Voix off : Next, Next, Next, Next.
Mathilde Saliou : Connaissez-vous la loi de Moore [1] ? Énoncée en 1965, cette loi empirique voulait que les puissances de calcul des ordinateurs augmentent chaque année grâce aux progrès des microprocesseurs. C’est ce qui a permis la miniaturisation de nos objets numériques et, jusqu’à la fin des années 2000, l’industrie de l’électronique a plutôt réussi à respecter cette théorie. Mais depuis, ça a plutôt ralenti. Surtout que pour communiquer avec ce matériel, ce hardware, il faut ajouter dessus des logiciels, software en anglais et, de ce côté-là, la tendance n’a pas du tout été à l’économie. Entre 2010 et 2020, selon Green IT [2], le poids des sites web, par exemple, a été multiplié par 10. En fait, quand on s’intéresse au monde du développement logiciel et web, on a vite fait de repérer ce qui ressemble à un effet rebond : à chaque gain de performance du matériel, c’est-à-dire à chaque fois que les ordinateurs devenaient plus efficaces en termes de calcul, le logiciel, lui, prenait largement ses aises. En gros, plus on a de capacités techniques, plus les pages de code s’allongent, plus le nombre de services et de fonctionnalités proposées se multiplient.
Je suis Mathilde Saliou, journaliste chez Next, et vous écoutez Écosystème,
Épisode 5. Des services numériques légers comme l’air
Chez les développeuses et les développeurs, il existe un courant qui vise à raisonner un peu cette tendance à la surabondance. Ce courant, c’est celui de l’écoconception numérique. Il vise à construire des logiciels et des pages web économes en fonctionnalités, donc en puissance de calcul, ce qui permet, derrière, à la fois de consommer moins d’énergie, mais aussi de fonctionner sur des objets connectés potentiellement assez anciens. Anaïs Sparesotto vous expliquera tout cela bien mieux que moi. Anaïs Sparesotto est développeuse web depuis sept ans. Elle travaille chez Toovalu [3] qui édite un logiciel pour accompagner les entreprises dans leur stratégie RSE et elle est formatrice à l’Ada Tech School [4]. Surtout, elle applique au quotidien des pratiques d’écoconception numérique. Donc, pour entamer notre discussion, je lui demande de nous expliquer ces termes : qu’est-ce que c’est que cette fameuse écoconception et comment cela s’applique-t-il dans son métier ?
Anaïs Sparesotto : J’aurais dit que l’écoconception c’est de réfléchir aux besoins et à l’essentiel, ne pas en faire trop, parce que, aujourd’hui, on a tendance à créer un besoin et je pense qu’il faut revenir réellement à là où est le besoin et ne pas le créer quand il n’existe pas. Je pense qu’on a habitué les utilisateurs et utilisatrices du numérique à avoir certaines fonctionnalités, donc, aujourd’hui, il paraît évident que, sur n’importe quelle plateforme, on renseigne une photo de profil. Peu importe le logiciel, le site web sur lequel vous allez vous inscrire, dans pratiquement tous les cas, va vous demander une photo de profil, alors que pour utiliser ce service, cette photo de profil ne sert à rien.
Je pense qu’on a habitué les utilisateurs et utilisatrices à avoir des dizaines, peut-être même des centaines de fonctionnalités complètement inutiles, dont personne n’a besoin, si ce n’est, peut-être, à des fins de statistiques, pour faire des profils, potentiellement pour du marketing, en tout cas pas pour utiliser la plupart des services du numérique.
Mathilde Saliou : Si on prend un exemple concret, par exemple, sur Vinted, j’ai mis une fausse image de moi. Donc, pour une plateforme d’achat et de vente de vêtements en seconde main, on n’était pas obligé de construire un logiciel qui demande la tête du vendeur. Je ne sais pas si mon exemple est bon parce que, dans le commerce, on voit les vendeurs et les acheteurs, on se voit, on échange.
Anaïs Sparesotto : J’utilise aussi Vinted et j’ai acheté à des personnes qui ont mis une photo d’un chien, une photo d’un arbre. Ce qui va m’intéresser sur Vinted, ça va être si la personne a plutôt des bons commentaires, si elle a une bonne note et si je vais recevoir le produit que j’ai commandé, finalement. Sa photo de profil ne m’intéresse pas. J’ai même envie de dire que ça peut être risqué parce qu’on vient jouer sur les biais. Si la photo de profil ne me plaît pas parce que la personne a mis un chien et que je déteste les chiens, je ne vais peut-être pas commander chez elle ! Je ne vois pas l’intérêt.
Mathilde Saliou : Là, je me rends compte qu’il faut peut-être expliquer, au moins grossièrement, en quoi consiste un logiciel pour mieux comprendre ensuite pourquoi ça pose des problèmes environnementaux ou, plus précisément, pourquoi ça pose des problèmes de conception qui, à terme, peuvent avoir un impact plus ou moins fort sur la planète.
Anaïs Sparesotto : L’exemple de Vinted. On peut dire que Vinted est un logiciel de vente entre particuliers, ça pourrait être Leboncoin qui reste un peu dans la même famille, mais on pourrait aussi avoir des applications mobiles, comme des jeux par exemple sur le téléphone. On reste sur un système de logiciels en soi.
Un logiciel, c’est un outil numérique où il y a du code et où on vient stocker des informations.
Plus on va avoir de code à stocker, plus on va venir alourdir nos serveurs et aujourd’hui, dans le numérique, on sait que ce sont notamment les serveurs qui sont le plus émissifs. On va donc essayer d’alléger ce stockage sur nos serveurs, on va donc diminuer le code que l’on va produire, première chose. Et également, à chaque fois qu’on va ouvrir une page web, une page de son logiciel, il va y avoir ce qu’on appelle des requêtes qui vont aller chercher les informations à afficher dans le serveur. Plus on a d’informations à vouloir afficher, plus la requête va être grosse et plus ça va coûter cher. Un petit peu comme faire un Paris-Marseille avec une Twingo et faire un Paris-Marseille avec une Tesla, ça n’a pas la même empreinte carbone ! Ça va être la même chose sur nos requêtes.
Mathilde Saliou : On peut peut-être dire deux mots sur l’évolution du poids des sites et des logiciels au fil des ans voire des décennies ?
Anaïs Sparesotto : Ça a énormément augmenté. Il y a encore quelques années un site web, un logiciel, on était sur des technologies assez légères qui étaient du HTML, CSS avec du JavaScript. Aujourd’hui, on a complexifié, on a alourdi nos sites web avec des technologies plus gourmandes et on a également alourdi nos pages web avec des photos, avec des vidéos, avec du son, on rajoute de plus en plus de contenus et on a un contenu qui évolue beaucoup plus rapidement qu’il y a 20 ans par exemple.
Mathilde Saliou : Anaïs Sparesotto vient de nous citer quelque chose d’intéressant. Elle a mentionné la rapidité de l’évolution du contenu auquel on accède en ligne. Cela me fait immédiatement penser aux logiques de flux, au fil des réseaux sociaux qu’on scrolle à longueur de journée et qui n’ont aucune fin apparente. Je lui demande si tout cela joue sur les coûts économiques, environnementaux, énergétiques de nos outils numériques.
Anaïs Sparesotto : Complètement. Déjà sur un smartphone, avec ce scroll infini où là, en fait, on utilise les ressources de son téléphone, donc on va, petit à petit, l’épuiser avec le fait de scroller indéfiniment. Mais également, à chaque fois qu’on va scroller, il y a une microseconde de chargement, c’est une nouvelle requête qui part vers le serveur pour aller chercher les informations. Le scroll est infini, mais il coûte cher.
Mathilde Saliou : Quelles seraient les autres modalités ? Effectivement, c’est devenu tellement permanent et partout qu’il est difficile d’imaginer une autre forme d’Internet. Est-ce que c’est si difficile ?
Anaïs Sparesotto : Je ne suis pas si sûre que ce soit si difficile que ça. Aujourd’hui, sur la plupart des smartphones, on peut limiter le temps d’écran, on peut aussi le faire sur certains ordinateurs, on a des outils qui peuvent nous aider à cela. Moi, je questionne vraiment le besoin de rester plusieurs minutes, plusieurs heures à scroller indéfiniment. Sûrement que pour certains métiers, sûrement que dans certaines situations, ça peut être justifié, je n’ai pas tous les cas d’usage, néanmoins je le questionne vraiment pour la plupart des utilisateurs et utilisatrices, notamment des réseaux sociaux.
Mathilde Saliou : C’est intéressant. Ça veut dire que la manière dont les réseaux sociaux sont construits et le fait qu’ils participent à nous garder connectés tout le temps, c’est aussi un problème, j’ai envie de dire, de leur architecture, je ne sais pas si c’est le bon terme.
Anaïs Sparesotto : C’est plutôt leur stratégie. Ils ont une stratégie de rétention et c’est également le même type de stratégie sur un e-commerce. Plus longtemps vous restez sur le e-commerce, plus il y a de chances que vous consommiez des produits. On va parler d’écoconception du numérique, mais la partie marketing rentre en ligne de compte, la stratégie commerciale, la stratégie de rétention, les UX [user eXperience] et UI [user interface] designers. En fait, c’est vraiment toute la chaîne qui est impliquée dans l’écoconception d’un produit, et les développeurs et développeuses, finalement, n’arrivent qu’en bout.
Mathilde Saliou : C’est marrant que vous ayez pris la question de l’image sur un profil au début. Il me semble que la question de la multiplication des images, mais aussi des vidéos, des sons, tout ce qui est multimédia, a participé à l’augmentation des données qu’il faut traiter. Est-ce que vous pouvez un peu expliquer pourquoi ?
Anaïs Sparesotto : Déjà, chaque image a un poids. Je pense que certains auditeurs et auditrices peuvent se souvenir : quand on envoyait des MMS, ça nous coûtait un peu cher, c’était un peu long à envoyer. Aujourd’hui, on a amélioré notre réseau, on a amélioré nos outils, que ce soit les smartphones ou les ordinateurs, mais la réalité, derrière, c’est qu’on envoie des choses toujours de plus en plus lourdes, nos images sont de meilleure qualité, elles ont un poids, on peut le voir. C’est beaucoup plus facile à voir sur un ordinateur : quand on est dans « Nos documents », on a le poids de l’image qui s’affiche. Si on le compare à un fichier texte c’est deux fois, trois fois, quatre fois plus gros. C’est donc extrêmement lourd et c’est devenu tellement facile, aujourd’hui, de faire des vidéos, c’est tellement facile de prendre des photos et de les envoyer à sa famille, à ses amis. Énormément de personnes, aujourd’hui, sont notamment dans des groupes WhatsApp, Telegram, avec leur famille, et envoient profusions de photos et de vidéos de vacances, du quotidien, d’une recette de cuisine au lieu de l’écrire ou de passer un coup de fil, par exemple.
Aujourd’hui on est dans l’instantané, on veut tout tout de suite. Les concepteurs et conceptrices de logiciels, d’outils, de produits, l’ont bien compris, toujours avec cet enjeu de rétention et d’avoir un maximum d’utilisateurs et d’utilisatrices. Les outils sont faciles et il y a également le coût. C’est relativement peu cher, finalement, d’utiliser certains outils du numérique, donc pourquoi s’en priver quand on peut faire les choses plus vite ? C’est cela qui est dur : c’est à portée de notre main, faire une visio avec les GAFAM, c’est à portée de notre main, tout le monde peut le faire.
Mathilde Saliou : Clairement, le coût des échanges a baissé pour les internautes. Le coût pour appeler quelqu’un, le faire par Internet, éventuellement avec une vidéo, on peut s’envoyer des images, du son, même des contenus générés par IA, pourquoi pas, c’est quasiment gratuit aujourd’hui pour les internautes. Mais si on regarde les mêmes mécaniques du point de vue de leur impact sur l’énergie, sur les ressources nécessaires pour produire ces échanges et sur leurs autres impacts environnementaux, je fais remarquer à Anaïs Sparesotto que cette facilité d’usage provoque aussi l’explosion du nombre de datacenters, par exemple.
Anaïs Sparesotto : Parce qu’on stocke toujours de plus en plus de données, on a donc besoin d’avoir toujours plus d’espaces de stockage. Récemment, j’ai moi-même augmenté mon espace de stockage sur le cloud, 1,99 euros par mois, c’est vraiment très peu cher ! 1,99 euros par mois pour stocker un térabyte d’informations, c’est génial ! Je n’ai même pas besoin d’aller dans mon téléphone pour trier les photos que j’ai enregistrées depuis plus de dix ans. Bien sûr que je vais payer, je vais gagner du temps, je ne vais pas trier dix ans de photos dans mon téléphone, sauf que je vais continuer à en stocker toujours plus jusqu’à ce que j’arrive à un térabyte et qu’on me demande de payer 4,99 euros pour avoir 5 térabytes.
Mathilde Saliou : Là, on retourne à la question de l’intérêt pour l’entreprise. Pourquoi des sociétés acceptent-elles que nous stockions toujours plus de données sur leurs serveurs ? Anaïs Sparesotto me répond d’abord par la question de la rétention des clients.
Anaïs Sparesotto : Si on prend les deux plus gros du secteur, je pense à Apple et à Google, avec leurs deux systèmes de cloud, à partir du moment où vous êtes avec un iPhone, que, ensuite, vous allez prendre un MacBook et que vous avez un iPad, vous n’allez pas prendre Google Drive comme système de cloud, vous allez prendre iCcloud et les 1,99 euros iront chez Apple et, si vous devez changer de téléphone, vous allez reprendre un iPhone. Alors que si vous êtes chez Android, vous aurez une adresse e-mail Gmail, un Google Agenda, un Google Drive et tout sera chez eux. Là ils ont gagné. La rétention est parfaite parce qu’on utilise tous leurs outils.
Mathilde Saliou : Ils ont gagné parce que, du coup, on est poussé à aller dépenser plus dès qu’on a dépassé la limite plutôt que se mettre à trier dans ses données.
Anaïs Sparesotto : Déjà, première chose, et parce que, à l’échelle d’un GAFAM, ce qui est intéressant c’est également la data, c’est ce qui vaut cher, c’est ce qui est extrêmement intéressant pour eux et plus ils en ont, plus ils sont puissants.
Mathilde Saliou : Et ces données, en tout cas du côté des plus gros acteurs du numérique, c’est ce qui va alimenter la plupart des grands modèles d’intelligence artificielle dont on a détaillé les enjeux dans notre précédente série audio Algorithmique. Quand on en est là dans notre entretien, j’avoue à Anaïs que je ne m’attendais pas à ce qu’on parte aussi loin, aussi vite. Quand j’évoque le rôle des données dans la construction de l’IA, il y a derrière toutes sortes de questions liées au capitalisme de surveillance, au respect ou non de la propriété intellectuelle comme de la vie privée d’ailleurs, etc. Or, nous sommes là pour parler d’une question plus directement technique qui est celle de l’écoconception de logiciels ou de pages web. Jusque-là, on a évoqué des sociétés et des projets pour lesquels il était intéressant de proposer des scrolls infinis ou le téléchargement illimité de données et, dans ce contexte, je me demande quel serait l’intérêt, pour elle, de proposer et de faire de l’écoconception de services numériques.
Anaïs Sparesotto : Très sincèrement, je pense que quand des entreprises, des agences, proposent à leurs clients de faire de l’écoconception logicielle, la première chose qu’elles feront sera de requestionner chaque fonctionnalité : est-ce qu’elle est vraiment essentielle pour votre métier ? Est-ce qu’elle est vraiment essentielle pour votre propre clientèle ? Très sincèrement, je pense que c’est la première question et que tout tourne autour de ça.
Une fois qu’on peut limiter les fonctionnalités, épurer les fonctionnalités, faire le tri entre celles qui étaient essentielles au bon fonctionnement du produit et celles pour lesquelles l’entreprise n’est pas prête à céder – certaines entreprises ne vont pas céder et vont vouloir garder les fonctionnalités dites inutiles mais qui peuvent servir le marketing –, on va pouvoir passer ensuite à des leviers techniques : comment va-t-on alléger une page web ? On va essayer de diminuer le nombre de requêtes ou, pas forcément diminuer leur nombre, on pourrait avoir des requêtes moins grosses, en avoir plus mais plus petites ; on pourrait aussi étudier, sur une page web, ce qui est le plus intéressant : plus de requêtes toutes petites ou moins de requêtes mais beaucoup plus grosses, ça se calcule ; ça pourrait être requestionner le format des images, retravailler les images qui sont sur le site web également pour essayer d’alléger au maximum un écran. Pareil s’il y a de la vidéo ou du son, requestionner comment c’est inséré dans le site web : est-ce que les vidéos sont stockées directement sur le serveur du client ou de la cliente ou est-ce que les vidéos font appel à un service tiers, par exemple YouTube qui est le plus connu aujourd’hui ? J’aurais tendance à dire, aujourd’hui, qu’il vaut mieux utiliser une vidéo stockée chez YouTube, plutôt que la stocker soi-même sur son serveur. Ce sera beaucoup plus léger si elle est gérée chez YouTube qui a une infrastructure beaucoup plus performante que son propre petit serveur à la maison.
Mathilde Saliou : Du coup, n’est-on pas en train aussi d’emprisonner l’entreprise dans la même dépendance que celle qu’on décrivait pour les utilisateurs particuliers ?
Anaïs Sparesotto : C’est vrai ! Aujourd’hui, c’est quand même moins coûteux, en tout cas pour de la vidéo, et on a quelque chose de bien meilleure qualité que ce qu’on peut retrouver quand on fait du stockage seul à la maison. Je fais de l’écoconception, mais je fais aussi de l’accessibilité du numérique et l’avantage de YouTube c’est qu’il va proposer notamment une partie de la transcription d’une vidéo. Le service est quand même gratuit, ça permet donc aussi d’avoir une transcription de sa vidéo par exemple.
Mathilde Saliou : S’il y a des développeuses et des développeurs qui m’écoutent, je vous prie de m’excuser, car je vais continuer dans mes questions de noob, c’est-à-dire d’inculte sur le fonctionnement de votre métier au quotidien. Du peu que j’en sais, j’avais l’impression qu’une bonne partie du travail consistait d’abord à livrer un produit – le logiciel, la page web – et ensuite à revenir dessus. En fait, je m’imagine le métier de développeur ou de développeuse comme assez proche de celui de journaliste écrit, au sens où on produirait son code comme on écrirait le premier jet d’un article et ensuite on reviendrait le déboguer ou l’affiner, un peu comme je reviens sur mes papiers pour corriger les affreuses fautes d’orthographe qui m’ont échappé, car oui, ça arrive toujours, et pour rajouter des éléments factuels que j’aurais oubliés dans tel ou tel paragraphe. Partant de ce raisonnement, je demande à Anaïs Sparesotto pourquoi tous les développeurs et développeuses, dans la deuxième partie de ce processus, ne s’attachent pas à réduire la taille de leur code ou des fonctionnalités qu’ils ont choisies. En fait, assez naïvement je pense, je lui demande pourquoi tout le monde ne fait pas de l’écoconception.
Anaïs Sparesotto : Je pense qu’une partie des développeurs et développeuses ne sont pas sensibilisés à l’écoconception, mais ça se répare, on peut arriver à sensibiliser nos collègues, nos amis, sur ce sujet-là. Je pense aussi qu’il y a besoin de temps. Finalement, dans une entreprise, quand on vous dit qu’une fonctionnalité doit être livrée en 24 heures, en 48 heures, parce qu’il y a un événement, parce que le marketing sort la newsletter, les publicités à la radio, etc., est-ce qu’on a le temps de faire de l’écoconception ? Pas si sûr ! On nous demande juste d’exécuter, donc de produire la fonctionnalité, peu importe ce que ça va coûter. Et c’est la même chose que ce soit pour de l’écoconception, pour de l’accessibilité, pour ajouter des tests automatisés, en fait pour plein de sujets. Généralement, dans le développement, on dit qu’il fallait livrer les fonctionnalités hier, il y a donc toujours une notion d’urgence sur les fonctionnalités, c’est toujours trop tard, de toute façon, quand on livre les fonctionnalités.
Je pense que dans certaines entreprises il n’y a même pas le temps de revenir dessus, parce qu’il y a toujours une nouvelle fonctionnalité qu’il fallait livrer hier. Il y a ça même si je pense que, petit à petit, à force que des devs soient sensibilisés, formés à l’écoconception, à force d’en parler autour de soi, finalement je me dis que c’est un peu un cercle vertueux : on commence petit à petit à en discuter, on sensibilise nos collègues à notre tour. On peut essayer d’avoir un peu plus de temps sur une première fonctionnalité, c’est peut-être facile la première fois, ça ne prendra que cinq/dix minutes et puis on ira de plus en plus loin.
Mathilde Saliou : C’est intéressant. Dans les propos d’ Anaïs Sparesotto, j’entends beaucoup certaines des préoccupations du moment, sur le fait que nous serions pris dans une civilisation de la vitesse, sur ses critiques aussi, sur les tentatives d’éloge de la lenteur et la tech a un vrai rôle à jouer dans ces débats. Comme elle fluidifie tous les échanges de données, d’informations, même commerciaux, elle participe directement à ce sentiment diffus d’accélération. Du coup, je demande à Anaïs si la pratique de l’écoconception du numérique n’est pas une manière comme une autre de dégager du temps, voire de respirer à nouveau.
Anaïs Sparesotto : Je pense et puis, en plus, il y a de sacrés défis techniques quand on veut aller sur de l’écoconception. On a cette notion qu’il va notamment falloir soit réduire le nombre de requêtes, soit les augmenter donc les grossir. Du coup, il faut réfléchir : OK, quelle est la meilleure stratégie pour cet écran, pour cette fonctionnalité, pour la faire la plus légère possible, je trouve ça hyper intéressant. L’autre partie que je trouve aussi assez intéressante, c’est quand les développeurs et développeuses ont la possibilité d’échanger avec l’équipe produit et/ou l’équipe design pour requestionner les fonctionnalités, pour éviter que les développeurs et développeuses arrivent en bout de chaîne et qu’ils soient simplement exécutants ou exécutantes.
Mathilde Saliou : Pour l’entreprise d’Anaïs Sparesotto, ça paraît relativement logique dans la mesure où son objet est centré sur des préoccupations environnementales. Mais, pour une entreprise dont ce ne serait pas le cœur d’activité, quelle serait, au juste, l’utilité de faire de l’écoconception dans ses projets numériques ?
Anaïs Sparesotto : Pour moi, il y en aurait deux.
Premier intérêt, on se retrouve avec un site qui est plus léger, qui, du coup, irait plus vite, dans la logique.
Si on a moins de choses à stocker, on n’a pas besoin d’avoir de très gros serveurs, on pourrait diminuer la taille du serveur, donc de l’abonnement à ses serveurs, ça coûterait donc un peu moins cher.
Et généralement, quand on fait réellement de l’écoconception, on en est au stade où on s’intéresse vraiment à ses utilisateurs et utilisatrices, je pense donc qu’on aurait une meilleure rétention parce qu’on irait droit au but, on répondrait directement à leurs besoins.
Mathilde Saliou : Du coup, si j’essaye de retourner le raisonnement : quand on ne fait pas d’écoconception, on met parfois des fonctionnalités inutiles et toutes ces choses que, à priori, vous essayez d’enlever. Mais pourquoi est-ce moins bien pour l’utilisateur ?
Anaïs Sparesotto : On lui fait perdre du temps en lui demandant d’ajouter sa photo de profil alors qu’elle ne sert à rien. Et c’est pour beaucoup de choses. Par exemple, quand j’achète un produit sur n’importe quel site d’e-commerce, suis-je obligée de créer un compte utilisateur sur cette plateforme ? Si je vais dans une grande surface, je ne suis pas obligée de prendre la carte de fidélité, je ne suis pas obligée de donner mes données pour acheter un produit dans cette grande surface. Aujourd’hui, dans le e-commerce, c’est devenu la norme : lorsqu’on souhaite acheter un produit, on crée un compte sur cette plateforme-là et cette fonctionnalité est inutile.
Mathilde Saliou : Pourquoi a-t-elle été créée ? Probablement pour l’intérêt d’autres personnes.
Anaïs Sparesotto : Oui, pour garder nos données parce que c’est intéressant. On va pouvoir avoir notamment des profils sur nos utilisateurs et utilisatrices. Si on sait que Anaïs vit en Loire-Atlantique, mère d’un enfant, a un chien et a tendance à acheter sur Vinted après 21 heures, on va peut-être faire en sorte de lui envoyer des notifications après 21 heures, au moment où elle est le plus disposée à acheter sur sa plateforme. Ils récoltent bien plus d’informations, à peu près toutes les informations vont être récoltées : ils vont savoir sur quel ordinateur je travaille, sur quel navigateur j’ai passé ma commande, etc., ils vont donc améliorer leur communication pour que je revienne.
Mathilde Saliou : Plus j’écoute Anaïs Sparesotto, plus je me dis que les sites web, les logiciels, bref, ces éléments qui font interface entre nous et les entreprises qui nous proposent des services ou des produits, c’est l’endroit où viennent se réunir beaucoup des grands enjeux que pose le numérique aujourd’hui : la vitesse, on l’a dit, mais aussi les questions de gestion de l’attention, les questions de rapport à la consommation dans la mesure où Anaïs et moi venons de prendre beaucoup d’exemples issus du monde marchand.
Cela dit, du strict point de vue des enjeux environnementaux du numérique, cela amène aussi le sujet de la compatibilité entre les logiciels les plus récents et l’équipement matériel des internautes. Après tout si vous avez écouté les précédents épisodes d’Écosystème, vous savez que l’un des grands défis consiste à réduire le gâchis de matériel.
Pour m’expliquer comment la partie logicielle joue là-dessus, Anaïs Sparesotto part d’un exemple de son quotidien.
Anaïs Sparesotto : J’ai une tablette qui est en parfait état, elle est comme neuve, je ne peux plus installer d’applications dessus depuis quatre ans, je ne peux plus rien faire si ce n’est aller sur Internet, du coup ce n’est pas très pratique. Il faut que je lui trouve un autre usage, parce que, vraiment, l’écran est parfait, elle tient très bien la charge, elle est plutôt fluide à l’utilisation. C’est une première version d’iPad mini, donc ça date, ça a quelques années, mais je ne peux plus installer d’applications, ça n’est pas mis à jour, je ne peux plus le faire. Apple fait ses mises à jour d’OS, petit à petit ces mises à jour s’arrêtent et, quand on va développer des applications, on choisit sur quelle version des OS on vient travailler.
Mathilde Saliou : Ici, il faut rappeler que notre monde numérique n’est qu’un vaste empilement d’outils. Si je résume, sur un ordinateur, un smartphone, une tablette, le système d’exploitation est l’ensemble des programmes qui permettent à la machine de réaliser ses fonctions de base – gérer la mémoire, communiquer avec d’autres ordinateurs via le réseau, etc. En anglais, on parle d’Operating System, d’où l’appellation OS. Les applications du quotidien, ensuite, vos différents services de messagerie, vos services de streaming, votre navigateur ou autres, constituent une deuxième couche logicielle. À chaque niveau, un logiciel peut être maintenu dans le temps ou bien rendu obsolète par différentes mécaniques, que celles-ci soient techniques ou commerciales.
Par exemple, ici, Anaïs Sparesotto explique que les fabricants d’applications réalisent un choix guidé par le marché pour choisir quelles machines ils vont viser.
Anaïs Sparesotto : Quand on développe des applications, on sait aujourd’hui quel est le pourcentage d’utilisation des versions de chaque appareil. C’est donc un choix délibéré, lorsque l’on crée des applications mobiles ou pour tablettes, d’exclure une partie des OS, une partie des iPad, une partie des tablettes Android, une partie des smartphones.
Mathilde Saliou : Comme moi aussi j’ai une tablette en parfait état, sur laquelle je ne peux plus rien installer, que j’ai du mal à l’admettre, je cherche des explications supplémentaires. Par exemple, je demande à Anaïs Sparesotto pourquoi les constructeurs, au bout d’un moment, décident de cesser de maintenir leurs appareils. Est-ce que ça répond à des enjeux de sécurité ?
Anaïs Sparesotto : Il y a des questions de sécurité et il y a aussi des questions de performance.
Les technologies qu’on utilise aujourd’hui pour construire ces systèmes d’exploitation sont de plus en plus performantes. Si on prend l’exemple de Windows 95, Windows 98, Windows Vista, on a eu plein de versions et, normalement, chaque version était plus performante que la précédente. Elle est plus performante parce que les technologies qui ont servi à la concevoir sont plus performantes, plus rapides, plus légères, pour certaines en tout cas, et, en effet il y a une notion de sécurité qui entre en ligne de compte.
Mathilde Saliou : Peut-on expliquer un peu cette notion de sécurité ?
Anaïs Sparesotto : Plus le temps passe, plus il est facile de hacker un système d’exploitation ou un logiciel. On est obligé de faire des mises à jour parce qu’il y a toujours une partie de la population qui travaille dans le numérique, ou pas, qui arrive à hacker ou qui arrive à s’introduire dans une faille de sécurité pour récupérer des informations.
Mathilde Saliou : Là, on a abordé la question de la sécurité logicielle par l’angle des systèmes d’exploitation, mais Anaïs développe pour le Web. Je lui demande comment, dans ce cadre-là, les enjeux de sécurité se mêlent à son travail de conception de services aussi respectueux de l’environnement que possible.
Anaïs Sparesotto : Aujourd’hui on a quand même pas mal d’outillages sur la sécurité avec lesquels on vient monitorer cette fameuse sécurité. Pour concevoir un logiciel, on va utiliser des langages de programmation, ces langages de programmation ont des versions, il y a des communautés qui travaillent derrière ces versions pour pouvoir les mettre à jour à des fins de performance, de sécurité et également pour améliorer la vie des développeurs et développeuses, pour que l’on aille toujours plus vite. Quand on va avoir ces outils de monitoring, déjà on va savoir quand une nouvelle version arrive. Si une faille de sécurité est détectée sur le langage que l’on utilise pour concevoir le service numérique, on est rapidement informé parce que, normalement, tout développeur et développeuse fait un peu de veille et également par ces services de monitoring. Du coup, on va pouvoir mettre à jour son langage de programmation.
Aujourd’hui, c’est un peu particulier de dire qu’un site web ou un logiciel va devenir obsolète. On n’est plus sur des cédéroms, on n’est plus sur des disquettes. On vient mettre à jour son langage de programmation, on vient mettre à jour les différentes librairies qu’on va utiliser pour concevoir ce service-là. De là à dire qu’un service web serait devenu obsolète, je ne sais pas.
Mathilde Saliou : Si vous êtes comme moi, vous vous demandez sûrement pourquoi on peut avoir des services numériques à la durée de vie à priori infini et des équipements – ordinateurs, tablettes, smartphones – qui deviennent obsolètes. Ce paradoxe se glisse dans la spécificité des systèmes d’exploitation. Leur but, c’est de faire le lien entre le matériel et le reste de l’environnement numérique. À ce titre, quand le matériel lui-même évolue, il devient plus complexe de faire évoluer les OS que lorsqu’on parle de logiciels ou d’applications qui ne font qu’interagir entre des services des couches supérieures d’Internet. En gros, votre tablette peut encore fonctionner parfaitement, mais son vendeur, lui, aura fini par mettre au point de nouvelles versions de tablettes dans lesquelles le matériel sera plus performant. Au bout d’un moment, à la fois pour des raisons de sécurité et par intérêt économique, il préférera vous pousser à acheter une nouvelle tablette plutôt que de continuer à allouer les équipes de développeurs et développeuses nécessaires au maintien des systèmes de celle que vous possédez déjà. Et c’est là que, comme Anaïs et moi, vous vous retrouvez avec un outil à priori en parfait état de marche, mais sur lequel vous ne pouvez plus rien installer.
J’en viens d’ailleurs à lui demander si, au final, les internautes ont les moyens de s’emparer des sujets d’écoconception, s’ils peuvent choisir leurs outils et services en fonction de leurs coûts environnementaux ou si cette question ne peut être abordée que depuis le prisme professionnel, économique.
Anaïs Sparesotto : En fonction du service numérique que vous utilisez, que ce soit un e-commerce, une application de rencontres ou un site de rencontres, un outil pour faire son bilan carbone ou pour faire ses courses, j’aurais tendance à dire que si votre photo de profil ne sert à rien, ne mettez pas votre photo de profil, tout simplement. Quand vous voulez acheter un produit sur le Web, si on vous oblige à vous inscrire, requestionnez ce site web et, peut-être, passez par un autre. Vous n’êtes pas obligé de vous inscrire pour acheter un produit, à part si vraiment vous en avez envie, que vous voulez bénéficier des fonctionnalités à partir du moment où vous êtes inscrit ou inscrite sur cette plateforme. Je pense que c’est vraiment à tous ceux qui éditent des services numériques de faire le travail et je pense qu’il faut qu’on arrête de poser la faute sur les utilisateurs et utilisatrices. En fait, ça ne changera pas grand-chose si les personnes, individuellement, coupent leur wifi quand elles n’en ont pas besoin.
Mathilde Saliou : Cela dit, je trouve votre réponse intéressante. Dedans, on entend que certains enjeux environnementaux recroisent des enjeux de vie privée. Essayer de limiter son impact en tant qu’internaute, ça peut être à la fois protéger sa vie privée et limiter l’impact de son utilisation numérique, même si on le redit encore une fois, ce ne sont pas les internautes qui auront le plus gros impact de ce côté-là, de toute manière.
Anaïs Sparesotto : Non. On n’aura pas le plus gros impact à l’échelle individuelle. C’est vraiment à toute entreprise qui conçoit un service numérique de requestionner le besoin et l’utilité de certaines fonctionnalités.
Mathilde Saliou : Pour aider les entreprises, il existe plusieurs outils dont le référentiel général de l’écoconception des services numériques [5], français, coconstruit par l’Arcep [Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse], qui régule les communications électroniques, l’Arcom [Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique] qui régule la communication audiovisuelle et numérique et l’ADEME, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie.
Anaïs Sparesotto : Il n’est pas obligatoire, je ne serais pas étonnée qu’un jour il le soit, je me dis pourquoi pas. Je pense qu’ils ont quand même encore du travail avant de le rendre réellement obligatoire. À titre personnel, je le trouve vraiment dirigé pour du site web, du site vitrine. J’entends, aujourd’hui, qu’on a des millions, des milliards de sites web sur Internet, mais moi qui développe du logiciel, du SaaS [Software as a Service], je ne le trouve pas hyper adapté. J’aurais préféré qu’il aille un peu plus loin dans ses critères. Je le trouve adapté pour du site web, pour du logiciel je n’arrive pas à m’en imprégner, pourtant j’ai essayé. Je lui reproche de ne pas être assez ferme en soi dans ses critères d’évaluation. J’aimerais qu’on me dise : une page web éco-conçue doit peser tant ; une requête doit mettre tant de temps maximum et doit peser tant. Là on nous dit « limitez vos requêtes ». Mais si j’en ai trois millions sur ma page, que je passe à deux millions, j’ai déjà limité mes requêtes, mais est-ce que le site est éco-conçu ? Pas si sûr !
Le collectif Green IT donne des critères que je trouve beaucoup plus quali. De mémoire, notamment pour les requêtes par page, il me semble que c’était de limiter à 40 requêtes au serveur par page.
Mathilde Saliou : Est-ce dur à faire de limiter à 40 requêtes par page ? Ça dépend du service ?
Anaïs Sparesotto : On a beaucoup parlé de Vinted, on peut garder cet exemple-là. Si on est sur la page d’accueil de Vinted, on va imaginer que chaque petit objet que l’on voit est potentiellement une requête. On va avoir une requête pour afficher sa photo de profil, on va avoir une requête pour afficher la liste des catégories, une autre pour afficher les tailles, les genres, les catégories par âge, en tout cas pour avoir sa taille – en plus il y a toutes sortes de tailles sur Vinted, on peut aller très loin ; ça pourrait être les catégories homme, femme, maison, jouets, etc., c’est donc une requête à chaque fois. Et puis, on a généralement des recommandations « Recommandé pour toi », là encore une requête sachant que sur chaque « Recommandé pour toi » on a une photo, on a un prix, on a, je crois, le vendeur/la vendeuse, peut-être la marque et tout ça ce sont encore des requêtes. Chaque petite chose est une requête. Il y a « Recommandé pour toi », mais après il y a « Les favoris » et puis les « Derniers articles vus », là on est encore sur de la requête. Je pense que pour la page d’accueil de Vinted on a plus de 40 requêtes.
Le RGESN [5] pourrait être adapté pour du site web. Par exemple le site web du café du coin qui aurait envie d’avoir sa page web avec ses horaires, là c’est indécent d’avoir au-dessus de 40 requêtes pour afficher uniquement des informations, juste afficher ces informations-là.
Quand on est sur un Vinted, je vais considérer qu’on est sur un logiciel SaaS, ça va être beaucoup plus complexe.
Je trouve hyper intéressant : comment fait-on pour rendre un Vinted éco-conçu. Je pense que la question n’est pas si simple !
Mathilde Saliou : Est-ce compliqué de concevoir après coup, de réparer un logiciel qui a été conçu sans y réfléchir pour le rendre moins consommateur ?
Anaïs Sparesotto : Je pense que c’est dur parce qu’il y a une notion de deuil. Il faut faire le deuil de certaines fonctionnalités et c’est hyper dur quand ça fait deux ans, cinq ans, dix ans qu’on est habitué à avoir une certaine interface web avec certaines fonctionnalités. C’est dur de se dire qu’on va s’en passer et je pense qu’il y a la crainte de se demander si on ne va pas perdre des utilisateurs et utilisatrices en retirant cette fonctionnalité. Je pense que d’un point de vue produit, marketing, stratégie, c’est compliqué. D’un point de vue technique, retirer des fonctionnalités, c’est très simple.
Mathilde Saliou : On supprime des cases.
Anaïs Sparesotto : Voilà, on vient retirer du code et quel bonheur !
Mathilde Saliou : Ici, je me demande ce que ces suppressions peuvent créer en termes d’accessibilité. Comme Anaïs Sparesotto travaille sur le sujet, je lui demande de me détailler un peu plus avant ce que ça implique.
Anaïs Sparesotto : L’accessibilité du numérique c’est faire en sorte que n’importe quelle personne, quel que soit son âge, sa couleur, puisse utiliser un service du numérique. Il faut imaginer que tout le monde a besoin d’utiliser un service numérique sur Internet, que ce soit pour réserver un billet de train, payer ses impôts vu qu’aujourd’hui on ne peut plus le faire au guichet, que ce soit réserver une place de cinéma, consulter les horaires de l’école, du centre aéré de ses enfants ; on a besoin d’accéder à un service numérique et peu importe, en fait, qui on est. Des personnes vont avoir un handicap permanent, d’autres vont avoir un handicap temporaire.
Admettons que vous n’ayez plus l’usage de votre main parce que vous vous êtes fait une entorse au poignet en vacances au ski, vous devez être en capacité d’utiliser n’importe quel service du numérique avec votre clavier et non avec votre souris.
Des personnes sont nées sans leurs mains et doivent également utiliser un service numérique.
Donc, en tant que développeur/développeuse, on se doit de concevoir un service accessible à n’importe qui, donc accessible au clavier, accessible à la voix.
Pour les personnes qui vont avoir une déficience visuelle, on va également devoir faire attention aux contrastes par exemple. Je dis déficience visuelle mais ça pourrait être aussi des personnes daltoniennes, du coup on va éviter de faire passer des informations par la couleur, pour que tout le monde puisse retrouver toutes les informations dont il aura besoin.
Mathilde Saliou : Du coup, qu’est-ce que les images ou les vidéos viennent compliquer dans ces questions-là ?
Anaïs Sparesotto : Par exemple, si, sur votre site web, vous avez du texte incrusté dans une image qui donne des horaires d’ouverture, par exemple les horaires d’ouverture d’un cinéma, une personne qui ne voit pas, qui va utiliser ce qu’on appelle un lecteur d’écran, si l’image n’a pas de description, la personne ne connaîtra jamais les horaires du cinéma, puisque c’est dans l’image. Si on retire l’image, qu’on met du texte et qu’on écrit les horaires du cinéma, tout le monde a accès aux horaires du cinéma.
En fait, en faisant de l’écoconception, on va réduire le nombre de fonctionnalités, donc on a moins de chance de rendre son produit inaccessible et déjà ce n’est pas mal. Vu qu’on va retirer des fonctionnalités, généralement on en retire, on va alléger certains écrans, du coup on va généralement retirer de l’inaccessibilité que l’on avait sur son produit.
Mathilde Saliou : Parce que, souvent, l’inaccessibilité est le produit de la complexité ?
Anaïs Sparesotto : Oui, et de méconnaissance des développeurs, développeuses et des équipes qui vont rajouter du contenu sur le Web. Donc, déjà, si on retire les images, si on retire les vidéos d’un service du numérique on va retirer beaucoup de critères d’accessibilité. L’accessibilité c’est le RGAA [6], c’est le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité, du coup on évite de passer sur ces critères-là, donc ce n’est pas mal. Quand on passe des audits d’accessibilité, si on n’a pas d’images et si on n’a pas de vidéos, grosso modo, on gagne des points, donc c’est parfait.
En termes de sécurité, je dirais que c’est un peu la même chose finalement. Vu qu’on vient réduire l’utilisation de certaines de nos fonctionnalités, on réduit les risques en matière de sécurité. Si, sur un service numérique, on a 50 formulaires et que finalement, après une étude on se rend compte qu’on n’en a besoin que de 26, on limite les intrusions via des formulaires vu qu’on en a beaucoup moins.
Généralement ça va bien ensemble, ces trois sujets font bon ménage.
Je rajouterais aussi, que ce soit sécurité ou écoconception, au niveau de la protection de nos données, c’est quand même bien mieux de faire attention à tout ça.
Mathilde Saliou : Évidemment l’écoconception ne suffira pas à réduire tous les impacts que le numérique a sur la planète, mais ce type de pratique de développement me paraît d’autant plus intéressant que, vous l’avez entendu, il joue sur plusieurs tableaux :
- l’écoconception permet d’améliorer l’inclusion numérique : moins il y a de fonctionnalités proposées dans un service plus celui-ci a de chances d’être simple à utiliser ;
- ça permet, et c’est le cœur du projet, d’alléger la somme de données échangées pour faire fonctionner les pages web et les logiciels concernés, donc ça réduit leur impact énergétique ;
- et puis, en minimisant la taille et la complexité des services ainsi fabriqués, ça permet aussi de minimiser les risques en termes de sécurité.
Ça produit un « trois moments » qui paraît bien utile pour construire des outils numériques un peu plus soutenables.
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Écosystème est un podcast écrit et tourné par moi, Mathilde Saliou. Il a été réalisé par Clarice Horn et produit par Next. Pour nous retrouver, direction Bluesky, Linkedin, Mastodon ou bien Next, évidemment.
À très vite.