Éducation et Open Source en France - Audran Le Baron

État des lieux et perspectives technologiques, éthiques et pédagogiques

Je me présente, Audran Le Baron, je suis le directeur du numérique pour l’éducation [1]. Enchanté d’être parmi vous ce soir pour parler des liens que l’Éducation nationale tisse avec le monde des logiciels libres.
Je vais parler un quart d’heure et j’espère pouvoir laisser un peu de place aux questions/réponses.

D’abord vous dire, en introduction, que l’histoire entre l’Éducation nationale et les logiciels libres est assez ancienne. Si j’osais le parallèle, historiquement l’Éducation nationale s’est construite sur un certain nombre de valeurs, sur la volonté de libérer, de diffuser au plus grand nombre les savoirs et les connaissances pour que chacune et chacun puisse s’approprier ces savoirs et ces connaissances, les utiliser, les partager, les étudier. Quand je dis tous ces termes, vous voyez à quel point on a des valeurs communes avec le monde du logiciel libre et à quel point les valeurs fondatrices de l’Éducation nationale résonnent avec celles du logiciel libre. De fait, l’Éducation nationale utilise et contribue, depuis longtemps, à l’open source, anticipant largement les circulaires interministérielles qui ont eu lieu sous Ayrault [2] puis sous Castex [3], sur l’utilisation des logiciels libres dans les ministères.

Je vais vous donner quelques exemples des preuves d’amour de l’Éducation nationale avec l’open source.

Premier point, assez évident et valable quasiment pour tous les autres ministères et organisations privées, le fait que l’Éducation nationale, comme toute grande organisation, a beaucoup de systèmes d’information et de serveurs virtuels, on en compte environ 20 000 et tous, quasi exclusivement, tournent sous GNU/Linux. Vous allez me dire que ce n’est pas d’une grande originalité parce que c’est largement répandu dans le monde.
Plus singulièrement on a, et ce depuis 2003, à Dijon, le Pôle de compétences des logiciels libres, qui est une institution dans l’Éducation nationale et ailleurs, qui a mis au point sa propre distribution GNU/Linux, du nom de EOLE [4], qui est d’ailleurs déployée dans de nombreux établissements scolaires. Pour l’anecdote, parce que c’est d’actualité, il offre une instance Mastodon à tous les enseignants qui, avec leur login/mot de passe du ministère, peuvent se créer un compte sur Mastodon grâce à cette instance. Bien d’autres services sont offerts par ce pôle de compétences logiciels libres de Dijon.

Autre exemple, le ministère met à disposition deux forges basées sur des logiciels libres.
Une sert à l’interne pour nos informaticiens, 1600 développeurs qui sont soit des agents internes soit des prestataires qui travaillent avec nous sur le territoire, qui gèrent plus de 700 projets informatiques sur cette forge.
Une autre forge, interministérielle cette fois-ci, est là pour animer la communauté des contributeurs au logiciel libre de l’ensemble des administrations, c’est une plateforme qui s’appelle MIM-libre [5], MIM pour Mutualisation Inter-Ministérielle Logiciels Libres.

Toujours sur fonds interministériels, l’Éducation nationale est un acteur historique, un contributeur historique du SILL, le Socle interministériel de logiciels libres [6].
Et plus récemment, le ministère a déployé en phase bêta, et j’y reviendrai, au printemps 2020, donc en plein cœur du confinement, une plateforme, une offre, apps.education.fr [7] , qui offre un ensemble de services partagés à l’ensemble des agents du ministère et, en particulier, aux enseignants qui devaient faire cours à distance pendant le confinement, avec un ensemble de services de communication et de collaboration tous basés sur des logiciels libres. On peut citer PeerTube, Nextcloud, BigBlueButton, j’y reviendrai, Pod, Etherpad, etc.

Voilà donc quelques éléments qui montrent à quel point l’Éducation nationale travaille historiquement et encore aujourd’hui, plus que jamais même, dans le cadre des logiciels libres.

Un mot pour vous dire, et c’est un peu le cœur de mon propos, que nous sommes en train de construire une stratégie du numérique pour l’éducation. Moi-même je suis arrivé il y a maintenant un peu plus d’un an à l’Éducation nationale et j’ai trouvé qu’il manquait justement cette vision stratégique claire, une sorte de fil rouge qu’on puisse lire facilement pour voir quelle est la vision stratégique de l’Éducation nationale en matière de numérique. C’est quelque chose qu’on a travaillé pendant tout le premier semestre, de mars à juin 2022, avec l’ensemble des acteurs.
Entre parenthèses, l’écosystème de l’éducation en général et du numérique pour l’éducation en particulier, est un écosystème qui est très riche, très complexe. On a le ministère avec ses administrations centrales, ses opérateurs, ses académies, l’ensemble de ses écoles et établissements, etc. On a l’ensemble des collectivités locales, parce que l’éducation est une politique publique partagée, les collectivités locales sont en charge notamment des bâtiments mais également de tout l’équipement numérique des écoles, des collèges, des lycées, respectivement les communes, les départements et les régions. On a le monde des entreprises de l’EdTech [8], le monde associatif notamment des logiciels libres, mais pas que. Bref ! On a un écosystème extrêmement riche mais complexe. C’est cela aussi qui nécessitait de se munir d’une stratégie, d’une vision stratégique pour permettre à l’ensemble de cet écosystème, l’ensemble de ces acteurs, de partager un cap commun et de pouvoir démultiplier l’énergie au service d’un même service public.

On a coconstruit cette stratégie avec vraiment des valeurs de transparence, de collaboration étroite avec l’ensemble des acteurs. Ça s’est déroulé pendant tout le premier semestre et nous sommes en train de travailler toute cette matière pour présenter prochainement au cabinet du ministre et au ministre une proposition de vision stratégique qu’on sera amenés à partager le plus rapidement possible avec l’ensemble de l’écosystème.

Je vais vous dévoiler quelques prémices de cette stratégie, même si rien n’est encore définitif à ce jour.
Quand on parle de numérique pour l’éducation, on parle généralement de deux choses bien distinctes, même si les deux s’interpénètrent.
Il y a ce qu’on a l’habitude d’appeler l’éducation au numérique, comment on enseigne la « disciple numérique », entre guillemets, c’est-à-dire l’ensemble des compétences numériques à nos élèves.
Et puis il y a l’éducation par le numérique, l’éducation avec le numérique, c’est-à-dire comment le numérique, l’outil numérique peut se mettre au service des apprentissages dans la classe, en dehors de la classe, dans la relation entre l’équipe pédagogique, l’élève, les parents, etc.

Sur le premier aspect, l’éducation, l’enseignement du numérique, pour raccrocher à notre thème de l’open source, du logiciel libre, je veux citer un dispositif qu’un certain nombre d’entre vous doivent connaître, la plateforme Pix [9]. C’est une plateforme à la fois d’auto-évaluation de ses compétences personnelles en matière de numérique, personnelles et de collaboration, qui permet également de développer ses compétences parce qu’il y a des ressources de remédiation à l’issue de chaque parcours, et également de certifier le niveau de ses compétences avec notamment un parcours de certification qui est prévu en fin de collège et en fin de lycée pour l’ensemble des élèves du système éducatif français. Je cite la plateforme Pix parce qu’elle est entièrement en open source, le code est librement accessible, partagé et ouvert aux contributions de chacun via une plateforme que vous pourrez chercher directement sur Internet.

Toujours dans l’aspect à éducation au numérique, enseignement du numérique, il y a plus profondément, au-delà de la plateforme Pix, l’idée que l’open source peut être un moyen d’enseignement au sens où dans les disciplines SNT [Sciences numériques et technologie] ou NSI [Numérique et sciences informatiques] - NSI est la nouvelle spécialité en première et terminale en matière de numérique et systèmes d’information – apprendre le numérique et le codage par la participation à des projets open source fait partie des modes d’acquisition de ces compétences, de ces savoirs, finalement apprendre le numérique par la pratique au travers des logiciels libres.

Maintenant, sur l’éducation par le numérique ou avec l’outil numérique, là aussi j’ai un certain nombre d’aspects à souligner dans le cadre de la stratégie.
D’abord, on a souhaité mettre en avant la volonté commune que la communauté éducative soit soutenue par une offre numérique pérenne. J’insiste sur le pérenne parce que c’est souvent ce qui manque, c’est-à-dire que les enseignants ont à leur disposition un certain nombres d’offres numériques diverses et variées, mais certaines n’ont pas toujours cette garantie de pérennité qui fait que, quand je commence à m’investir dans mes pratiques pédagogiques, à utiliser tel ou tel outil, si je n’ai pas la garantie que d’ici deux ans/trois ans, à la fin de tel ou tel marché public ou autre, l’outil est encore là, eh bien ça va me freiner dans l’élan à utiliser ce type d’outil. En revanche, si j’ai une garantie de pérennité, c’est gage de développement de ces pratiques.

Pour aller vers plus de pérennité et aussi plus de lisibilité dans l’offre de numérique pour l’éducation j’ai, de façon assez peu originale je dois avouer, poussé la vision de l’État plateforme. Je ne sais pas si c’est un concept qui parle à certains ou certaines d’entre vous. L’idée est inspirée d’un concept qui a été théorisé par Henri Verdier [10], que beaucoup d’entre vous doivent connaître puisque c’est un fervent défenseur des communs numériques, dans son livre L’âge de la multitude, l’idée que l’État n’est pas là pour tout faire. En revanche, l’État est là pour fixer un certain nombre de règles communes, fournir également un certain nombre d’infrastructures communes et chaque acteur – citoyen, entreprise, association, collectivité locale, etc., – est là pour s’emparer de ces infrastructures fournies par l’État et proposer des services en respectant les règles qui permettent à l’ensemble de fonctionner correctement, donc, finalement, de créer un terrain favorable à ce que chacun, chaque acteur – citoyen, public, privé – puisse participer à l’offre de numérique pour l’éducation au cas particulier.

C’est cette philosophie que je propose donc d’appliquer dans le cadre de la vision stratégique du numérique pour l’éducation, où l’État apporte un certain nombre de services socles et je vais parler de un ou deux.

Le premier c’est la gestion des identités, ÉduConnect [11]. L’idée c’est que l’État puisse assumer la responsabilité d’identifier, d’authentifier les élèves, les parents, dès lors que tel ou tel acteur, tel ou tel fournisseur de service a un besoin d’identifier, d’authentifier une personne. C’est l’État qui va s’en charger avec ÉduConnect et, ensuite, déléguer la suite au fournisseur de service. Premier exemple de brique d’infrastructure socle que l’État fournit.

Deuxième exemple : le GAR, le Gestionnaire d’Accès aux Ressources [12]. Là aussi c’est une brique transversale qui va permettre d’organiser la distribution des ressources pédagogiques au sein d’un ENT [Espace numérique de travail], au sein d’un portail territorial, qui permet notamment de surveiller la minimisation des données, c’est-à-dire le respect du RGPD [13] par les acteurs fournissant des services en ligne.

C’est donc, dans l’État plateforme, la fourniture de ces briques d’infrastructures.

Deuxième aspect, c’est la fixation d’un certain nombre de règles communes, j’insiste beaucoup, c’est nécessaire notamment en termes de règles d’interopérabilité. Aujourd’hui on souffre beaucoup du manque d’interopérabilité ou du manque d’ouverture de certaines données. Je pense que c’est important et c’est également ça qui crée un cadre favorable au développement et à l’intégration de logiciels libres dans l’écosystème éducatif, qu’ils soient anciens ou nouveaux, puisqu’on sait à quel point l’interopérabilité, les standards ouverts, ont toujours été des alliés du logiciel libre. À l’inverse, on sait à quel point certains éditeurs privés enferment leurs utilisateurs et les données qui vont avec, dans des formats propriétaires. Je pense donc qu’il est très important d’exiger l’ouverture d’un certain nombre de données et ce dans des formats ouverts et interopérables au sein de l’éducation.

Donc deux terrains d’intervention sur lesquels on travaille et, ensuite, chacun peut proposer des logiciels, des services en ligne, etc., pour le numérique éducatif et, au même titre, également l’État. En cela, on souhaite assumer notre part de fourniture d’un certain nombre de services avec un certain nombre de communs numériques au sens le plus pur du terme. Je vais en citer quelques-uns.

D’abord vous savez que le logiciel libre Moodle est quelque chose qui est très largement utilisé dans le domaine de l’éducation, de l’enseignement supérieur et au-delà, y compris en formation professionnelle, eh bien nous allons mettre à l’échelle nationale une plateforme Moodle, donc projet Éléa [14], qui sera l’outil de tous les enseignants pour créer des parcours pédagogiques, les co-écrire entre pairs, les partager, les mutualiser, les dupliquer, etc., vraiment dans une logique de communs numériques. Je me suis déjà laissé-aller à dire, dans un élan de lyrisme que je réitère devant vous, que mon rêve serait d’en faire un Wikipédia des ressources pédagogiques des programmes français. C’est effectivement une ambition qui est on ne peut plus motivante autour de ce commun numérique.

Au-delà de ce commun, on peut penser également à la plateforme Capytale [15], que certains d’entre vous doivent connaître, qui est la plateforme d’apprentissage du code, dans laquelle on trouve des services de Noteook Jupyter, mais également de programmation par blocs avec un Scratch hébergé souverainement en France et garanti sans aucune donnée qui transite, qui traverse l’Océan Atlantique.

Vous me direz peut-être que c’est un commun moins dans la pureté de la définition d’un commun numérique, néanmoins, et on en a parlé aujourd’hui, on peut parler de BigBlueButton, le logiciel de classe virtuelle et de visio que nous avons passé à l’échelle et, plus largement, toute l’offre de service que l’on a au travers de apps.education.fr [7], je l’ai citée tout à l’heure.

On va peut-être faire un zoom sur quelques services que l’on offre au travers de cette plateforme :
Peertube. On offre un service de PeerTube, donc de partage de vidéos, à tous les enseignants connectés avec leurs identifiants ministériels, login/mot de passe. Ça permet d’avoir une alternative souveraine, gratuite, garantie sans pub, etc., à une plateforme de type YouTube ;
de même, nous offrons un service Nextcloud qui permet là encore, à tout professeur connecté avec ses identifiants, d’avoir sa clef USB dans le cloud, mais un cloud éducation, français, hébergé souverainement, sur la base de logiciels libres, etc.

Toujours dans cette lignée-là, nous avons également un grand programme de modernisation de l’environnement numérique de travail des agents, c’est le programme ETNA [Environnement de travail numérique de l’agent]. On vise vraiment l’ensemble de l’équipement matériel et logiciel de la vie professionnelle de nos agents et l’un des premiers sujets c’est la messagerie, une messagerie collaborative. Aujourd’hui, les messageries collaboratives sont à la maille académique, chaque académie a sa messagerie collaborative et la technologie est vieillissante, voire obsolète. Donc, nous avons le projet de bâtir une offre de messagerie collaborative, à l’état de l’art, pour les 1,2 millions d’agents du ministère, ce qui en fait le projet de messagerie le plus grand de France, ça c’est sûr, d’Europe, très probablement, je ne me risque pas à aller au-delà, pour vous dire que c’est un projet de grande ampleur. Pour cela, il nous fallait choisir des briques en logiciel libre qui soient robustes et qui aient déjà montré qu’elles avaient réussi à passer à l’échelle. On va s’appuyer sur l’offre Zimbra qu’on va s’ingénier à intégrer dans un écosystème plus large pour y intégrer plus finement la visio BigBlueButton, le partage de fichiers Nexcloud, etc., pour en faire une vraie suite collaborative à l’état de l’art pour nos agents et qui soit pleinement souveraine.

Je vois qu’il est 19, que j’aurai peu de temps pour faire les zooms que je voulais faire.
Je vais passer directement à la conclusion pour vous dire qu’au-delà de l’orientation du ministère en faveur de l’open source, on a également une orientation, pour les prochaines années, vers un numérique éthique, souverain et pérenne. Par numérique éthique j’entends notamment un numérique responsable. Nous travaillons actuellement à une feuille de route pour réduire l’empreinte environnementale du numérique dans l’éducation, pour un numérique plus sobre, moins énergivore. Il y a évidemment de nombreux volets à cette feuille de route, qui passent par les pratiques et usages, les équipements, les infrastructures, l’écoconception des logiciels, etc.
Pour vous dire, en conclusion, que j’ai la conviction absolue que le logiciel libre, et les valeurs qu’il porte en lui, fait partie de la solution pour un numérique plus sobre et pérenne. D’ailleurs, pour la petite histoire, j’ai vu dans un benchmark que BBB, le logiciel de visio, fait partie des solutions de visio les plus sobres en termes de flux de vidéos et d’audio. Donc un exemple parmi d’autres qui montre que les logiciels libres sont souvent plus sobres, moins gourmands que d’autres offres privées.

Je vais m’arrêter là. Je me faisais la réflexion, en résonance avec ce que je disais en introduction, que le monde de l’éducation et le monde des logiciels libres, étant donné les valeurs qu’ils partagent, étaient faits pour se rencontrer. De fait, ils se sont rencontrés et la rencontre a été plus que fructueuse, vous l’avez bien vu, une collaboration très fructueuse et, je vous le dis, ils ne sont pas près de se quitter.
Merci pour votre attention.

[Applaudissements]

Animateur : Merci Audran. Vous avez peut-être une question ?

Public - Frédéric Couchet : Avez-vous une idée de quand sera publiée cette fameuse stratégie, sans doute début 2023 ? Est-ce que vous espérez qu’elle ne sera pas trop adoucie par les cabinets ministériels, notamment celui du ministère ?

Audran Le Baron : Merci pour la question piège. La réponse, en termes de calendrier, c’est effectivement début 2023. On s’y emploie. Les premiers travaux que j’ai eus avec le cabinet montrent, globalement, qu’il y a une adhésion assez claire aux propositions. Après, évidemment, on restera dans un cadre relativement institutionnel, la parole n’est peut-être jamais aussi libre qu’en marge d’une manifestation de ce type. Mais oui, je pense qu’on aura les moyens de dire ce qu’on pense.

Animateur : Une question rapide.

Public : Avez-vous un stand ?

Audran Le Baron : Non.

Public : Est-ce qu’on peut vous écrire ?

Audran Le Baron : communication.dne chez education.gouv.fr. Après on dispatchera aux bonnes personnes.

Animateur : Merci.

Audran Le Baron : Merci à vous.

[Applaudissements]