Diverses voix off : Les copains, je suis content parce que voilà l’été ! Effectivement, c’est bientôt les vacances.
Voilà l’été, dernier épisode !
Et pas des moindres. J’ai connu Thomas Jamet il y a bien longtemps, c’est un gars vraiment super.
C’est un pote à toi.
Pote, non, mais ce qui est intéressant avec ce garçon, vous verrez, c’est qu’il a deux casquettes.
J’avoue, effectivement, entre sa casquette, le côté très pub, et son bouquin Data démocratie - Être un citoyen libre à l’ère du numérique !
Au début ça t’a un peu choqué, je me souviens, tu t’es demandé « c’est quoi le lien » ?
Le mec ça va, il s’en sort bien, on va voir qui est Dr Jekyll, Mr Hyde.
Ça va nous faire une bonne rencontre, encore un personnage intéressant à découvrir dans Trench Tech avant de partir pour l’été.
Je sais qu’on va bien l’accueillir, mais je vous demande, Messieurs, de rentrer les crocs, de ne trop agresser.
Esprit critique.
Jean Dujardin, voix off, film 99 Francs : On mettait des photographies géantes sur les murs, les arrêts d’autobus, les camions, les taxis. L’œil humain n’avait jamais été autant sollicité de toute son histoire et on avait calculé qu’entre la naissance et l’âge de 18 ans, toute personne avait été exposée en moyenne à 350 000 publicités. Il avait fallu 2000 ans pour en arriver là !
Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.
Cyrille Chaudoit : Bienvenue dans Trench Tech, le podcast qui aiguise votre esprit critique sur les impacts de la tech dans notre société. Cyrille Chaudoit pour vous servir, toujours accompagné de Mick Lévy.
Mick Lévy : Salut, salut !
Cyrille Chaudoit : Et Thibaut Le Masne.
Thibaut Le Masne : Hello, hello.
Cyrille Chaudoit : Bonjour Messieurs.
Notre invité, Thomas Jamet, symbolise presque à lui seul la société dans laquelle nous baignons, charriant à la fois l’héritage d’une certaine idée du progrès né de la précédente révolution industrielle, celle de la société de consommation et, en même temps, les intentions d’un honnête homme cherchant à nous affranchir du joug de ces figures tutélaires que sont devenues les géants de la tech, aux manettes de nos désirs, de nos comportements, bref, de nos vies mises en données. Oui, Thomas Jamet est à la fois patron d’une grande agence média, c’est-à-dire qu’il contribue à notre quotidien rythmé par les sollicitations publicitaires, et aussi homme de convictions, de foi presque, quand il s’agit de remettre le citoyen à sa juste place, c’est-à-dire non plus seulement comme une cible marketing, mais comme souverain de sa destinée, surtout quand il s’agit de ses données.
Injonctions contradictoires, paradoxes, l’industrie de la publicité n’est pas à proprement parler la première à laquelle on pense quand on cherche un parangon de l’utilisation raisonnée de nos données personnelles, et pourtant, c’est bien ce que nous allons faire dans cet épisode. Ce n’est peut-être pas un hasard, d’ailleurs, si le personnage de 99 Francs, livre de l’ancien publicitaire Frédéric Beigbeder, incarné dans l’extrait qui introduit cet épisode par Jean Dujardin dans l’adaptation de Yann Kounen au cinéma en 2007, se nomme lui-même Octave Parangon, non, Parango.
En tout cas, le débat est posé. Nous allons parler de data et de démocratie, tout d’abord en questionnant le rôle du marketing et de la pub dans la mise en données de nos existences, puis en nous demandant si nos données personnelles sont un produit marchand comme un autre, avant d’explorer comment elles pourraient plutôt insuffler un regain de démocratie.
Dans cet épisode, également deux chroniques que vous adorez, je le sais, la « Philo Tech », d’Emmanuel Goffi, qui nous parlera de l’éthique de l’essentiel et de l’éthique du superflu, et puis « La tech entre les lignes », de Louis de Diesbach, qui nous parlera de « Confucius, Cyberpunk & Mr Science ». Enfin, nous débrieferons, juste entre vous et nous, des idées clés de cet épisode, alors restez bien jusqu’au bout.
Mais pour l’heure, c’est l’heure d’accueillir notre invité, Thomas Jamet. Salut Thomas.
Thomas Jamet : Salut.
Cyrille Chaudoit : Thomas, on ne va pas faire semblant, on se connaît depuis quoi ?, plus de plus de 12 ans, on se tutoie, on continue ?
Thomas Jamet : Si tu veux.
Mick Lévy : Encore une affaire et un épisode qui ne va pas nous rajeunir, je crois. Super !
Cyrille Chaudoit : De toute façon, on s’en fout !
Thomas, on va faire les présentations. Tu es donc le patron, le CEO [Chief Executive Officer ] comme on dit, de IPG Mediabrands & UM France depuis 2015, tu es diplômé de Sciences Po Paris, titulaire d’une maîtrise en philo et en sociologie politique, rien que cela ! Tu as débuté ta carrière en tant que planneur stratégique Carat, groupe Dentsu, on a ce point en commun d’avoir fait un peu de planning strat. Tu es passé par le groupe Publicis Media. Tu es président de l’UDECAM, pour celles et ceux qui ne connaissent pas, c’est l’Union Des Entreprises de Conseil et Achat Média, c’est une espèce de syndicat des agences médias, je crois qu’on peut dire que tu es un expert des stratégies en communication, mais ce n’est pas tout, tu es essayiste. Tu as publié quatre livres en 2012, 2014 et 2018 et puis deux, récemment, fin 2022, un qui parle de rock et du groupe Ghost [Ghost : Le dictionnaire diabolique ], mais surtout, celui qui nous intéresse aujourd’hui, c’est Data démocratie sous-titré Être un citoyen libre à l’ère du numérique, que tu as coécrit avec Florian Freyssenet et Lionel Dos Santos De Sousa, qui est paru aux éditions Diateino. C’est validé de ton côté ?
Thomas Jamet : Tout à fait, c’est ça.
Cyrille Chaudoit : Alors en route pour notre grand entretien et on va commencer par, on va le dire, crever l’abcès en questionnant le rôle de la pub en tant que fleuron industriel de la captologie au service de l’économie de l’attention.
Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.
La publicité numérique capte énormément de données personnelles
Mick Lévy : Thomas, quand on se rend sur leboncoin, chacun de nos clics est partagé avec 268 entreprises, j’ai fait le compte pas plus tard que ce matin ! Leboncoin n’est ici, évidemment, qu’un exemple, c’est globalement la même chose sur tous les sites web marchands ou, notamment, sur tous les sites de médias qu’on peut utiliser au quotidien. Du coup, par l’usage de nos données, tous nos comportements sont traqués à travers notre navigation, notre comportement, nos achats, nos d’utilisations d’apps, et tout cela est, en plus, partagé à l’échelle globale, non pas seulement avec LE site qu’on visite à un instant t donné, mais avec des sites qui, ensuite, viennent agréger toutes ces données pour avoir une vision globale de tous nos comportements. Je vais donc être très direct avec toi, Thomas, on démarre cet épisode par la face nord, mais j’ai un peu l’impression que le marché de la pub sur Internet est l’un des plus néfastes à la fois en termes d’éthique et surtout de respect de la vie privée. Quel est ton regard sur ce marché que tu connais finalement très bien ?
Thomas Jamet : Comme tous les marchés relativement nouveaux et matures à la fois, parce qu’on est, finalement, dans une évolution permanente, donc tout est nouveau toujours : les technologies, la manière dont on recueille les data, l’évolution de tout ce qu’on peut imaginer des révolutions qui vont arriver, sachant qu’il y a eu le métavers, l’intelligence artificielle, la prochaine sera autre chose, tout ça se cumule en plus. Il y a d’ailleurs un graphe assez intéressant, vous voyez peut-être celui dont je veux parler, qui montre toutes les évolutions et les innovations digitales depuis les années 90 et c’est complètement exponentiel : il y a un coup Myspace, après AOL, après Yahoo, après… Aujourd’hui, on est presque sur une révolution par jour. On est donc sur une base mouvante, déjà, et, pour autant, c’est très mature. Pourquoi ? Parce qu’on se rend compte qu’on est sur une vraie capacité à aller chercher, toujours, de l’amélioration permanente sur ce qui est finalement aujourd’hui notre mode de vie, de consommation digitale. Quand je dis qu’on est sur quelque chose de très mature, c’est qu’on a à la fois énormément de régulation, tout le temps.
Mick Lévy : Notamment avec le RGPD [1], le Règlement général sur la protection des données auquel on fait très souvent référence.
Thibaut le Masne : Sur lequel on reviendra très probablement.
Mick Lévy : Ça va être au cœur de nos échanges.
Thomas Jamet : La critique peut toujours être facile, mais, dans pas mal de démocraties, on dit que la France est plutôt un havre de paix sur la protection des données du citoyen numérique.
Mick Lévy : Si on le voit au niveau mondial, on est effectivement bien protégés, globalement.
Thomas Jamet : Tu prends cet exemple-là, oui. Ce qui est intéressant c’est de voir à quel point, finalement, toutes ces données qui sont captées sont à la fois utilisées pour améliorer l’expérience de l’utilisateur, donc ce n’est pas qu’à des fins publicitaires – il faudra demander au boncoin, je ne suis pas du boncoin, je ne sais pas ce qu’ils en font –, en tout cas, d’une manière générale, la maturité du marché fait que c’est un marché auto-apprenant, le test and learn c’est le maître-mot, le mode d’emploi de base de toutes ces boîtes-là : ce qui marche, on continue, ce qui ne marche pas, on arrête. Finalement, tout cela est dans une amélioration générale qui va aussi bénéficier aux utilisateurs.
Mick Lévy : Constamment pour plus vendre ! Pour améliorer l’expérience utilisateur, je l’entends, mais globalement le dessein qui est derrière c’est de plus vendre
Thomas Jamet : Oui ! Leboncoin ce n’est pas la Croix-Rouge !
Mick Lévy : On est bien d’accord.
Thomas Jamet : En fait, leboncoin, ils sont là pour vendre. Il faut être aussi très pragmatique, ce qu’on essaye d’être dans le livre, la personne qui arrive sur leboncoin c’est pour acheter.
Mick Lévy : La personne qui vient sur leboncoin est là pour acheter, le problème c’est qu’elle va être influencée par des pubs dans sa navigation, non seulement par son comportement d’achat sur leboncoin, mais sur ce qu’elle aura lu aussi sur le site du Figaro, sur ce qu’elle aura partagé sur Facebook, les publications auxquelles elle aura été exposée sur Twitter.
Thomas Jamet : C’est à la fois une amélioration du service utilisateur. Deuxièmement une capacité à proposer plus rapidement ce que la personne vient chercher, comme sur Netflix par exemple : si tu regardes une série sur Netflix, on va te proposer effectivement 50 fois les mêmes séries, sur TikTok c’est pareil. En fait, c’est le principe de l’algorithme, c’est le principe d’un algorithme qui propose de filtrer : en fonction de ce qu’on pense être la navigation de la personne qui cherche, on va lui proposer ce qu’on pense être bien pour elle ou pour lui.
Cyrille Chaudoit : Justement Thomas, si on fait le parallèle avec l’extrait qu’on a entendu en début d’émission, tiré de 99 Francs, la publicité et le marketing tel qu’on l’a connu auparavant – on était gamins, on à peu près le même âge, on a, grosso modo, commencé à bosser dans la pub à la fin de cette ère-là et quand le digital est arrivé. On a beaucoup parlé, d’ailleurs à posteriori, de ce marketing et de cette pub comme du marketing interruptif, très intrusif, pour pouvoir mieux nous servir la soupe, d’un marketing digital qui serait plus de l’ordre du Permission marketing, c’était le titre d’un bouquin de Seth Godin en 2000, je m’en souviens très bien, là où, en vérité, on cherchait, évidemment déjà, à nous vendre des produits et des services, on nous interrompait, sauf que là on continue de nous interrompre mais en nous disant « c’est mieux ciblé ». On pourrait prendre comme exemple particulier le fameux retargeting qui gonfle tout le monde mais qui est redoutablement efficace, parce que tu finis par cliquer et tu finis par acheter.
Mick Lévy : Explique en deux secondes retargeting.
Cyrille Chaudoit : Le retargeting, c’est un peu ce que tu dis avec leboncoin. Tu vas sur n’importe quel site web, tu vois une paire de baskets qui te plaisent – c’est l’exemple typique –, tu pars, et puis, comme on sait que tu as passé un peu de temps sur cette paire de baskets, on va te balancer des pubs sur la paire de baskets pendant les trois prochaines années jusqu’à ce que tu finisses par craquer.
Ton discours, je l’entends, mais, pour autant, il ne faut pas nier le fait que même si tout le monde a envie de vendre, et c’était déjà le cas au 20e siècle, là on vient te saisir par le col et on ne te lâche plus tant que tu n’as pas craqué.
Thomas Jamet : Non ! Personne n’oblige personne à acheter, on propose en fait. Je ne fais pas particulièrement la promotion de ce système, mais, d’une certaine manière, on fait tous partie de ce système. La publicité, de façon générale, a toujours été critiquée, a toujours été la cible d’attaques faciles parce que, d’une certaine façon, c’est facile de critiquer la consommation, c’est facile de dire « je suis au-dessus de tout ça, etc. », il s’avère qu’il y a beaucoup de paradoxes. Tu parlais d’injonctions contradictoires tout à l’heure, les citoyens numériques disent « il y en a marre de la pub », mais, en même temps, ils se ruent, ils passent leur temps, tu parlais du boncoin ou de Netflix. Quel est le rationnel là-dedans ? Le rationnel c’est qu’on est dans une société qui est bâtie sur un système qui évolue, d’ailleurs il y a une vraie critique du capitalisme en ce moment, qui est tout à fait légitime. On est effectivement sur un système qui est, je dirais, le pilier de ce monde dans lequel on vit et c’est ça qui m’intéresse.
Tout à l’heure, Cyrille, tu faisais référence à mes chères études. Ce qui m’intéresse dans mon métier c’est la philosophie, la sociologie, aussi, bien sûr, vendre et faire en sorte que nos clients puissent être là pour avoir une réussite business. Notre métier, en tant qu’agence média, c’est d’être des interfaces entre les entreprises que sont les annonceurs et les publics que sont les consommateurs in fine et de le faire, évidemment, avec les règles légales qui sont en place. En France, on a la protection au monde sans doute la plus avancée en termes de protection des data, en termes de ce qu’on peut faire ou ne pas faire en pub. Il suffit de regarder ce qui se passe juste à côté de nous, par exemple en Espagne, en Angleterre ou même en Belgique, pour se rendre compte que la publicité, en France, est la plus encadrée d’Europe et du monde. Si vous avez la chance d’aller au Japon, j’ai eu la chance d’y aller, il y a de la pub absolument partout, et quand je dis partout, ce sont des sollicitations. C’est hallucinant ! Il y a cinq ou six fois plus de sollicitations publicitaires aux États-Unis qu’en France. Donc, d’une certaine manière, la publicité fait partie du paysage, a toujours fait partie du paysage.
Cyrille Chaudoit : C’est sûr, c’est de bonne guerre et c’est normal et elle le restera.
Thomas Jamet : Et surtout, c’est très important, elle finance le contenu.
Cyrille Chaudoit : Justement, là on touche peut-être au cœur du problème.
Thomas Jamet : En fait, ça paye des journalistes, ça paye des rédactions. Aujourd’hui c’est aussi comme ça qu’on a construit – on, le monde entier s’est construit –, mais la garantie d’avoir une ligne éditoriale de qualité, en tout cas en France, par exemple quand on est un titre de presse écrite ou quand on est un titre de presse magazine, eh bien c’est d’avoir une régie publicitaire qui fait en sorte de pouvoir vous faire vivre.
Mick Lévy : Une partie. En général, il y a de grosses subventions.
Cyrille Chaudoit : Ou d’être cofinancés par des acteurs comme Google.
Je trouve hyper-choquant : récemment, à chaque fois je tombe sur un site média presse écrite auquel je ne suis pas abonné, on me dit : « Ça te coûte tant et ça te coûte deux fois moins cher si tu le fais avec Google ». Ça veut donc bien dire, quand même, que Google vend derrière, ce qui est quand même très surprenant puisque Google les a quand même vampirisés depuis des années et ça a posé énormément de problèmes, y compris aux publicitaires.
Thomas Jamet : Effectivement, cette fameuse « kiosquisation » de la presse en digital est encore un autre problème. Il n’empêche que c’est grâce à la publicité qu’on peut avoir aussi une information de qualité. Je ne me bats pas contre les GAFA, c’est ce qu’on explique dans le livre, l’idée n’est pas de se dire « on va mettre à bas Google, on va démanteler Facebook », en France on adore toujours vouloir démanteler les trucs, créer des lois, des commissions.
Cyrille Chaudoit : Sans les démanteler, ils trustent quand même tellement le marché que même à vous ça pose problème. Comment faites-vous ? En fait, vous êtes obligé de bosser avec eux. Vous avez essayé de créer des consortiums pour, justement, vous affranchir un petit peu de ces acteurs-là.
Thomas Jamet : C’est une vraie bataille de chaque instant, bataille et partenariat, ce sont les deux.
Je mets ma casquette UDECAM, comme tu disais tout à l’heure, l’Union Des Entreprises de Conseil et Achat Média que je représente, c’est 92 % des investissements publicitaires en France dans nos membres. C’est effectivement une vraie bataille, concrètement pourquoi ? On lutte vraiment pied à pied pour faire en sorte que ce soient les médias français qui puissent bénéficier de ce que les annonceurs dépensent comme investissements publicitaires en France et que ça ne parte pas chez Google chez Facebook, quand on parle de GAFAM au sens très large du terme.
On trouve qu’on a beaucoup de chemin à faire, notamment avec le Syndicat des régies internet en France, le SRI [2], pour arriver à travailler ensemble et faire en sorte qu’il y ait une qualité de contexte, déjà, qui n’est pas approuvée. On travaille beaucoup avec tous les acteurs du marché pour démontrer qu’il y a une qualité de contexte, avec tous les acteurs français, qui est, je dirais, bien plus valorisante pour les marques. Il y a eu beaucoup de problèmes sur YouTube avec de l’exposition de messages à côté de vidéos, ce n’était vraiment pas du tout le bon contexte, il y a d’ailleurs eu suffisamment de scandales, on peut le dire, pour que ça serve de leçon à tout le monde et puis surtout faire en sorte qu’on puisse le mesurer. Un autre point nous semble problématique avec les GAFAM : c’est très compliqué de mesurer concrètement et de manière neutre l’efficacité des campagnes des annonceurs. C’est un vrai problème parce qu’on fait deux choses : on aime les marques et on aime mesurer l’efficacité de nos actions.
C’est à la fois une bataille et, en même temps, un partenariat. Aujourd’hui, il faut qu’on puisse aussi regarder ce que ces grosses boîtes internationales ont à proposer, parce que, souvent, ce sont des choses particulièrement intéressantes.
Mick Lévy : Ce que tu nous dis, Thomas, c’est vu des marques.
Pour rester sur le côté consommateur, je vais poser une question qui est certainement vieille comme les débuts de la publicité : finalement où commence l’influence, où s’arrête-t-elle et à quel moment va-t-on commencer à parler de manipulation par la publicité ? Quand c’était juste des pubs en 4X3, on en était très loin. Quand on est exposé à une pub qui débarque parce qu’on a croisé des milliers de data points récoltés sur toute notre navigation, tous nos comportements digitaux, la frontière entre l’influence et la manipulation devient un peu plus ténue.
Cyrille Chaudoit : C’est le capitalisme de surveillance.
Mick Lévy : Et ça va avec la notion de capitalisme de surveillance, dont on a déjà parlé ici, mot de Shoshana Zuboff [3], rappelons-le.
Thomas Jamet : Là-dessus, il faut être très clair, je ne crois pas qu’il y ait d’éthique de la publicité ou d’éthique du digital, on va dire.
Mick Lévy : C’est violent !
Cyrille Chaudoit : C’est intéressant.
Mick Lévy : C’est intéressant et c’est violent !
Thomas Jamet : Je ne veux pas faire de morale, ce n’est pas moralisateur, c’est comme dire, quelque part, « je suis contre la voiture parce qu’elle pollue, elle continue à polluer, du coup je refuse la voiture. » Tu ne peux pas refuser les véhicules avec des roues, par exemple, tu ne peux pas, non plus, refuser la publicité parce que c’est la publicité, ne serait-ce que dans le métro, métro/bus, je n’ai pas les chiffres en tête, qui finance énormément de choses.
Cyrille Chaudoit : Si je peux me permettre, Thomas, désolé de t’interrompre, ce n’est pas ce que dit Mick. Il ne dit pas « on refuse la publicité », on peut accepter la publicité ou la voiture, mais refuser qu’elle roule d’une certaine manière ou qu’elle soit conçue d’une certaine façon et là, en l’occurrence, que la pub utilise tous les data points. On n’a pas trop le temps, mais on pourrait parler de nudge, etc.
Mick Lévy : Exactement, la notion de manipulation.
Cyrille Chaudoit : Plus on est sur l’analyse comportementale des gens pour pouvoir changer ce comportement, plus on se rapproche quand même de l’origine même de la pub qui vient de la propagande qui, elle-même était quand même issue de milieux moins louables. La question vaut quand même son pesant de cacahuètes.
Thomas Jamet : En fait, la publicité c’est la gestion du désir. La gestion du désir c’est créer le désir et, à la fois, le satisfaire. Aujourd’hui, on est dans un temps de désirs multiples, il y a un attachement à la consommation, un attachement à l’hédonisme, on est dans une ère qui est complètement différente de celle d’avant, sociologiquement c’est très intéressant – on peut relire Gilbert Durand [4] par exemple, on peut lire Michel Maffesoli [5]. La publicité c’est le miroir de l’époque. Aujourd’hui, on est dans une évolution technologique, publicitaire, qui est miroir de cette mutation et on se rend compte que le fameux 4X3, le spot de 30 secondes, etc., étaient déjà vus comme de la manipulation. Les premières affiches, le premier média publicitaire à être né, c’est l’affichage, quasiment au 16e siècle. Après il y a eu la presse écrite, à l’ère moderne il y a eu des encarts publicitaires, on disait déjà que c’était de la manipulation. Et puis, petit à petit, on voit où on en est aujourd’hui, je ne vais refaire le paysage, on se rend compte qu’il y a un environnement qui est effectivement beaucoup plus riche. Pour autant est-ce qu’il a changé ? Le principe est exactement même. Aujourd’hui, la publicité est là pour développer une manière d’engager un dialogue avec les consommateurs. Pour engager le dialogue avec les consommateurs, tu peux le faire en utilisant tous les ressorts à ta disposition. Comme la publicité est sans doute un des pans de l’économie le plus rapide, le plus véloce, le plus en avance sur les tendances parce qu’il y a de l’argent et aussi parce que l’efficacité se voit tout de suite – la pub est un laboratoire des évolutions d’utilisation du digital –, on se rend compte que oui, il y a souvent, effectivement, une sorte d’utilisation de plein de leviers à disposition. Pour autant est-ce qu’on peut dire que c’est bien ou pas bien ? Je ne sais pas.
Mick Lévy : Ce n’est pas bien ou pas bien. C’est où s’arrête l’influence, où commence la manipulation. C’est le grand débat, à mon avis, qu’il devrait y avoir.
Thomas Jamet : C’est un débat un peu stérile et vieux comme le monde, pardon. Je trouve que la figure de la réclame, le côté « on veut nous vendre un truc qu’on n’a pas envie d’acheter », je parlais de Gilbert Durand tout à l’heure, René Girard [6] appelait ça « le désir mimétique » : désirer ce qu’a l’autre et qu’on n’a pas soi-même. C’est vieux comme le monde.
Cyrille Chaudoit : On va dire que c’est consubstantiel de l’être humain, mais la pub souffle sur les braises quand elle le peut.
Cette notion de manipulation a très longtemps été, d’ailleurs nous en sommes aussi des vecteurs, poussée, en tout cas attribuée à l’œuvre des Big Tech et on a évoqué les Big Tech. On a l’impression que les Français seraient plus clean. Je ne peux pas passer à côté de l’actualité récente, au moment où on enregistre cet épisode, avec l’affaire Criteo [7] – Criteo s’est faite épingler par la CNIL –, à qui on demande 40 millions d’euros d’amende parce qu’ils n’ont pas vraiment respecté les règles du jeu du RGPD. Qu’est-ce qu’il faut penser de ça ? Je ne te demande pas de t’exprimer sur Criteo, mais plutôt de se dire : est-ce que ce sont toujours les Big Tech qu’il faut avoir dans le viseur ou est-ce que les Français sont si bien que ça ?
Thomas Jamet : Déjà, on est sur un point particulier. On regarde effectivement l’affaire Criteo avec attention dans les agences médias, on en discute avec elles et on fait en sorte d’avoir des règles très strictes, tous les groupes le font, même les agences indépendantes. Dans le groupe IPG Mediabrands, on a mis en place ce qu’on appelle des Media Responsibility Principles, c’est-à-dire des principes de responsabilité média. On ne va pas investir de l’argent pour nos clients dans des points de contact ou chez des acteurs qui ne respectent pas un certain nombre de principes, ce n’est pas de l’éthique, c’est autre chose, c’est du pragmatisme. Il y a évidemment un certain nombre de principes, évidemment des principes de transparence ; il y a des principes de mesure ; il y a des principes, également, de contenu. On a été les premiers, alors qu’on ne fait pas de politique, mais on a estimé qu’au moment où il y a eu une condamnation d’un certain chroniqueur politique qui s’est ensuite présenté à des élections, on a décidé qu’on n’allait plus investir pour nos clients dans cette émission-là, sur une certaine chaîne. Ça fait partie des choix qu’on fait.
Cyrille Chaudoit : C’est, en gros, une forme de déontologie.
Thomas Jamet : On ne boycotte pas, ce n’est pas une question de boycott ou de dire « on est au-dessus, on a raison, ils ont tort », ce n’est pas la question. Il y a un environnement, il y a un contexte et on ne recommande plus à nos annonceurs d’y aller sauf s’ils veulent absolument y aller.
Cyrille Chaudoit : C’est de la stratégie.
Thomas Jamet : Je reviens sur le mot propagande qui m’embête beaucoup parce que c’est complètement différent.
Cyrille Chaudoit : Tu sais, comme moi, que la pub vient quand même de là.
Mick Lévy : Non, la propagande c’est autre chose, je suis tout à fait d’accord. C’est vraiment le terme manipulation qui m’intéressait, tu nous as répondu, je t’en remercie, Thomas. La propagande, d’après moi, c’est autre chose.
Thomas Jamet : La propagande, c’est complètement autre chose. Pour le coup, le livre le plus intéressant sur la propagande c’est un livre de 1939 de Serge Tchakhotine qui s’appelle Le viol des foules par la propagande politique [8] qui explique ce que vous dites là, qui explique que les médias font rentrer un truc dans le cerveau des gens et les manipulent. Sauf que le livre est totalement à charge, c’est un contre-exemple et un modèle absolu dans toutes les écoles de sociologie, de philosophie politique et de science politique d’un biais complet, justement politique, pour montrer que, quelque part, il y a une certaine domination des médias, les méchants médias.
On a aussi un antisémitisme, il y a un truc très craigneux.
Cyrille Chaudoit : Je pensais plutôt à celui d’Edward Bernays. Je parlais plus de Propaganda [9], le livre d’Edward Bernays.
Mick Lévy : Pour s’inspirer, j’ai une autre proposition, qu’on écoute la « Philo Tech » d’Emmanuel Goffi, qui veut, lui, nous ramener à une notion d’éthique de l’essentiel ou d’éthique de superflu. Je pense qu’on va rester dans le thème, finalement.
Voix off : De la philo, de la tech, c’est « Philo Tech ».
« Philo Tech », Emmanuel Goffi - « Boire du champagne et célébrer notre humanité »
Mick Lévy : Emmanuel, dans tes précédentes chroniques, tu as déjà eu l’occasion d’évoquer la complexité des notions derrière le mot éthique qu’il faut apprécier sous de multiples angles – théorique, culturel ou de courants philosophiques. Aujourd’hui, vraiment, tu veux encore en rajouter une couche ?
Emmanuel Goffi : Dit comme ça, c’est sûr que ce n’est pas très engageant. Ajouter de la complexité à la complexité, ce n’est pas toujours une stratégie gagnante.
Comme notre objet c’est le développement de l’esprit critique, il m’a paru pertinent de rappeler que derrière des mots et des idées apparemment simples se terrent souvent d’infinies difficultés qu’il ne faut ni éluder ni nier, au risque de poser de mauvais diagnostics et de proposer des solutions inadaptées, voire contre-productives.
On a déjà évoqué la potentielle différence entre éthique et morale, en reprenant Ricœur [10]. On a parlé des différentes théories – la déontologie, la vertu, le conséquentialisme – ou des approches culturelles avec le Japon. On pourrait ajouter d’autres déclinaisons sur l’éthique, comme celle introduite par le philosophe britannique Bernard Williams [11] entre l’éthique fine et l’éthique épaisse.
L’idée, c’est surtout de comprendre qu’en éthique rien n’est facile et que toute réflexion requiert des efforts intellectuels conséquents.
Mick Lévy : Donc, Emmanuel, dans cette complexité, tu penses que nous avons manqué une dimension importante, un autre degré de nuance finalement ?
Emmanuel Goffi : J’ai l’impression, mais peut-être que ce n’est qu’une impression, que nous développons énormément d’outils d’intelligence artificielle ou reposant sur l’intelligence artificielle, voire, de manière plus générale, d’objets techniques, bien plus pour notre plaisir que pour répondre à un réel besoin. En fait, ces outils et objets techniques répondent à notre conviction moderne que bonheur rime avec progrès et que progrès rime avec technologie.
En développant d’abord des outils qui nous permettent de contrôler notre environnement pour le rendre moins hostile, donc augmenter notre bonheur, nous avons affaibli notre résilience en même temps qu’augmenté le confort apporté par les artefacts technologiques. Notre appétence pour l’effort, notre résistance à la difficulté, se sont réduites au point que certains voudraient tout faire faire par des machines.
Il n’y a pas longtemps, j’ai regardé l’émission Envoyé spécial qui abordait la question du remplacement des humains par des machines dans certains emplois. J’ai trouvé aberrante, mais tristement illustrative, la remarque de Michal Kosinski, qui est professeur associé et chercheur en psychologie à Stanford, quand même ! Il était interrogé sur le risque que certaines professions puissent être remplacées par des machines et il répondait que, je le cite, « comme les machines nous libèrent de nos tâches, nous pourrons nous consacrer à d’autres choses et — nous dit-il — on pourra passer du bon temps en tant qu’humain buvant du champagne et célébrant notre humanité ». Et là, je me suis souvenu d’une discussion que j’avais eue avec un chercheur ghanéen qui m’expliquait les difficultés que lui et son équipe avaient à trouver des soutiens et des financements pour développer un bracelet permettant de contrôler des constantes médicales de personnes qui vivent dans des endroits reculés, sans accès à des services de santé, afin de mettre en place un système d’alerte précoce et, éventuellement, de sauver des vies.
Et c’est là, je pense, que nous avons un problème quand nous parlons d’éthique des technologies.
En fait, on n’a pas conscience que notre techno-solutionnisme est trop souvent tourné vers des soucis mineurs, comme l’illustre la réponse de Michal Kosinski, vers la facilitation d’un quotidien qui est déjà très confortable, alors que dans d’autres régions du monde, il s’agit de résoudre de vrais problèmes, parfois liés à la survie des populations. De fait, nos questionnements éthiques portent souvent sur des choses qui peuvent paraître frivoles comparées aux difficultés rencontrées par des gens moins gâtés que nous.
C’est là qu’apparaît, pour moi, une autre dichotomie qui est celle qui existe entre une éthique de l’essentiel et une éthique du superflu.
Mick Lévy : Des humains buvant du champagne et célébrant notre humanité ! Là, ça vend du rêve pour le coup !
Cette nouvelle dichotomie, revenons-y, est-ce que tu peux nous en dire plus, peut-être un petit exemple ?
Emmanuel Goffi : Je pense que c’est une division qui est essentielle pour comprendre que nous dépensons beaucoup de temps et d’énergie à débattre sur des questions éthiques dont l’intérêt est très limité.
Si je reviens à l’exemple du bracelet de contrôle des constantes médicales, je me souviens très clairement que le chercheur critiquait vertement l’exigence européenne de supervision humaine qui, selon lui, répondait à des préoccupations de populations égocentrées. Pour lui, cette exigence ne prenait pas en compte des situations comme celle à laquelle il était confronté, à savoir le besoin d’outils d’IA capables de suppléer le manque ou l’absence de ressources humaines, mais aussi de compétences. Pour lui, nos questionnements éthiques sur la supervision humaine étaient un biais de gens gâtés qui ont, en fait, accès à des soins de qualité dispensés par des professionnels qualifiés.
Si je caricature, pendant que nous voulons de la technologie pour avoir plus de temps pour siroter du champagne en profitant de la vie, d’autres, ailleurs, ont besoin de technologie pour boire un verre d’eau potable et pour éviter la mort.
Il y a quelques années, un expert en IA au Moyen-Orient m’avait dit que le simple fait que nous ayons le loisir de philosopher sur l’éthique des technologies montrait à quel point nous sommes à l’abri, alors que pour d’autres, l’éthique se résume à la survie. Je pense qu’il y a de quoi mobiliser notre esprit critique.
Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.
Cyrille Chaudoit : Je suis content d’avoir entendu cette chronique juste après avoir passé 20 minutes de première séquence à débattre de l’éthique de la pub, pour laquelle, d’ailleurs, Thomas nous dit que, finalement, il n’y a pas de débat.
Je crois que tu voulais réagir à la chronique d’Emmanuel avant qu’on continue
Thomas Jamet : Oui. Il y a deux choses.
La première, je suis effectivement d’accord sur le biais et le biais je le vois aussi un peu dans l’autre sens.
Mick Lévy : Si je puis me permettre, de quel biais tu parles, Thomas, pour qu’on accroche bien ?
Thomas Jamet : Dire que la publicité, les médias ou les technologies, etc., dire que finalement tout est relatif. Je suis assez d’accord, tout est relatif, mais tout est relatif aussi dans l’autre sens. Aujourd’hui considérer les médias, la technologie, comme quelque chose, je dirais, d’un petit peu vulgaire, auquel il ne faut pas s’intéresser, c’est, en fait, le fruit typique d’une élite qui dénigre, voire ignore, des pratiques, des produits culturels qui sont considérés comme non légitimes parce que populaires et liés aux masses : Internet, les médias, la publicité, la technique, la technologie, etc., tout ce qui renvoie, finalement, à un certain imaginaire du peuple. L’exemple du champagne est tellement ridicule, mais il n’a pas complètement tort dans la mesure où, en fait, le robot, la machine, la technologie est là pour faire en sorte qu’on puisse faire autre chose, sinon on resterait à l’âge des cavernes.
Cyrille Chaudoit : Je connais ta passion pour les figures mythologiques.
Thomas Jamet : Ce qui fait peur, c’est de penser que tout ce qui est de l’ordre du publicitaire, même de l’économique, etc., est forcément mauvais. D’une certaine manière, je vois ça comme quelque chose qui renvoie à : l’imaginaire du peuple est mauvais, parce que l’imaginaire du peuple c’est « le peuple est irrationnel » ; l’irrationalité supposée du peuple fait qu’on ne va pas lui donner les accès aux trucs ; en fait, ça fait peur. Il faut faire attention à ne pas donner l’impression que, finalement, tout cela n’est pas bon pour le peuple. Certains diraient « on sait mieux que le peuple, la pub ce n’est pas bon pour lui donc on va l’arrêter ». Ça fait peur.
Cyrille Chaudoit : Ce serait comme appliquer ce que l’on reprocherait supposément associé à ce secteur-là.
Thomas Jamet : Il faut faire attention aux biais dans l’autre sens.
Les données personnelles constituent une matière sensible
Cyrille Chaudoit : Exactement. Donc pas de biais, on tâche de ne pas en avoir, néanmoins c’était important, pour nous, de commencer avec cette première séquence pour crever l’abcès, comme je l’avais dit.
On va enchaîner sur une deuxième où le sujet me paraît particulièrement central.
D’un côté, on peut se considérer comme des mines à ciel ouvert, comme le dit Bruno Patino, journaliste et président d’Arte, en ce sens que les entreprises forent allègrement, du verbe forer, nos données personnelles, elles se les revendent, on l’a vu, elles les exploitent non seulement pour mieux nous vendre leurs produits à court terme mais aussi pour en créer de nouveaux, toujours plus addictifs.
De l’autre, la perspective que certains défendent, Gaspard Koenig par exemple, de valoriser nos données personnelles pour les monétiser à notre tour. Dit autrement « monsieur Google, Monsieur Jamet, vous avez besoin de mes données pour faire votre business, OK, pas de problème, mais voilà combien ça coûte ». Et puis, quand on les vend quelques euros par an multiplié par le nombre d’acteurs qui nous pompent de la data, 268 sur leboncoin.
Mick Lévy : Et sur les autres sites, je ne veux pas qu’on stigmatise leboncoin, dont je suis très fan par ailleurs.
Cyrille Chaudoit : Et sur les autres sites. Certains estiment que cela pourrait nous rapporter jusqu’à 1000 dollars par personne et par an, en tout cas c’était le projet d’un candidat à la primaire aux États-Unis en 2020, il avait nommé ça le Data Dividend Project.
Bref, entre ces deux options, il y a une troisième voie, selon moi, l’impossible interdiction de nous vampiriser, c’est-à-dire de choper nos data et une réglementation qui existe – et on est plutôt des bons modèles effectivement en Europe –, mais qui est complexe à appliquer ou à faire respecter comme on l’a vu précédemment.
Thomas, que peut-on penser de ces différents chemins et sur lequel, toi, t’engages-tu à la fois comme patron d’agence mais aussi comme citoyen que je sais éclairé, féru de sociologie, d’histoire, de philosophie et clairement auteur de Data démocratie dont on a dit tout à l’heure que c’était sous-titré Être un citoyen libre à l’ère du numérique. Tu as une vision là-dessus quand même assez tranchée, je pense.
Thomas Jamet : C’est le sujet : comment fait-on, aujourd’hui, en sorte d’y voir un peu plus clair. On a des données qui nous appartiennent, qui sont vitales même à l’échelle des nations parce que c’est devenu le nouvel or noir, qui peuvent être utilisées pour nous ou contre nous, qui peuvent transformer nos réalités en une utopie démocratique ou en une dystopie totalitaire. C’est un peu le portrait que je dresse.
Avec Florian [Freyssenet] et Lionel [Dos Santos de Sousa], qui sont les coauteurs du livre, livre qu’on a écrit pendant le confinement, qu’on a fini, évidemment, un petit peu après, qui est sorti récemment, en novembre 2022, on pense qu’il est urgent d’agir. Agir parce que les systèmes de pensée du siècle des Lumières ne fonctionnent plus, ça a été usé par la postmodernité ; on ne peut plus réagir de façon binaire, même là, Cyrille, dans la manière dont tu en parles, c’est un peu l’impression que, de toute façon, il y a trois chemins. Non, il y a peut-être 1000 chemins !
Cyrille Chaudoit : Il y en a probablement d’autres, mais on n’a pas le temps !
Thomas Jamet : On propose de dire qu’il y a des pistes de réflexion à prendre, mais que ce n’est pas aux entreprises, et c’est pour ça que la question « en tant que patron d’agence ou citoyen ? », je vais répondre en tant que citoyen et auteur du livre et pas en tant que patron d’agence, d’ailleurs ce n’est même pas à moi d’y répondre, c’est au politique d’y répondre et je pense, c’est aussi le projet du bouquin, que c’est se dire qu’il y a un vrai projet politique derrière ce souci-là et d’y répondre. C’est très intéressant que tu parles de politique avec cette proposition qu’il y a eue aux États-Unis, qui est un peu farfelue et qui a d’ailleurs fait un gros flop. Je pense que les gens se sont dit « 1000 dollars, c’est tout ! On ne va pas s’emmerder. » Vraiment ! Je pense que ça n’est pas assez, ça ne fait pas rêver, c’est toujours bien, mais ce n’est pas non plus ça qui change la donne et qui va faire que les gens vont se déplacer en masse pour faire élire le mec.
En revanche, il y a un projet politique à porter. Nous sommes persuadés que l’Europe, et en particulier la France, est justement ce havre de paix légal qui pourrait permettre, effectivement, de mettre en place, même si certains appellent à la 6ᵉ République, plutôt pour nous la rétocratie : retis c’est le réseau, c’est un néologisme entre le latin et le grec dēmokratía. En fait, c’est un système qui établit un vrai équilibre entre les citoyens, les entreprises et l’État et qui fait en sorte que la place centrale du citoyen créateur puisse voir la mise en réseau de ses données en collaboration avec les entreprises, la souveraineté nationale et les services publics. Ça n’a pas pour vocation de dissoudre ce qu’est le tissu social mais, au contraire, à renforcer le peuple et l’individu ; le faire mieux participer via nos données, via le digital, à la démocratie des réseaux, par les réseaux, pour les réseaux. Je pense qu’il y a un vrai chantier politique et on donne plein d’exemples dans le bouquin. Il y a beaucoup d’exemples notamment en Estonie.
Mick Lévy : Un pays qu’on a cité à plusieurs reprises ici.
Thomas Jamet : Un pays très en avance. Bref ! Je ne suis pas de ceux qui disent, comme Barack Obama l’a dit en 2020 dans une interview à The Atlantic, c’est une phrase qui ouvre une des parties du livre, « Internet est la plus grande menace pour notre démocratie », un peu comme Jacques Séguéla qui disait « Internet est la plus grande saloperie qu’ait jamais inventée l’humanité ».
Cyrille Chaudoit : Comme Elon Musk qui dit : « L’IA va tous nous tuer », pour pouvoir mieux nous vendre un truc derrière !
Thomas Jamet : Il y avait les mêmes phrases sur la télévision qui va tous nous rendre débiles, sur la presse.
Thibaut Le Masne : Sur le rock, toi qui as écrit un livre.
Thomas Jamet : Tu te rappelles, non tu ne te rappelles pas parce que nous ne sommes pas si vieux que ça, mais Gutenberg.
Thibaut Le Masne : Si, je me souviens ! Il était bien lui ! Propagation des idées par le livre.
Thibaut Le Masne : On avait interdit. Tout cela est un faux débat.
Mick Lévy : Tu as raison. À chaque nouvelle arrivée technologique, il y a toujours une crainte, mais pas que technologique. Ça soulève à la fois une crainte et à la fois le « à quoi ça sert ? ». Au moment de Gutenberg, l’Église disait effectivement : « À quoi sert l’imprimerie ? »
Thibaut Le Masne : L’Église avait interdit la fourchette, parce que la fourchette était un instrument du diable : pour manger on n’avait pas besoin de fourchette, on avait nos mains ! C’est exactement la même chose !
Thibaut Le Masne : Chaque changement vient télescoper des croyances passées.
Thomas Jamet : À chaque changement quelqu’un va dire « tout ça ce n’est pas bien, c’était mieux avant ».
Cyrille Chaudoit : Justement, qu’est-ce qu’on peut changer sur la propriété des data ?
Thibaut Le Masne : C’est là où, justement, on peut avoir une espèce de droit de propriété sur nos données personnelles au sens juridique, concret. D’ailleurs, la question qu’on peut se poser c’est : est-ce que c’est souhaitable, est-ce que c’est viable et surtout quel impact ça peut avoir sur la pub ? Sur cette notion de droit de propriété, il faut encore qu’on ait conscience que c’est notre propriété, c’est peut-être là aussi le début de la question à se poser. Qu’en penses-tu ?
Thomas Jamet : C’est une question.
Thibaut Le Masne : Il y a la question : est-ce que c’est viable, est-ce que c’est jouable, et quels sont les impacts sur la pub ? Et j’ai rajouté le fait que, quelque part, il faut qu’on ait conscience que nos données c’est notre propriété.
Mick Lévy : Tu as gagné, Thomas, tu as quatre questions en une seule et tu as deux minutes trente !
Thibaut Le Masne : C’est le jackpot, normalement c’est trois en une, mais là c’est quatre.
Thomas Jamet : Le rapport avec la publicité est assez lointain. On était parti plutôt sur une réflexion sur le fond et la société dans son ensemble.
Sur la propriété des données. Dans le bouquin, justement, on a mis en place, à la fin, un certain nombre de recommandations pour y voir un peu plus clair. La première c’est encourager la protection des données, notamment faire en sorte d’avoir une vraie éducation sur ce qu’est une donnée. On discute depuis le début, on n’a même pas défini exactement ce qu’on met derrière données ou data, parce qu’on parle de plein de choses, on parle d’un clic, on parle d’une information ultra-confidentielle, on parle de surf, de données personnelles que sont les numéros de carte bancaire.
Mick Lévy : Ce qui est bien c’est que, dans le marketing digital, toutes ces données-là tombent dans l’escarcelle d’entreprises.
Thomas Jamet : Non, elles ne tombent pas dans l’escarcelle ! En France c’est ultra-séparé, c’est ultra-surveillé, ça ne tombe pas dans l’escarcelle, ce n’est pas vrai.
Cyrille Chaudoit : Pour faire simple, puisqu’on est quand même sur une thématique qui est partie d’abord sur l’usage de nos données à des fins commerciales et mercantiles, sur des données disons de l’ordre de notre comportement sur le Web et qui sont capables de dire que je suis un homme, 35/49, etc., et puis je vais ici et je vais là. Est-ce que ces données-là doivent être protégées au sens où on en est propriétaire avec un acte de propriété qui peut faire valoir, derrière, une espèce de monétisation ? Et si oui qui est, du coup, l’organe qui gère tout ça ?
Thomas Jamet : La monétisation c’est assez compliqué. On parle de choses qui sont extrêmement différentes.
Avant de répondre à cette question-là, on peut se poser la question de l’éducation, de dire aux gens et de faire comprendre ce qu’est une donnée, ce qui est public. C’est comme la CNIL en fait, comme le droit d’une association qui n’a pas le droit de transmettre les données personnelles de ses membres, ou une partie des données de ses membres mais pas tout.
Dans le livre, on a une recommandation numéro 1, c’est d’encourager la protection des données chacun à son niveau et on donne des conseils. On dit comment installer un VPN [Réseau privé virtuel], comment couper la géolocalisation dans ses paramètres, comment utiliser Google Chrome de manière correcte et configurer la collecte de ses données, supprimer l’historique des trajets lors des enregistrements audio, etc.
Cyrille Chaudoit : Comment installer un ad-bloqueur. Je trouve extraordinaire d’avoir eu le courage, dans ce livre-là, pour un homme de communication, d’avoir fait un petit manuel de survie.
Thomas Jamet : Tu parles de monétisation, il y a un truc qui s’appelle l’empreinte digitale, digital footprint mine, c’est la mesure de l’empreinte digitale, quelle est mon empreinte digitale et comment, finalement, arriver aussi à voir comment elle est monétisée par les GAFA et c’est possible.
Il y a des extensions qui permettent de limiter la revente des données personnelles à des tiers, ça affiche, ça bloque des traqueurs de données gérées par des régies publicitaires. Pardon, mais tout est là. Ce n’est pas le grand méchant loup qui vient !
Thibaut Le Masne : Non ! C’est certain, mais ça manque de pédagogie, ça manque d’informations et d’accompagnement et c’est ce que tu dis précisément : il faut commencer par là.
Thomas Jamet : Pourquoi tu ne racontes pas ça dans les écoles ?
Cyrille Chaudoit : Là tu prêches un convaincu et même trois convaincus, parce qu’on en parle régulièrement, on est bien d’accord.
Thomas Jamet : On parle de démocratie, on parle d’éthique, mais le premier truc c’est l’éducation.
Thibaut Le Masne : On est d’accord ! Mais le savoir c’est le pouvoir. Peut-être que si on ne fait pas savoir aux gens c’est pour garder une certaine forme de pouvoir. Revenons-en à la donnée.
Mick Lévy : il faut qu’on suive notre histoire. Thomas, il y a quand même un grand courant, que tu sembles porter aussi, qui est celui que chaque citoyen reprenne la propriété de ses données. On en a parlé notamment quand on a parlé de Web 3 et de toute la notion d’identité numérique, on en a parlé quand on a évoqué l’Estonie où des choses comme ça sont en place. Est-ce que c’est un modèle qui te semble souhaitable et est-ce que c’est un modèle qui te semble effectivement réaliste ?
Thomas Jamet : L’Estonie, pour le coup, c’est un vrai laboratoire d’une société numérique extrêmement poussée. C’est vrai que ce n’est pas du tout connu, pareil on se rend compte que personne ne le sait vraiment, mais on est, à l’échelle d’un pays, sur un système qui fait qu’aujourd’hui tu peux, grâce à un certain nombre d’utilisations de technologie, avoir un identifiant numérique qui fait en sorte que tu as une vraie possibilité d’accéder à tout en même temps : tu payes tes impôts, tu payes ton parcmètre, tu as ta carte d’identité, ton passeport.
Mick Lévy : Tout ça en restant totalement propriétaire de tes données ?
Thomas Jamet : Absolument, parce que c’est l’État qui organise ça et je pense qu’il faut vraiment faire confiance. Une autre question d’éthique : est-ce qu’on peut faire confiance aux entreprises ? L’entreprise, comme je disais tout à l’heure, si tu te places dans la question de la logique, elle est là pour faire du profit, donc lui faire confiance pour ne pas revendre les données, par définition elle va essayer de faire du profit, c’est logique, c’est le système.
Cyrille Chaudoit : C’est d’ailleurs ce que nous rappelait Louis de Diesbach dans un épisode précédent [12] : Don’t hate the player, hate the game, l’entreprise ne fait jamais que ce qu’elle est censée faire et avec les règles qui sont les siennes.
On va repartir en Estonie dans quelques minutes à peine. Pour le moment on fait un détour par la Chine avec notre ami Louis de Diesbach et sa chronique « La tech entre les lignes » puisqu’il va nous parler de « Confucius, Cyberpunk & Mr Science ».
« La tech entre les lignes » - « Confucius, Cyberpunk & Mr Science »
Thibaut Le Masne : Louis, aujourd’hui tu nous proposes un petit voyage en Chine, je le disais, mais de quoi veux-tu nous parler exactement, je n’ai pas compris ?
Louis de Diesbach : Exactement. Bonjour à tous.
Aujourd’hui, pour donner à « La tech entre les lignes » toute la portée multiculturelle qu’elle mérite, je voulais vous proposer de faire un petit tour par la Chine, ça peut paraître étonnant, car ce n’est pas forcément un pays dont on parle à part, bien sûr, pour taper dessus. Mais, comme Emmanuel Goffi nous a parlé du Japon, je me suis dit que j’avais aussi droit à mon trip oriental.
Je voudrais vous parler aujourd’hui d’un article qui est paru en 2022, qui était coécrit par Pascale Fung et Hubert Étienne et qui s’intitule « Confucius, Cyberpunk & Mr Science » [13].
Thibaut Le Masne : Je t’avoue qu’avec un titre pareil, je me suis dit « OK, ça me branche à fond ». Par contre, je n’ai pas tout compris. Est-ce que tu peux nous expliquer le lien entre tout ça ?
Louis de Diesbach : Je vais peut-être te donner le sous-titre qui est Comparing AI ethics between China and the EU, donc une comparaison de l’éthique de l’intelligence artificielle entre la Chine et l’Union européenne, tout un programme. Ce qui est surtout intéressant, c’est qu’Hubert Étienne est un chercheur français, avec un doctorat de l’École normale supérieure, cocorico, et que Pascale Fung est chinoise, née en Chine, et même si elle a obtenu un doctorat à Columbia, donc aux États-Unis, elle enseigne depuis plus de 20 ans à The Hong Kong University of Science and Technology. C’est donc un binôme très complémentaire qui s’attaque à ce travail et c’est justement ça qui le rend passionnant.
Ils expliquent, au début de l’article, que de nombreux standards et normes sont parues, ces dernières années, autour de l’IA, mais que, comme souvent en fait, on retrouve les mêmes problèmes que partout avec l’IA : les biais, une trop grande homogénéité vers la pensée et la culture occidentale, etc.
Ils ont eu envie de comparer deux listes de principes éthiques : la première qui est promulguée par le, on s’accroche, Chinese National New Generation Artificial Intelligence Governance Professional Committee, et la seconde par The European High-Level Expert Group on AI, donc deux groupes dont le boulot est vraiment d’émettre des principes pour la gouvernance de l’IA.
Thibaut Le Masne : Gros respect à ceux qui ont trouvé les noms. Je me régale déjà, mais ça donne quoi quand on les compare ?
Louis de Diesbach : Ce qui est intéressant, c’est que de loin ça se ressemble, on pourrait se dire « tiens, ce sont les mêmes listes ». Mais quand on creuse et qu’on essaye de comprendre ce qu’il y a, en fait, derrière les mots, on trouve pas mal de différences, notamment trois importantes qui sont le bagage philosophique, le rapport à la culture et, enfin, le rapport à l’État.
Le bagage philosophique. En Europe, on le sait, on est baigné dans les Lumières du 18e siècle. La Chine, en revanche, est bien plus imprégnée de la pensée confucéenne qui est bien plus orientée sur la communauté et dans une approche qu’on peut qualifier de plus conséquentialiste.
En ce qui concerne la culture, dans nos sociétés occidentales, la pop culture et la science-fiction portent beaucoup de messages dystopiques sur les robots et les cyborgs à la sauce un peu cyberpunk, on pensera à Matrix, à Blade Runner, à Black Mirror et d’autres dont on a déjà pas mal parlé dans Trench Tech. Alors que de l’autre côté de la Grande Muraille, je ne sais pas s’il faut le rappeler, mais on a quand même été à peu près coupé du monde jusqu’au milieu des années 80, donc personne n’a vraiment entendu parler de 1984 ou de 2001, l’Odyssée de l’espace.
Enfin, il y a le rapport à l’État. Sans grande surprise, on sait que les pays occidentaux, notamment la France, sont très méfiants vis-à-vis de leurs gouvernants, du gouvernement et du pouvoir en place, et ce, parfois, de façon presque stéréotypée : donner ses infos à TousAntiCovid, non, les donner à Facebook et Google, oui ! Ça manque de logique, mais ça fait un peu partie de l’ADN européen. L’article met justement en avant le passé pas si lointain, empreint de totalitarisme, pour expliquer, entre autres, le rapport européen à l’autorité et au pouvoir.
Thibaut Le Masne : Attention Louis, parce que notre invité, Thomas Jamet, va nous dire qu’on retombe vite dans les clichés, donc un supplémentaire : côté chinois, ça doit être pire non ?
Louis de Diesbach : Justement, pas du tout. Selon l’article, et même si ça peut sembler paradoxal, le citoyen chinois n’est pas aussi méfiant envers son gouvernement. Étant justement empreint de la philosophie de Confucius, les Chinois laissent à l’État le soin de savoir ce qui est bon pour eux, en sachant que ce dernier fera au mieux pour veiller sur ses concitoyens. C’est vraiment leur conception et c’est sûr que pour nous, dans notre petit carcan européen, ça peut sembler ahurissant, mais c’est bien leur perception.
Deux économistes français, Augustin Landier et David Thesmar, ont montré ça assez remarquablement dans un livre qui s’intitule Le prix de nos valeurs, paru chez Flammarion en 2021. Ils expliquent que si la liberté, comme valeur, est cardinale pour nous, petits Européens, ce n’est pas forcément une sorte de guide dans la nuit pour les Chinois qui vont mettre des valeurs beaucoup plus collectivistes en avant. Même si l’empire du Milieu a adopté le Mr Science et les façons plus rationnelles de faire de l’Occident, l’empire du Milieu reste une nation complexe avec une histoire et une culture qui, évidemment, façonnent ses valeurs au 21e siècle.
Thibaut Le Masne : OK, mais l’intelligence artificielle dans tout ça, c’est un peu un guide dans la nuit au niveau mondial et global, alors comment est-ce qu’on s’en sort ?
Louis de Diesbach : Je pense qu’il faut s’en sortir en disant exactement comme cet article, en embrassant nos différences et en avançant ensemble. C’est exactement ce qu’Hubert Étienne et Pascale Fung proposent : des instances de normes et de standards multiculturels afin de façonner un avenir commun et radieux pour l’IA, un peu comme tu peux trouver dans les comités éthiques en entreprise.
En ce qui concerne, en revanche, la réalisation de cet avenir radieux, je vous invite toutes et tous à réécouter l’épisode de Trench Tech avec Asma Mhalla [14], entre autres sur les relations sino-américaines sur l’intelligence artificielle, il y a encore du boulot.
Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.
Comment mettre les données au service du commun ? Quel projet politique pour les données personnelles ? Comment les données peuvent-elles servir la démocratie ?
Thibaut Le Masne : Comme nous venons de voyager vers la Chine grâce à une belle chronique de Louis, nous pouvons rêver : et si renouveler son passeport était aussi rapide que d’acheter sur Amazon, régler un séjour d’hôpital aussi simple que de commander un Uber ? Les méthodes des géants du digital rendent le vieux modèle bureaucratique complètement obsolète. C’est ce qu’on peut lire sur la dernière de couverture de ton livre Data démocratie. C’est vrai que ça peut faire rêver.
Thomas Jamet : Oui.
Thibaut Le Masne : On a toujours tendance à critiquer les lourdeurs administratives, les files d’attente à Pôle emploi ou à la CAF, mais, d’un autre côté, on sait aussi que le numérique crée une fracture et que la dématérialisation à marche forcée des services publics laisse une partie de la population sur le côté de la route, par manque d’équipement, de connaissances ou de pratique, voire par manque de confiance.
Thomas, vous proposez, dans ton livre, une mise à jour de notre système politique. C’est vrai que d’autres piochent aussi depuis longtemps dans le langage informatique en appelant à changer le logiciel, c’est marrant cette manie de toujours utiliser l’informatique dans ce cadre-là. Mais au fond, que recommandez-vous exactement ? Un état plateforme un peu comme l’Estonie qu’on vient d’évoquer un petit peu tout à l’heure ?
Thomas Jamet : L’Estonie est un très bon exemple.
Je reviens juste deux secondes sur la Chine puisque, dans le livre, il y a pas mal de pages sur le modèle chinois. On parle effectivement de laboratoire de toutes les dystopies, la Chine c’est un peu la data à la sauce orwellienne. Là on est vraiment sur un modèle d’utilisation de la data de façon politique, pour la surveillance généralisée de la population, dans un but de domination mondiale. Aux États-Unis c’est un peu différent, ce sont les entreprises qui cherchent à dominer ; en Chine, évidemment, les entreprises, parce qu’en fait il y a pas plus capitaliste que les Chinois, mais c’est encore plus l’utilisation des données de façon ultra-maîtrisée dans un but de domination mondiale.
Xi Jinping a dit : « Je veux appuyer sur le bouton like pour notre grand peuple chinois ». En fait, ils savent très bien de quoi ils parlent, ils savent très bien ce qu’ils font. Il n’y a pas les GAFAM, ce sont les BATX, c’est l’acronyme de Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi. Là, on a quelque chose à regarder de façon vraiment ultra-précise ; de la même manière que sur la lutte contre le réchauffement climatique, on oublie toujours la Chine. On est toujours à dire « attention, la France ceci, la France cela, la France est dernière, la France est truc. »
Mick Lévy : Si on les oublie, c’est qu’on a moins de leviers vis-à-vis de la Chine, les canaux de discussion ne sont pas bien ouverts, la diplomatie avec la Chine est beaucoup plus complexe. On les « oublie », entre guillemets.
Thibaut Le Masne : En tout cas chez Trench Tech on les oublie rarement, je te rassure.
Thomas Jamet : On le sait, les Occidentaux sont toujours à se flageller, à se demander : est-ce que les data sont ceci, est-ce que notre consommation carbone, etc. Là-bas, en Chine, ils s’en foutent complètement. D’ailleurs, on pourra faire tous les efforts qu’on veut, à partir du moment où la Chine ne bougera pas !
Mick Lévy : C’est résigné ça Thomas !
Cyrille Chaudoit : Tu n’étais pas comme ça jusqu’à présent, je n’aime pas quand tu es comme ça !
Mick Lévy : Vous vous connaissez depuis 12 ans les gars !
Thomas Jamet : Je pense qu’il faut arrêter d’être angélique, il faut surtout arrêter de s’auto-flageller et de dire, en permanence, qu’on est nul.
Thibaut Le Masne : C’est l’adage depuis tout à l’heure : quand je me regarde, je me lamente, quand je me compare aux autres, je me console.
Thomas Jamet : Ce n’est pas du tout de la résignation, c’est juste que le « danger », entre guillemets, sur la data ce n’est pas leboncoin.
Thibaut Le Masne : On a vu, effectivement, qu’il y a un fossé culturel tel que c’est très difficile, de toute façon, de se comparer. Si on se comparait donc plutôt à l’Estonie où à l’e-Estonia ?
Thomas Jamet : C’est un État qui a été effectivement pionnier. Au début, l’histoire, c’est la cybersécurité. Ils se sont fait attaquer de manière assez radicale par la Russie et ils ont mis en place un système qui leur a permis d’être effectivement le pionnier de la cybersécurité au niveau étatique. Ils ont investi énormément, l’État a aussi obtenu le soutien de l’Otan, ils ont créé des centres d’excellence qui ont permis, d’ailleurs, de former d’autres pays du monde entier. Ce sont vraiment les meilleurs en termes de cyberdéfense ; ils ont simulé plein de cyberattaques, bref, ils ont réussi à avoir l’admiration du monde entier et c’est un exemple, notamment au sein de l’Union européenne, pour leur capacité à réagir.
Mick Lévy : D’ailleurs, il y a un centre de cyberdéfense européen qui est installé à Tallinn.
Thibaut Le Masne : On va en parler tout à l’heure.
Thomas Jamet : On se rend compte qu’en termes de mise en place du digital, de l’utilisation des plateformes digitales et des données personnelles au niveau individuel, c’est là aussi un pionnier, parce qu’en Estonie les banques, l’équivalent de la Sécurité sociale, tout ce qu’ils peuvent faire avec leur smartphone – carte d’identité digitale, les notes de leurs enfants, les dossiers de santé, etc. –, ce dont Barack Obama avait dit : « J’aurais dû appeler les Estoniens lorsqu’on a mis en place le site web de la sécurité sociale. » Le principe c’est une infrastructure d’échange de données qui assure l’interopérabilité de tous les systèmes de données maîtrisés par l’État.
Mick Lévy : Ça s’appelle la X-Road [15].
Thomas Jamet : Des systèmes d’identification numériques et mobiles ultra-sécurisés et des services accessibles via les portails de l’État.
Vous me posez la question « qu’est-ce que vous voulez, qu’est-ce que vous proposez vraiment ? », dans le livre on propose de s’inspirer de ce modèle-là, mais aussi de mettre en place ce qu’on appelle – ce n’est peut-être pas le nom définitif –, ce qu’on a proposé d’appeler la Haute autorité à la donnée. La Haute autorité à la donnée, c’est une autorité administrative indépendante, dotée d’une personnalité morale, qui est donc sensée être indépendante du gouvernement, qui développe des stratégies permettant d’améliorer les services publics, la démocratie participative, d’être le référent européen/international avec notamment des pays qui sont pionniers sur ce sujet-là, d’assurer la mise en place de la protection des données, des régulations qui peuvent faire l’objet de saisines par des citoyens dans le cadre de choses qui ne sont pas fines, d’une veille économique qui a un pouvoir de contrôle, un pouvoir d’injonction, un pouvoir de sanction, etc. Aujourd’hui on n’a pas ça du tout, c’est splitté en un certain nombre d’autorités qui, d’ailleurs, ont plus ou moins pignon sur rue et en fait, en France, c’est comme si ce n’était pas un sujet.
Je reviens sur ce que j’ai dit : c’est un vrai sujet politique. Je pense que le jour où il y aura une femme ou un homme politique qui s’empare de sujet-là et qui en fait quelque chose de concret en disant aux gens « la data ce n’est pas sale, ce n’est pas mal non plus », on est dans ce monde-là.
Thibaut Le Masne : Là on a récupéré dix fois foules, c’est dommage !
Thomas Jamet : La data c’est pareil que l’air que tu respires, on est des mines à ciel ouvert.
Mick Lévy : Tu ne crois pas que c’est un problème culturel, en France, que les politiques ne s’en occupent pas du tout finalement ?
Thomas Jamet : Tu as tout à fait raison. C’est un petit peu comme quand on parlait de brand content, c’est-à-dire, en gros, un gros problème éthique qui se posait : est-ce que les marques peuvent faire du contenu et est-ce que c’est bien ou c’est mal de regarder un film qui a été produit par une marque ? Il n’y a que les Français qui se posent cette question-là !
Thibaut Le Masne : Est-ce que tu penses que c’est vraiment parce que les politiques, aujourd’hui, pensent que la data c’est sale, qu’ils ne veulent pas s’en mêler, ou parce que c’est le cadet de leurs soucis, qu’il y a plein d’autres sujets comme le pouvoir d’achat, comme énormément de choses ?
Thomas Jamet : Oui, mais, en fait, tout est lié.
Thibaut Le Masne : Je suis d’accord.
Thomas Jamet : On revient souvent, quand même, à la data.
Thibaut Le Masne : Si je peux prolonger, ne penses-tu pas qu’il y a une problématique de culture au niveau français quand tu vois qu’on a essayé de mettre en place, TousAntiCovid [16] qui, je crois, s’arrête aujourd’hui, où, finalement, tout le monde n’avait qu’une seule crainte c’est qu’on soit espionné, donc, au final, personne n’a voulu le télécharger pour diverses raisons et quand on voit qu’en Estonie, en fait, tout est applicable, il y a quand même deux zones de mesure.
Thomas Jamet : TousAntiCovid est une formidable réussite.
Thibaut Le Masne : Ça a été compliqué à mettre en place.
Thomas Jamet : Au niveau mondial ça a été un des systèmes les plus performants.
Thibaut Le Masne : Encore une fois, je ne critique pas l’usage, mais le débat que ça a suscité derrière !
Cyrille Chaudoit : L’acceptation a été difficile.
Thomas Jamet : Typiquement, Tousanticovid, on disait « on va nous piquer nos données, on est fliqué, tout le monde va tout savoir sur moi, etc. ». Là le truc s’arrête, au final quel a été le danger en fait ?
Thibaut Le Masne : Avec le recul, c’est clair !
Mick Lévy : Et même sur les données qui étaient collectées, bref c’est incroyable !
Thomas Jamet : Tu refuses d’utiliser une carte bancaire ?
Mick Lévy : On le sait ! Les Français sont parmi ceux qui ont le moins confiance dans le numérique. J’ai encore vu un sondage tout récemment vis-à-vis de la confiance en l’IA. La France est l’avant-dernier pays en termes de confiance en l’IA. Tu as 30 personnes qui ont confiance.
Thibaut Le Masne : De toute façon, les Français n’ont confiance en rien ! Le sujet de la confiance, et Thomas est bien placé pour en parler, est traité sous tous les angles possibles et, à chaque fois, on est bon derniers.
Si on en revient à ce que l’on dit sur cette centralisation de la donnée au niveau de l’État et de la dématérialisation de notre rapport, disons, aux divers services publics, est-ce que ça changerait, selon toi, la configuration de la politique actuelle ? Est-ce que ça aurait un impact ? Semble-t-il, oui, tu le penses, sur la démocratie, mais en quoi cela aurait-il un impact sur la démocratie et surtout est-ce que ça nous ferait changer de modèle politique ?
Thomas Jamet : Oui, ça peut nous faire changer nos politiques, c’est exactement ce qu’on appelle la rétocratie, c’est-à-dire permettre aux citoyens d’avoir une capacité d’agir directement sur un certain nombre de décisions ; on parle d’ailleurs beaucoup de la gouvernance en Suisse, par exemple. On pourrait améliorer énormément de choses concrètement. Les Français sont très cartésiens et Descartes comprendrait très bien : fiscaliser la data, faire en sorte d’utiliser le digital également contre la fraude, utiliser la data pour faire en sorte de faire gagner de l’argent au pays, faire extrêmement attention à tous les systèmes d’information et avoir, finalement, quelque part, l’utilisation d’une donnée dont on n’ait plus l’impression qu’elle est utilisée « contre nous », entre guillemets, ou qu’on est un peu exploité, mais, au contraire, qu’on va l’utiliser pour, finalement, avoir quelque chose de positif pour le pays.
Thibaut Le Masne : Fiscaliser la data, juste pour qu’on comprenne bien, ça serait comment et dans quel sens ?
Thomas Jamet : Le temps c’est de l’argent. On se rend compte qu’il y a des conjectures fiscales dans tous les sens, des règles qui ne sont pas adaptées à la fiscalité internationale sur les activités numériques et, aujourd’hui, on est incapable d’avoir un compromis sur des règles fiscales à l’échelle européenne et nationale. Les gens de la Big Tech vont aller dans les paradis fiscaux, à Dublin ou autre.
En gros, c’est comment on renforce juridiquement les données créées par les entreprises, les services publics et les citoyens français. Le créateur de données devient un créateur de contenu protégé par le droit d’auteur. Il garde son droit d’auteur. Il y a un certain nombre de listes dans le livre.
Thibaut Le Masne : Une espèce de Sacem des droits sur la donnée.
Thomas Jamet : Des listes de droits sur la donnée, des espèces de royalties françaises sur la donnée. Pourquoi pas ! Tu prends une taxe sur la donnée, tu établis des barèmes forfaitaires en fonction de la nature des données collectées, revendues, etc. Là-dessus, tu as un boulevard pour un programme politique qui montre aux Français que ce n’est pas du flan, que ce n’est pas juste un truc un peu de rêveur, c’est aussi ultra-concret et qu’à la fin, pour le coup, ce n’est pas 1000 euros par Français, c’est peut-être beaucoup plus que ça.
Cyrille Chaudoit : À la fin, tu vas nous dire que tu y penses en te rasant, c’est ça ? Tu nous parles de programme politique.
Thomas Jamet : Pas du tout !
Mick Lévy : On a un prochain candidat !
Cyrille Chaudoit : C’est une blague.
Mick Lévy : Tu ne te rases pas, tout le monde ne te voit pas, on t’a quand même en visio, on voit bien que tu ne te rases pas si souvent que ça, à peu près comme nous trois autour de la table, une bonne famille de barbus ! Bref !
Thomas, il y a quand même une question qui se pose : comment rassure-t-on sur ce sujet autour d’une menace totalitaire ? C’est-à-dire à trop centraliser les données, en plus mises dans les mains d’un État, si demain l’État change de bord et qu’il se fait beaucoup plus totalitaire, il va avoir un pouvoir insensé, avec une forme de centralisation des données. Qu’est-ce que ça pourrait donner et comment on agit avec cette peur ?
Thomas Jamet : Là on est en plein dans la dystopie. Ou alors une IA méchante prend le pouvoir.
Thibaut Le Masne : Non ! On pense plutôt à un bord politique un peu extrême qui arriverait au pouvoir et qui pourrait jouir, en fait, des lois et des institutions qui ont été mises en place.
Thomas Jamet : C’est effectivement le risque, comme celui de toute institution. Il faut sans doute réformer la constitution, il faut sans doute réformer les contre-pouvoirs, il faut avoir la capacité de faire en sorte d’avoir un contrôle permanent, c’est justement le fait que la Haute autorité à la donnée, qu’on appelle de nos vœux dans le bouquin, puisse être indépendante de l’État et du gouvernement. C’est peut-être un peu un vœu pieux.
Encore une fois, dans le livre on accepte le fait d’être un peu, comment dire, non pas naïfs mais utopiques. C’est un livre qui est volontairement un peu utopique. C’est pour ça qu’on dit que c’est au politique de prendre ces propositions – ou d’en prendre d’autres, il n’y a pas que les nôtres – et d’en faire quelque chose.
Mick Lévy : D’en faire une réalité.
Thomas Jamet : En tout cas, on dit qu’il y a urgence à agir. Aujourd’hui, on voit qu’il y a à la fois un potentiel et, en même temps, un vrai danger.
Thibaut Le Masne : Je suis je suis super intéressé par ta Haute autorité à la donnée, ça semble pas mal de choses assez intéressantes, mais comment peut-on y arriver sachant, déjà, que notre ministre du numérique n’est déjà pas un ministre, on va dire d’État, mais plutôt un ministre délégué ?
Mick Lévy : Dans la hiérarchie des ministres, on a quand même progressé puisque depuis Cédric O qu’on avait reçu, il était secrétaire d’État, on a maintenant un ministre délégué au numérique, Jean-Noël Barrot, mais on n’a toujours pas un vrai ministre d’État.
Thomas Jamet : C’est sûr et c’est un vrai problème. C’est quand même dommage et étonnant qu’on ait tant de retard. C’est aussi le cas de nos voisins.
Je pense et, encore une fois, c’est ce que je dis : il y a un programme, il y a quelque chose, il y a un enthousiasme, il y a même presque un projet de société. Là, aujourd’hui, on n’est que dans la sanction, le contrôle, des choses qui sont, je dirais, peut-être utiles et forcément indispensables, peut-être même encore plus qu’utiles, mais on pourrait proposer d’avoir le modèle au monde le plus libre et proposer, encore une fois, l’utilisation des données de façon progressiste.
Mick Lévy : C’est un nouveau récit à inventer.
Thibaut Le Masne : Et, pour un monde de communication et de brand content.
Thomas Jamet : Même, d’ailleurs, sur les campagnes aux États-Unis. Obama l’avait fait mais dans sa communication, dans l’utilisation des réseaux sociaux, etc., il était dans sa communication politique, ce n’était pas au cœur de son programme. Je pense qu’il y a forcément un leader dans le monde, peut-être pas en France, je n’en sais rien, qui aura cette intelligence-là, peut-être un Estonien, je ne sais pas, quelqu’un qui aura fait un stage là-bas.
Thibaut Le Masne : Quelqu’un qui nous écoute, peut-être !
Mick Lévy : On ne sait jamais, des fois !
Thomas Jamet : Il y a un vrai récit, il y a un nouveau récit sociétal et collectif à proposer.
Thibaut Le Masne : Merci Thomas. J’espère qu’au moins ton discours va permettre de pouvoir créer ces vocations futures, les présidentielles approchant on ne sait jamais, et surtout que ta Data démocratie pourra être un peu plus popularisée en France. Merci beaucoup d’avoir débriefé un peu ce grand sujet avec nous.
Thomas Jamet : Merci à vous.
Mick Lévy : Un grand merci Thomas, c’était un entretien passionnant. On t’a un peu secoué sur la première partie, mais c’est un plaisir d’avoir un tel niveau de réponse d’une personne éclairée, comme toi, de ce milieu. Merci beaucoup.
Cyrille Chaudoit : Rappelons quand même cet ouvrage d’un demi kilo, je le précise, il pèse plus de 500 grammes : Data démocratie - Être un citoyen libre à l’ère numérique, je l’ai pesé, coécrit avec Florian Freyssenet et Lionel Dos Santos De Sousa, qui est paru aux éditions Diateino, et évidemment avec Thomas Jamet notre invité. Merci Thomas d’avoir été avec nous.
Mick Lévy : Salut Thomas.
Cyrille Chaudoit : Restez avec nous pour les cinq dernières minutes de cet épisode. C’est l’heure du debrief.
Voix off :Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.
Le debrief
Mick Lévy : Waouh ! Cyrille, tu nous avais avertis qu’on allait finalement avoir affaire à un personnage à deux visages. C’est l’été, c’est le dernier épisode avant les vacances, bien sûr qu’il faut des waouh !
Thibaut Le Masne : C’est l’homme aux deux visages.
Mick Lévy : On n’a pas été déçu par ses deux visages. La première partie de la conversation était d’ailleurs assez chaude, Thibaut, sur le positionnement éthique de la pub.
Thibaut Le Masne : Honnêtement, je n’en sors pas forcément très bien avec cette séquence-là. Au moins ça a le mérite d’être un discours, le discours a été, je ne vais pas dire franc, mais plutôt clair dans ce sens-là.
Mick Lévy : Quand il dit que dans la pub il n’y a pas d’éthique.
Thibaut Le Masne : Finalement, c’est franc !
Je vais rebondir sur ta question Mick, mais 268 entreprises qui pompent tes informations quand tu vas sur un site, en l’occurrence, tu as cité leboncoin.
Mick Lévy : Il faut arrêter de citer leboncoin, ils vont vraiment croire qu’on s’en prend à eux. Ce sont tous les sites qui adhèrent, en fait, à un organisme qui s’appelle l’IAB, l’Interactive Advertising Bureau [17]. Ce sont, en fait, des dizaines, des centaines de sites, des milliers certainement à l’échelle mondiale ; rien qu’en France, ce sont déjà quelques centaines de sites au moins.
Thibaut Le Masne : Pour nous proposer une expérience plus personnelle ! 268 !
Cyrille Chaudoit : C’est le fameux argument qu’on a évoqué : au prétexte qu’on va vous livrer une pub qui vous concernera plus directement, qui est plus personnalisée que par le passé, alors on se permet d’utiliser vos data et vous choper par le colback en permanence.
Mick Lévy : C’est vrai. Pour le coup, j’ai parfois été exposé à des pubs auxquelles je ne m’attendais pas et je me suis retrouvé à acheter des produits que je ne connaissais pas et qui m’ont rendu de grands services. C’est vrai que du point de vue de l’expérience, c’est intéressant.
Cyrille Chaudoit : Ce n’est pas de la post-rationalisation, ça ? J’ai acheté un truc dont je n’avais pas besoin et, finalement, je lui ai trouvé une utilité.
Mick Lévy : Non, en fait je ne savais pas que ça existait, je ne savais même pas que ces produits existaient et, honnêtement, ils m’ont rendu des services et je les utilise de façon régulière.
Le vrai sujet c’est celui-là. Ce n’est pas tant l’entreprise, leboncoin pour reprendre cet exemple ou l’entreprise ou une quelconque marque, l’annonceur des pubs, qui récupère des données, je veux bien les partager avec eux puisque j’utilise leurs services.
Thibaut Le Masne : Mais en conscience.
Mick Lévy : Ce qui me choque, c’est quand les données, l’ensemble de mes données est partagé avec un ensemble extrêmement large d’acteurs qui a, en plus, été souvent la cible de cyberattaques ou de manques de sécurité. Il y a eu des affaires avec des dizaines de milliards de données personnelles qui se sont retrouvées sur Internet provenant de ces grandes régies publicitaires.
Cyrille Chaudoit : On en revient à un sujet de consentement. Or, comme il nous le rappelait aussi avec beaucoup de franchise, on est peut-être le pays qui est le mieux protégé, le plus régulé, quand bien même on sait aussi que le RGPD n’est pas totalement toujours bien respecté, on a donné, entre autres, l’exemple de Criteo. On voit bien qu’on avance, c’est une espèce de Far West qui se régule petit à petit, mais ce n’est pas hyper-clean.
Ce que j’ai envie de retenir de Thomas, en tout cas si vous le permettez, c’est plutôt le deuxième visage parce que moi-même venant il y a longtemps de la pub, j’ai eu un peu envie d’oublier ce chapitre-là. C’est sa proposition, c’est leur proposition dans le bouquin Data démocratie qu’il est venu, entre guillemets, « nous présenter », de rétocratie. Je ne l’avais pas, je crois que c’est leur néologisme. Il nous a dit que la rétocratie, c’est la démocratie des réseaux par les réseaux et pour les réseaux. Dit autrement, j’ai noté : permettre au citoyen d’avoir et d’exercer sa capacité d’agir sur toutes les décisions. C’est intéressant, on n’a pas trop eu le temps, malheureusement, de développer le sujet, de savoir finalement comment tout cela s’organise. Il nous a parlé d’une Haute autorité à la donnée qui viendrait un petit peu chapeauter tout cela.
Mick Lévy : Derrière ce sujet il y a, finalement, plein de sujets qui se cachent. Le premier, c’est celui de la place de l’État vis-à-vis du numérique, on en a parlé 50 fois dans Trench Tech. On ne comprend pas, tous, et c’est assez partagé par nos invités, que le numérique n’ait pas une place centrale dans l’exercice de l’État, à minima avec un vrai ministère qui serait en charge de toutes ces questions. Est-ce que c’est une haute autorité qui aurait, d’un seul coup, tous les pouvoirs, telle qu’il l’a décrite, perso ça me heurte un peu, mais on sait aussi que ça fait appel à un vrai projet qui est vraiment dans les tendances autour du Web 3, de l’identité numérique et de la reprise en main de leurs propres données par l’ensemble des concitoyens, de l’État plateforme, et là, il y a des projets qui sont très sympas et très intéressants.
Thibaut Le Masne : Cette haute autorité faite « par le peuple pour le peuple », entre guillemets, pour reprendre un peu des termes, ce qui est intéressant dans ce domaine-là : une espèce d’autorité indépendante de l’État, régie par le peuple.
Cyrille Chaudoit : Surtout indépendante et c’est le principe, effectivement, de la rétocatie telle qui nous l’a expliquée. Ça ressemble quand même beaucoup, de façon plus centralisée, mais isolée, à ce fameux exemple de l’Estonie qui est le parangon de l’État plateforme. Tout cela est intéressant, en revanche, il y a manifestement plein de pistes concrètes et de propositions dans son livre, donc, évidemment, il faut se jeter dessus.
Mick Lévy : C’était beau ce qu’il nous a dit à la fin : il va en faire un véritable projet de société, il disait que c’est le modèle au monde qui pourrait être vraiment le plus libre, qui serait basé sur les données, la reprise de notre propriété des données, qu’il y a un nouveau récit sociétal, collectif à inventer autour de ça. J’ai envie de retenir ça de notre entretien.
Thibaut Le Masne : Ça tombe très bien parce que c’est un homme de récit. Il a aussi écrit un bouquin sur le brand content [Les nouveaux défis du brand content]. S’il pouvait écrire le nouveau récit et nous amener vers ça, franchement ça rendrait utile, effectivement, le publicitaire de la chose.
Mick Lévy : le nouveau récit d’une démocratie à l’ère de la data.
Restez avec nous encore quelques minutes, juste le temps de la conclusion. À bientôt Messieurs, passez un bel été.
Thibaut Le Masne : On ne va pas se quitter, je tiens à préciser qu’on a un Best Of pendant tout l’été, restez connectés, on vous concocte des petits épisodes extrêmement courts, ça nous change et ça va vous changer la vie aussi : 10/12 minutes maximum, on prend une verticale, un sujet et on vient télescoper, croiser, compléter, compiler les points de vue de nos invités sur toute une saison.
Mick Lévy : On part en vacances ensemble alors ! Bonnes vacances.
Thibaut Le Masne : C’est ça. Allez, c’est parti !
Cyrille Chaudoit : Salut !
Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.
Thibaut Le Masne : Et voilà ! Plus ou moins 60 minutes, peut-être même un peu plus, viennent de s’écouler ensemble et, normalement, les enjeux de l’exploitation de nos données personnelles au service de la société de consommation, ou plutôt de la démocratie, vous sont désormais un peu plus familiers.
Merci, merci vraiment d’être de plus en plus nombreuses et nombreux à prendre le temps d’exercer votre esprit critique, à nos côtés, sur les enjeux éthiques que soulève l’environnement technologique dans lequel nous baignons. Car oui, que nous soyons les concepteurs, les commanditaires ou les usagers du monde technologique dans lequel nous baignons, nous avons le droit et même la responsabilité de faire preuve de sens critique sur ces sujets. Alors soyons tous acteurs plutôt que spectateurs.
Trench Tech, c’est fini pour aujourd’hui, mais on se retrouve tout l’été pour notre Best Of et surtout, vous pouvez nous écouter ou réécouter sur votre plateforme de podcasts préférée, alors profitez-en pour nous laisser un commentaire et nous mettre des étoiles, ça fait plaisir et vous contribuerez, comme cela, à propager l’esprit critique pour une tech éthique. Car, comme l’a dit Thomas Hobbes, le célèbre auteur du Léviathan, puisque nous avons beaucoup parlé de politique dans cet épisode : « La valeur ou l’importance d’un homme, c’est, comme pour tout autre objet, son prix, c’est-à-dire ce qu’on donnerait pour disposer de son pouvoir. »
Voix off : Trench Tech. Esprits Critiques pour Tech Éthique.