [Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique], qui est le gendarme de l’audiovisuel et des médias, le pouvoir d’ordonner le blocage des sites pornographiques qui ne vérifieront pas l’âge de leurs utilisateurs. Nous avons proposé que l’Arcom rédige un référentiel, c’est-à-dire une liste d’exigences techniques minimales pour que cette vérification de l’âge soit à la fois fiable, qu’elle permette effectivement de discriminer les adultes des enfants, contrairement à ce qui existe aujourd’hui où une simple question est posée « Avez-vous plus ou moins de 18 ans ? », évidemment que ça n’est pas fiable ! Et puis, d’autre part, qu’elle garantisse le respect des données personnelles et de la vie privée.

François Saltiel : Oui, puisqu’il me semblait que c’était cela qui avait bloqué quand même.
Quand vous dites que ce n’est pas tout à fait vrai sur la Grande-Bretagne et l’Australie, ça veut dire qu’elles continuent à mettre en place, qu’elles vont continuer à mettre en place ces outils dans leur combat pour faire fermer les sites pornographiques ?

Jean-Noël Barrot : Absolument. Le Royaume-Uni a adopté un texte qui est quasiment identique à celui que nous sommes en train d’adopter en France et d’autres pays européens, j’ai pu le constater lundi dernier en Espagne où je rencontrais mes homologues, sont très intéressés par la piste ouverte par la France et souhaitent s’y engager à leur tour.

François Saltiel : On comprend l’enjeu : s’il faut vérifier l’âge des utilisateurs des sites pornographiques, cela veut dire qu’un adulte, pour prouver qu’il est adulte, doit, par exemple, donner des papiers d’identité et c’est là où ça pose des problèmes concernant la préservation de nos libertés et de circulation au sein de l’espace numérique qui est, je l’ai dit en introduction, dans les fondamentaux de notre culture du numérique.

Jean-Noël Barrot : Absolument. Imposer un contrôle d’identité à l’entrée des sites pornographiques serait une obligation démesurée par rapport à la privation de liberté numérique que cette mesure suppose. C’est la raison pour laquelle, dans ses exigences techniques minimales que l’Arcom va publier, elle précisera un certain nombre de règles de base, d’abord, pour que cette vérification soit fiable et qu’elle soit respectueuse des données personnelles et de la vie privée.

François Saltiel : Pardon, comment sera-t-elle respectueuse ?

Jean-Noël Barrot : Elle indiquera aux sites pornographiques, qui peuvent proposer diverses solutions qui répondent à ces critères minimaux, au moins une solution répondant à ce que l’on appelle le double anonymat. Qu’est-ce que le double anonymat ? C’est un système qui garantit que l’organisme qui vous fournit une preuve anonyme de votre majorité – ce peut être votre banque, ce peut être votre opérateur télécoms qui va transférer sur une application téléchargée sur votre téléphone une preuve anonyme de majorité – ne sait pas ce pour quoi elle sera utilisée. Et le site réservé aux adultes qui va solliciter de votre part, au moment de votre connexion, la preuve anonyme de majorité, ne saura pas qui vous êtes.
Autrement dit, le fournisseur de la preuve anonyme de majorité est aveugle sur la destination de cette preuve et le site pornographique est aveugle sur l’identité de l’utilisateur. Voilà pourquoi on appelle cela un double anonymat.
L’Arcom demandera aux sites à ce qu’au moins une des solutions proposées par les sites respecte ce principe-là qui garantit la protection absolue de la vie privée, mais libre aussi aux sites qui le souhaitent de proposer d’autres solutions un peu moins protectrices et libre aux utilisateurs de choisir la solution qui leur va.

François Saltiel : S’il faut photographier son passeport, que la personne souhaite le faire, ça sera, par exemple, un dispositif ?

Jean-Noël Barrot : À condition que ce dispositif respecte les critères minima. L’Arcom, dans son référentiel, veillera à ce qu’il y ait bien un tiers. Il ne s’agit pas que des sites pornographiques se mettent à collecter les pièces d’identité des Français. En revanche, que via un tiers qui soit suffisamment sécurisé, un tiers de confiance, il y ait une vérification d’âge qui passe par une présentation de la pièce d’identité, ça peut faire partie des solutions, mais ça n’est pas une solution de double anonymat. Pour avoir un double anonymat, il faut deux tiers : celui qui fournit la preuve d’identité et celui qui va la réceptionner pour, ensuite, la transmettre au site concerné.

François Saltiel : Ce dispositif de double anonymat existe-t-il ailleurs ?

Jean-Noël Barrot : Ce dispositif est expérimenté actuellement par des entreprises françaises qui ont conçu des applications de ce type, qui ont établi des partenariats avec des sites pornographiques pour tester ces solutions-là. C’est une première tentative. Beaucoup de pays, dans le monde, sont à la recherche de la bonne solution. D’ailleurs il faut dire que c’est moins un défi technique qu’un défi économique. En réalité, ce qui est difficile à surmonter lorsqu’on a bien un double anonymat, c’est la manière dont on va facturer le site qui utilise la solution de double anonymat, puisque, par définition, on ne sait pas d’où viennent les utilisateurs et celui qui, au début de la chaîne, a fourni la preuve anonyme de majorité, ne sait pas où elle est partie. Il faut donc trouver la manière de rendre tout cela soutenable économiquement, c’est là que se situe la difficulté et non pas sur le plan technique.

François Saltiel : Un dernier point sur l’Arcom. Si j’ai bien compris, lorsqu’un site pornographique qui ne respecte pas ces nouvelles règles sera pointé du doigt il sera sanctionné, il aura une amende, je crois qu’il pourra même être fermé le cas échéant, je crois que c’est l’Arcom, maintenant, qui en a le pouvoir alors que précédemment ça pouvait être un juge. Certains ont pointé, justement, cette dérive un peu de confier à une institution un pouvoir qui, jusque-là, était un pouvoir réservé à une autorité judiciaire.

Jean-Noël Barrot : Ces inquiétudes sont légitimes. Chaque fois que le juge est dessaisi au profit d’une autorité administrative, il faut vraiment se demander si on n’est pas en train de porter une atteinte disproportionnée aux libertés et aux libertés numériques.
Dans le cas de la vérification d’âge à l’entrée des sites pornographiques sur Internet, en réalité, ce que l’on confie à l’Arcom c’est le soin de vérifier si oui ou non un site a mis en place une vérification d’âge ; il n’y a pas d’interprétation à faire, il y a une simple vérification à faire. Dans un cas comme celui-ci, dessaisir le juge me paraît être pertinent. Il n’est pas nécessaire d’aller solliciter la capacité d’expertise du juge, son indépendance, son impartialité, sa capacité à mobiliser la jurisprudence pour vérifier si oui ou non un site pornographique a mis en place un simple outil de vérification d’âge. Tout cela est très simple et je veux vous le dire : c’est absolument scandaleux que les sites pornographiques n’appliquent toujours pas la loi et s’abstiennent toujours de mettre en place des dispositifs aussi simples et qui auraient pour effet de préserver des millions d’enfants de cette exposition précoce aux contenus pornographiques.

François Saltiel : C’est très clair. On sent votre détermination. Je peux même citer une de vos déclarations : « S’ils persistent, nous les ferons plier, nous les mettrons à genou », avez-vous dit sur le plateau de France Télévisions, je crois que c’était France 2.
Un autre point concerne la lutte contre le cyberharcèlement. Là aussi il faut trouver les bonnes modalités pour punir ceux qui, évidemment, insultent, attaquent, propagent la haine sur les réseaux. Ça peut parfois aller, on le sait, jusqu’à des conditions et des situations dramatiques. Pour cela, je vais vous faire entendre une question qui vient du juriste Bastien Le Querrec, de La Quadrature du Net [3], que vous devez évidemment connaître, une association de protection citoyenne et de nos libertés. On l’écoute.

Bastien Le Querrec, voix off : Bonjour Monsieur le ministre. Le projet loi SREN prévoit une peine de bannissement des réseaux sociaux pour les personnes condamnées pour cyberharcèlement : elles verront leur compte désactivé par les plateformes et qui n’auront pas le droit de s’en recréer un. Surtout, sont prévues des sanctions pour les plateformes qui auraient échoué à empêcher un internaute banni de se recréer un compte. Sauf qu’il n’est pas aisé, techniquement, d’empêcher la création d’un nouveau compte sur une plateforme. Les réseaux sociaux pourraient bloquer l’adresse IP de l’internaute, mais le contournement de ce blocage est enfantin. La seule solution technique fiable serait de vérifier l’identité civile de chaque internaute voulant se créer un compte pour la comparer à la liste des personnes bannies. Pourtant, vous aviez exprimé votre opposition aux amendements du rapporteur général, Paul Midy, qui voulait imposer à chaque internaute de s’identifier avant de pouvoir se créer un compte sur un réseau social.
Dès lors, comment, Monsieur le ministre, comptez-vous demander aux réseaux sociaux de s’assurer qu’une personne bannie ne se recrée pas un compte sans obligation généralisée de révéler son identité civile aux plateformes ?

François Saltiel : Voilà. La question vous est posée.

Jean-Noël Barrot : C’est une excellente question. Je le redis : si nous avons décidé d’introduire dans le projet de loi une mesure de bannissement des réseaux sociaux, qui est une mesure assez inédite de privation par avance de liberté d’expression, c’est en écoutant les streameuses, ces créatrices de contenu en ligne victimes constamment de raids de cyberharcèlement, qui nous ont témoigné d’avoir été choquées de voir réapparaître, régulièrement, des auteurs, en tout cas des cyber-harceleurs qui les avaient déjà cyber-harcelées, qui s’étaient fait renvoyer des plateformes et qui revenaient s’inscrire ensuite. C’est cela qui nous a conduits à réfléchir à introduire, dans le texte, cette mesure de bannissement des réseaux sociaux pendant une durée de six mois, je précise : bannissement du réseau social sur lequel a été commise l’infraction ou le délit, pendant six mois, qui peut être porté jusqu’à un an cas de récidive.
Le texte, contrairement à ce qui a été dit à l’instant, prévoit que la plateforme suspend le compte de l’auteur, ce qui est déjà une très bonne chose. Parmi celles et ceux qui s’adonnent au cyberharcèlement, vous avez des personnes qui le font sous couvert d’un pseudo, mais vous en avez d’autres qui le font à visage découvert, avec des communautés très vastes qui conduisent à faire retentir ou à accélérer ou à amplifier les phénomènes de cyberharcèlement. Cette peine de bannissement confisquera leur notoriété en suspendant leur compte. Elles peuvent se recréer un compte, mais, au moins, l’effet de communauté n’apparaîtra plus.

François Saltiel : Je crois que c’était le sens de la question en disant que c’est assez facile de se recréer un autre compte, en passant même par un autre outil, etc.

Jean-Noël Barrot : Oui, mais si vous n’avez plus votre communauté, celle qui vous suivait, celle qui relayait vos appels au cyberharcèlement de telle ou telle personne, vous atténuez.

François Saltiel : Vous atténuez un peu la vague de cette façon.

Jean-Noël Barrot : Ensuite, le texte prévoit que les plateformes doivent mettre en œuvre des moyens pour éviter que la personne se crée d’autres comptes sur la même plateforme et cela soulève quelques inquiétudes.
Je veux répondre d’abord que les plateformes le font déjà parce que, dans l’immense majorité des cas, elles ont des conditions générales d’utilisation qui prévoient que si vous vous comportez mal ou si vous violez ces conditions générales d’utilisation elles peuvent vous expulser et, dans certains cas, prendre des mesures pour éviter que vous vous réinscririez.

François Saltiel : Ce qui arrive assez peu quand même. Quand on est justement dans l’usage, qu’on voit, sur ces plateformes, le nombre de déferlements de haine, de propos haineux, etc., on voit quand même que c’est un peu léger cette action des plateformes.

Jean-Noël Barrot : Ça dépend ! Je précise qu’il y a sur Internet beaucoup plus de citoyens de bonne foi et animés par des intentions qui sont bonnes et positives, et une minorité d’internautes qui sème la haine et la violence.

François Saltiel : Mais on les entend moins ! C’est le problème !

Jean-Noël Barrot : On les entend moins. Ce que je veux dire par là c’est que le projet de loi prévoit une obligation de moyens, mais qui n’est pas sanctionnée par une amende puisque, précisément nous voulions éviter à la fois une obligation de surveillance trop forte et nous voulions également éviter d’enfreindre le droit européen.
Je voudrais dire que dans l’examen du projet de loi on a ajouté une disposition à l’Assemblée nationale qui est très importante : l’auteur qui contournera le bannissement et se réinscrira sur la plateforme sera passible d’une peine de 30 000 euros d’amende et de deux ans d’emprisonnement. Certes, il n’y a pas une contrainte trop forte imposée à la plateforme pour éviter la réinscription, mais, je le répète, elle le fait déjà et, d’autre part, l’auteur qui aura contourné la peine de bannissement prononcée par le juge s’exposera à une peine particulièrement lourde.

François Saltiel : Dans la question était évoqué aussi l’un des amendements de Paul Midy qui voulait une généralisation d’une identité numérique pour tous les Français, qui pourrait effectivement régler de manière assez certaine ce problème-là. Vous n’y étiez pas favorable. C’est toujours compliqué avec la question de l’anonymat en ligne puisque, effectivement, il n’y a pas d’anonymat en ligne : lorsqu’il y a une procédure judiciaire, lorsqu’il y a des manquements graves, on peut toujours retrouver la personne qui se cache derrière un pseudo ou autre, des affaires médiatiques l’ont prouvé. Néanmoins, on voyait quand même cette tendance qui est, finalement, une tendance de transparence : donner son identité, toujours essayer de s’affirmer tel qu’on est avec son nom, etc. Ça on est d’accord. Enfin vous, vous y étiez plutôt défavorable.

Jean-Noël Barrot : Ce à quoi j’étais favorable, que le gouvernement a soutenu, c’est l’idée de se donner des objectifs ambitieux pour le développement de l’identité numérique en France. Je considère que le développement de l’identité numérique est un moyen de faciliter, pour nos concitoyens, l’accès aux services publics et l’accès aux droits. Je crois que nous sommes en retard sur ce sujet-là et que les objectifs fixés par l’un des amendements proposés par Paul Midy nous donnent un objectif ambitieux mais indispensable à atteindre si nous voulons, comme c’est le cas dans d’autres pays, élargir, faciliter ou simplifier l’accès de nos concitoyens aux services publics et aux droits.
Là où nous sommes, en revanche, opposés, c’est sur la proposition d’imposer à celles et ceux qui souhaitent s’inscrire sur un réseau social l’obligation de se certifier auprès d’un tiers désigné par le ministère de l’Intérieur. Nous y sommes opposés car c’est une disposition qui est contraire aux engagements européens de la France et, en particulier, aux équilibres trouvés l’année dernière, au niveau européen, dans la discussion sur le règlement sur les services numériques, le DSA, qui était évoqué dans votre introduction, mais aussi parce que c’est une disposition qui risquait de fragiliser la confiance que l’on peut avoir dans le numérique. On n’imagine pas demander à un journaliste, à un opposant politique ou à un lanceur d’alerte de n’accéder aux réseaux sociaux qu’après s’être certifié, authentifié, auprès d’un tiers désigné par le ministère de l’Intérieur. Cela ne doit pas nous empêcher, effectivement, de lutter contre ce que le député pointait du doigt, c’est-à-dire ce sentiment d’impunité qui fait que, bien que l’anonymat n’existe pas sur Internet, beaucoup continuent de penser que l’anonymat existe et de rappeler, constamment, que lorsque des délits sont commis, que ce soit du cyberharcèlement contre des personnalités comme Mila, comme Hoshi ou comme Eddy de Pretto, lorsque ce sont des délits comme ceux qui ont été commis pendant les violences urbaines du début du mois de juillet, lorsque ce sont des délits de propagation, par exemple, ou d’apologie du terrorisme comme ceux qu’on a connus ces dernières semaines, eh bien on peut toujours retrouver les auteurs même derrière un pseudo, même derrière un VPN Virtual private network], on peut les retrouver, on peut les traduire en justice et ils peuvent être condamnés.

François Saltiel : Avant il faut effectivement qu’une procédure judiciaire soit lancée, on est d’accord. Si des personnes qui nous écoutent se font cyber-harceler, il faut donc bien intenter une action en justice, il faut être un peu patient, évidemment, parce que le temps de la justice est toujours un peu plus lent que le temps de la technologie, encore plus que ce temps de souffrance qui est celui lorsqu’on est victime de cyberharcèlement.
Vous avez évoqué l’artiste Eddy de Pretto qui, lui, avait justement subi une campagne de haine homophobe et autre. Il a donc intenté une action en justice et il a obtenu gain de cause. Dans cette affaire-là, la justice a retrouvé...

Jean-Noël Barrot : Des peines de prison ont été prononcées. La nouveauté que permettra ce projet de loi, ce sont deux choses : en plus de la condamnation à une peine de prison ou de prison avec sursis, si le juge l’estime pertinent, le juge pourra prononcer une peine de bannissement du réseau social pendant une période de six mois et si le juge de la liberté de la détention ou le juge d’instruction l’estime nécessaire, avant même la condamnation, au début du contrôle judiciaire, c’est-à-dire au moment où l’enquête débute, il pourra prononcer cette peine avant même d’attendre la condamnation.

François Saltiel : D’accord. Vous avez cité en premier Eddy de Pretto. On va le jouer tout de suite dans Le Meilleur des mondes avec ce titre Freaks.

Pause musicale : Freaks par Eddy de Pretto.

Voix off : France Culture - Le Meilleur des mondes - François Saltiel.

François Saltiel : Eddy de Pretto avec Freaks.
Pendant qu’on écoutait assidûment cette musique, nous étions en train de converser et de parler justement des liens entre la Commission européenne et la législation française parce qu’on voit que ce n’est pas forcément toujours simple. À ce sujet, une question nous a été adressée par Jean Massiet, que vous connaissez sans doute, un streamer qui œuvre sur Twitch, Nous avons notre chaîne Twitch. D’ailleurs, de manière hebdomadaire, il essaye de vulgariser les enjeux et les questions parlementaires, donc il connaît assez bien la loi et il aimerait vous poser cette question.

Jean Massiet, voix off : Bonjour Jean-Noël Barrot. Récemment, le commissaire européen, Thierry Breton, a envoyé une lettre incendiaire [4] à la France qui ne respecte pas le droit européen sur le numérique. L’Union européenne reproche à la France d’avoir fait cavalier seul en légiférant dans son coin pour restreindre encore un peu plus les droits des internautes. Ma question est donc simple : allez-vous abroger la loi sur les influenceurs comme le demande la Commission européenne ?

Jean-Noël Barrot : La réponse est non, mais, pas de panique cher Jean, car le texte visant les influenceurs ne vient pas limiter les libertés sur Internet, mais plutôt prévenir un certain nombre d’abus. Abus qui ont d’ailleurs fait l’objet d’un certain nombre de contrôles du gendarme de la consommation et de la répression des fraudes qu’on appelle la DGCCRF [Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes], qui a contrôlé une petite centaine d’influenceurs depuis à peu près un an, qui a établi qu’une moitié d’entre eux s’était adonnée à des pratiques qui sont illégales dans notre droit et qui a, si l’on peut dire, émis des injonctions à certains d’entre eux qui ont d’ailleurs dû publier, sur leur compte, qu’ils s’étaient adonnés à des pratiques illégales.
Ensuite, la Commission européenne a vu que la France, à l’initiative d’un certain nombre de parlementaires, avait pris ses dispositions dont une partie venait empiéter, si l’on peut dire, sur le nouveau Règlement sur les services numériques, adopté l’année dernière, pendant la présidence française de l’Union européenne, porté par la France, et a demandé à la France, je dirais, de faire le tri entre les dispositions de cette loi sur les influenceurs qui n’empiètent pas sur le Règlement européen, qui méritent de continuer à exister, et celles qui empiètent et qui doivent donc être retirées au profit des règles européennes qui, désormais, s’appliquent. Bruno Le Maire a donc décidé que nous allions, en quelque sorte, suivre cette recommandation-là et, dans les semaines qui viennent, une nouvelle mouture de ces règles qui s’imposent aux influenceurs sera examinée.

François Saltiel : Il y aura donc bien des changements. La loi ne va pas être abrogée, elle va être modifiée

Jean-Noël Barrot : Effectivement. Elle va être modifiée dans ses parties qui se superposent aux règles européennes pour faire en sorte qu’elle soit bien conforme à ces règles.

François Saltiel : Si j’ai bien compris le problème, lorsqu’il y a un règlement européen, prenons le cas du DSA, il faut peut-être dans un premier temps attendre qu’il soit appliqué dans tous les pays d’Europe, un peu en même temps, et ensuite, peut-être, faire des ajustements pays par pays. Or là, on reproche à la France – je disais en introduction de faire cavalier seul, dans une métaphore un peu filée, sur le Far West et le western – d’avoir un peu trop devancé, finalement de ne pas avoir attendu suffisamment longtemps que ce texte entre en application.

Jean-Noël Barrot : Oui. Ou alors de s’être montrée un peu plus précise ou un peu plus exigeante sur certaines règles déjà prévues au niveau européen.
Au niveau européen, il y a effectivement deux types de lois : il y en a qu’on appelle les directives, c’est un texte générique que chaque pays va transposer un peu à sa manière, mais en restant dans l’esprit du texte, et puis il y a des règlements qui, contrairement aux directives, s’appliquent partout automatiquement. Dans cette proposition de loi, qui était portée par des parlementaires, des morceaux, si l’on peut dire, venaient reprendre, sans les reprendre exactement, les termes de ce règlement, donc la Commission a dit « je comprends votre intention, mais vous ne pouvez pas réécrire ce que l’Europe, la démocratie européenne a décidé de faire. »

François Saltiel : Et sur le SREN, il y a eu un avis, justement, de la Commission européenne ?

Jean-Noël Barrot : On a reçu ce matin l’avis de la Commission qui valide l’essentiel de notre projet de loi, qui demande quelques petits aménagements [5]. Les députés et sénateurs qui ont, chacun de leur côté, adopté le texte ces derniers mois, vont se retrouver au Parlement, comme d’habitude, pour essayer de se mettre d’accord dans ce qu’on appelle une commission mixte paritaire, en décembre, sept députés et sept sénateurs. Il leur appartiendra à ce moment-là, quand ils vont se retrouver en décembre, de faire ces menus ajustements au projet de loi SREN pour qu’il soit parfaitement conforme au droit européen.

François Saltiel : On entend que LFI, qui faisait partie des réfractaires, justement, de l’adoption de la loi à l’Assemblée nationale il y a une quinzaine de jours, envisageait de saisir le Conseil constitutionnel.

Jean-Noël Barrot : Je n’ai pas de difficultés avec ça puisque je dis, depuis le départ, que les deux lignes rouges que je me suis fixées lorsque j’ai présenté ce projet de loi au Sénat puis à l’Assemblée c’était le respect de la Constitution d’un côté et le respect du droit européen de l’autre.

François Saltiel : Comprenez-vous ces craintes juste sur le respect de la Constitution ? On a écouté La Quadrature du Net tout à l’heure, des citoyens, des gens qui s’inquiètent justement de nos libertés menacées, parce qu’on a l’impression qu’il y a quand même une tendance qui arrive avec de plus en plus de contrôle. D’ailleurs l’acronyme de votre loi est clair : sécuriser, réguler ; on voit qu’il y a quand même beaucoup d’approches punitives qui sont aussi employées : vous parlez de bannissement, d’exclusion, de fermeture. Comprenez-vous ces inquiétudes ?

Jean-Noël Barrot : Je les comprends. Pour revenir à la discussion qu’on avait au départ, je constate au quotidien que toutes ces insécurités que rencontrent les Français sur Internet finissent par saper leur confiance dans le numérique. Je veux éviter que, dans quelques années, on se trouve dans une situation dans laquelle, en raison de ces insécurités, en raison peut-être de l’empreinte carbone du numérique ou de la perception de cette empreinte carbone, en raison des coûts associés à l’équipement en outils numériques et à leur cybersécurité, qu’on ait une partie de nos concitoyens qui se détourne complètement de cet outil dont, je pense qu’il peut pourtant beaucoup apporter pour le développement de l’homme, le développement de la société, le développement de la démocratie.
Pour cela, il faut évidemment apporter un certain nombre de corrections et je crois que celles que nous avons prévues dans cette loi sont proportionnées. À chaque étape, on a veillé à préserver les libertés publiques, préserver les libertés numériques et chaque fois qu’on a, notamment, dessaisi le juge au profit de l’Arcom ça n’était que pour prendre des décisions sur le fondement de mesures de vérification arbitraires, binaires, sans outrepasser le juge pour des décisions qui appellent une interprétation, un jugement indépendant, impartial, une connaissance de la jurisprudence parce que, à mon avis, il faut évidemment préserver cela coûte que coûte.

François Saltiel : Vous avez raison, vous avez employé le terme de « confiance ». En fait tout est là ! Confiance dans les acteurs du numérique, mais confiance en l’État aussi. Toutes les craintes, finalement, par rapport à la menace de nos libertés c’est la confiance que l’on accorde, justement, à l’État de ce qu’il va faire de nos données, etc.

Jean-Noël Barrot : Dans l’affaire, l’État ne va rien récupérer du tout avec ce projet de loi, puisque tout ce qui est prévu c’est de donner des pouvoirs à des autorités administratives indépendantes sur lesquelles l’État n’a pas vraiment de prise ou pas de prise directe ; d’alourdir des sanctions qui sont entre les mains des juges sur lesquels l’État n’a pas de prise directe.

François Saltiel : Vous alliez dire n’a pas ou a peu.

Jean-Noël Barrot : En tout cas, il n’a pas de prise directe sur les juges, donc il n’y a pas de risque, avec ce projet de loi, d’avancer dans la direction d’un État de surveillance. J’y ai veillé personnellement, je suis très attaché aux libertés publiques, aux libertés individuelles. Je n’aurais pas supporté des mesures dont je jugeais qu’elles n’étaient pas proportionnées. Mais, la liberté des uns s’arrêtant là où commence celle des autres, on est bien obligé aussi de mettre un certain nombre de limites à ce qui peut être fait sur Internet dès lors que l’on vient enfreindre les lois que nous nous sommes démocratiquement données.

François Saltiel : Je vais vous faire écouter maintenant une autre question, une voix féminine, celle d’Anne Cordier qui est enseignante-chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lorraine et qui, au-delà justement de ces mesures, on va dire, punitives, a une question, à la marge, à vous poser.

Anne Cordier, voix off : Monsieur le ministre, je comprends bien évidemment le souci gouvernemental de répondre aux inquiétudes quant à la viralité de messages notamment haineux. Comment cette sécurisation et régulation de l’espace numérique, pour reprendre les termes de la loi SREN, est-elle compatible avec une éducation au numérique qui garantisse les libertés tant individuelles que collectives et ne soit pas une éducation contre mais bien pour le numérique, affirmant une conception proactive et, j’ose le mot, joyeuse, de l’espace numérique ? Je vous remercie de votre réponse.

Jean-Noël Barrot : Excellente question. Je suis parfaitement d’accord avec le diagnostic qui rejoint ma préoccupation quotidienne de discerner ce qui, dans l’outil numérique, doit nous permettre de vivre une vie meilleure, plus joyeuse, mieux connecter avec nos semblables, avec nos prochains, plutôt que de mettre entre nos mains des outils numériques qui nous isolent, qui nous enferment et qui nous assignent dans une forme d’attitude passive au monde. Cela commence par l’éducation, l’éducation à l’école, bien sûr, mais, plus généralement, une éducation populaire qui s’adresse à nos concitoyens, quel que soit leur âge, et qui leur présente le numérique dans ses dimensions créatives, communicatives, et ses capacités à nous faire découvrir ce que nous ne connaissons pas suffisamment bien.

La première étape de ce travail-là a été d’offrir ce que l’on peut appeler une garantie humaine. En 2021, pendant le plan de Relance, mon prédécesseur a initié un programme qui est celui des conseillers numériques [6] : 4000 conseillers déployés sur l’ensemble du territoire, dont la vocation et la mission est d’accompagner les personnes éloignées du numérique vers l’autonomie, vers l’appropriation de ces usages positifs pour leur vie et pour leur quotidien.
Ce que nous avons fait depuis, nous avons signé un accord important la semaine dernière pour le concrétiser, c’est de créer la gouvernance locale de cette politique de lutte contre l’éloignement numérique. Dans quelques mois, dans tous les territoires de France, dans tous les départements de France, vous aurez une collectivité, souvent le département mais pas nécessairement, qui deviendra le chef de file de cette politique d’inclusion numérique et qui coordonnera l’effort de toutes celles et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, participent de cette promotion d’un numérique joyeux, d’un numérique qui nous rapproche, qui nous fait découvrir le monde dans toute sa richesse et dans toute sa diversité. Je pense que c’est indispensable sinon nous ne saurons pas convaincre nos concitoyens des bienfaits ou de la nécessité d’avancer toujours plus dans une société numérique s’ils ont le sentiment que cette société numérique leur gâche la vie plutôt que de la rendre meilleure.

François Saltiel : Effectivement et merci aussi pour cette petite référence du Meilleur des mondes, vous avez repris le terme de « joyeux » qui a été cité par Anne Cordier. Je renvoie d’ailleurs à son ouvrage Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information, une ressource qui permet également de mieux comprendre, apprendre, décrypter les outils du numérique.
D’ailleurs, sur la question du cyberharcèlement, je remarque qu’il y a d’autres mesures qui ne sont pas que des mesures punitives. On parle justement de cours d’empathie qui pourraient avoir lieu au début de l’année 2024, un peu sur le modèle danois, cette idée de se mettre à la place de l’autre, de comprendre aussi pourquoi, quelles sont les pulsions qui nous poussent parfois à harceler, parfois on harcèle sans le savoir. On sait aussi que la personne harcelée, souvent, peut devenir un harceleur dans la séquence suivante. Tout cela est intéressant : essayer d’en discuter, de le comprendre au-delà de juste de la simple sanction.

Jean-Noël Barrot : Absolument et le numérique doit pouvoir aider à cela. Le numérique, les outils numériques doivent être, à tous les âges de la vie, des vecteurs de créativité, de création qui est l’activité par excellence d’épanouissement, d’émancipation de la personne humaine, de rapprochement des hommes et des femmes les uns avec les autres et, une nouvelle fois, de découverte de toutes les richesses que recèle notre monde. Mais, pour cela, il faut d’abord savoir les utiliser, c’est l’éducation. Il faut aussi que nous puissions disposer de nos propres outils, parce qu’en réalité, ce qui fait le dévoiement des outils, c’est aussi la manière dont ils ont été conçus.
On peut réguler, comme nous le faisons aujourd’hui avec ce projet de loi, mais celui qui, au fond, a le plus d’influence sur l’outil numérique et la manière dont il va être utilisé, c’est celui qui l’a conçu. Alors que se présente devant nous une vague nouvelle qui est celle de l’intelligence artificielle générative, je dois dire que ma conviction est faite que la priorité absolue, qui doit être la nôtre, c’est que ces modèles qui vont s’inviter partout dans nos quotidiens, dans nos entreprises, dans nos administrations, dans nos familles, soient conçus en Europe, car leurs concepteurs injecteront dans ces modèles de manière organique, de manière native, notre conception européenne du monde, de l’homme, des droits d’auteur, de la vie privée. C’est de cela dont nous avons besoin sans quoi, dans dix ans, nous referons une émission ensemble, pour Le Meilleur des mondes, et, une nouvelle fois, nous nous lamenterons de peiner à réguler des outils qui ont été conçus ailleurs.

François Saltiel : Serez-vous encore dans dix ans ministre du Numérique ?

Jean-Noël Barrot : Peut-être pas ! L’avenir nous le dira !

François Saltiel : Comme vous parlez d’outils, et on a quasiment ouvert cette émission avec le téléphone portable, je vous ai demandé la marque, vous m’avez dit Samsung, donc un acteur étranger. On voit bien qu’on manque d’outils européens.

Jean-Noël Barrot : Fairphone [7].

François Saltiel : Oui, mais vous n’en avez pas un !

Jean-Noël Barrot : Pas encore ! Vous savez qu’il ne faut pas renouveler son téléphone, son smartphone, trop souvent, d’ailleurs la recommandation, si on veut simplement contenir l’empreinte carbone du secteur du numérique à l’horizon 2023, c’est de conserver nos équipements deux ans de plus que ce qu’on l’aurait fait par le passé.

François Saltiel : Je suis bien d’accord avec vous et je n’ai pas de Fairphone non plus même si je sais que je devrais en avoir un, mais vous voyez que, vous comme moi, nous n’avons pas de Fairphone, vous avez un Samsung, moi un Apple.

Jean-Noël Barrot : Ah ! Vous avez un Apple, moi j’ai un Samsung, nous allons les garder le plus longtemps possible et ensuite on achètera un Fairphone !

François Saltiel : Au niveau des outils vous avez dit quelque chose de très intéressant, vous dites : « Il faut, de toute façon, en être propriétaire pour véritablement avancer » ; on sait bien que c’est un peu là et c’est très dur de réguler quelque chose qu’on n’a pas fabriqué.

Jean-Noël Barrot : Exactement !

François Saltiel : La question du cloud revient aussi très régulièrement dans les débats. Aujourd’hui on est encore dépendant d’Amazon, on est dépendant de Microsoft. On n’arrive pas à développer un cloud souverain, parfois ça fait même sourire puisqu’on parle de souveraineté technologique, mais on parle de souveraineté technologique avec Jeff Bezos ; là encore on voit qu’on a pris du retard. Qu’est-ce qu’on se dit ? On se dit « sur la question du cloud, comme sur les outils, c’est foutu, acceptons l’idée d’avoir un Samsung », je caricature, « par contre, sur l’intelligence artificielle, avançons ». Déjà sur le premier point.

Jean-Noël Barrot : C’est pire que ce que vous dites. Nos dépendances passées sont en train de créer nos dépendances à venir. Je m’explique : nous ne baisserons pas les armes et nous allons lutter pied à pied pour devenir maîtres et possesseurs de l’intelligence artificielle générative. Mais si nous allons devoir lutter pied à pied alors que nous avons en France et en Europe les meilleurs chercheurs du monde, c’est parce que ces mêmes acteurs, qui ont dominé les marchés numériques depuis 10/15/20 ans sont ceux qui, aujourd’hui, investissent massivement tous les profits accumulés pendant ces 10/15/20 dernières années pour être les maîtres et possesseurs de l’intelligence artificielle générative. Nous n’allons pas les laisser faire, parce que nous avons les meilleurs talents, mais aussi parce que nous nous sommes réveillés, enfin !

François Saltiel : Excusez-moi Jean-Noël Barrot, Monsieur le ministre, ils sont à l’étranger, principalement, pour beaucoup.

Jean-Noël Barrot : Ils sont en train de revenir et nous avons eu la surprise, ces derniers mois, de voir non seulement des jeunes gens qui avaient fait leur doctorat dans nos meilleures universités, qui avaient été recrutés dans les labos de recherche des géants du numérique, revenir en France pour créer leurs propres entreprises, grande satisfaction, entreprises qui entendent rivaliser avec les ChatGPT [8] de ce monde. Mais nous voyons aussi des entrepreneurs américains décider de choisir la France pour y établir leur propre entreprise de développement de ces modèles-là, parce que c’est en France qu’ils peuvent trouver les meilleurs talents et qu’ils peuvent trouver aussi un mix énergétique décarboné.

François Saltiel : C’est ce qu’on appelle un avantage concurrentiel, justement, ce mix décarboné.

Jean-Noël Barrot : On ne doit pas s’arrêter à soutenir nos innovateurs, on doit aussi casser les monopoles. C’est ce qu’on est en train de faire avec ce règlement européen, l’autre, si je puis dire, que vous avez cité dans votre introduction tout à l’heure, le règlement sur les marchés numériques [9], qui va mettre fin à des pratiques commerciales déloyales que ces géants du numérique ont utilisées depuis 15/20 ans pour établir leur situation de domination absolue, créant, vis-à-vis de l’Europe, un lien d’assujettissement. Je cite une pratique déloyale : il sera interdit désormais, dans l’Union européenne, de commercialiser un smartphone sur lequel aura été préinstallé un navigateur, un moteur de recherche ou un assistant personnel. C’est indispensable parce que c’est une pratique qu’on appelle de vente liée, de vente groupée, qui empêche évidemment le développement en Europe d’un moteur de recherche. Quand Samsung ou Apple dominent le marché des smartphones et qu’ils ont préinstallé un navigateur ou un moteur de recherche qui n’est pas européen, bon courage ! Cela sera terminé et nous allons faire la même chose sur le cloud. Avec le projet de loi nous anticipons sur un autre règlement européen, qui est en cours de finalisation, et qui va, lui aussi, interdire un certain nombre de pratiques qui ont permis à ces géants du cloud d’établir un véritable oligopole sur les marchés mondiaux et, en particulier, sur les marchés européens.

François Saltiel : Qui nous rendent donc dépendants, encore aujourd’hui, à ces différents clouds. Juste pour terminer, je remarque quand même que toute cette volonté de casser des monopoles n’est pas qu’européenne, on peut citer des procès qui ont lieu en ce moment aux États-Unis également contre Apple, contre Microsoft, et qui, eux aussi, s’attellent à casser ces monopoles-là. Après, encore une fois, avec le temps de ces juridictions qui sont très longues, avec des services juridiques très compétents qui arrivent aussi à faire appel sur appel, on ne sait pas ce que ça va donner dans quelques semaines/mois.
Vous parliez tout à l’heure de ces talents français qui partaient aux États-Unis mais qui allaient revenir, comme Juliette Devaux, qui est un talent français et qui revient dans le studio du Meilleur des mondes. Bonsoir Juliette.

Juliette Devaux : Bonsoir.

François Saltiel : Pour nous offrir sa chronique du soir, une chronique qui va revenir sur un écrivain, militant, que vous connaissez évidemment, Monsieur le ministre, c’est John Perry Barlow [10].

Juliette Devaux : Pour cette chronique, je vous propose un voyage dans le temps, un retour dans les années 90 pour rencontrer l’un des théoriciens majeurs d’Internet, l’écrivain et militant John Perry Barlow, connu notamment pour cette Déclaration d’indépendance du cyberespace [11] prononcée au Forum économique mondial de Davos 1996. Écoutez l’introduction de son texte.

John Perry Barlow, traducteur, voix off : Gouvernements du monde industriel, vous géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande à vous du passé de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons.

Juliette Devaux : En 16 courts paragraphes, aux accents lyriques, John Perry Barlow réfutait ainsi le droit aux États de légiférer dans le cyberespace, alors qu’aux États-Unis se préparait une loi portée par Bill Clinton visant notamment à censurer les contenus pornographiques et à mieux modérer les propos violents en ligne. Si cette déclaration est symptomatique des espoirs placés dans le cyberespace dans les années 90, force est de constater que ces espoirs ont vécu. Alors que les hackers des années 90 voyaient dans les gouvernements la principale menace de colonisation du cyberespace, ce sont plutôt les entreprises privées qui ont structuré ce monde nouveau, charriant avec elles toutes les dérives liées à la recherche de rentabilité : viralité des contenus choquants, enfermement cognitif, utilisation des données des utilisateurs à des fins marketing. Et c’est ainsi que, dans les années 2010, les gouvernements des États démocratiques furent appelés à la rescousse pour réguler ce nouveau monde devenu, dans le langage courant, le Far West numérique.

François Saltiel : Comme quoi on y revient toujours et, en 2023, le cyberespace semble cerné de toutes parts.

Juliette Devaux : Eh oui ! Aujourd’hui l’espace numérique semble devoir faire face à deux menaces simultanées : d’un côté les dérives des entreprises privées, de leur modèle de rentabilité et, de l’autre, l’inflation législative de certains États pouvant nuire à la liberté de circuler sur Internet. Dans ce contexte, les mots de John Perry Barlow sur la nature du cyberespace semblent pouvoir nous éclairer de nouveau. Pour décrire le monde en ligne il parlait, en effet, d’un monde naturel, d’un monde social, obéissant à ses règles propres, évoquant la puissance de l’intelligence collective pour résoudre des conflits.
Des mots qui ne sont pas sans rappeler le fonctionnement de Wikipédia, l’encyclopédie en ligne gratuite sous le feu des critiques d’Elon Musk ces derniers jours.
Et si John Perry Barlow nous avait lancé un message prémonitoire dans les années 90, si la condition d’un Internet au service de l’intelligence collective était la mise en avant de plateformes libres, ouvertes et non lucratives ? Une réflexion intéressante à mener sur les communs du numérique et qui sait, un moyen, pour l’État, de participer à la structuration du cyberespace tout en reconnaissant les singularités de ce monde à part.

François Saltiel : Une chronique de Juliette Devaux à retrouver en podcast sur l’application Radio France. Donc une question qui vous est indirectement posée, Monsieur le ministre, la question des communs.

Jean-Noël Barrot : Je crois que si nous sommes aujourd’hui dans cette situation d’immense frustration démocratique, c’est précisément parce qu’Internet a été conçu, au départ, comme un espace de liberté et un espace où toutes les collaborations étaient envisageables. Mais c’est un espace qui, sur ces fondements mêmes de liberté, a été privatisé par un certain nombre d’acteurs qui sont devenus notre porte d’entrée quotidienne sur Internet. On a parfois le sentiment qu’en étant sur un réseau social on est sur une agora. Ce n’est pas vrai ! On est dans un espace qui a été privatisé et qui, pendant 20 ans, s’est abrité derrière ce type de déclaration pour dire « je n’y suis pour rien, j’ai organisé vos échanges, mesdames et messieurs, sur mon espace privatisé, s’il s’y passe des drames, je n’en suis pas responsable ». Et vous voyez cette immense frustration démocratique qui est née de la privatisation par des acteurs, notamment anglo-saxons, d’un espace conçu comme un espace de libertés, libertés sur le fondement desquelles ils se sont soustraits à leur responsabilité sociétale.
L’une des réponses à cette frustration démocratique c’est effectivement la réhabilitation, s’il y a besoin d’une réhabilitation, en tout cas le développement des communs, des espaces collaboratifs qui viennent, grâce à la sagesse des foules et grâce, en réalité, à ce que nous avons en partage nous, femmes et hommes, c’est-à-dire de bonnes intentions – il y a beaucoup plus de bonnes intentions dans ce monde que de mauvaises intentions – à faire progresser la connaissance, à faire progresser l’échange, à faire progresser l’humanité.
Nous étions, la semaine dernière, à Bordeaux pour Numérique en Commun[s] [12] parce qu’il y a, en France, un mouvement très vibrant et dynamique qui se mobilise en permanence pour développer ces communs.

François Saltiel : Développer les communs, c’est sur cette dernière idée que nous allons terminer.
Merci beaucoup Monsieur le ministre Jean-Noël Barrot d’être venu ce soir dans Le Meilleur des mondes. On regardera avec attention la suite de votre projet SREN, en décembre, pour voir comment cette loi évolue et puis on verra aussi comment les uns et les autres la considèrent, réagissent. Je ne sais pas si vous avez des nouvelles d’Elon Musk. Il va bien ?

Jean-Noël Barrot : Il vous embrasse !

François Saltiel : Très bien ! On embrasse aussi les auditeurs et auditrices qui ont écouté cette émission et nous embrassons aussi à celles et ceux qui ont participé à la préparation : Juliette Devaux accompagnée par Béatrice Grégoire, à la réalisation Peire Legras, au son c’est Anthony Thomasson.
Elon Musk, si tu nous entends, on ne t’embrasse pas car aujourd’hui c’est la grève, en tout cas personne n’est sur Twitter, allez sur Bluesky !