Droit d’auteur, doit-on marquer les œuvres à la culotte

Titre :
Droit d’auteur, doit-on marquer les œuvres à la culotte ?
Intervenants :
Séverine Dusollier - Léa Chamboncel - David El Sayegh - Hervé Gardette
Lieu :
émission Du grain à moudre - France Culture
Date :
juin 2018
Durée :
39 min 50
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Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Electronic Frontier Foundation og-copyrightbot, licence Creative Commons EFF’s Copyright Policy
transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.

Description

La directive européenne « copyright » vise à renforcer la protection des droits d’auteurs sur internet. L’article 13 oblige l’utilisation de technologies de filtrage des contenus avant publication. Est-ce une forme de censure ou une nécessité pour la protection des artistes ?

Transcription

Hervé Gardette : Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans Du Grain à moudre. Ce soir « Droit d’auteur, doit-on marquer les œuvres à la culotte ? » Vous êtes musicien, vous avez envie de percer dans le milieu ; ce soir c’est la Fête de la musique et c’est peut-être la chance de votre vie : soit parce qu’un producteur passait par hasard devant votre prestation et, épaté par la qualité de vos compositions, va vous faire signer un gros contrat ; soit parce que dans le public quelqu’un va vous filmer avec son smartphone, va publier la vidéo sur YouTube, laquelle va faire le buzz et vous valoir des millions de vues. Quelques jours auront passé, vous voilà donc désormais célèbre mais pas riche pour autant car en dépit du nombre plus que conséquent de clics, la plateforme sur laquelle circule votre musique vous rémunère à peine ; mais heureusement, les choses vont bientôt changer.
Le Parlement européen est en effet en train d’adopter une directive sur le droit d’auteur, directive qui vise à mieux rémunérer les créateurs de contenus. La commission des affaires juridiques du Parlement l’a adoptée hier. Est-ce une bonne nouvelle ? Eh bien pas pour tous les créateurs. Certains dénoncent, en effet, un des articles de cette directive, l’article 13 ; celui-ci prévoit la mise en place de filtres automatiques sur les plateformes numériques pour détecter les contenus qui relèvent du droit d’auteur, avec la possibilité d’effacer les œuvres qui enfreindraient ce droit. Les parodies, remix et autres reprises pourraient ainsi faire les frais de ce contrôle automatisé, réduisant d’autant la liberté de création alors que l’objectif initial est bien de la protéger. « Droit d’auteur, doit-on marquer les œuvres à la culotte ? » C’est le titre de ce soir en compagnie de trois invités. Léa Chamboncel bonsoir.
Léa Chamboncel : Bonsoir.
Hervé Gardette : Vous êtes créatrice, vous faites de la photo, vous publiez notamment une série de podcasts intitulée « Place du Palais Bourbon » [1] et vous êtes membre du mouvement Create.Refresh [2] qui fait campagne contre cet article 13 que j’évoquais de la directive européenne sur le droit d’auteur. Je précise que c’est un mouvement qui a été lancé par des ONG et par des organisations de la société civile. Pour discuter avec vous David El Sayegh bonsoir.
David El Sayegh : Bonsoir.
Hervé Gardette : Secrétaire général de la Sacem ; la Sacem c’est une des grandes sociétés d’auteurs en France, Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, et vous y êtes en charge notamment, à la Sacem, de la direction juridique. Et puis troisième invitée Séverine Dusollier, bonsoir.
Séverine Dusollier : Bonsoir.
Hervé Gardette : Juriste, spécialiste des questions de droit d’auteur. Vous êtes professeur à l’école de droit de Sciences Po et cofondatrice de la European Copyright Society ; en un mot qu’est-ce que c’est ?
Séverine Dusollier : Il s’agit d’un groupement d’une quinzaine, vingtaine de professeurs du droit d’auteur en Europe qui se sont regroupés pour émettre des avis sur les évolutions du droit d’auteur en Europe, faire entendre la voix des professeurs.
Hervé Gardette : C’est une société qui va avoir l’occasion de revoir un petit peu, justement, ses avis parce que c’est en train de bouger. J’ai presque envie de dire, Séverine Dusollier, c’est en train de bouger enfin ! Parce que cette directive des droits d’auteur elle vient de loin, il ne faut peut-être pas exagérer, mais en tout cas ça fait déjà quelques années qu’on l’évoque.
Séverine Dusollier : En fait, pour le moment le droit l’auteur à l’échelon européen est régi principalement par une directive qui date de 2001, donc quelques années après l’émergence d’Internet comme un média public. En 2001, Google n’existait pas, YouTube n’existait pas, Facebook n’existait pas, les smartphones n’existaient pas. Donc vous imaginez combien le cadre juridique peut sembler peut-être un peu dépassé, un peu ringard. Cela fait plusieurs années que la Commission européenne essaye d’intervenir et, contrairement à ce qui avait été fait dans cette première directive, je pense que l’objectif réel est de développer le marché européen. Donc de permettre à des opérateurs économiques de proposer des œuvres sur Internet, en accord avec le droit d’auteur, pour rémunérer les auteurs, mais de le faire de manière plus efficace que ce n’est le cas à l’heure actuelle. Donc d’essayer d’enlever les barrières.
Les textes qui ont été proposés il y a quelques années vont dans ce sens-là. Le texte qui est en train d’être discuté au Parlement et qui mènera, peut-être, à une directive dans les mois qui viennent, est un texte un peu fourre-tout dans lequel il y a plusieurs dispositions ; on s’est un peu éloigné de l’objectif initial de favoriser l’exploitation des œuvres sur Internet.
Hervé Gardette : L’objectif aujourd’hui c’est peut-être quoi ? De mieux réguler et de mieux harmoniser et rémunérer les créateurs David El Sayegh ?
David El Sayegh : Oui, c’est un peu l’objectif. Mais peut-être pour comprendre où l’on va il est nécessaire de faire un retour sur d’où on vient. Et madame Dusollier l’a très bien expliqué. Il y avait d’abord une directive de 2001 dont l’objectif était d’accorder des droits aux créateurs sur Internet, mais en parallèle il y a eu une autre directive très importante à la même époque, qui est la directive commerce électronique, qui organisait un système d’irresponsabilité pour les prestataires techniques de l’Internet. Et je dirais que ces directives coexistaient pacifiquement jusqu’au moment où certains acteurs de l’Internet, qui n’étaient pas de simples intermédiaires techniques, qui étaient en réalité de véritables diffuseurs – YouTube, SoundCloud, Dailymotion pour citer quelques-uns d’entre eux – sont devenus de véritables diffuseurs [ont utilisé cette directive commerce électronique à leur profit, note de l’intervenant]. Et là, on a eu une problématique très forte pour les créateurs, c’était comment mettre en œuvre nos droits vis-à-vis d’entités qui bénéficiaient d’un régime d’hypo-responsabilité et qui ne contractualisaient pas des accords avec les créateurs.
D’où cette difficulté de trouver un point d’équilibre entre des revendications légitimes de la part de créateurs et un système [de responsabilité, note de l’intervenant] vis-à-vis d’entités qui n’étaient pas de simples prestataires techniques, qui étaient plus que des hébergeurs mais pas non plus des éditeurs au sens traditionnel comme peuvent l’être une chaîne de télévision ou une radio. Voilà, c’est ça l’objectif aussi qu’entend poursuivre la directive.
Hervé Gardette : Et ces entités justement, David El Sayegh, qui sont plus que des hébergeurs mais pas tout à fait des éditeurs au sens juridique du terme, est-ce qu’elles en sont toujours à ce point ou bien est-ce que certaines, quand même, ont commencé à contractualiser avec les créateurs ?
David El Sayegh : On n’a pas attendu le projet de directive pour avoir des relations contractuelles avec ces nouvelles entités ; par exemple, une société comme YouTube, ça fait plus de dix ans qu’on a un accord avec cette société ; on a signé un accord avec Facebook, on a signé un accord avec SoundCoud. Donc il existe des accords. Mais malheureusement, ces accords sont insuffisants parce que les règles qui les régissent dépendent de la volonté de ces plateformes pour qui nous représentons de simples créateurs. Il faut bien comprendre que quand vous négociez avec un GAFA, je veux dire une grosse société américaine [c’est-à-dire une multinationale américaine de l’Internet, note de l’intervenant], et que vous représentez des créateurs français, vous n’êtes qu’une petite province dans une stratégie internationale et vous êtes souvent laissé pour compte. D’où la nécessité dans un rapport par nature déséquilibré de réintroduire un dispositif permettant de mieux faire valoir les prérogatives des créateurs.
Hervé Gardette : Léa Chamboncel, donc vous qui êtes créatrice, qui pouvez avoir par exemple certaines de vos œuvres qui se retrouvent sur ces plateformes, pas forcément d’ailleurs à votre insu, peut-être aussi parce que vous, vous avez intérêt à être visible ; on va beaucoup parler de YouTube ce soir parce que c’est vrai que c’est la principale plateforme à laquelle on pense. Est-ce que vous partagez déjà ce constat d’une relation assez déséquilibrée et de la nécessité, en tout cas, de revoir les relations qu’il peut y avoir entre ces diffuseurs que sont quand même les plateformes numériques et ceux qui les alimentent, notamment les créateurs ?
Léa Chamboncel : Oui effectivement, je pense que la problématique est celle-ci. Il ne faut pas non plus qu’on tombe dans une autre problématique qui est celle de la régulation des plateformes. Et on a parfois le sentiment qu’à travers cet article c’est aussi ce qu’on cherche à faire.
Hervé Gardette : Attendez ! On parlera de l’article plus tard, si vous voulez bien, de l’article 13. Mais simplement, déjà sur la philosophie générale et sur l’idée que quand on crée des œuvres et qu’on les diffuse sur une plateforme comme YouTube on n’a peut-être pas un traitement suffisamment équitable, en tout cas qui permet, par exemple, d’être rémunéré à la hauteur de ce qu’en retirent ces plateformes.
Léa Chamboncel : À mon avis ça dépend aussi de quel type de créateur vous êtes en quelque sorte. Si vous êtes effectivement un créateur très établi je comprends qu’on ait envie d’essayer de retirer de l’argent de ce travail qui est fait. Nous on n’est pas contre le droit d’auteur ; ça permet quand même aux auteurs d’en vivre. La question du copyright, en revanche, je pense que ça ne doit pas non plus être un frein à la création. C’est-à-dire que moi, aujourd’hui, si je n’avais pas eu l’opportunité de pouvoir poster effectivement ce que j’ai créé tant sur SoundCloud ou sur YouTube, ce qui serait la réalité demain avec l’adoption de l’article 13, car ça viendrait à être bloqué en amont, c’est-à-dire que je n’aurais même pas eu la possibilité d’avoir la chance de mettre mon travail et de pouvoir le partager avec mon audience ; c’est-à-dire que je n’aurais pas été connue, en fait, tout simplement, ç’aurait été quand même très compliqué. Donc je pense que la question dépend aussi de comment on se positionne.
Hervé Gardette : Ça veut dire que pour vous, finalement, ces plateformes-là sont plus intéressantes en termes de notoriété qu’en termes de rémunération. C’est-à-dire que vous n’attendez pas forcément une rémunération ?
Léa Chamboncel : Absolument. En termes de notoriété. Si la question de la rémunération peut se poser ; en tout cas moi je parle en ce qui me concerne, ce n’est pas une priorité à ce stade. La priorité à ce stade, c’est d’arriver à me faire connaître, tout simplement.
Hervé Gardette : S’agissant alors de la rémunération, j’ai trouvé un article sur le Journal du Geek [3] qui est un magazine en ligne, qui date de janvier 2018 donc assez récent, qui s’intéresse aux rémunérations ; alors c’est au niveau américain, au niveau des États-Unis, et on trouve sur les dix principales plateformes qui diffusent en l’occurrence de la musique, la première c’est Groove Musique, je ne connaissais pas, et à chaque, je ne sais pas comment dire, écoute d’un morceau voilà, à chaque écoute d’un morceau l’auteur va toucher 0,0273 dollar ; le dixième c’est YouTube : à chaque écoute 0,00074 dollar. Séverine Dusollier, est-ce que déjà, du point de la rémunération, il y a de vrais déséquilibres entre les plateformes et c’est ce que la directive européenne sur le droit d’auteur vise aussi, peut-être, à rééquilibrer ? Et à ce que celles qui sont peut-être les plus populaires rémunèrent un peu mieux les auteurs ?
Séverine Dusollier : La directive ne va pas vraiment essayer d’amener une égalité dans le niveau des rémunérations, mais elle essaye de mettre tous les opérateurs sur le même plan. C’est vrai qu’il peut paraître extrêmement injuste que des plateformes, telle YouTube qui exploite des œuvres protégées [ne rémunère pas les créateurs pour l’utilisation de ces contenus, note de l’intervenante] – il faut quand même savoir que chaque minute il y a des centaines d’heures qui sont postées sur YouTube, avec de la publicité, donc YouTube se rémunère au passage du flux d’internautes qui vont le visiter. Donc il y a des flux monétaires qui sont créés qui ne reviennent pas aux auteurs ou un peu avec les accords que les titulaires de droits arrivent à négocier avec ces plateformes.
En revanche, on a d’autres opérateurs tels Deezer, Spotify, qui eux jouent le jeu et rémunèrent les auteurs. Donc il y a à la fois une injustice pour les créateurs qui ne sont pas rémunérés alors que ces plateformes se rémunèrent très grassement et aussi une injustice par rapport à des concurrents économiques qui eux rémunèrent les auteurs. Donc il y a là plusieurs gaps ou value gaps, comme on en a parlé au niveau européen, que la directive essaye de combler.
Ensuite, sur la manière dont les rémunérations vont réellement arriver chez les auteurs, c’est un autre débat sur lequel par exemple la France a agi par rapport aux plateformes de streaming de musique, mais la directive ne donne que le moyen aux auteurs de négocier leurs droits. Elle ne leur donne pas de garantie qu’ils obtiendront une rémunération juste.
Hervé Gardette : Léa Chamboncel.
Léa Chamboncel : Excusez-moi, je voulais juste intervenir. Effectivement la question de la pluralité des plateformes, c’est une question assez intéressante et souvent on met en avant un monopole qui est un fait, d’un certain nombre de plateformes qui sont déjà très bien établies dont on a déjà cité le nom, donc je ne reviendrai pas là-dessus. Le problème du système qui est aujourd’hui envisagé c’est qu’il risque, en fait, de renforcer la centralisation du Web au profit de ces plateformes-là qui ont, elles, les capacités de mettre en place ce type de filtrage, car il faut savoir que ça coûte énormément d’argent et que c’est très compliqué à mettre en œuvre. Donc ça veut dire qu’il y aura certainement des petites plateformes émergentes qui auraient la volonté, imaginons, de mieux rémunérer les auteurs, qui n’auront pas la capacité de venir sur ce marché qui est déjà complètement saturé et qui, demain, sera parfaitement centralisé au profit des grosses plateformes qu’on vient de citer.
Hervé Gardette : Le système de filtrage. On va y arriver dans un court instant ; ça fait partie effectivement de la discussion, mais pour qu’on comprenne bien le cadre je retarde encore un tout petit peu, si vous le voulez bien, le débat juste sur ce sujet. Je voudrais d’abord vous poser une question, David El Sayegh, et après promis, on arrive sur cet article 13. Par rapport à ce que disait Séverine Dusollier, donc ces plateformes dont YouTube notamment qui capte effectivement cette production sans rémunérer très bien, c’est un euphémisme, ceux qui produisent, ceux qui sont les créateurs.
David El Sayegh : C’est tout le problème.
Hervé Gardette : Mais personne n’oblige les créateurs à aller sur ces plateformes. Pourquoi par exemple quand on est un musicien, on ne se contenterait pas de proposer sa musique sur Deezer, sur Spotify, puisqu’il y a des accords, et de ne pas la proposer sur YouTube ? Est-ce que c’est tellement puissant aujourd’hui qu’on ne peut pas faire autrement que d’y être ?
David El Sayegh : C’est tellement puissant qu’on ne peut pas faire autrement que d’y être ! Et vous avez raison, il y a deux problématiques en réalité. Il y a une problématique d’exposition et on a besoin de ces plateformes quand on est un artiste pour se faire connaître ; mais indépendamment de l’exposition vous avez une problématique de rémunération. Et parlons bien et parlons chiffres. Moi je vais vous donner deux chiffres : quand vous faites un million de vues sur YouTube, la Sacem vous donne 80 euros [la valorisation de ces streams représente pour la Sacem 80 euros, note de l’intervenant]. Quand vous faites le même nombre de streams sur Spotify ou Deezer vous touchez environ, ça dépend des services, mais à peu près 1 000 euros. Donc on est dans un rapport de plus de 1 à 10 en termes de rémunération. Un autre chiffre qui vous permettra de prendre l’ampleur du phénomène : aujourd’hui, en matière de streaming, YouTube capte 94 % du trafic de streams ; donc le nombre de streams c’est à 94 % YouTube et c’est moins de 3 % de la rémunération des créateurs. Donc on a un vrai souci d’équilibre économique que la directive, au travers d’un système tendant à mieux responsabiliser les plateformes, tente de remédier. C’est une problématique très forte.

Qu’est-ce que c’est YouTube en réalité, ou une plateforme ? Ce sont deux choses. C’est un cloud, c’est-à-dire un service dans lequel les gens vont déposer des vidéos pour que d’autres personnes les regardent et une régie publicitaire puisque, à chaque message, vous avez un passage publicitaire. Et YouTube prend automatiquement, que vous soyez petit, grand ou moyen, plus de 50 % des revenus ; et autre problématique, c’est que personne ne connaît le chiffre d’affaires de YouTube. Ce n’est pas une société, c’est un service qui appartient à Google et on travaille dans une totale opacité. Quand bien même on augmenterait nos pourcentages de rémunération, à partir du moment où nous n’avons aucune maîtrise sur la monétisation des flux générés par la plateforme, nous ne pouvons que prendre une portion congrue, si je puis m’exprimer ainsi, des recettes générées par la plateforme. Donc c’est une vraie problématique et je comprends tout à fait la problématique d’exposition : elle est prégnante, elle est essentielle et nous avons besoin d’exposition. La radio aussi est un formidable outil d’exposition : quand votre titre passe sur France Culture il est bien mieux rémunéré que quand il passe sur YouTube, je vous le garantis ! Et pourquoi ? Parce que la radio a une responsabilité primaire et doit négocier en amont des accords avec les titulaires de droits alors qu’aujourd’hui l’article 14 de la directive commerce électronique, c’est-à-dire le statut d’hébergeur, ne rend pas, à priori, ces plateformes responsables des contenus qu’elles diffusent.
Hervé Gardette : Séverine Dusollier.
Séverine Dusollier : Je voulais revenir sur votre question : pourquoi est-ce que les auteurs iraient sur ces plateformes ? Une des grandes difficultés et spécificités de YouTube c’est que ce ne sont pas uniquement les auteurs qui mettent leurs contenus sur les plateformes, c’est ce que vous faites vous [Léa Chamboncel] comme artiste. Mais il y a beaucoup de contenus et la majorité des contenus qui sont sur YouTube sont mis par des gens qui n’ont pas les droits d’auteur sur les contenus. Tous les contenus audiovisuels, la musique, ce sont vous et moi qui pouvons, en tant qu’internaute, aller mettre cela sur YouTube sans aucune autorisation. Et c’est ce qui rend le débat plus compliqué puisque YouTube n’est pas un éditeur pour cette raison. Deezer, Spotify, ils décident ce qu’ils insèrent dans leur catalogue, ça les rend éditeurs, alors que YouTube a un catalogue très flou qui est constitué par les internautes, par des artistes qui volontairement mettent leurs contenus sur YouTube, mais aussi par tout un chacun et c’est bien là la difficulté ; il y a à la fois des créateurs qui veulent être exposés et qui alors, peut-être, acceptent de ne pas être rémunérés contre exposition, mais on a toute une série de contenus qui sont mis à l’insu ou contre la volonté des créateurs.
Hervé Gardette : Et donc il y a cette directive européenne qui arrive sur le droit d’auteur et qui vise à quoi notamment dans son article 13, Séverine Dusollier, pour nous expliquer peut-être le plus concrètement possible ce qui est envisagé ? C’est quoi ? C’est trouver, mettre en place des outils qui vont permettre d’avoir une gestion la plus, comment dire, la plus fine possible, la plus pertinente possible des droits d’auteur ? C’est ça ?
Séverine Dusollier : L’article 13 a eu une longue évolution, est parti d’un texte très flou, très contestable dans ses principes juridiques, je ne vais pas aller dans la technicité juridique. Pour le moment on a deux versions sur la table : celle qui a été négociée, acceptée par le Conseil de l’Union européenne et celle qui a été votée hier par le comité juridique du Parlement européen et qui sera peut-être votée en assemblée plénière début juillet par le Parlement européen. Ensuite, sur ces deux versions il faudra avoir un accord entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen ; on n’y est pas.
Hervé Gardette : Globalement ça dit quoi ?
Séverine Dusollier : Les deux versions sur la table prévoient en fait deux options. La première, celle dont on parle le plus, en fait c’est la deuxième, c’est le filtrage. Mais il y a d’abord une première option qui a émergé durant les discussions qui est de dire que les plateformes font un acte de communication au public. Cet acte de communication au public doit être autorisé par les créateurs et par les titulaires de droits d’auteurs, donc notamment par les sociétés de gestion collective.
Hervé Gardette : Comme la Sacem.
Séverine Dusollier : Et donc le texte donne un pouvoir en effet aux sociétés de gestion collective d’aller négocier avec ces opérateurs en leur disant « vous voyez, vous n’avez pas le choix ; vous devez négocier avec nous parce que ce que vous faites est une atteinte à notre droit d’auteur ». Si les plateformes ne le font pas elles doivent mettre en place des outils qui peuvent reconnaître les contenus sur indication des titulaires de droits. C’est pour ça que le cas des artistes qui mettent leurs contenus en ligne ne sera pas vraiment concerné puisqu’ils ne vont jamais indiquer que ces contenus-là doivent être filtrés. Mais en effet, ça met en place un filtrage extrêmement étendu, préventif, proactif, alors qu’à l’heure actuelle on n’a que des identifications de contenus illicites qui sont ponctuelles et qui sont réactives.
Hervé Gardette : Donc soit il y a des accords qui sont passés avec les sociétés d’auteurs, soit il n’y en a pas et donc il y a l’obligation de mettre en place ce système de filtrage qui est un système de filtrage automatique ; c’est-à-dire on délègue, en gros, à une machine le fait de pouvoir constater s’il y a un problème sur les droits d’auteur ou pas. Vous n’êtes pas d’accord avec cette interprétation David El Sayegh ?
David El Sayegh : Je voudrais nuancer. Ce n’est pas que je ne suis pas d’accord avec cette interprétation, l’explication je la trouve brillante et pertinente, mais simplement je rappelle quand même l’objectif de l’article. Le premier objectif c’est de conclure des licences ; c’est ça qui est dit dans le paragraphe premier ; personne ne peut le contester.
Hervé Gardette : Donc licences, c’est-à-dire ?
David El Sayegh : Des contrats.
Hervé Gardette : Des contrats entre sociétés d’auteurs et…
David El Sayegh : Mais là aussi il faut des mesures techniques, je vais être très franc avec vous. Quand vous concluez des licences, c’est pareil quand vous concluez un accord avec Radio France, il vous faut des outils techniques. Vous êtes excellent, je prends votre exemple Radio France, vous nous déclarez à la minute les œuvres que vous diffusez ; n’importe quel jingle est identifié. C’est ça qu’on demande à une plateforme comme YouTube. Et aujourd’hui ces plateformes, au motif qu’elles ne sont pas responsables des contenus qu’elles diffusent, se refusent de nous envoyer la déclaration des programmes – j’utilise un terme un peu à l’ancienne –, mais c’est notre problématique parce que la Sacem ne peut revendiquer que les œuvres qu’elle gère. Et si demain, en l’absence de programmes, je ne suis pas en mesure d’identifier les œuvres que je représente, je vais avoir des grandes difficultés à justifier de ma rémunération. Il n’y a pas que de la musique sur YouTube ; il y a énormément de contenus. Moi je ne suis là que pour la musique et c’est ça que je dois revendiquer et j’ai besoin, bien évidemment pour travailler efficacement et pour identifier toutes les œuvres qui relèvent de mon répertoire, d’une coopération technique avec la plateforme.

Et aujourd’hui les fameux outils de filtrage qu’on évoque existent déjà, ils sont déjà mis en œuvre par ces plateformes. Notre problématique c’est qu’ils ne sont paramétrés que par la plateforme et dans une totale opacité, ce qui pose un véritable défi pour les créateurs de pouvoir identifier leurs œuvres. Ce qui me semble important dans ce texte c’est que demain la coopération devra être transparente. Le texte précise que les mesures devront être appropriées mais aussi proportionnées, donc ce n’est pas un filtrage général à l’aveugle. Par ailleurs il nécessitera, et ça c’est un point essentiel, une coopération précise des titulaires de droits qui devront enrichir les outils et identifier leurs œuvres, parce qu’il ne s’agit pas d’aller bloquer les œuvres des autres. Ça c’est important aussi.
Hervé Gardette : David El Sayegh, avant d’aller plus loin, je voudrais quand même bien qu’on entende justement du coup maintenant les arguments de Léa Chamboncel qui depuis le début de l’émission essaie de nous amener sur cet article 13 ; mais il me semble que c’était quand même très important de cadrer, même si évidemment les minutes avancent. Qu’est-ce qui vous pose problème, vous, en tant que créatrice et à travers cette campagne à laquelle vous participez, le mouvement Create.Refresh, qui n’est pas seulement un mouvement français, qui est un mouvement international ?
Léa Chamboncel : Européen.
Hervé Gardette : Qu’est-ce qui vous pose problème dans la mise en place de ces outils de filtrage automatique ?
Léa Chamboncel : Merci beaucoup de me donner la parole. Je tiens aussi à vous remercier au nom de tous les créateurs que je représente aujourd’hui.
Hervé Gardette : Ne perdez pas trop de temps dans les remerciements parce que sinon vous n’aurez pas le temps de développer vos arguments. Allez-y !
Léa Chamboncel : C’est quand même important, je me permets, on n’a pas toujours l’occasion d’être entendus ; c’est très important pour nous. Ce qui pose problème et ce n’est pas forcément qu’à nous, on aura peut-être eu la chance de voir sur Internet passer pas mal de choses, la question qui se pose et qui pose problème à plusieurs personnes : il s’agit notamment de David Kaye, qui est rapporteur spécial des Nations Unies qui parle du problème que ça peut poser en termes de liberté d’expression ; il s’agit de la mobilisation des internautes. Il y a des associations type Wikimedia, des artistes ; les fondateurs d’Internet ont écrit une lettre au Parlement européen pour alerter sur les problèmes de ce filtrage. En fait on ne comprend pas !
Hervé Gardette : C’est quoi les problèmes ?
Léa Chamboncel : Précisément les problèmes, justement, c’est le fait que ce soit un filtre automatique en amont de tous les contenus qui seront « uploadés » sur Internet. C’est-à-dire que la plateforme va choisir ce que vous pouvez ou non publier, c’est une réalité, et par ailleurs votre contenu sera, du coup, automatiquement filtré. Le problème en termes de liberté de création c’est que les contenus vont être effectivement bloqués en amont tel que j’étais en train de vous le dire. J’ai trouvé cette expression très intéressante dans un article dont j’ai oublié la source, pardonnez-moi, en fait on renverse l’échafaudage juridique actuel. C’est-à-dire qu’aujourd’hui on va pour publier ; on se rend compte que c’est protégé ; l’ayant-droit fait une requête ; le contenu est supprimé. C’est-à-dire qu’on a quand même cette chance en tant que créateur qui a peu de moyens, qui a envie de se faire connaître. Parce que j’ai l’impression qu’on ne parle pas forcément toujours le même langage. Moi j’ai grandi avec Internet ; pour moi c’est un outil exceptionnel. C’est l’outil de démocratisation et d’accès à la culture. C’est-à-dire que si on met un filtre aujourd’hui, les gens n’auront plus cet accès. On ne pourra plus être inspiré aussi facilement. C’est-à-dire que le fait qu’Internet soit un outil aussi fluide, où les idées circulent à une rapidité exceptionnelle, ça va être remis en cause ; ça c’est vraiment un risque important.
Hervé Gardette : Prenons un exemple peut-être concret de votre travail de création. Le podcast, est-ce que ça veut dire par exemple, vous faites un podcast dans lequel vous allez utiliser des bouts d’œuvres dont vous n’êtes pas l’auteur. Est-ce que vous craignez qu’en le publiant, en essayant de le publier sur YouTube, ce système de filtrage vous l’efface, vous l’interdise, parce qu’une partie de la création sera soumise… ?
Léa Chamboncel : Tout à fait, mais c’est ce qui se passera.
Hervé Gardette : C’est ça votre crainte ?
Léa Chamboncel : Oui parfaitement.
David El Sayegh : Je ne suis pas d’accord !
Léa Chamboncel : Alors qu’aujourd’hui on a quand même la possibilité de faire un recours – pardonnez-moi de vous interrompre, laissez-moi terminer, merci. Tout à l’heure on parlait effectivement d’opacité. Je suis désolée de mettre ça en avant, mais on parlait de transparence : je ne suis pas sûre, en tant que représentant de la Sacem, que vous soyez le mieux placé pour parler de transparence, parce qu’il y a quand même de grosses problématiques quant au reversement des sommes.
David El Sayegh : S’il vous plaît, pas d’attaque ad hominem.
Léa Chamboncel : Non, non naturellement. C’est un rapport de la Cour des comptes.
David El Sayegh : Je vous laisse dérouler votre inventaire. Je ne laisserais pas la Sacem se faire insulter par quiconque. Revenons à l’article 13 et revenons au cœur du débat. S’il vous plaît, un peu de dignité.
Hervé Gardette : Essayons de garder un petit peu de sérénité. En tout cas les craintes sont exprimées à travers cette campagne Create.Refresh ; vous nous avez donné des exemples Léa Chamboncel. Vous, vous dites, David El Sayegh, donc secrétaire général de la Sacem : ces craintes ne sont pas justifiées. Ensuite je reviendrai vers Séverine Dusollier.
David El Sayegh : Elles ne sont pas justifiées pour deux raisons. Si vous êtes un auteur indépendant vous pouvez publier vos podcasts, vos œuvres sur n’importe quelle plateforme et personne ne viendra empêcher cela. Par ailleurs, la problématique qui peut se poser, c’est quand vous utilisez des œuvres qui appartiennent à autrui. De deux choses l’une. Normalement vous êtes censé demander l’autorisation, c’est le principe du droit d’auteur et du droit de propriété. Vous avez soit un usage qui nécessite une autorisation, donc il y a une autorisation à obtenir et généralement l’autorisation est obtenue par les accords que vous avez avec les sociétés d’auteurs [que les sociétés d’auteurs ont conclus avec la plateforme, note de l’intervenant] et vous avez une disposition dans le texte qui précise que lorsqu’un titulaire de droit donne une licence, les uploaders non professionnels sont couverts par la licence qui a été consentie par la Sacem pour un autre organisme de gestion de droits. Donc on va permettre à des gens qui mettaient à disposition des œuvres protégées de pouvoir le faire en toute légalité et donc de pouvoir s’exprimer et de rémunérer par ailleurs les créateurs.
Hervé Gardette : C’est-à-dire prenons un exemple, David El Sayegh, là encore. Je suis musicien, je fais de la guitare, je maîtrise particulièrement bien tout le répertoire de Bob Dylan et je veux faire un tuto que je veux poster sur YouTube. Je ne vais pas me tourner vers la société qui gère les droits de Bob Dylan en lui demandant est-ce que vous m’autorisez à faire ce tuto ?
David El Sayegh : C’est nous qui gérons les droits de Bob Dylan en l’occurrence.
Hervé Gardette : Mais est-ce que je ne risque pas moi de me voir interdit de poster ma vidéo ?
David El Sayegh : Mais non, parce qu’on va justement négocier avec YouTube ; on ne va pas négocier avec des millions d’utilisateurs qui upload les fichiers. On va avoir un accord général avec YouTube qui permettra à YouTube de mettre à disposition ces contenus et qui permettra aux internautes qui utilisent la plateforme de YouTube de mettre à disposition ces contenus. Notre objectif est d’assurer une rémunération des créateurs. Par ailleurs, un autre point me semble très important.
Hervé Gardette : Brièvement, pour qu’on entende aussi Séverine Dusollier.
David El Sayegh : Il y a des usages qui relèvent des exceptions au droit d’auteur et ces exceptions sont préservées par le texte. Il y a un mécanisme qui n’existe pas aujourd’hui en droit français – il n’existe pas ! – qui est introduit dans le texte de la directive, qui va permettre [de protéger les consommateurs, note de l’intervenant] s’il y a des abus, parce qu’il peut y avoir des abus ; ce n’est jamais le cas de la Sacem, nous n’avons fait retirer aucun contenu depuis dix ans avec YouTube, tous les contenus sont disponibles ! Mais allez sur cette plateforme, dites-moi s’il vous manque un contenu aujourd’hui, si un artiste n’est pas sur cette plateforme ! Parce qu’on nous dépeint un monde orwellien, mais Internet n’est ni un goulag juridique, mais ni une zone de non-droit. Donc aujourd’hui il y a des accords qui doivent fonctionner.

La problématique, vous savez ce n’est pas tellement de savoir si les gens peuvent poster des contenus, ils peuvent le faire. C’est de savoir si ces plateformes qui se font beaucoup d’argent sur ces contenus doivent rémunérer justement les créateurs. C’est vrai qu’il y a des zones grises aussi. Moi je ne suis pas là pour non plus dire c’est blanc ou noir, c’est le goulag juridique, c’est la zone de non-droit. Il y a des zones de friction mais il y a justement un principe qui a été adopté dans le texte, c’est qu’il doit y avoir une mise en balance des intérêts et des droits fondamentaux. Et il y a plusieurs droits fondamentaux en jeu.
Hervé Gardette : David El Sayegh, voilà, qu’on entende bien aussi tous les invités. Séverine Dusollier, je ne veux pas forcément vous demander d’arbitrer le débat qu’on entend entre Léa Chamboncel et David El Sayegh, mais en tout cas est-ce qu’il y a quand même des raisons d’être si ce n’est inquiet, en tout cas vigilant par rapport à ce qui est en train d’être discuté ? Est-ce que des risques existent d’une mauvaise utilisation, peut-être, de ces outils de filtrage ? Ou bien est-ce que la directive prévoit quand même suffisamment de garde-fous pour rassurer certains des créateurs qui pourraient estimer qu’ils vont peut-être être limités dans leur liberté de création ?
Séverine Dusollier : Il y a plusieurs craintes qui, à mon avis, sont quand même assez réelles. La crainte d’un filtrage assez automatique est importante parce que même si c’est vrai que les titulaires de droits sont invités à identifier les œuvres pour lesquelles il faut filtrer, il faut aussi comprendre que ces opérateurs vont essayer d’être prudents et vont filtrer sans doute très largement.
Hervé Gardette : Prudents au regard du risque juridique ?
Séverine Dusollier : Exactement. Vous intégrez dans vos podcasts de la musique pour laquelle vous ne demandez pas l’autorisation parce que vous considérez être dans le cadre d’une exception au droit d’auteur. Vous avez un podcast sur les nouveautés musicales et vous passez quelques secondes des nouvelles sorties. On est dans le cadre, à mon sens, d’une exception — exceptions qui peuvent être différentes d’ailleurs d’un pays à l’autre. Vous le postez sur YouTube et YouTube doit respecter un peu la loi de partout. C’est clair que la notion de citation en droit français est une des plus restrictives en Europe, donc YouTube, pour être prudent, va enlever ce contenu parce qu’on lui a dit : « Telle musique vous la stoppez ». Il est vrai que ce qu’introduit la directive, qui n’existe pas à l’heure actuelle, ce sont des mécanismes de recours des internautes dont le contenu a été supprimé, qui peuvent dire : « Attention ! Là c’était une parodie, c’était une citation ; c’est un contenu sur lequel j’ai eu une autorisation, etc. » L’expérience a montré, par exemple aux États-Unis où de tels recours existent, qu’ils ne sont jamais utilisés ou pratiquement jamais utilisés. Aux États-Unis le système de responsabilité des plateformes est tel que lorsqu’elles enlèvent un contenu, si l’internaute qui était celui qui avait mis à disposition ce contenu se plaint, on est obligé de remettre le contenu sur la plateforme. Les chiffres [les plaintes des internautes, note de l’intervenante] sont très limités. Donc je ne pense pas que cette possibilité pour les internautes va vraiment être effective.
Hervé Gardette : En même temps je vois bien, Séverine Dusollier, quelle peut être l’évaluation du risque pour les plateformes en se disant « on a peut-être intérêt à interpréter le droit de manière assez stricte ». Mais en même temps est-ce que ce n’est pas jouer contre elles-mêmes ? C’est-à-dire que ce qui fait la richesse de ces plateformes c’est bien le fait d’avoir un maximum d’internautes qui ne sont pas tous des créateurs, des je ne sais pas, des Bob Dylan pour reprendre l’exemple, des Francis Cabrel, mais aussi des gens comme vous et moi qui allons créer des choses sur ces plateformes. C’est ce qui fait la richesse aussi, par exemple aujourd’hui de YouTube ; donc elles n’ont peut-être pas intérêt à appliquer de manière trop stricte. David El Sayegh.
David El Sayegh : C’est exactement ce qu’elles font aujourd’hui : elles n’appliquent pas le droit. C’est bien la problématique. Les systèmes de reconnaissance techniques dont on nous vante l’efficacité et qui sont peu onéreux contrairement à ce qui a été dit, ne fonctionnent pas ; ils ne fonctionnent pas parce qu’ils ne sont pas efficaces, parce que ceux qui les paramètrent ne souhaitent pas les faire fonctionner. Je tiens quand même aussi à souligner que si ces plateformes passent des accords avec les titulaires de droits, il n’y a pas de filtrage. Moi si je donne une autorisation à une plateforme, on a le droit de publier les contenus.

Par ailleurs, il y a une autre problématique qui se pose qui n’est pas une problématique économique, qui est celle du droit moral. Il y a des artistes, des créateurs, qui ne souhaitent pas que l’on mélange leurs œuvres à d’autres œuvres. C’est une prérogative extra-patrimoniale. La Sacem n’a rien à dire là-dessus ; aucun exploitant n’a rien à dire là-dessus : c’est la simple volonté de l’auteur. On doit aussi laisser la possibilité à des gens qui ne veulent pas que leurs œuvres soient utilisées dans un contexte par exemple publicitaire, être associées à une marque ou un produit, le droit de dire non et de ne pas voir sur une plateforme ou chez un diffuseur tel type d’exploitation.
Séverine Dusollier : Mais ça ils en ont toujours eu le droit et ils continueront à l’avoir !
David El Sayegh : Oui. Mais la problématique aujourd’hui c’est que c’est l’application du droit qui fait défaut, par rapport à une plateforme et par rapport à des usages massifs.
Hervé Gardette : Vous êtes d’accord avec ça justement Léa Chamboncel, c’est-à-dire aussi considérer que peut-être que parmi les créateurs, parce que la famille des artistes disons n’est pas forcément entièrement homogène et unie sur cette question, mais que certains n’aient pas envie non plus que l’on puisse utiliser leurs œuvres sans leur autorisation et qu’ils attendent, eux, qu’il y ait ce contrôle peut-être un petit peu plus strict de la part de ces grandes plateformes ?
Léa Chamboncel : C’est possible effectivement, je n’ai pas d’exemple concret à l’esprit. En revanche, l’inverse est aussi une réalité. C’est-à-dire qu’il y a des auteurs qui ont cédé une partie de leurs droits aux sociétés de gestion, qui ont aujourd’hui envie de publier, de diffuser très largement leur œuvre. On a eu des exemples : on a une écrivaine qui nous a rejoints dans la campagne qui, elle, voulait diffuser à titre gratuit son livre, un livre féministe au Venezuela. Elle a dû faire des pieds et des mains avec sa maison d’édition pour avoir la possibilité, alors que c’est son travail, de pouvoir le diffuser gratuitement.
Internet c’est aussi ça. Ça permet de faire évoluer les mentalités, ça permet de faire évoluer les mœurs dans une société qui est assez fermée. C’est le plus beau rempart contre des dictatures. Par exemple dans les pays tels que le Venezuela qui est quand même très compliqué, grâce à Internet on arrive quand même à aller plus loin intellectuellement, à aller plus loin en termes de démocratie. Moi, ce que pense fondamental, et c’est assez symptomatique du fonctionnement de notre démocratie aujourd’hui et c’est fort malheureux : le texte tel qu’il a été rédigé n’a pas été soumis, à mon sens, suffisamment à l’appréciation des auteurs et des créateurs. C’est-à-dire qu’on a le sentiment que face au législateur certains ont des accès plus simples que d’autres. Donc nous, aujourd’hui, et c’est tout l’objectif du mouvement, c’est de réhabiliter la voix des créateurs, de faire en sorte que eux et que j’espère, le système qui pourra être revu et peut-être adopté demain si jamais l’article 13 n’est pas formellement enterré dans le marbre, c’est de faire en sorte que demain un système, encore une fois un système du copyright, soit réfléchi avec toutes les parties prenantes et que les créateurs, qu’ils soient petits ou grands, puissent être à la table de la négociation.
Hervé Gardette : Séverine Dusollier j’ai l’impression, peut-être que vous allez me démentir, mais que là on est face, à travers ce débat qui n’est pas un débat finalement si neuf que ça, c’est-à-dire d’un côté il y a une certaine conception du droit d’auteur qui est importante, en particulier en France, face à une certaine conception de ce que devrait être Internet et qui a une difficulté, peut-être, à concilier ces deux façons de voir ?
Séverine Dusollier : Oui. Je pense qu’on peut revenir à ce qui a été dit au tout début de notre émission, c’est le fait que c’est quand même un acteur un peu particulier qui n’est pas complètement éditeur. Donc je voulais aussi revenir sur l’autre branche de l’option c’est-à-dire les accords. Je comprends très bien que les auteurs aient besoin de ce levier pour pouvoir négocier avec Google et avec d’autres opérateurs et obtenir des rémunérations. Toutefois, la difficulté que je vois dans cette option de conclure des accords, c’est qu’on va se retrouver avec des opérateurs qui vont devoir conclure des accords pour tous les pays européens et on risque de se retrouver, comme avec d’autres éditeurs plus classiques, face à une sélection par Google. Donc non seulement il y aura la sélection qui sera opérée par le filtre, mais aussi des sélections en disant « on a réussi à avoir des accords avec tel et tel grand titulaire de droits d’auteur et donc on obtient les autorisations pour ces titulaires-là de droits d’auteur ».
Hervé Gardette : En même temps, Google n’a pas l’air si opposé que ça non plus, finalement à cette directive. Si, a l’air, pardon, d’être assez opposé à cette directive, excusez-moi, je voulais dire exactement l’inverse, puisque la campagne Create.Refresh j’ai vu, c’est ce qu’on peut voir d’ailleurs sur le site, elle est financée par plusieurs organisations dont la CCIA, qui n’a tien à voir avec la CIA, Computer and Communications Industry Association, dont font partie notamment et Google et Facebook. C’est-à-dire qu’en fait, il y a quoi, il y a une forme de double jeu David El Sayegh ?
David El Sayegh : C’est la technique des cigarettiers. Quand les cigarettiers veulent faire valoir leurs intérêts qu’est-ce qu’ils font ? Ils font descendre les buralistes dans la rue et les buralistes sont certainement dans une situation économique difficile. C’est exactement la même chose.
Hervé Gardette : Donc Léa Chamboncel fait partie des buralistes ? C’est ça ?
David El Sayegh : Exactement.
Léa Chamboncel : C’est un peu simple quand même !
David El Sayegh : On défend ses intérêts par le biais d’ONG « innocentes » qui se prévalent de certaines libertés fondamentales.
Léa Chamboncel : Nous ne sommes pas vraiment innocents. On est quand même très conscients de ce qu’on fait avec notre combat.
David El Sayegh : S’il vous plaît, laissez-moi terminer, je ne vous ai pas interrompue.
Hervé Gardette : Brièvement parce qu’il nous reste moins d’une minute, que chacun ait le temps de quelques secondes.
David El Sayegh : S’il vous plaît ! Moi je crois que le débat n’est pas d’opposer liberté d’expression et liberté de création : il n’y a pas les « créaticides » d’un côté, les liberticides de l’autre ; il est de trouver un point d’équilibre entre deux normes qui se confrontent dans un domaine évolutif, le numérique.
Léa Chamboncel : Absolument.
David El Sayegh : Où il y a quand même un partage de la valeur qui doit se faire, et qui doit se faire au profit des créateurs.
Hervé Gardette : Est-ce que vous êtes d’accord avec ça Léa Chamboncel ?
Léa Chamboncel : Absolument. Par ailleurs c’est très intéressant que vous souleviez cet élément-là parce que, finalement, c’est un peu la problématique qui s’est posée avec l’émergence de l’économie collaborative. C’est-à-dire que le gouvernement ne savait pas, les politiques publiques, comment faire pour venir capter cette valeur qui est créée dans un contexte un peu différent de ce qu’on a l’habitude de voir. C’est-à-dire qu’on a essayé d’appliquer des règles qui ont été créées pour l’économie disons traditionnelle et formelle, à l’économie collaborative. C’est un peu cette question-là. C’est-à-dire qu’il faut qu’on revoie quelque chose et on peut le revoir ensemble. C’est notre appel en fait !
Hervé Gardette : Ce sera le terme de cette de cette discussion. Merci à tous les trois d’y avoir participé ; c’est un sujet vaste. Le débat, je ne dirais pas que le débat ne fait que commencer mais en tout cas il va se poursuivre dans l’enceinte du Parlement européen. Ce sera l’occasion de voir comment évolue notamment cette directive. Merci beaucoup à tous les trois : David El Sayegh, je le rappelle secrétaire général de la Sacem ; Séverine Dusollier vous êtes juriste et spécialiste de la question des droits d’auteur et Léa Chamboncel vous êtes créatrice ; on peut retrouver notamment votre série de podcasts « Place du Palais Bourbon » ; il suffit d’aller sur les moteurs de recherche pour vous repérer. Merci à toute l’équipe Du Grain.
Léa Chamboncel : Tant qu’il est encore disponible !
Hervé Gardette : Tant qu’il est encore disponible. Merci à Arnaud Laporte qui est là présent tous les soirs pour prendre le relais, n’est-ce pas Arnaud ?
Arnaud Laporte : On va parler de musique dans trois minutes dans La Dispute et demain dans Le club des idées avec Arlette.
Hervé Gardette : « Crise migratoire, crise politique », ce sera le sujet.

Références

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.