Economie politique et informatique libre conf Luc Fievet lors des rmll 2013

Présentation

  • Titre : Economie politique et informatique libre
  • Intervenant : Luc Fievet
  • Durée : 39min
  • Média : Lien vers la vidéo
  • Date : 11 juillet 2013
  • Lieu : Bruxelles lors des rmll

Transcription

Bonjour ! Je suis Luc Fievet comme c’est écrit en bas. Je vais vous parler d’un sujet que j’ai à l’esprit depuis un petit moment qui est de faire un parallèle entre économie politique et logiciel libre. Je suis à l’April et, il y a un problème ? On entend à peine dans le micro ! Je vais passer en mode actif, ça ira mieux !
Donc ce sujet de l’économie politique et informatique libre. Je suis à l’April mais je ne suis pas informaticien. J’ai une formation en sciences humaines et j’ai fait un peu d’économie. Je ne suis pas économiste non plus vraiment. J’ai eu la chance d’aborder l’économie sous un angle très théorique et je parle bien d’économie politique. Je vais vous en dire un peu plus après ça.
L’objet de cette conférence et de ses réflexions c’est de voir comment on peut essayer de modifier notre vision de l’informatique libre et d’essayer d’aborder de nouvelles façons de voir les choses.

Donc premier point, je vais parler un petit peu d’économie politique pour définir ça et vous expliquer un petit peu ce que j’entends par là. Ensuite en quoi ça peut être utile pour le libre. J’aborderai cette question du pouvoir de l’économie, là encore je me situe dans un contexte plutôt idéologique, théorique et pour finir en quoi ça peut avoir une influence pour ce qui nous intéresse tous.
Donc l’économie, on est dans une acceptation assez large, c’est une discipline qui s’intéresse à la production et à l’échange de biens et de services. Donc c’est une définition qui est très large. On a souvent la vision économie égal argent et ça peut être pris comme quelque chose de plus large que ça. Dans le domaine de l’économie par exemple on distingue entre économie marchande où on va échanger des biens pour faire du bénéfice, et avec notamment une monnaie, et une économie non marchande. La notion d’économie non marchande est relativement peu étudiée mais elle existe chez les économistes dans leur réflexion.
L’intérêt de l’économie à mon sens c’est que c’est un outil de description universel, c’est-à-dire qu’on va pouvoir aborder d’un point de vue économique énormément de choses puisque la production et l’échange c’est quelque chose de foncièrement humain, donc on va pouvoir aborder les activités humaines au travers d’une vision économique.
Si j’invoque la notion d’économie politique c’est qu’il me semble important de faire une différence avec ce qu’on appelle la science économique, que personnellement je trouve assez contestable et l’intérêt c’est ce que c’est politique, donc politique au sens large notamment, ça touche nos vies !
J’ai mis ici une petite citation de José Mujica, qui est président de l’Uruguay, qui est réputé être le président le plus pauvre du monde et qui explique que, en quelque sorte l’argent ne fait pas le bonheur, truc assez bien connu, mais qui montre qu’on peut avoir une échelle de valeurs complètement différente et cette question de la richesse c’est juste un choix, un biais qui est pris par certaines personnes, considéré comme étant supérieur aux autres, mais on peut tout à fait en avoir d’autres et ce n’est pas parce qu’on a une échelle de valeurs différente comme par exemple la liberté que la démarche économique est inadaptée.
Dans le libre actuellement, tel que je le vois, les aspects économiques que je peux voir dans le libre, le premier c’est ce que j’appelle l’économie du savoir scientifique. C’est le modèle idéal dont on sait qu’il est un petit peu mis à mal actuellement, donc le modèle idéal de la science qui est le fait de faire des recherches, publier ses recherches auprès de ses pairs afin que le savoir soit partagé par tous et que le travail de recherche s’accumule et qu’il y ait une validation de la pertinence des recherches par ses pairs. Et plutôt que d’être dans quelque chose où je vais faire une recherche, la garder dans mon coin, poser un brevet ou un autre système de verrouillage, je vais au contraire partager, publier, rendre public et ce système a largement prouvé sa valeur depuis quelques siècles. Même si aujourd’hui l’idéal de propriété intellectuelle a tendance à vouloir essayer de mettre des verrous là-dessus.
Dans le logiciel libre on a une économie qui est celle de la notoriété. Certes le code est en général téléchargeable assez facilement, la question de la notoriété importante. Un développeur inconnu qui va se lancer dans un projet, y contribuer, aider les autres personnes qui sont dans ce projet-là ou s’il est tout seul dans son projet, faire un logiciel efficace, etc, il va effectivement produire du code, mais il va également produire de la notoriété. Il va être connu, reconnu. S’il travaille mal il va être également connu et reconnu mais de façon négative et ça, ça va jouer de façon assez considérable dans les échanges qui vont pouvoir y avoir derrière. C’est-à-dire que quand Richard Stallman par exemple appelle les gens à soutenir une cause ou se lancer, à faire quelque chose de particulier, il est beaucoup plus écouté que quand c’est moi qui parle.

Ça c’est typiquement un exemple d’économie non marchande. On n’est pas dans un bien ou un service, on est dans de la réputation et cette réputation elle s’échange et elle se construit.
Autre exemple qu’on connaît bien, ce sont les entreprises du logiciel libre qui sont finalement très proches puisqu’elles sont soumises aux mêmes règles que les entreprises conventionnelles, mais dont on peut se dire qu’elles ont une approche assez particulière par rapport à un modèle capitaliste ou on va arriver, faire un gros investissement, aller chercher du capital, faire un gros investissement pour développer du code par exemple qui sera propriétaire et où on va essayer de rentabiliser cet investissement. Les entreprises du libre peuvent partir avec moins de moyens, puisqu’elles peuvent bénéficier d’un logiciel libre qui a déjà été développé et avec déjà des milliers d’heures de travail intégrées dans ce logiciel. Elles n’ont pas besoin de partir de zéro, de mettre les gros chèques sur la table. Il y a nécessairement des investissements, mais disons que c’est déjà d’un point de vue économique un pas de côté qui est intéressant.
Et là on rejoint notre histoire bien connue du fait que le libre n’est pas gratuit. Cette notion de gratuité finalement est assez trompeuse, parce que même dans notre économie de la notoriété qu’on peut avoir entre geeks, quelqu’un qui va contribuer bénévolement à un logiciel libre et bien de cette notoriété il va pouvoir avoir des bénéficies, donc on peut tout-à-fait considérer et il y a plein d’étudiants qui vont par exemple participer à des projets libres et qui vont pouvoir, après ça, quand ils vont chercher du travail mettre ça dans leur CV, montrer ce dont ils sont capables ; et tout ça, ça a une valeur.
Comme je vous le disais, pour moi l’intérêt de cette approche en terme d’économie politique c’était d’avoir des angles de vue différents ce ceux qu’on a actuellement pour essayer d’enrichir notre vision du libre.
Les points de vue que je vois actuellement dominants sur la question de l’informatique libre, on a la philosophie de la liberté, c’est pour ça que j’ai mis une photo de Stallman, c’est vraiment le point d’entrée.
On a cette question du droit d’auteur, puisque en Europe notamment, le code est régi par le droit d’auteur.
On a des aspects techniques, même s’ils ne sont pas totalement exclusifs au logiciel libre mais en tout cas on a des logiciels et donc on va pouvoir en parler d’un point de vue technique.
On a des organisations avec des projets de différentes formes. Donc on va pouvoir parler de tel type d’organisation, tel type de licence, tel type de business model pour une entreprise, mais on a effectivement ce côté business pur et dur. On a des entreprises qui sont dans un circuit économique marchand, classique et de ça on va en parler également.
On pourrait donc tout à fait adopter d’autres points de vue, là j’en ai mis trois qui sont ceux qui me sautent aux yeux, mais je pense que chacun peut trouver en fonction de son parcours et de son environnement d’autres trucs. Moi je vois par exemple celui de la sociologie du travail. Je trouve par exemple extrêmement symptomatique que les libristes s’arrogent une légitimité à dire comment on travaille bien et quelle est la bonne façon de travailler sur les codes et en informatique. C’est-à-dire qu’ils veulent partager leurs codes, ils veulent le faire et le partager avec d’autres et avec des méthodes spécifiques. Et ça, quand on se replace dans une question de sociologie du travail, sur la forme du travail qu’on a en Occident traditionnellement, on a une notion de pouvoir. C’est pour ça que je cite Gorz ici qui dit dans La Métamorphose du Travail que la première priorité d’une entreprise c’est de conserver le pouvoir sur le travail de ses salariés. On a des notions où un salarié répond aux ordres de la personne qui l’emploie, donc il va louer son temps de travail etc, et aujourd’hui dans ce que je vois chez les libristes, ce modèle-là qui est hiérarchique, qui est modèle de pouvoir, est mis en cause par les libristes.
On peut également avoir une approche en terme de sciences de l’information et de la communication et notamment pour comprendre comment justement toutes ces informations circulent, comment elles sont partagées, ce genre de choses. On a d’autres trucs en termes d’infos, l’information et la communication qui sont à mon sens assez symptomatiques. On va prendre par exemple un site comme LinuxFR qui est un site, je ne sais pas si tout le monde le connaît, mais qui est assez communautaire, dans lequel les informations des dépêches vont être rédigées, des informations vont être amenées. Je trouve très intéressant que la communauté garde le pouvoir sur ce truc-là. C’est très important. Il y a beaucoup de domaines avec des amateurs, des gens qui partagent l’information, qui travaillent tous sur un même sujet, bien peu à mon sens ont le pouvoir sur leur outil de communication, ils vont souvent se fédérer autour d’une revue tenue par des professionnels, des journalistes professionnels, un groupe de presse et quand on voit le monde du libre, on a comme ça des îlots autogérés de gestion de l’information.
Et donc le dernier, c’est évidemment l’économie politique que j’aborde ici aujourd’hui.
Donc je le disais au début l’économie politique s’intéresse à la façon dont on va créer, dont on échange, dont on partage éventuellement, qui est une forme d’échange. À mon sens l’informatique libre a posé de nouvelles façons de le faire, pas complètement nouvelles, puisque j’évoquais l’économie du savoir scientifique au début. Et j’ai ressorti cette vieille expression de nouvelle économie qui vous avez sans doute assez fait rire il y a quelques années, c’était celle qui avait été utilisée lors de la première bulle Internet et où la nouvelle économie entre guillemets c’était simplement de faire des affaires avec un nouveau terrain mais exactement de la même façon que ça pouvait être fait avant. À partir du moment où on a des règles et des principes de partage et de création différents, la nouvelle économie réside non pas dans le fait que ce soit de l’informatique mais au contraire dans la façon dont c’est produit et échangé.
Et du coup au travers de ça on touche le politique. Alors je suis allé chercher quelques notions de philosophes grecs qui ont trois mots pour la politique ; politikos qui est vraiment la politique au sens large avec cette idée de changer le monde et d’avoir du poids sur la façon dont on vit. Et politeia, je ne sais pas si je prononce correctement, qui est l’idée de la politique dans une notion d’organisation, d’organisation sociale. Là on retrouve deux éléments importants dans le logiciel libre qui est : on a un idéal de liberté, de partage du savoir, on est là sur le niveau politikos et au niveau politeia qui est comment concrètement on s’organise, comment les communautés fonctionnent, les licences et toutes ces choses là.
Après il y a quelques exemples que je veux aborder qui pour moi sont assez intéressants pour voir comment l’informatique peut avoir cette influence politique sur ces deux sens-là et je veux parler de productivité. On entend parfois parler de choc de compétitivité, de productivité dans les entreprises. Il y a un exemple que j’aime bien c’est celui de la machine à laver. Si vous situez historiquement une période où il n’y avait pas de machine de laver, pour nettoyer le linge d’une famille c’était probablement une demi-journée de travail par semaine, qui était fait par des femmes bien sûr. Et donc cette demi-journée était prise à laver du linge. À partir du moment où vous introduisez la machine à laver, on peut avoir une vision économique en disant « C’est super, je réponds à un besoin donc je vais faire beaucoup de bénéfices en vendant des machines à laver » et on peut avoir une autre approche, qui celle-là est juste, qui dit « Certes, c’est vrai, mais en plus en introduisant la machine à laver, j’économise, je permets aux gens qui font leur lessive de laver la même quantité de linge non pas en une demi-journée mais en trente minutes », le temps de mettre le linge dans la machine et de l’étendre après. Et donc je fais économiser à toutes les personnes qui font leur lessive, 4,5 heures de travail par semaine. Et donc ce temps-là on peut le mettre à profit à autre chose. Et après ça, ça c’est une vraie question politique c’est qu’est-ce qu’on fait de ce temps là ? Dès lors qu’on a un outil qui arrive et qui permet de faire plus avec moins, on fait un gain de productivité. Évidemment, dans une entreprise ce gain de productivité on sait en général comment il va être utilisé, mais on va avoir une société plus efficace, qui va permettre de faire autre chose et si on a la liberté on va pouvoir mettre ce temps à profit par exemple pour militer, faire du logiciel libre ou que sais-je encore.
Il y a un autre élément qui est assez intéressant, donc L’Abeille et l’Économiste, qui est un livre de Moulier Boutang, je ne sais pas si certains l’ont lu. Il commence sur un petit conte qu’il a inventé avec un jeune économiste qui récupère la ferme de son père en héritage ou d’un parent et qui s’aperçoit que sur cette énorme ferme il y a des ruches qui sont détenues par le voisin. Donc son aïeul avait un accord avec le propriétaire des ruches et donc le propriétaire des ruches pouvait avoir ces ruches là contre un peu de miel qu’il donnait lors de sa récolte. Et donc l’économiste va voir l’apiculteur et lui dit « Bon et bien vos abeilles récupèrent le pollen des fleurs de mes plantes, donc sans mes plantes vos abeilles ne peuvent pas faire de miel. Donc je vous propose un contrat où je prends 30% de tous vos bénéfices puisque votre miel nécessite mon pollen. » Et donc l’apiculteur dit : « je vais réfléchir » et revient le lendemain et dit « Je suis d’accord pour signer le contrat, vous avez tout-à-fait raison, mais je rajoute une petite clause parce que vos plantes ont besoin, pour être pollinisées, de mes abeilles. Donc je vous donne 30% de mes recettes, de mon chiffre d’affaire sur le miel mais je prends 30% de vos recettes sur l’ensemble de votre exploitation agricole. »
Ça illustre très bien ces notions d’interconnexion et le fait que c’est ce qu’on appelle les externalités dans le domaine économique. Mais la façon dont un petit outil quelque part à quelque chose va avoir des conséquences assez importantes. Et là encore dans l’idéal assez néfaste de la propriété intellectuelle qui s’instaure depuis quelques temps, il y a cette volonté de mettre des verrous et de gagner de l’argent sur toutes les conséquences de ce qu’on est en train de faire. Et c’est l’idée qui est assez néfaste, à laquelle le logiciel libre s’oppose et offre une alternative que je trouve très intéressante.
Voilà sur cette question des gains de productivité, je l’avais noté là, on peut peut-être le passer rapidement. Pierre Larrouturou explique, selon lui, mais il n’est pas le seul à le penser, le problème des crises qu’on a est que depuis les années 80 on a cessé de partager les gains de productivité de l’économie avec le travail. C’est-à-dire qu’avant on avait grosso modo un tiers qui partait pour le travail, un tiers qui partait pour le capital et un tiers pour les entrepreneurs.
Public : Il faut lire le livre qui vient de sortir avec Rocard. C’est génial, non mais sérieusement. Rocard, c’est sorti là, c’est récent.
Luc Fievet : C’est tout à fait intéressant. Et donc il explique qu’à partir des années 80 on a cessé de faire ce partage, donc on était une moitié pour le capital une moitié pour les entrepreneurs et qu’à partir du moment où les gains de productivité ne bénéficient plus aux salariés, au travail, la consommation va baisser et donc du coup on a un système qui s’effondre petit à petit.
Toujours sur cette question de l’économie politique, on a donc des économistes classiques qui ont posé un certain nombre de théories et on voit que ces théories ne sont jamais neutres. Quand ils les posent, ils posent la question avec une certaine vision de l’intérêt général.
Adam Smith, par exemple, auteur du XVIIIème siècle, son livre s’appelle De la Richesse des Nations, donc la question qui se pose, c’est un britannique, c’est comment on peut améliorer l’organisation du pays pour que la Grande-Bretagne soit un pays plus puissant, plus efficace, plus riche, plus prospère. Donc il n’est pas en train de réfléchir à comment il va avoir une plus grande maison, etc, il se pose dans une dynamique de prospérité nationale avec toutes les représentations de l’époque. Mais il a un objectif et sa vision n’est pas neutre.
Malthus qui vient un peu plus tard a une grosse angoisse sur la surpopulation et pense que l’augmentation de la population par rapport au rendement agricole fait qu’on va, à l’époque, arriver rapidement à une catastrophe humaine et c’est quelque chose qui l’angoisse pas mal et donc il fait toute une série de développements là-dessus.
Marx, pareil, lui s’oppose à des mouvements d’exploitation et analyse le capitalisme, crée la notion de prolétariat, justement pour s’opposer à une certaine forme d’organisation sociale et de domination qu’il peut y avoir à l’époque.
Donc toutes ces théories économiques sont engagées. Elles ne sont pas neutres et elles ont toujours cette envie de changer la société. Et ça c’est quelque chose qui me semble important parce qu’avec la science économique, à partir du moment où on a prononcé le mot science, on se place assez naturellement dans l’implacable, dans le non négociable, en disant voila ce sont les lois naturelles du marché et si on veut aller contre et bien c’est comme vouloir aller contre les lois de la gravité, ce n’est pas très raisonnable. Quand quelqu’un vous dit qu’il n’y a pas d’alternative, en général, c’est qu’il est en train d’essayer de vous mettre dans un système pour que surtout vous n’en sortiez pas.
Donc l’intérêt, l’approche, d’économie politique qu’on va avoir pour le libre, déjà c’est comprendre comment on fonctionne. Ce serait une nouvelle façon d’aborder le truc et de comprendre comment on fonctionne. Donc comment les communautés se construisent, comment elles fonctionnent, comment elles échangent, comment elles produisent ? Où sont les raretés, puisque l’économie est extrêmement pertinente là-dessus, c’est comment on gère la rareté ? Quelles sont les externalités, c’est-à-dire ce que je vous expliquais avec les abeilles, la machine à laver ? Quand on commence à diffuser du logiciel libre, qu’est-ce qui se passe ? Quelles sont les conséquences sur la société ? Et du coup sortir des valeurs, de la valorisation, pas purement monétaire nécessairement, que jusqu’à maintenant on n’a pas vu.
Et une fois, si une capable de faire ça, on peut alimenter le libre dans sa dimension utopique. L’utopie est souvent considérée comme quelque chose de négatif. On dit que les utopistes sont des rêveurs. Je pense que tous les gens qui se sont lancés dans le logiciel en 1984 devaient être de sacrés utopistes et c’est justement, je crois que l’utopie, si ma mémoire est bonne c’est, au niveau de l’étymologie, ça veut dire un lieu qui est ailleurs. Et donc on a tout intérêt à être utopiste si on veut changer le monde. Et je pense que si on est libriste, c’est qu’on est au moins un peu utopiste.
Autre point c’est donc de construire une vision complexe, dans le sens systémique. Là encore je cite Larrouturou qui explique que l’économie est une discipline, est quelque chose de complexe ; c’est-à-dire que chaque phénomène économique, si on parle de l’inflation par exemple, c’est assez simple de comprendre ce qu’est l’inflation, donc on a des trucs qui ne sont pas très compliqués mais qui sont tous reliés entre eux. Et donc quand on commence à toucher un bout du système ça a des influences dans tous les sens. Et c’est ça qui fait la complexité de l’économie, ce n’est pas tant chacun des éléments, mais toutes les influences qu’il peut y avoir. Ça on l’a également, je pense, dans le libre et ce serait intéressant de réussir à comprendre tout ça.
Ensuite ce serait effectivement le moment de commencer à pouvoir avoir une parole économique d’économie politique et de réussir à construire un modèle de l’informatique libre où on puisse à la fois avoir économique au sens économie marchande mais qui n’exclut pas le partage et les libertés. Alors qu’aujourd’hui quand on voit les développements juridiques avec des trucs comme ACTA par exemple ou des choses comme ça, on a plutôt l’impression que ça va dans le sens inverse.
Ensuite ça nous permettrait de positionner l’informatique libre dans une tradition philosophique et politique et donc de dire « voila où on se situe » par rapport à ce qui existe, plutôt que d’être ce que j’ai appelé un Opni, donc vous allez le deviner, c’est un objet politique non identifié, et j’ai le sentiment que bien souvent quand on va parler d’informatique libre on tombe face à des gens qui ne connaissent pas nécessairement la chose, même si aujourd’hui ça commence vraiment à rentrer et qui ont du mal à situer ça par rapport à des repères qu’ils ont déjà aujourd’hui. Et donc avec ce genre d’analyse on arriverait à créer notre propre position et à avoir quelque chose de plus lisible.
Et dernier point. C’est une fois qu’on a réussi à créer ce modèle complexe, ce serait d’élargir le libre, puisqu’on sait que les principes du logiciel libre se répandent un petit peu partout mais avec cette crainte que j’ai vu très souvent chez les libristes de dire on va diluer le principe. Notamment quand on voit de la musique qui s’échange en Creative Commons NC ND, est-ce qu’on est vraiment dans le libre ? À mon sens non, on a vraiment perdu l’essentiel de ce qui fait le libre. Si certains ne connaissent pas NC ND, donc les licences Creative Commons, donc on n’a pas le droit de dériver l’œuvre ni d’avoir une exploitation commerciale. On a juste le droit de la diffuser de façon non marchande. Et ça permettrait à mon sens de gagner en cohérence et d’avoir des visions plus carrées et donc de faire infuser nos principes au-delà de l’informatique.
Autre intérêt de construire cette représentation, c’est réussir à construire de la légitimité et trouver une indépendance et trouver de la solidité, de la légitimité de l’informatique libre dans la société, indépendamment du monde de l’économie marchande qui aujourd’hui évidemment a beaucoup de poids. Donc pour ça, ce serait intéressant d’identifier à mon sens les réseaux existants. Donc j’avais parlé de celui de la notoriété, aujourd’hui qui est directement celui lié à celui de la publicité. Par exemple, vous avez tous ça, je ne sais pas si vous utilisez AdBlock, le plug-in de Firefox qui vous permet de virer les pubs d’Internet, il y a certain nombre de sites qui vous disent, en faisant ça, nos recettes sont réduites. Et effectivement ça pose des questions. Pourquoi ? Quand on réfléchit sur un terme de circuit économique, j’achète un produit, il y a un certain pourcentage du produit qui est de la publicité et c’est moi qui paye de toutes façons et si vous prenez une boisson comme la Red Bull, j’ai oublié les chiffres, mais la boisson proprement dite je crois que c’est 10% du prix de la boisson et je crois qu’il y a plus de 50% du prix de la boisson c’est de la pub. Donc je confie cet argent au fournisseur, moi je veux juste boire une boisson, je ne veux pas payer la publicité, et c’est lui qui se charge de décider qui mérite cet argent pour mettre son nom sur ce truc-là, et ensuite je bénéficie de cette œuvre quelconque ou de ce service qui a été financé par la publicité. Cet argent je pourrais décider de payer ma boisson par exemple 50% moins cher et donner l’argent directement aux gens qui j’ai envie de financer par exemple. Au travers de cette question de la notoriété et de la publicité, il y a un pouvoir économique qui est donné à des acteurs externes et qui prennent un réel pouvoir sur qui mérite des moyens et qui n’en a pas. Donc là on est dans le domaine de l’économie marchande et ces projets doivent rentrer dans les règles et dans les systèmes de valeurs de l’économie marchande pour pouvoir se développer.
On a d’autres effets, par exemple un logiciel comme Blender, qui est un logiciel de 3D que vous connaissez sans doute, un excellent logiciel qui pour moi est vraiment une très belle illustration de l’informatique libre, quand on voit l’histoire du projet. Aujourd’hui, ce logiciel, j’en discutais avec quelqu’un qui est un indépendant dans le domaine de la 3D, il est de plus en plus utilisé dans les entreprises et notamment dans les PME parce que le concurrent propriétaire 3DS Max, qui certes, fait un peu plus de choses, permet de travailler plus vite est un budget considérable. C’est-à-dire que si on veut avoir le logiciel avec les plug-in adéquats, c’est au bas mot 10 000 euros de budget et on a eu des discussions, puisqu’on a une petite association là-dessus, avec des gens qui disent mais je n’ai jamais entendu parler de Blender. Ce sont des gens qui s’intéressent au graphisme, à la 3D. Et on leur explique, mais c’est normal, dans les magasines qui parlent d’infographie, il y a des articles sur les logiciels qui payent des publicités. Blender n’a pas de budget et il n’est pas dans un circuit qui paye des publicités, donc on n’entendra jamais parler de Blender dans ces magasines-là.
Autre question qui renvoie à ce que Stéphane a présenté tout à l’heure&nbsp : y a t-il une place pour une monnaie spécifique ? Et si elle n’est pas spécifique, avec des fonctionnements plus adaptés, une monnaie libre ? Est-ce que le libre doit se constituer son propre réseau financier ? Aujourd’hui par exemple tout le système du crowdfunding est en train de prendre de l’ampleur et on sait qu’il y a parfois des heurts parce que les gens ne savent pas exactement ce qu’ils financent, etc. On peut tout à fait imaginer un système où après avoir contribué les uns les autres au logiciel libre on puisse également contribuer financièrement de la même façon que je citais la publicité, mais on passe par un acteur extérieur pour finalement récupérer quelque chose à la télévision par exemple. On peut également décider de se cotiser pour développer une nouvelle fonction sur un logiciel plutôt que d’attendre qu’un acteur quelque part le fasse ou de passer par un éditeur propriétaire qui va lui décider de ce qui est pertinent même dans le logiciel alors qu’on pourrait très bien le faire nous-mêmes.
Là je vais donc parler de cette question de ce que j’appelle le pouvoir économique. Donc à quoi ressemble l’économie telle qu’on la connaît dans ses acceptations, cette fameuse science économique dont je vous parlais et cette idée qu’il n’y a pas d’alternative et que nous serions confrontés à des lois naturelles de l’économie et du marché. Elinor Ostrom qui est une économiste qui a eu le prix, que je dis quasi Nobel, parce qu’il n’y a pas un vrai prix Nobel d’économie, a donc démonté ce qu’on appelle la tragédie des communs. Les communs sont des biens matériels, des ressources rares et où des gens s’organisent ensemble pour éviter que ces ressources ne soient pillées. On a des exemples sur l’irrigation de champs avec des systèmes traditionnels qui existent de très longue date, avec des règles pour qu’il n’y ait pas une personne qui prenne toute l’eau pour arroser son champ en laissant les autres dans la panade. Donc on avait une théorie traditionnelle, issue de l’économie libérale, qui s’appelait la tragédie des communs et qui démontrait avec une sorte de raisonnement logique, que dès lors qu’on se trouvait dans cette situation c’était foutu, il y avait nécessairement quelqu’un qui allait prendre le dessus et qu’en gros on allait dilapider la ressource parce que les gens étaient incapables de s’entendre. La solution étant d’avoir soit de la régulation publique, soit une appropriation privée, avec un acteur privé qui détient la ressource et qui ensuite va l’échanger contre de la monnaie. On a des exemples où effectivement c’est tragique. Par exemple les ressources de poissons qui sont pillées, à tel point que les pêcheurs européens vont jusqu’au large des côtes somaliennes pour pêcher et que les pêcheurs somaliens n’ont plus rien à pêcher, puisqu’ils font en un an ce qu’un chalutier espagnol fait en une campagne de pêche et du coup deviennent pirates et ensuite on envoie nos militaires pour les flinguer !
Mais Elinor Ostrom a eu ce truc qui est assez inédit en économie, c’est-à-dire qu’elle est allée sur le terrain. Plutôt que de faire des raisonnements logiques à base de marchés et de concurrence pure et parfaite, elle a fait un travail d’ethnologue, elle est allée voir sur le terrain comment ça se passait et a trouvé des tas de systèmes traditionnels, où effectivement on arrive à gérer des communs et on le fait depuis des siècles. Son bouquin est très très intéressant. Elle montre comment c’est possible, les conditions dans lesquelles ça ne marche pas, les conditions dans lesquelles ça marche et elle a démonté cette croyance économique classique qui était que c’était juste impossible.
Autre point important, c’est le PIB, la croissance par le PIB.

Public
 : Intervention inaudible
Luc Fievet
 : Je suis un peu ric-rac !
Public
 : Intervention inaudible
Luc Fievet
 : Donc la mesure de la croissance, vous savez par exemple avoir un accident de la route ça augmente le PIB. Il y a un auteur, Stiglitz, qui a travaillé sur une nouvelle mesure de la croissance, sur ces idées-là, autour du bien-être par exemple, et on sait que dans la mesure de la croissance actuelle, par exemple, le logiciel libre est tout à fait invisible ; ces fameuses externalités ne sont pas prises en compte. Bien souvent l’intérêt général qui va être évoqué, notamment quand on voit l’économie de marché, c’est censé être un système d’autorégulation qui va aller vers un système parfait, et bien il est très rapidement oublié. Si on applique les principes de l’économie de marché, de la concurrence pure et parfaite, on commencerait par dissoudre tous les grands groupes qui existent.

Et on arrive souvent à cette notion qu’on a de vouloir faire rentrer la réalité dans un fantasme, c’est-à-dire qu’on va avoir la concurrence pure et parfaite, c’est un dogme et on va essayer de faire rentrer la réalité là-dedans. Et c’est quelque chose de très dangereux, puisque c’est un peu par là que commence le totalitarisme, à partir du moment où on veut que la réalité ressemble à un modèle imaginaire.
Dernier point aujourd’hui d’économie dans ce sens là, dans le sens pouvoir économique, est le principal axe des décideurs, parce que cette question de faire rentrer de impôts, avoir des emplois, c’est ça qui fait tourner la société aujourd’hui. Être capable d’avoir un discours économique c’est aussi pouvoir avoir une oreille plus attentive de la part des décideurs.
Larrouturou encore décrit très clairement comment le système va dans son ensemble dans le mur : la crise énergétique, écologique, financière, etc. Moulier-Boutang exprime également très clairement comment les systèmes sont imbriqués notamment avec la finance et qu’on ne peut pas juste faire table rase du passé. Aujourd’hui la finance, l’organisation de l’économie est très importante. À titre d’exemple quand on va dans un supermarché, le supermarché ne fait pas de bénéfice ou très peu avec ce que vous donnez comme argent, mais il fait du bénéfice entre le moment où vous le payez et le moment où lui paye ses fournisseurs et sur cet intervalle de temps l’argent est placé sur des placements à court terme et c’est ça qui fait le bénéfice. Il y a plein d’autres exemples comme ça. Le jour où le système financier s’écroule et bien le supermarché cesse de faire du bénéfice et donc c’est une catastrophe.
Sur toutes ces visions-là on touche au troisième sens politique qui est la politique dans le sens pratique du pouvoir, politique politicienne. Et c’est en ça que avoir un système alternatif est possible et important, il y a de la place pour ça et ce sera très utile.
Pour conclure, l’économie politique c’est à la fois un prisme, c’est-à-dire que c’est un truc au travers duquel on va voir le monde et nécessairement de façon déformée. Dès qu’on a une vision du monde on adopte un point de vue donc on a une vision déformée et également un terrain de jeu. C’est à la fois un outil et à la fois un objet sur lequel on peut travailler.
Pour moi, le logiciel libre a des atouts considérables. Le principal est qu’il est validé par la pratique. On a un idéal du logiciel libre, mais on a surtout des logiciels libres qui tournent. Donc il y a beaucoup d’idéaux politiques qui sont incapables de prouver que c’est valide par la pratique. Pour moi la force et une des raisons pour lesquelles je me suis intéressé au logiciel libre au début, c’est qu’on a quelque chose qui marche et quand on parle de logiciel libre, on peut sortir un GNU/Linux et dire qu’on ne raconte pas des âneries.
La notion de l’Open Source, le monde l’Open Source, a clairement investi le monde de l’économie marchande et à mon sens, le logiciel libre devrait investir une économie, pas nécessairement non marchande, mais avec une acceptation plus large. Et pour finir je pense que l’éthique de l’informatique libre a tout à fait sa place dans la sphère économique et là au sens de pouvoir économique aujourd’hui. Voilà.
Applaudissements

Luc Fievet
 : Merci. Je ne sais pas si on va avoir le temps pour des questions ou pas.
Public
 : J’ai besoin d’une toute petite précision parce que tu avais posé une question « Y a t-il une place pour une monnaie du libre ? » Alors je me suis tiens, il veut faire une monnaie complémentaire qui prenne la main et puis tu as l’air d’avoir pas du tout dit ça puisque tu as parlé de crowdfunding, et le crowdfunding on paye avec une monnaie...
Luc Fievet
 : Alors pour moi il y a les deux éléments. Il peut y avoir une notion d’avoir une monnaie qui soit une monnaie spécifique au logiciel libre. On pourrait par exemple imaginer, je contribue à un logiciel libre, du coup j’ai droit à une rétribution sur une monnaie du libre que je pourrais après ça mettre à profit pour avoir des contributions d’autres contributeurs sur mon propre projet par exemple. Auquel cas aujourd’hui on a une économie au travers de la notoriété ; si je contribue à un projet, je suis connu, je suis reconnu, etc, et les gens ont plus tendance à me faire confiance ou à faire des efforts pour moi. Ça peut être judicieux d’avoir une monnaie qui permette d’encadrer et d’échanger. La conférence de Stéphane, juste avant, parle exactement de ça, il explique que la monnaie est un moyen d’échange et donc peut-être que c’est pertinent effectivement.
Public
 : Intervention inaudible
Luc Fievet
 : Dans le revenu minimal, en général il y a quand même minimal. Donc si on veut avoir un confort un peu sérieux on a quand même besoin de travailler et d’une façon ou d’une autre, je pense que dès qu’on est humain, ou même dans le règne animal en général, les rapports de pouvoir sont inratables. On en a aussi dans le domaine associatif, même si on est bénévole. Mais effectivement c’est quelque chose qui peut tout à fait modifier un peu le truc en question.

Merci

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.